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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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15 octobre 2022

Dieu au regard du mal

Devant le mal tout homme se pose des questions, et en particulier les chrétiens ont cherché des réponses. Au cours de l'histoire, des théories explicatives ont donc été proposées. Le cours de Jean-Marie Martin transcrit ici traite de cela : après avoir donné des précisions sur la notion de mal, il examine ces tentatives puis reprend à neuf la question en partant d'une lecture de saint Paul (Rm 8 et Rm 5) et saint Jean (Jn 12, 40).

Lorsqu'il était professeur de théologie à l'Institut Catholique de Paris, J-M Martin traitait tous les deux ans de "L'être chrétien", il consacrait très souvent alors un chapitre au problème du mal et de la liberté, il semble que ce chapitre sur mal et liberté ait été ajouté pour répondre à des questions des étudiants. A partir du cours de 1983-1984, il l'a pas mal modifié, et cette année-là ce chapitre a été fait en milieu d'année à la fin de la grande première partie intitulée "Traité de la grâce". La première partie de ce cours concerne le mal, c'est ce qui figure ici, avec quelques ajouts venant de 1989 ; quelques titres ainsi que toutes les notes ont été ajoutés.

 

Dieu au regard du mal

Cours de Jean-Marie Martin à l'ICP

 

Bon et mauvaisA.   La notion de mal, le sens du mot.

 

Dans notre langue, le terme de "mal" laisse des traces dans des mots tels que mal-heur, mal-aise, mal-adie, mé-fait, mal-faisance, méchanceté, mal-chance etc. donc arrose un champ très vaste.

Dans la philosophie classique, la question du mal :

 – touchait d'abord à l'ontologie car le mot "être" est convertible avec le mot "bien" c'est-à-dire qu'être et bien sont le même, ils valent l'un pour l'autre ;

– touchait à la théologie, la théologie étant ce qui s'occupe de Dieu cause ;

– touchait en outre à l'éthique ; c'est ici que s'introduisait la distinction entre mal physique et mal moral : physiologique et psychologique. C'est le mal moral qui touche, ici, à la question qui nous occupe. Et c'est ainsi que la culpa c'est-à-dire le mal moral pouvait se distinguer du mal physique qui pouvait, lui, être considéré par exemple comme la pœna la peine, la punition) de la coulpe. Je vous fais remarquer que ce serait une façon de répartir les mots de la langue cités plus haut : le malheur, malaise, la maladie d'un côté ; le méfait, la méchanceté de l'autre. C'est donc une répartition commandée par cette distinction éthique.

Il y a ensuite beaucoup de distinctions qui seraient à introduire dans l'instant où une société distingue éthique et juridique. Ainsi la notion d'infraction.

Dans la phase de la modernité, c'est-à-dire du point de vue de notre situation de sujet, le mal s'éprouve dans une dé-prise ou une dé-ception par rapport à ce qui devrait. "Ce qui devrait être" peut être pensé comme une norme, et ceci dans le double sens, c'est-à-dire dans le sens de ce qui dit d'une façon catégorique ce qui doit être, ou bien comme ce qui déroge à la normalité, à ce qui est spontanément attendu. Et d'une certaine manière le monstrueux (qui est une des variétés du mal) se définit et est ressenti en référence à une normalité, mais il pourrait se faire que la normalité soit l'avatar vulgaire de la notion philosophique de nature (qui dit ce que c'est, ce que ça a à être).

Il faudrait à ce sujet faire une mention spéciale du sentiment de culpabilité qui se reconnaît dans le champ de la psychologie, qui est expliqué par Freud comme issu de la résolution de l'Œdipe, et qu'il ne faut pas confondre avec tous les usages du mot culpabilité. Il y a de quoi penser différemment d'une part la culpabilité soit dans le champ éthique, soit peut-être dans le champ religieux (le mot n'est pas bon) en référence à l'Évangile, et d'autre part le sentiment de culpabilité. Ces deux choses ne sont pas totalement disjointes mais il est certain que l'une ne se mesure pas à l'autre, c'est-à-dire que quelqu'un peut éprouver un prodigieux sentiment de culpabilité pour quelque chose qui, dans l'ordre du droit et de l'éthique, est correct ; et vice versa.

Donc il faut bien distinguer la culpabilité et le sentiment de culpabilité, étant entendu que dans le discours ordinaire, c'est plutôt le concept de sentiment de culpabilité qui vient en avant. Ceci est d'ailleurs assez intéressant en ce sens que le surgissement du sentiment de culpabilité (comme cela s'avère à la fois dans l'analyse psychologique mais aussi bien dans l'inspection ethnologique) précède de beaucoup le religieux c'est-à-dire singulièrement le judéo-christianisme. Dans les vulgarisations on entend dire que le christianisme culpabilise. Ce qui est certain c'est que telle ou telle tradition s'empare ou assume, confirme d'une certaine manière ce sentiment de culpabilité, mais celui-ci n'a pas son essence dans cette tradition.

Il nous faudra distinguer les différents sens du péché tels que dans le Nouveau Testament. Le péché au sens du Nouveau Testament ne prend sens ni de l'éthique (c'est-à-dire en référence à la loi ou en tout cas à une certaine précompréhension abstraite de bien et de mal) – il y a l'éthique du bonheur, l'éthique du devoir, de multiples éthiques qui se sont formées dans le champ philosophique – ni de la psychologie. La notion de péché doit être restreinte à désigner une prise sur le mal du point de vue propre de la foi.

Or le dernier rapport du mal et de la foi n'est pas un rapport de contraires mais un rapport d'absolution, c'est-à-dire qu'il est essentiel à la foi de considérer le mal comme ce qui se dépasse par la réconciliation ; le considérer à partir d'ailleurs n'est pas le considérer du point de vue de la foi.

 Voici des repères :

  • Sentiment de culpabilité = mal-aise ou manque d'aise
  • Culpabilité juridico-éthique = manque par rapport à la loi, infraction, transgression
  • Péché = manque par rapport à la foi.

L'infraction est donc différente du péché, le péché étant un mot théologique qui doit être pensé à partir du mystère chrétien.

 

Je suis conscient du caractère très sommaire de ce que je viens de dire ici. J'ai voulu simplement substituer à un sentiment flou et vague qu'évoque le mot de "mal" une invitation à entendre l'apparente synonymie des termes qui s'entre-appartiennent, et d'une certaine manière entendre ces mots à chaque fois dans leur lieu propre, pour que vous ne vous contentiez pas par exemple du sentiment de malaise qui est partie prenante quand nous parlons du mal. Ceci est simple, élémentaire mais très fondamental, il faut dire les choses simples ici.

 

 

B. L'origine du mal : question posée en Occident.

 

La question qui s'ouvre généralement ici, c'est la question de l'origine ou de la possibilité du mal. Cette question a été traitée, gérée dans le champ des religions et des philosophies car elle touche à l'idée même de Dieu, et elle y touche de multiples manières. Je vais citer une attitude qui est triviale, élémentaire et qui résume un bon nombre d'attitudes à cet égard, c'est cette sorte de syllogisme : « Si Dieu "est", il est bon et tout puissant ».

Cela, c'est le concept même de Dieu tel que ce mot est employé dans notre Occident. Or ou bien Dieu peut éviter le mal et il ne le fait pas, donc il n'est pas bon ; ou Dieu ne peut pas éviter le mal alors il n'est pas tout puissant ! Il y a incompatibilité entre l'idée de Dieu bon et tout-puissant et l'expérience du mal. Et comme notre concept de Dieu est un concept de possible, donc Dieu n'est pas.

Bien sûr les choses ne sont pas dites de cette manière, cependant c'est ce qui est à l'arrière-plan d'un certain nombre de réactions lorsqu'un certain nombre d'expériences douloureuses sont amenées comme prétextes ou occasions de rejeter l'idée de Dieu : « S'il y avait un Dieu, il ne permettrait pas cela ».

J'insiste sur cela parce qu'il ne s'agit pas de théoriser dans les hauteurs, il s'agit précisément pour nous de voir de quelle manière, concrètement, ces idées et les réactions qu'elles impliquent, jouent au niveau de la vie quotidienne. Car c'est aussi le lieu de notre discours pastoral et puis, par ailleurs, ce n'est pas là que les questions les plus faciles se trouvent.

Nous avons examiné un aspect majeur, mais il faudrait noter aussi que, à rebours, tout à fait à l'envers, Dieu peut être le recours suspect, c'est-à-dire l'illusion consolante. Là le mal aurait partie liée d'une autre manière à l'idée de Dieu, dans ce que l'on peut suspecter comme la production désespérée de ce qui est susceptible de consoler devant l'impossible, l'insurmontable.

 

● Trois grandes théories explicatives du mal par rapport à Dieu.

Pour établir la possibilité du mal par rapport à Dieu, des systèmes explicatifs ce sont formés et on peut distinguer trois grandes théories explicatives.

 

1/ Le dualisme absolu pose deux principes éternellement opposés et conflictuels : le principe du bien et le principe du mal. Nous avons eu l'occasion de rencontrer cela sous la plume d'Hermogène au IIe siècle qui pose deux principes incréés donc éternels : Dieu et la matière éternelle. Il sera combattu par Justin, Tertullien, et c'est le prélude au manichéisme. Mani est d'origine perse et le manichéisme est d'une certaine importance en Occident aux IIIe et IVe siècles : saint Augustin a d'abord été manichéen avant de se convertir au néoplatonisme et puis à l'Évangile. Le manichéisme est assez réel en Occident : les Cathares, les Vaudois…. Ce dualisme radical n'a jamais été une réponse chrétienne à la question du mal.

Par ailleurs on attribue facilement cette position aux gnostiques des premiers siècles de l'ère chrétienne, mais ce n'est pas vrai de tous car nous parlons ici d'un dualisme radical. Et vous vous rappelez qu'une première lecture encore hâtive de la première lettre de Jean pouvait laisser soupçonner un certain dualisme dans l'opposition de la lumière et de la ténèbre. Mais la question chez Jean ne se pose pas à ce niveau car il n'est pas question de deux principes co-éternels. Il y a bien la race ou la descendance de Dieu et la descendance du diable, mais il n'est jamais dit dans Jean d'où provient le diabolos, et il est sûr qu'il n'est pas considéré comme un principe ontologiquement co-éternel à Dieu.

Il y a l'occasion peut-être pour nous ici de dire que nous avons trouvé dans le Prologue de Jean cette idée que la totalité implique le rien, ou le plein implique un vide, ou le dedans implique un dehors. Cependant cela est pensé à partir de notre concept de "plein", notre concept de "dedans", notre concept de "tout" qui implique un concept de "rien", et il ne s'agit donc pas ici de deux principes coéternels, mais de l'implication mutuelle à l'intérieur de la prise qui nous est possible sur ces choses. Nous avons mis cela en évidence et ce qui est assez important – du moins si nous suivons la lecture que nous avons tentée de « Tout fut (devint) devint par (dia) lui, et hors de lui fut rien » (Jn 1, 3) –, c'est que la totalité sans doute vient "par" le Verbe[1], et du même coup le rien n'est pas sur le même mode ; le "par" de saint Jean ne désigne pas l'auteur, la source, ce à partir de quoi la chose est.

Le diable et le bon DieuLe dualisme absolu proprement dit est une doctrine attestée en d'autres lieux, ce n'est pas le fait de nos Écritures. On pourrait se demander – mais c'est une tout autre question – dans quelle mesure à un niveau de religion populaire à certaines époques, le diable et le bon Dieu ne constituent pas précisément comme deux principes absolus ou en tout cas éternellement antagonistes tels que cela suffise à inviter à prendre son camp en faveur de l'un ou de l'autre. Mais ceci est une autre question, c'est la question des séquelles populaires à certaines époques. Cela n'a jamais été reconnu ni par la dogmatique ni par la théologie proprement dite.

Donc j'ai commémoré ici la première réponse qui est le dualisme absolu, ce qui a été occasion pour moi de la distinguer des antagonismes néotestamentaires.

 

2) La doctrine du péché originel est au contraire le discours le plus commun dans le monde chrétien. J'en parle ici, pour l'instant, non pas d'après ce que nous avons lu dans Paul, mais d'après une certaine théologisation de la pensée de Paul, et aussi à partir des séquelles populaires de cette théologisation.

Dans cette perspective, bien sûr, on ne pose qu'un seul Dieu et on tente d'absoudre Dieu de la responsabilité du mal en posant la racine du mal dans la liberté humaine : Dieu crée le monde bon, ceci non pas en vertu de ce qui est dit dans le premier chapitre de la Genèse mais en vertu surtout de la nécessité de ce qu'un bon principe ne produit que de bonnes choses – nous sommes là en plein dans l'ontothéologie – et parmi ces choses il y a la liberté qui en soi est une chose bonne, mais d'elle il peut sortir en droit (et il est sorti de fait) le mal. Entendons en premier le mal moral, la coulpe, la culpabilité qui à son tour donne à entendre le mal physique comme conséquence ou comme pœna de cette coulpe humaine, comme punition de ce mal moral.

Cette position ne répond pas beaucoup à la question du mal, nous verrons comment la préciser. Elle comporte en elle-même des difficultés, en outre elle n'est pas la lecture génuine de la Genèse. Son utilisation peut répondre à une question qui nous occupe ici, cependant et par ailleurs cette attitude suscite un très grand nombre de questions.

– Le mal qui survient n'est certes pas à mettre au compte de Dieu, et on introduit alors le concept de "permission" : Dieu permet le mal. Mais qu'est-ce que permettre pour Dieu ?

– Et puis il y a le scandale de la souffrance des innocents : il y a un subtil rapport entre culpa et pœna dans la question même qui est révélateur de ce que nous intégrons.

Et d'autre part, si on poursuit le raisonnement de la théologie classique, on peut toujours se demander, pourquoi Dieu, qui aurait pu choisir un monde dans lequel l'homme ne pécherait pas – ceci en raison de sa prescience –, pourquoi Dieu ne l'a pas choisi ?

Ici je marque quelques limites de ce recours au péché de la Genèse pour rendre compte des problèmes qui se lèvent contre Dieu à partir de l'expérience du mal.

 

3) Il y a une troisième réponse que je ne fais que commémorer d'un mot et qui est plutôt d'ordre ontologique, qui tend à priver le mal de sa réalité c'est de dire que le mal est essentiellement non-être (c'est une privation d'être, un manque d'être), et du même coup ontologiquement sa source ne saurait être Dieu, le manque ne peut lui être imputé. Dans la question du mal il ne peut s'agir d'un Dieu créateur puisque le Dieu créateur pose l'être.

C'est une réflexion qui se développe notamment dans un certain néoplatonisme, qui peut avoir son intérêt spéculatif en son lieu si elle est bien ressaisie, mais qui en tout cas n'assume pas le questionnement et la densité de ce que nous éprouvons devant le mal, pour y répondre, même si théoriquement et dans son lieu cela est pensable.

Une variante de cette attitude consisterait à considérer que le mal n'est que l'envers d'un endroit, et que le point de vue de Dieu est cet endroit, point de vue auquel nous serions invités à accéder.

 

Pour l'instant, après avoir questionné le concept de fond du mal, nous avons commémoré des questions et puis des tentatives de réponses. J'ai dit que les trois réponses que j'ai sommairement figurées, schématisées pour banaliser le champ de la question, étaient ressenties comme insatisfaisantes. Et lorsque des questions n'ont que des réponses insatisfaisantes ou impossibles, il est à présumer que ce sont de mauvaises questions.

Il nous faut maintenant reprendre la question pour notre compte. Jusqu'ici j'ai eu le souci d'indiquer des espaces de questions et de réponses. Il va falloir faire cela maintenant cette fois pour notre compte personnel, et ceci ne constitue pas une nouvelle théorie. Nous verrons d'ailleurs pour quelle raison le concept même de théorie est ici, inapte.

 

C. Reprendre la question.

Je vais reprendre la question assez longuement par rapport à l'idée de Dieu et puis dans un dernier temps par rapport au Péché Originel.

 

1°) Par rapport à l'idée de Dieu.

En premier, je prends appui sur cette proposition : « L'idée occidentale de Dieu, et l'idée de Dieu selon l'Évangile ne sont pas homogènes ». On a souvent essayé d'estomper cette différence et pour nous, nous choisissons ici de la radicaliser

 

● Références bibliques : Dieu serait-il la racine du mal (Jn 12, 40 ; Rm 9, 13-20) ?

Par exemple vous connaissez le mot d'Isaïe qui est repris en Jn 12, 40 : « Dieu a aveuglé leurs yeux et alourdi leurs cœurs afin qu'ils ne voient pas de leurs yeux et qu'ils n'intelligent pas de leurs cœurs, de peur qu'ils ne se convertissent et qu'il ne les guérisse ». Cette idée est tout à fait étrangère à ce que nous pensons de Dieu dans le tenant de notre pensée occidentale. Cependant elle se trouve là et pas une fois en passant. Nous retrouvons le même texte dans l'épître aux Romains (Rm 9, 13) : d'abord une citation qui est dans la bouche de Dieu : « J'ai aimé Jacob mais j'ai haï Ésaü. » et Paul ajoute : « 14Que dirons-nous, est-ce qu'il y a de l'injustice auprès de Dieu ? – est-ce qu'il serait la racine du mal ? – Pas du tout. » Et malheureusement ce qui suit aggrave plutôt le problème qu'il ne paraît être une réponse ou une explication. En effet saint Paul poursuit : « 15Car il dit à Moïse : "J'aurai pitié de qui j'ai pitié et je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde." 16Ainsi donc cela ne dépend pas de qui veut ou de qui court – c'est-à-dire qui peut toujours courir – mais de Dieu qui prend pitié. 17Car l'Écriture dit à Pharaon – et voici une autre citation sur l'endurcissement… puis : – 18Ainsi donc il prend pitié de qui il veut et il endurcit [qui il veut] – et Paul repose à nouveau la question – 19Tu me diras : mais de quoi se plaint-il ? Car qui peut résister à sa volonté ? 20Ô homme qui es-tu, toi qui te lèves pour juger Dieu ? » Et nous retrouverons des choses semblables en Rm 11,8-12 en particulier. Ici je retiens une citation de l'Ancien Testament : « Leurs yeux ont été enténébrés de peur qu'ils ne voient…» citation semblable à celle que nous trouvions chez Jean.

Sous la domination de notre idée de Dieu, on peut tenter d'adoucir, on peut édulcorer, on peut marginaliser ces textes, on peut même les oublier, mais notre propos ici n'est pas tel. Nous voulons soumettre notre idée occidentale de Dieu à l'intégralité et à l'exigence du texte, ce qui ne signifie pas nous soumettre hâtivement à ce qui nous paraît être l'impensable.

D'où provient cette différence, cette hétérogénéité que nous avons relevée ? C'est ce que je vais examiner maintenant.

 

● L'attitude questionnante de l'Occident

En réalité l'idée occidentale de Dieu (même théologique) et l'idée biblique de Dieu ne répondent pas à la même question, à la même quête, à la même attitude questionnante. Or nous savons que les mots répondent à des questions porteuses (il ne faut jamais oublier cela) : le même amour dans une autre question n'est pas le même amour.

Si on en reste à l'attitude questionnante de l'Occident, nous ne pouvons pas entendre ces textes ; d'où, chez nous, le soupçon que notre attitude questionnante est viciée de quelque manière et qu'elle manque à entendre ce qui est dit ici, qu'elle manque à Dieu. Une question viciée peut être une question vicieuse voilà le point où nous en sommes. Seulement il ne suffit pas de déclarer que la question est vicieuse, il faut tenter de voir en quoi, et nous allons essayer de le faire.

D'autre part quand j'emploie ici le mot de "vicieux" il ne faut pas l'entendre au sens éthique, il s'agit d'un présupposé questionnant qui est commun à nous tous d'une certaine manière, qui est congénital. Alors progressons dans cette recherche.

L'idée occidentale de Dieu, nous l'avons vu au premier semestre, est portée par la question fondamentale de la cause efficiente ; c'est-à-dire que j'appelle Dieu ce qui est au terme et aussi au diamètre de ma question : « Qui a fait tout cela ? ». Cette prééminence de la création sur les autres données constitutives du discours néotestamentaire, la façon dont elle s'est développée à l'intérieur de la théologie, la façon sur laquelle elle donne congé à la théologie elle-même pour s'instaurer en théodicée et en philosophie autosuffisante pour affirmer Dieu à partir de certains éléments de la création, qu'il s'agisse des éléments de la nature selon une tradition plus ancienne, qu'il s'agisse de la mens humana reprise dans les perspectives de Malebranche ou ensuite même éthisée de Kant (tout un donné dont j'aurai très sommairement indiqué les étapes), ce mouvement de la philosophie occidentale est tel qu'il aboutit au déisme des Lumières, ces Lumières se contentant de remettre à la mode l'idée selon laquelle Dieu est précisément « celui qui a fait tout cela ». Si je le dis de cette manière c'est que cette pensée ne reste pas une pensée confinée dans le cabinet de quelques philosophes, mais c'est très précisément la notion diffuse, ce à partir de quoi le mot Dieu de façon banale est commémoré.

 

● Réflexion : penser à partir de la Résurrection et non de la Création

Ici il faut bien restituer cette réflexion par rapport à l'ensemble des choses que nous avons évoquées au cours de l'année, elle est capitale pour ce qui va suivre ; c'est-à-dire qu'il y a un très subtil enchaînement entre la lecture de la théologie que nous avons faite au premier semestre et ce qui va se découvrir ici. Cependant comme tout ce qui est précieux, c'est aussi susceptible d'être mal entendu.

Il n'est nié en aucune façon que Dieu soit créateur, mais il est affirmé que le concept de Création prend sens à partir de la Résurrection, la distribue et la situe de façon tout autre que si je la pose au terme d'un raisonnement à partir des effets de la nature lus comme effets de force créatrice. Je veux dire par là que les mots restent imprégnés du mouvement qui les porte. Le même mot de "création" quand il est saisi dans le mouvement que je viens de dire et quand il est lu chez saint Paul ne dit pas du tout la même chose. C'est ce que j'appelais tout à l'heure la différente question porteuse et par suite l'ambiguïté, l'équivoque qui en résulte pour un même mot suivant le mouvement qui le porte. Il ne faut pas déprendre un mot du mouvement qui l'a porté.

La question de la cause efficiente prend tout naturellement ensuite la forme de la question de la responsabilité. C'est-à-dire, c'est la même question avec un autre ton, c'est : « Qui a fait cela ? » Réponse : « C'est Dieu ». Cette question se révèle comme ayant en elle des ressources de ressentiment sur le mode de notre culpabilité. C'est l'invitation à ce qu'il se dénonce, celui qui a fait cela, et cela indique que de quelque manière je le dénonce. Je ne dis pas qu'il ne faut pas poser cette question d'une certaine manière, elle s'impose. Cependant il faut questionner la question. Il faut essayer de détecter ce que l'on peut soupçonner a priori, mais il faut voir ensuite de plus près en quoi la question est vicieuse, c'est-à-dire en quoi elle est issue implicitement d'un cœur vindicatif, issue du ressentiment, issue du mauvais cœur c'est-à-dire du cœur qui cherche à imputer, du cœur qui cherche à juger, du cœur « catégorique », si l'on pense que catégoria chez les Anciens signifie chef d'inculpation.

Par exemple Pilate dit : « Quelle catégorie avez-vous contre lui ? », c'est-à-dire quel chef d'accusation ; c'est ce qui introduit l'idée de jugement et plus radicalement de jugement judiciaire. Je veux dire que nous sommes toujours déjà d'une certaine manière implicitement dans un processus d'accusation.

Donc ici, de même, à propos de Dieu, en fonction de ce soupçon, nous suggérons un passage par une critique anthropologique ; c'est-à-dire un soupçon porté sur la qualité du questionnement. Autrement dit, répondre à la question qui est posée sur Dieu demande, avant d'être dissertation sur Dieu, un examen de la question dans le questionnant.

Combien de fois d'entrée n'avons-nous pas dit : « il n'est Dieu que d'être à Dieu » ; le mot Dieu n'a pas lieu sans quelqu'un qui dit Dieu. Or savoir qui est Dieu c'est en premier savoir : « Qu'est-ce que dire Dieu ? »

Du reste, il est hautement étonnant qu'on ne s'en aperçoive pas davantage à l'intérieur de la pensée chrétienne puisque c'est elle qui d'entrée ne nomme Dieu qu'à partir d'être vers Dieu : « Dans l'arkhê était la parole, la parole était vers Dieu et la parole était Dieu ». Ici je garde évidemment une ambiguïté entre le "vers Dieu" qui désigne Jésus et les multiples tentatives d'être à Dieu qui sont les efforts de l'homme, de l'humanité. Ces choses-là ne se disjoignent pas.

Peut-être que ces multiples tentatives n'ont sens que pour autant qu'elles sont ressaisies dans celle qui est constitutive de notre pensée chrétienne d'être vers Dieu. Ce point qui nous paraît tout à fait majeur est précisément celui qui n'a jamais été abordé. On cause sur Dieu comme sur un objet, sans inspection de ce qu'il en est de la parole qui dit Dieu.

Nous rencontrons ici, une fois encore, quelque chose qui nous avait un peu alarmés, au début de l'année, car ceci a l'air de soumettre la vérité de ce qu'est Dieu à l'initiative humaine etc. mais ce n'est pas du tout en ce sens-là. Cette entre-appartenance-là, il faut que progressivement nous arrivions à la penser d'une façon qui soit totalement délivrée du soupçon que l'on pourrait porter sur elle, comme si cela portait ombrage à Dieu !

Il est remarquable que dans les essais de la théologie de parler de Dieu, se joue quelque chose comme la volonté de justifier Dieu. Ce n'est pas tellement que les arguments soient dérisoires – ils le sont, – mais c'est peut-être la question elle-même qui est absolument vicieuse, la volonté de justifier Dieu. En effet, la volonté de justifier Dieu c'est prendre en compte la question accusante, c'est-à-dire c'est du même coup la fortifier, et d'autre part c'est sournoisement une tentative d'autojustification de moi qui dis Dieu, c'est ce qui me permet d'avoir la réponse. La justification de Dieu c'est l'exact contraire du cœur même de l'Évangile qui est que seul Dieu justifie. L'homme ne se justifie pas et ne justifie pas Dieu.

Ce recours que j'introduis ici à la critique du questionnement et à l'examen critique du questionnant, c'est précisément ce que fait saint Paul en Rm 9, 19-20 : « Tu me disais donc, de quoi se plaint-il encore, qui donc peut résister à sa volonté ? Ô homme qui es-tu, toi qui te lèves pour juger Dieu ? » Seulement la façon dont nous lisons cela ne nous permet pas de l'entendre de la bonne manière, c'est-à-dire que spontanément nous lisons cela comme une espèce de rejet méprisant : « Qui es-tu pour… ? », or il fallait entendre : « Regarde qui tu es pour autant que tu te lèves pour juger Dieu : qui es-tu précisément en tant que jugeant, questionnant ? », c'est-à-dire examine ta question. Donc ce n'est pas du tout méprisant mais invitation à la recherche de qui je suis en tant que je questionne ainsi, c'est-à-dire en tant que je me lève pour inculper. Si notre question est ressentiment, c'est-à-dire si elle a partie liée avec le mal sur lequel elle interroge, elle n'est pas pour autant clairement dissoute à nos yeux ; cependant un soupçon sérieux est porté sur sa suffisance et sur sa validité de question.

 

Ce que j'ai développé selon son propre chemin est quelque chose qu'il importe de suivre bien avant de percevoir que c'est l'attitude fondamentale… du moins voir que cela ou quelque chose de semblable peut se lire dans le texte de Paul. Nous aurons à réfléchir sur le discours même qui est tenu en ce moment.

Nous avons marqué la différence radicale du discours depuis le début de l'année, et d'une certaine façon ce qui a déjà été dit se confirme par ce que nous avons à dire aujourd'hui, ça confirme la validité du chemin. Nous avons marqué notre parti pris de reconnaître l'hétérogénéité du discours occidental de la théologie même et du discours néotestamentaire. Nous avons tenté de rechercher pourquoi se posait cette différence ; celle-ci se pose en ce que les mots ne sont pas employés dans le portant de la même question. Et nous avons caractérisé ici la question en Occident en deux temps : 1° comme la question essentielle de la cause efficiente, et 2° les implications par rapport au bien et au mal de la même question de « Qui a fait cela ? » Et nous avons soupçonné qu'il y avait là à critiquer la valeur de ressentiment, c'est-à-dire de compte demandé (demander des comptes à Dieu).

La révélation de saint Paul consiste en ce que le rapport de Dieu à l'homme n'est pas un rapport dans lequel Dieu demande des comptes mais dans lequel il annule le compte. Mais sa parole est vaine si nous continuons à lui demander des comptes c'est-à-dire c'est : « Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux pour lesquels nous sentons qu'ils nous devraient, y compris Dieu ».

C'est l'essentiel de la remise de la dette – donc ce n'est pas de la théorie –, c'est l'examen du cœur questionnant qui est en question ici. Il y a l'espace de la donation gratuite et l'espace de l'insistance à réclamer son dû, c'est-à-dire l'espace de la sauvegarde ou l'espace de jugement (pour prendre le langage connu) : « Le Père n'a pas envoyé son Fils pour qu'il nous juge… Celui qui est ouvert à cet espace-là ne vient pas en jugement, celui qui n'entend pas est toujours déjà jugé c'est-à-dire qu'il reste dans l'espace même du jugement » (D'après Jn 12 et 3).

Donc cet examen critique de notre cœur est quelque chose qui est de l'essence même du discernement qui permet d'entendre l'Évangile. Cela ne donne pas lieu à un discours brillant et à une réponse polémique tonitruante à l'égard de qui s'attaque au scandale du mal et c'est pourtant le chemin.

Nous aurons à poursuivre encore en nous demandant quelle idée recevoir de l'Écriture, idée qui est autre que ce que nous rejetons de notre question d'Occident. Cette question va nous poursuivre, seulement l'essentiel ici n'est pas de lui substituer une autre question, mais de savoir que dans sa racine notre question est suspecte ; et de le savoir c'est énorme.

 

Il faudrait revoir les choses dites sur ce sujet à la fin du semestre dernier : faut-il attribuer à Dieu la colère, la haine dont parlent les textes, et l'injustice sur laquelle Paul est interrogé (Rm 9, 14) ? “Pas du tout”, comme répond Paul. Mais l'attitude juste est en cela tellement fragile qu'elle ne se répand pas dans une théorie ou un bavardage bien assuré, elle doit constamment se rattraper de sa conséquence et de sa suffisance, et c'est ce qui fait que la forme même du discours de Paul avec ses questions et ses réponses, ses “Pas du tout” n'est peut-être pas une forme hasardeuse qui passait par là, mais est peut-être la révélation de l'attitude même qu'il convient d'avoir dans la gestion de ces questions-là.

Disons un peu plus : il pourrait se faire qu'il y ait plus de rapport qu'il n'y paraît entre ce que nous sommes tentés nous autres de distinguer comme contenu et comme forme. Cette question se pose notamment à propos des passions et du corps de Dieu (de sa colère et de ses mains par exemple). Nous avons aseptisé Dieu par la distinction régnante du sens propre et du sens figuré : nous entendons au sens propre dans l'Écriture ce que nous jugeons être ses vertus, et les termes qui disent les passions ou le corps, nous les déclarons "métaphores", "images" ; c'est une distinction que la théologie classique fait constamment. Or le texte ne comporte pas cette différence, donc c'est une différence venue de l'extérieur. Dans le texte lui-même c'est du même jet qu'il est parlé et de la colère et de la grâce.

Ce qui est important c'est que par le tri ainsi opéré nous avons manqué sans doute d'une intelligence positive de ces termes difficiles pour nous, mais nous avons manqué même ses vertus, c'est-à-dire que nous avons réduit ses vertus au concept, à la prise de notre idéal. Et il y a en cela double méprise, car s'il est vrai sans doute que sa colère n'est pas notre colère, mais sa bonté n'est pas non plus notre bonté, c'est-à-dire qu'en faisant le tri, nous imposons la signification de ce que nous jugeons être positif et en cela nous réduisons.

Et si nous prenons un moment pour réassumer ce que nous avons aperçu à propos du mot "grâce", nous verrons que ce que ce terme implique de non-nécessité, de gratuité, ne désigne pas pour autant notre arbitraire. C'est ici, par exemple, que pourrait se méditer le processus paulinien impliqué par des expressions comme « la folie de Dieu est plus sage que notre sagesse » (d'après 1Cor 1, 25); il faudrait méditer ce qu'une telle expression implique comme procédure de pensée.

 

En particulier ce qu'il en est de Dieu ne se pense pas selon nos articulations syntaxiques, et c'est ici qu'il faut revenir sur cette question fondamentale des « afin que (hina) » qui sont généralement présents dans les questions qui nous occupent[2]. Les « afin que » ou « de peur que » étaient nombreux dans la première citation que j'ai faite. Je signale de nouveau ici des choses déjà dites. Je suis en train de rassembler des lieux de méditation importante. Là où culmine peut-être l'affaire c'est – et cela n'est pas propre à Paul puisque ça se trouve aussi chez Jean – dans le langage de Paul de « faire abonder le péché pour que la grâce surabonde », il ne faut pas oublier cela, c'est un lieu fondamental. Or cette pensée est à première vue scandaleuse et peut donner lieu à des prises, non seulement elle peut donner lieu à des prises, mais elle donne aussitôt lieu à la prise puisqu'au chapitre 3 des Romains on accuse Paul de prétendre qu'il faut faire le mal pour que le bien arrive ! C'est un texte qui est utilisé pour dire que « la fin ne justifie pas les moyens », mais ce n'est pas le sens. Seulement, si nous sommes dissuadés d'être un individu qui calcule des moyens pour des fins, si nous sommes dissuadés d'être cela, ne pensons pas Dieu sur ce chemin. Or saint Paul ne nous permet pas d'entendre cela, il faut donc que nous fassions porter la critique de notre idée de Dieu précisément sur cela, comme critique de l'idée de quelqu'un qui calcule des moyens pour des fins.

Qu'est-ce que fait Paul dans toute son épître ? Il dit que le manque est susceptible d'être réassumé dans une autre signification. Avec la question « d'où ça vient ? » il offre une ouverture « vers où ça va ? » au chapitre 8. Cette distinction du « d'où ça vient » et du « où ça va » s'est liguée à notre position, à notre attitude concrète qui est dans le temps, qui assume les choses non pas au début mais dans un décours, c'est-à-dire que c'est la réflexion d'un “après coup”. Si la parole ne me donne pas le programme de faire le mal pour que le bien arrive, mais me dit que le mal fait est susceptible d'être relu comme ayant sens et comme à l'envers autre chose, cela me situe d'une certaine manière dans une représentation de temporalité ; et alors, ça m'invite à me figurer Dieu autrement que dans le surplomb et l'antériorité imaginaire (ce que j'imagine spontanément par rapport au monde), cela m'invite à penser Dieu autrement et en jeu… C'est effrayant et c'est prodigieux ! Ça me met à la fois à l'espace et au temps d'une autre manière, et ça m'invite à ne pas m'en tenir à l'imaginaire d'un Dieu qui est à l'image de ma propre position imaginée. C'est accepter de se poser la seule question qui peut-être a validité par rapport à Dieu, c'est la question : « Mais où est Dieu ? » question johannique, question qui reste une question. C'est de poser cette question-là de la bonne manière qui est la seule réponse possible, c'est-à-dire c'est la dénonciation de tous les imaginaires par rapport au temps et par rapport au lieu dans ma façon de poser un Dieu. Et cela n'est pas un discours, c'est à vivre, c'est à prier.

Je ne fais ici que ré-insister sur un espace de méditation. J'ai aperçu quelques cristallisations, quelques lieux dont je suis sûr, qui peuvent être utiles à fréquenter pour ce que veut dire Dieu, pour qu'il prenne sens différemment en nous. Ici, dans ce chapitre je les ré-énumère, je les recueille, ils n'ont pas de sens sinon dans notre parcours, mais ils peuvent nous conduire beaucoup plus loin. L'intérêt ici n'est pas de tenir le discours meilleur sur la question, mais d'avoir indiqué ces lieux.

C'est la question essentielle dans Jean, et elle n'a pas de réponse en effet : « Tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va » (Jn 3) ; ça n'a pas de réponse parce que la question est encore trop petite ; c'est la plus grande mais elle est encore trop petite. L'intérêt c'est, à propos de Jésus, au lieu de dire « Tu ne sais » on peut dire : « Il vient des cieux, il vient du Père », mais "cieux" et "Père" signifient « tu ne sais », dénomination pour l'insu profond par rapport à quoi je me tiens.

C'est en ce sens-là que faire une étude sémantique sur la signification du ciel, de père, ça peut être très intéressant mais ce n'est pas suffisant. Il faut que ces mots-là soient entendus dans le mouvement, dans le tenant même… Et ce qui nous apparaît ici, c'est que dans ce tenant ils sont d'abord des dénominations de ce qui ne se saisit pas, de ce qui ne s'agrippe pas, mais dont il est dit néanmoins qu'avec cela il y a écoute, il y a dialogue, il y a prière. De « tu ne sais » il est dit « Tu entends sa voix » et la voix c'est Jésus, il est la voix de l'insu, la seule. Le voir dans sa dimension de résurrection : la foi, l'écoute…

C'est tout ce qu'il y a à voir car « je suis la totalité du visible du Père » (voir la réponse de Jésus à Philippe : « Qui me voit, voit le Père » ; et comme dit saint Paul : « Il est l'image du Dieu invisible » (Col 1).

 

● Lecture de Rm 11, 11 et 33

Je veux ajouter une réflexion issue de la lecture de Paul : Rm 11, 11. C'est après la citation : « que leurs yeux soient enténébrés de peur qu'ils ne voient » (v. 10), et Paul poursuit : « 11Je dis donc, est-ce qu'ils ont trébuché afin qu'ils tombent ? – Là il s'agit des Juifs qui n'ont pas reconnu le Christ. C'est la grande thématique du chapitre 11 : est-ce que la parole de Dieu n'est pas fidèle puisqu'elle a déclaré une descendance, et voilà qu'il y a apparemment une sorte de transfert ?

« Pas du tout mais par leur chute, le salut est venu aux nations pour qu'elles deviennent leur émulatrice. » Donc il y a un trébucher qui n'est pas pour la chute, mais qui est trébucher pour l'émulation. "Afin que" est ici à entendre comme "ça va vers". Les termes de condamnation ne sont jamais nécessairement la dernière lecture, il peut y avoir sens, c'est-à-dire un « vers où ça va », un sens qui ne se révèle pas immédiatement ; car ce qui est impliqué ici c'est que la chute des Juifs va vers le salut des Nations, mais il est entendu que le salut des Nations a une fonction émulatrice pour le salut d'Israël. Vous me direz : « Oui mais en attendant, les Juifs sont dans l'enténèbrement ! » Réponse : « C'est vous qui lisez ces pages comme des pages historiques, c'est-à-dire des pages qui concernent deux moments de collectivités au sens usuel du terme, or cela demande à être bien entendu : le Juif ici est sans doute un élément permanent de tout homme, et cela ne décide rien sur des ensembles historico-géographiques. »

Dans cette direction-là, on pourrait dire aussi : « Mais si le multiple mal est là pour avoir sens dans la révélation du bien, est-ce que ça valait vraiment la peine ? » À quoi il faut dire que nous ne saurons répondre à cette question que lorsque nous saurons ce qui attendait l'homme, ce qu'il en est de ce bien-là, ce dont quoi le multiple mal est l'ombre. Ce que je viens de dire ici, c'est un processus méditatif et non pas un discours théorique. C'est le point que je veux expliquer maintenant.

J'ai dit « comme processus méditatif » ; en effet, au terme de toute cette question, saint Paul arrive à dire au verset 33 : « Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la gnose de Dieu, comme ses décrets sont insondables (ne peuvent pas être suivi à la trace) et ses voies incompréhensibles (ne peuvent être parcourues) ! » Ce recours à la profondeur évoquée et invoquée, ce recours au mystère, n'intervient qu'au dernier verset du dernier chapitre qui traite de ces choses. Un processus de ce genre n'a probablement sens que s'il débouche dans l'invocation, et il ne débouche dans l'invocation que si, de façon consciente ou inconsciente, il était déjà dans l'invocation dès le départ. Cependant il ne faudrait pas prendre ce terme de "mystère" comme purement et simplement le commencement du discours en disant : « Mes petits amis, il s'agit d'un mystère ! » Le mot "mystère n'a pas le sens négatif de « ce qui à tous égards ne peut pas se comprendre etc. », le mot de mystère accomplit sa vocation précisément quand la démarche au terme se trouve comme n'ayant pas épuisé ce qui néanmoins est en chemin.

Ceci c'est pour dire la place que, par rapport aux questions les plus essentielles, la prière a dans la théologie. Et c'était un de nos premiers soins du début de l'année de nous demander quel était le rapport du discours "sur" Dieu et du discours "à" ou « vers" Dieu. Ce rapport est infiniment subtil. Nous savons que pour une attitude proprement théologique, tout se tient dans l'écoute, c'est-à-dire que le commencement de la théologie c'est la foi, c'est entendre ; tout le processus est dans la relation non rompue de l'écoute, c'est le sens ancien de la théologie. De nos jours on tend à appeler "théologie" la connaissance documentaire sur ce que nous dit l'Église etc. et à ce titre-là un non-croyant peut parfaitement faire de la théologie. Cependant le sens du mot "théologie" qui est "intelligence de la foi", est le sens ancien, c'est le plus originaire. Pour moi le mot théologie n'est pas un mot de l'Écriture, ce n'est pas un mot majeur, néanmoins c'est un mot qui peut avoir grand sens, et c'est ce sens-là que nous essayons de mettre en œuvre. C'est-à-dire qu'il y a bien une requête d'intelligence, mais une requête d'intelligence qui ne pense pas qu'on monte à la foi à partir d'ailleurs que par la porte : « Je suis la porte » (Jn 10).

D'autre part, devant l'épaisseur de la souffrance – il peut se faire qu'on soit amené à la rencontrer ou à la vivre – le discours théorique que je viens de tenir, si on le prenait comme théorique, aurait la légèreté de l'inconscience, et d'autre part, il pourrait être une invitation à l'indifférence. Là encore la réponse n'est pas dans le discours tenu, mais dans le mode d'habiter une réflexion.

Le discours que j'ai tenu jalonne des lieux de réflexion et de méditation, il n'est pas une réponse qu'il faudrait appliquer à la plaie, à la souffrance dans sa présence. Ce qui nous conduit un peu à autre chose, à savoir que Dieu lui-même ne disserte pas sur la souffrance, il la pâtit, et il pâtit victorieusement. C'est-à-dire que c'est le pâtir même du Christ qui devrait être ultimement au cœur de notre méditation sur ce qu'il en est du mal, à condition bien sûr que nous n'ayons pas hâtivement désamorcé l'intérêt de cette question en disant : « en tant que Dieu il ne pâtit pas, mais en tant qu'homme… », tout ce que nous avons évoqué comme les données de la théologie chalcédonienne ; elles sont justes dans leur lieu, mais démobilisent la vérité des textes de l'Écriture par rapport à cela.

J'ai dit ceci pour que nous ayons un chemin de pensée qui soit largement un chemin de pensée soupçonneux à l'égard, à chaque fois, de nos volontés de prise dans ce domaine ; mais ce chemin n'est pas une réponse par laquelle nous répéterions des formules hâtives afin de vaincre ou de convaincre autrui et peut-être aussi bien tout simplement de nous rassurer.

 

2°) Du point de vue du péché originel.

1/ Ce qu'on appelle le péché originel n'est pas pour répondre à la question du mal. La théologie a ressaisi la lecture de la Genèse ou de Paul dans une finalité (pour) qui n'est ni celle de la Genèse ni celle de Paul, c'est-à-dire a utilisé ce récit adamique pour répondre à la question : « Qui est responsable ? » Le récit n'est même pas pour la culpabilité d'Adam, il est ultimement pour le dévoilement de l'unité de l'humanité en Christ.

Ce qui est dit d'Adam n'est proposé qu'à partir du Christ, et ce qui est proposé d'Adam ce n'est pas précisément sa culpabilité, c'est ce qu'il a de semblable au Christ, c'est-à-dire qu'il dit quelque chose pour la dimension de l'humanité tout entière. Ce qui est manifesté en premier, c'est l'unité, la réconciliation de l'humanité en Christ. Adam (cf. Rm 5) est l'ombre portée de cela. Et en outre le point selon lequel il y a possibilité de relation entre Christ et Adam, ce qui fait qu'Adam est typos (marque en creux) du Christ, c'est le rapport un / tous.

Il ne s'agit pas d'importuner le texte de la question qui nous paraît à nous urgente, il s'agit en premier de détecter la question porteuse du texte, car le texte ne dit rien en dehors de la question porteuse du texte. On peut utiliser un texte en fonction d'une question qui peut légitimement nous préoccuper, mais lire ce n'est pas cela, mais c'est en premier détecter la question porteuse du texte, car c'est de là que le texte prend son sens.

Il faut retenir de là une formule générale et valable dans tous les lieux : le péché n'a sens qu'à partir du don ou du pardon. C'est une petite formule qui concentre en elle beaucoup de choses que l'on ne peut pas déployer ou redéployer à chaque fois, mais qu'il faut savoir reconnaître comme repère, comme lieu de méditation fondamentale

Par ailleurs j'aime bien rappeler tout ce qui se passe au début du chapitre 9 de l'évangile de Jean[3], lorsque la question est posée : « Qui a péché pour qu'il naquît aveugle ? », sous-entendu : est-ce lui ou ses parents ? Jésus répond : « Ni lui ni ses parents » et même pas son arrière-grand-père ni son arrière-arrière-grand-père. Dans cette perspective, le péché originel comme expliquant le péché et la cécité n'est pas retenu, le texte ne fonctionne pas pour expliquer cela dans la perspective de Jean.

 

2/ Le texte de la Genèse n'est même pas « pour » expliquer la mort ! Ici, ce que nous voulons mettre en question, c'est une des structures qui est fondamentale dans la théologie classique (nous l'avons déjà rencontrée chez saint Thomas d'Aquin) mais qui ne structure pas le texte de Paul, c'est la structure : culpa /pœna (péché / peine). C'est-à-dire que le péché n'est pas la cause morale méritant la mort physique interprétée comme punition.

Il faut nous rappeler que le péché, la coulpe, ne se réduit pas à l'acte de transgression d'Adam, et la mort ne se dit pas de ce que nous appelons aujourd'hui couramment la mort dans un sens physique, tel qu'il faudrait mettre un rapport de faute et de punition entre les deux etc. Autre chose est la lecture génuine de ce texte qui a en effet un sens très profond, et puis l'utilisation qui peut en être faite et que nous dénonçons ici.

Alors, si nous voulons ne pas indûment introduire de subtiles articulations de notre syntaxe et de nos répartitions, essayons de relire ce texte sur le schéma que j'indiquais d'entrée, c'est-à-dire comme une lecture de modalités de la condition humaine, comme une invitation à entendre ce que d'être mortel a de meurtrier, et ce que d'être meurtrier a d'être mortel.

 

3. Qu'est-ce que l'homme d'après Rm 5 ?

Tout ce texte de Rm 5 serait, plutôt qu'une réponse à la question du mal, matière à questionner sur notre sens forcené de l'individu clos[4]. Le Christ et Adam sont la mise en question de notre conception close de l'individu et par suite de notre conception de la collectivité comme collection d'individus. C'est remettre en question dans un autre langage les notions structurelles de la pensée occidentale de nature et de personne. Quel est le référent de ce discours ? Ce n'est pas non plus notre conception de la collectivité, de la totalité. Donc question fondamentale.

Au fond c'est aussi ce que nous avons appelé une fois l'homme rompu, l'homme émietté, c'est-à-dire que nous sommes du point de vue de la rupture et de l'exclusion quand nous questionnons sur l'unité et la grâce. Nous sommes toujours déjà dans l'émiettement. C'est le grand thème johannique des dispersés et du Monogenês (Fils un et unifiant), et chez saint Paul c'est le grand thème de la Tête et du corps, un thème ecclésiologique. Nous ne faisons pas de l'ecclésiologie, mais nous en avons ici l'amorce.

C'est l'indication de quelque chose qui est à poursuivre, et nous avons une vie pour cela ; parce que ce n'est jamais acquis que nous puissions substituer ce qui est porteur ici à nos conceptions natives de je, d'individu… jamais… et pourtant ces textes portent le soupçon sur la suffisance de notre question, le référent de notre question : de qui est-ce que ça parle quand ça parle de l'homme, parce que l'homme nous ne savons pas ce que c'est ! En tout cas, singulièrement, notre répartition entre un individu singulier et une collectivité ne nous permet pas d'entrer dans ce qui est visé ici, qui est impliqué dans le rapport unique, singulier, Christ / tous. C'est surtout cela qu'il ne faudrait pas prétendre avoir assimilé ; il faut que cela reste toujours perçu comme au-delà de ce que nous en pensons. Donc c'est une fonction infiniment déstabilisante de nos prises de fond ; la suffisance de la pensée et de la parole n'est pas en nous, c'est-à-dire dans ce que je sais et prends de moi ; ce qui est au fond lire autrement le discours de Paul.

Ces choses-là étant dites, elles peuvent être entendues aussi de façon perverse, elles peuvent être questionnées par une thématique psychologique, et il faut se laisser questionner… mais pas se rendre nécessairement ! La réception de ces questions qui peuvent survenir et agresser ce que nous croyons avoir perçu sont hautement profitables si elles sont occasion d'indéfiniment affiner ce qui est en question ici.

 



[1] Lors d'une session, J-M Martin a précisé : « “Tout fut par lui (panta di autou égénéto) ”, ceci répond à arkhê le mot du début : le Verbe est le principe et aussi le prince de la totalité de l'humanité. Dans le mot panta, en effet, il ne faut pas lire ici la création et il ne faut surtout pas traduire "Tout fut par lui" par "tout fut fait par lui". Je ne dis pas qu'il n'y a pas de création, je dis qu'il n'en est pas question ici. Ce qui est désigné ici, c'est l'advenance de la totalité séminale, ou la totalité de christité qu'il y a dans l'humanité, ça peut même être le nom de l'Esprit Saint lui-même qui est l'aspect répandu en chrismata, en chrismation dans la totalité de l'humanité. Je fais allusion à la fin du chapitre 2 de la première lettre de Jean. »

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