Le symbolisme cosmique de la croix, à partir d'un extrait de la Théologie du judéo-christianisme de J. Daniélou
Pour les premiers chrétiens, la croix n'est pas instrument de supplice mais croix de gloire. En s'appuyant sur certains textes du Nouveau Testament et sur des Testimonia sur le bois, des Pères de l'Église et des gnostiques parlent entre autres de deux fonctions de la croix : consolider et séparer.
Jean-Marie Martin à qui est dédié ce blog a beaucoup travaillé sur l'interprétation que les premiers Pères de l'Église faisaient du début de la Genèse, et cela l'a amené entre particulier au symbolisme de la croix. Par ailleurs, lorsqu'il était étudiant en théologie à l'Université Grégorienne de Rome, il a eu comme professeur Antonio Orbe qui l'a initié à la lecture des gnostiques valentiniens qui parlent de la Croix comme Limite. Dans ses cours à l'Institut catholique de Paris, il s'est plusieurs fois référé à des textes de J. Daniélou pour les références que celui-ci donnait, en précisant que le Père Daniélou étudiait cela comme un historien étudie des curiosités, mais n'exploitait pas théologiquement les données recueilllies, mais que cela fournissait une documentation utile. C'est donc tout naturellement que figure cet extrait de J. Daniélou sur le blog.
En complément on pourra lire d'autres messages du présent blog (tag croix et gnose valentinienne) dont ceux-ci :
- Symboliques et fonctions de la croix. Le signe de croix. Iconographie (Orants, croix glorieuses…);
- Mise en rapport des récits de création de Gn 1-3 avec la croix en saint Jean et dans les premiers textes chrétiens ;
- Titres du Christ au IIe s. à partir de : La croix de lumière (Actes de Jean) ; un passage du Dialogue avec Tryphon de st Justin :
- Les malheurs de Sophie la Sagesse. Extraits de la Grande Notice d'Irénée ;
Textes de référence :
- Jean Daniélou, Théologie du judéo-christianisme, Desclée/Cerf, 1958, (épuisé) pp. 303-315
- Jean-Marc Prieur, La croix chez les Pères, Cahiers de Biblia Patristica 8, Univesité Marc Bloch, Strasbourg, 2006.
- Jean-Marc Prieur, "La dimension cosmique de la crucifixion du Christ et de la croix dans la littérature chrétienne ancienne", Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses Année 1998 78-2 pp. 39-56
- Daniel Vigne, Le signe de la croix dans l’Église primitive, in La Maison-Dieu, n° 262, juin 2010, pp. 57-84.
Remarque préalable: xulon (le bois), sêmeion (le signe), stauros (la croix comme pieu)
Les Testimonia sont des recueils de textes de l'Ancien Testament touchant à un thème donné. Les textes relatifs à la croix se trouvent dans les testimonia sur le bois. J-M Martin en parlait à propos d'un texte qui n'est pas cité ici :
- « La croix n'a jamais été représentée dans les tous premiers siècles comme instrument de supplice. Elle est toujours prise comme instrument de gloire : « Il règne à partir de la croix », cette expression étant référée à la mention « il régna à partir du bois » lue par les premiers chrétiens dans le verset 10 du psaume 95, car xylon (le bois), sêméion (le signe), stauros (la croix comme pieu) ce sont des termes qui sont considérés comme testimonia de l'Ancien Testament. »
Pour le "bois" il y a une référence à Dt 21, 23 (Septante) : « 22Si un homme coupable d'un crime capital est mis à mort, et que vous l'ayez pendu au bois (xulon) 23que son corps n'y passe point la nuit… car tout homme pendu au bois est maudit de Dieu. »
Pour le signe, il y a référence à Nb 21, 8 (Septante) : « Et le Seigneur dit à Moïse : Fais-toi un serpent, et mets-le sur un signe (sêméion) ; quand un serpent mordra un homme, quiconque sera mordu et regardera ce signe, vivra. »
Le bois pour désigner la croix se trouve déjà dans le Nouveau Testament : Actes 5, 30 (Le Dieu de nos pères a ressuscité Jésus que vous aviez exécuté en le pendant au bois) ; 10, 39 (lui qu'ils ont supprimé en le pendant au bois) ; 13, 29 (L'ayant descendu du bois, ils le mirent au tombeau). Galates 3, 13 (Maudit quiconque est pendu au bois). 1 Pierre 2, 24 (lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois).
Au texte de J. Daniélou ont été ajoutées deux annexes : 1/ des extraits des Odes de Salomon sur la symbolique de la croix ; 2/ liste des principaux passages bibliques de référence avec des liens vers la lecture faite par J-M Martin.
Jean Daniélou
La croix cosmique
2e partie du chapitre "Mysterium crucis" (1958)
NB : Les citations faites par J. Daniélou ont parfois été modifiées et/ou allongées ou ajoutées
Des titres et des notes ont été ajoutés
Deux passages, en police différente ont été ajoutés
Les textes que nous avons vu jusqu'à présent nous ont montré dans la croix, à la fois par sa forme et sa matière, un signe de la vertu divinisante du Christ ressuscité opérant dans l'Église avec l'Esprit. Vers le milieu du second siècle, nous voyons ce symbolisme se développer dans une spéculation sur la croix, qui apparaît aussi bien chez les orthodoxes que chez les gnostiques et où les dimensions de la croix deviennent l'expression de l'universalité de l'action du Christ ressuscité, considérée dans son caractère cosmique. Ce sont ici les dimensions de la croix qui sont considérées. Celles-ci toutefois peuvent être considérées sous des formes différentes qui susciteront divers symbolismes.
● Première série de textes (Irénée et autres)
Nous pouvons partir d'Irénée. Celui-ci, dans un passage sur le symbolisme de la croix amorce notre thème[1] (…) :
- « En effet, comme nous l'avions perdu par le bois, c'est par le bois qu'à nouveau il a été manifesté à tous, montrant en lui la hauteur, la longueur et la largeur et, comme l'a dit un de nos prédécesseurs, réunissant les deux peuples en un seul Dieu par l'extension de ses mains : il y a deux mains en effet parce que les deux peuples étaient disséminés jusqu'aux extrémités de la terre ; et il y a une seule tête, parce qu'il y a « un seul Dieu qui est au-dessus de toutes choses, à travers toutes choses et en nous tous» [Ep 4, 6]. » (Adv. Haer., V, 17, 4).
Ce texte est de grand intérêt pour nous montrer l'origine des spéculations sur la croix comme signe de la vertu vivifiante du Christ. D'une part il rattache ce thème au Nouveau Testament. Nous avons ici deux allusions.
- La première allusion se rapporte à Ep 3, 18, qui parle de « la longueur et la largeur, la hauteur et la profondeur… » [Irénée ne cite que trois des dimensions]. Quoi qu'il en soit du sens littéral du texte d'Ep 3, 18, il est sûr qu'il sera interprété par la tradition comme un symbole de la croix.
- La seconde se rattache à Ep 2, 14-16 : « Il a brisé le mur de séparation, l'inimitié…, afin de créer en lui-même les deux en un seul homme nouveau… et de les réconcilier, l'un et l'autre unis en un seul corps, avec Dieu par la croix, en détruisant par elle l'inimitié. » Ce second texte est d'une grande importance, car il comporte déjà une spéculation sur la croix, que ne feront que développer les auteurs ultérieurs.
En effet, comme l'a remarqué H. Schlier, ce texte suppose une conception du mur de séparation qui appelle en contrepartie l'image de la croix. En effet le texte de Paul suppose un double mur de séparation :
- il y a celui qui sépare les deux peuples, et en ce sens l'expression paraît bien paulinienne, comme idée ;
- mais il y a aussi le mur de séparation qui sépare le monde d'en bas du monde d'en haut.
Or Schlier montre que nous sommes là en présence d'une conception commune qui apparaît dans la lettre d'Ignace où il est dit, dans la recension longue, que le Christ « a fait une brèche dans le mur de séparation » (Trall., IX, 4). Elle est commune chez les Mandéens, pour qui elle désigne le mur céleste qui sépare le monde d'en bas du Plérôme céleste. Les Actes apocryphes la présente aussi comme mur de feu.
Le Christ restitue l'unité dès lors dans un double sens. Il détruit à la fois le mur vertical qui sépare les deux peuples et le mur horizontal qui sépare l'homme de Dieu. Et ceci il le fait par la croix. Celle-ci paraît bien dès lors désigner ici la double opération du Christ, qui s'étend à la fois verticalement et horizontalement et dessine en effet une croix. Il y a ainsi comme une double croix : la croix de séparation qui existait avant la venue du Christ – et la croix d'unification qui est la venue du Christ. Cette distinction nous sera utile pour les transpositions du thème que nous rencontrerons chez les gnostiques.
Par ailleurs le texte d'Irénée nous met en présence d'un premier développement du thème, qui vient de « l'un de ses prédécesseurs » et nous ramène donc assez haut dans l'histoire de la théologie. Cet auteur, précisant l'image paulinienne, rattache explicitement à l'extension des mains du Christ sur la croix le rapprochement des deux peuples et à la tête leur union[2]. L'image est celle de la tête et des bras étendus. Mais nous avons vu que ceci était l'équivalent de la croix. Irénée a donc reçu de la tradition judéo-chrétienne le symbolisme de la croix comme désignant le rassemblement des deux peuples en un[3]. D'autre part il a rapproché ce symbolisme du passage d'Éphésiens sur les dimensions de l'amour du Christ[4]. Nous avons donc ici tous les éléments pour un symbolisme de la croix marquant explicitement le rassemblement de toutes choses entre elles et avec Dieu.
Ce développement, qu'il l'ait reçu de la tradition, comme c'est le cas généralement chez lui, ou qu'il l'ait constitué, se trouve dans la Démonstration de la prédication apostolique :
- « Or, par l'obéissance qu'il a pratiquée jusqu'à la mort en étant attaché sur le bois, il a expié l'antique désobéissance provoquée par le bois [l'arbre de Gn 3].
Verbe Tout-puissant de Dieu, sa présence invisible s'étend à la création entière et en soutient la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur : tout est gouverné par le Verbe de Dieu. Il a été crucifié, lui le Fils de Dieu, en ces quatre dimensions, lui dont l'univers portait déjà l'empreinte cruciforme. S'étant rendu visible, il devait nécessairement manifester de manière sensible, sur la croix, son action invisible. Car c'est lui qui illumine les hauteurs, c'est-à-dire les cieux, qui scrute les profondeurs de la terre ; il parcourt l'étendue de l'Orient à l'Occident, il atteint l'immense espace du Nord au Midi, et appelle à la connaissance de son Père les hommes partout dispersés. » (Dém. 34)[5]
Ce texte se réfère à Ep 3, 18 (la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur). On y trouve aussi une allusion à Ep 2, 15-16. Par contre l'influence d'un autre texte paulinien apparaît, qui est Col 1, 15-20. Cette influence se montre d'abord au parallélisme avec l'action universelle du Christ rédempteur. Par ailleurs la hauteur ne désigne pas ici Dieu, mais les anges, comme dans Col 1, 20 : « Il a voulu par lui réconcilier toutes choses avec lui-même, celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans le ciel, en faisant la paix par le sang de sa croix ». Nous avons donc ici le rapprochement de Ep 2, 15 et de Col 1, 20 : le Christ rassemble à la fois ceux qui sont séparés par le mur vertical, les peuples du monde ; et ceux qui sont séparés par le mur longitudinal, les hommes et les anges.
D'autre part le passage introduit un élément particulier. Nous avons en effet d'une part une croix verticale, puisque le Christ rassemble à la fois ceux d'en-bas et ceux d'en haut, ceux qui sont à l'Orient et ceux qui sont à l'Occident ; mais nous avons aussi une croix horizontale, qui se réfère aux quatre points cardinaux. Il y a ici l'introduction d'une image nouvelle, qui est celle de « la croix des vents ». Il ne s'agit plus de la réconciliation des juifs et des gentils, mais de l'évangélisation universelle.
[…]
Voici un texte qui est explicitement un commentaire symbolique du mystère de la croix, celui du Martyr de Pierre[6] qui est crucifié la tête en bas et qui explique pourquoi :
- « Quand on l'eut suspendu de la manière qu'il avait demandée, il reprit la parole : “Hommes, dont c'est le rôle d'écouter, maintenant surtout que je suis suspendu, prêtez l'oreille à ce que je vais vous annoncer. Connaissez le mystère de la nature entière et quelle a été l'origine de tous les êtres. En effet, le premier homme, dont je représente la race, étant retenu la tête en bas, montra une créature (littéralement : une naissance) qui n'existait pas autrefois ; en fait, celle-ci était morte, n'ayant pas de mouvement. Celui-là donc, attiré vers le bas et ayant projeté son propre chef vers la terre, disposa toute cette figure de l'ordre du monde, dans lequel… il indiqua comme de gauche ce qui est à droite et de droite ce qui est à gauche, et il inversa tous les signes de sa nature, de sorte qu'il jugeait bien ce qui n'est pas bien, et bon ce qui est en réalité mauvais. C'est à ce sujet que le Seigneur dit en mystère : "Si vous ne mettez pas à gauche ce qui est à droite, et à droite ce qui est à gauche, en bas ce qui est en haut et devant ce qui est derrière, non, jamais, vous ne connaîtrez le royaume." Telle est la pensée que j'ai représentée devant vous, et la position dans laquelle vous me voyez suspendu est l'image de l'homme qui s'en vint en premier vers la créature. Vous donc, mes bien-aimés, vous qui écoutez maintenant, ainsi que vous qui écouterez, il vous faut en hâte revenir en arrière, abandonner l'erreur originelle. Il convient en effet de monter sur la croix du Christ, laquelle est la Parole étendue[7], une et seule, dont l'Esprit dit : "Qu'est-ce que la croix[8], sinon la Parole Écho de Dieu ?" Ainsi le bois dressé sur lequel je suis crucifié, c'est la Parole, et la traverse est l'Écho[9], la nature humaine. Quant au clou qui fixant son milieu la traverse sur le bois dressé, c'est la conversion et le repentir de l'homme. » (38, Écrits apocryphes chrétiens)
Nous y trouvons le thème de la tête descendant jusqu'aux pieds. Ici la croix signifie d'abord la chute du premier homme, qui entraîne le renversement des valeurs et met à droite ce qui est à gauche. À cela peut s'opposer un mouvement en sens inverse, qui constitue une conversion. Or ce mouvement est celui que le Christ a opéré et que symbolise la croix, dont la dimension verticale désigne le mouvement vers le haut et la dimension horizontale l'expansion universelle.
Des textes d'Irénée intéressent notre sujet :
- « La propre création de Dieu, issue de la puissance, de l'art et de la sagesse de Dieu, a porté Dieu ; car, si au plan invisible elle est portée par le Père, au plan visible elle porte à son tour le Verbe du Père. » (Adv. Haer. V, 18, 1).
- Un peu plus loin Irénée précise : « Car l'Auteur du monde, c'est en toute vérité le Verbe de Dieu. C'est lui notre Seigneur : lui-même, dans les derniers temps, s'est fait homme, alors qu'il était déjà dans le monde et qu'au plan invisible il soutenait toutes les choses créées et se trouvait enfoncé dans la création entière, en tant que Verbe de Dieu gouvernant et disposant toutes choses. Voilà pourquoi «il est venu» de façon visible «dans son propre domaine», «s'est fait chair» et a été suspendu au bois, afin de récapituler toutes choses en lui-même. » (Adv. Haer. V, 18, 3).
Il y a ici une allusion certaine à la croix. Elle est confirmée par des textes de Méliton de Sardes[10]"Sur la Pâque (96)"[11] :
- « Il se tenait devant Pilate et il était assis avec son Père ; il était fixé au bois et il soutenait l'univers. » (Fin du fragment XIV).
- « Celui qui suspendit la terre est suspendu, celui qui fixa les cieux est fixé, celui qui consolida tout est retenu sur le bois, celui qui est Maître est outragé, celui qui est le roi d'Israël est écarté par une main israélite. »
Dans le texte d'Irénée, la croix symbolise la récapitulation de toutes choses par le Verbe. Mais cette récapitulation n'est possible que parce que le Verbe contient toutes choses. Nous sommes ici dans la ligne de Col 1, 20. Par ailleurs Irénée continue :
- « … le Seigneur est venu d'une manière manifeste dans son propre domaine ; … il a été porté par sa propre création, qu'il porte lui-même… » (Adv. Haer. V, 19, 1).
La croix prend ici une autre signification. Elle marque le fait que le Verbe créateur contient et unit et le fait qu'il soutient et porte. Elle est ici encore symbole du Logos lui-même dans son action dans le cosmos.
On se rappellera en effet que nous avons rencontré des expressions analogues où la croix est remplacée par le Nom – et ceci chez le Pasteur d'Hermas :
- « Le Nom du Fils de Dieu est grand, infini ; il porte le monde entier. Si donc toute la création est portée par le Fils de Dieu, que penses-tu de ceux qu'il appelle, qui portent le nom du Fils de Dieu et marchent selon ses préceptes ? » ((91) 14, 5).
On retrouve la même opposition entre porté et être porté que dans Irénée, bien que le second membre soit différent. Ceci montre d'une part que nous avons ici un thème judéo-chrétien. Par ailleurs l'équivalence du Nom et de la Croix nous montre que la Croix désigne bien aussi le Verbe lui-même dans son action d'unification et de consolidation.
Ceci se retrouve dans les Actes de Pierre, où la croix est le Logos lui-même dans son extension cosmique (36). […]
● Deuxième série de textes (la Croix-Limite des valentiniens)
Parallèlement au développement que nous présente Irénée nous rencontrons dans le gnosticisme une spéculation sur la croix qui, à travers la transposition qu'elle subit, nous permet de retrouver les éléments de ce que F. M. Sagnard a appelé « un sermon chrétien sur la croix au second siècle ». Les éléments s'en trouvent d'abord dans la Grande Notice d'Irénée (Adv. Haer.I, 2q)[12].
Nous y lisons que Sophia, le dernier des éons du Plérôme, risquant de se dissoudre par sa passion pour le Père, celui-ci émet un nouvel éon, Horos (Limite), c'est-à-dire une puissance qui consolide l'ensemble des éons et les garde hors de la grandeur inexprimable du Père (I, 2, 2). Or cette puissance s'appelle aussi Croix, Rédempteur, Moissonneur, Guide vers le retour (I, 2, 4).
Un peu plus loin, Irénée explique comment les gnostiques montrent, au sujet de cette puissance, qu'elle a deux opérations : consolider et séparer (purifier[13]) :
- « De même encore, à propos de leur Limite, qu'ils appellent aussi de plusieurs autres noms, ils exposent qu'elle a deux activités, l'une qui consolide, l'autre qui sépare : en tant qu'elle consolide et affermit, elle est Croix ; en tant qu'elle sépare et délimite, elle est Limite. Le Sauveur, disent-ils, a indiqué ces activités de la manière suivante :
– d'abord celle qui consolide, lorsqu'il a dit : « Celui qui ne porte pas sa croix et ne me suit pas ne peut être mon disciple » (Lc 14, 27), et encore : « Prenant ta croix, suis-moi »;
– ensuite celle qui délimite, lorsqu'il a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. » Jean, prétendent-ils, a indiqué cette même chose en disant : « Le van est dans sa main pour purifier son aire, et il rassemblera le froment dans son grenier ; quant à la paille, il la brûlera dans un feu inextinguible. » Ce texte indique l'opération de Limite, car, d'après leur interprétation, le van n'est autre que cette Croix, qui consume tous les éléments hyliques comme le feu consume la paille, mais qui purifie les sauvés comme le van purifie le froment.
L'apôtre Paul lui aussi, disent-ils, fait mention de cette Croix en ces termes : « Le Logos de la Croix est folie pour ceux qui périssent, mais, pour ceux qui sont sauvés, il est vertu de Dieu » ; et encore : « Pour moi, puis-je ne me glorifier en rien, si ce n'est dans la Croix du Christ, à travers laquelle le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde ! » (Ga 6, 14). » (Adv. Haer. I, 3, 5).
Je n'ai pas ici à développer la signification de cette doctrine gnostique. Ceci a été bien fait par F. M. Sagnard et A. Orbe.
On notera que la même doctrine se retrouve dans les Extraits de Théodote :
- « nous qui possédons le Nom, que nous ne soyons pas arrêtés par la Limite et la Croix et empêchés d'entrer au Plérôme » (22, SC 103).
- Et plus loin : « La croix est le signe de la Limite dans le Plérôme. Car elle sépare les fidèles des infidèles, comme la Limite sépare le monde d'avec le Plérôme » (42, SC 149).
Ainsi la Croix Limite se présente à la fois comme séparation du Plérôme et du Kénôme [lieu du Vide] et comme séparation des fidèles et des infidèles.
Les Actes de Jean présentent un texte sur la croix qui rejoint les textes valentiniens. Il s'agit d'une croix lumineuse plantée en terre, ce qui rappelle la croix glorieuse. Cette croix porte des noms divers, qui manifestent les diverses puissances du Christ.
- 98… « La croix de lumière est appelée par moi, à cause de vous, parfois Logos, parfois intelligence, parfois Christ, parfois porte, parfois chemin, parfois pain, parfois semence, parfois résurrection, parfois Fils, parfois Père, parfois Esprit, parfois vie, parfois vérité, parfois foi, parfois grâce. C'est pour mes hommes qu'elle est appelée ainsi. Mais voici ce qu'elle est véritablement, comprise pour elle-même et dite par rapport à vous : elle est délimitation du Tout (diorismos panta), restauration stable de ce qui est ferme en le séparant de ce qui est sans solidité, et mise en ordre (harmonia) de Sagesse. Or, quand Sagesse est mise en ordre (harmonia), viennent à l'existence ceux de droite et ceux de gauche[14], puissances, autorités, principautés, démons, énergies, menaces, fureurs, diables, Satan et la racine inférieure d'où a procédé la nature (phusis) de ce qui est venu [à l'être].
- 99. Cette croix donc, qui a affermi le Tout par le Logos, qui a tracé une limite à ce qui est engendré et inférieur, puis qui s'est répandue en toutes choses[15], ce n'est pas la croix de bois que tu vas voir quand tu seras descendu d'ici. »[16]
Elle est « la limite de séparation de toutes choses » (98). (…) « Elle a tout fixé (affermi) par la Parole » (99). L'expression rappelle la consolidation gnostique. D'ailleurs la doctrine exposée est celle même de la Grande Notice. (…)
AJOUT. Dans les Actes d'André (IIe siècle) se trouve une prière qu'André adresse à la croix avant d'être crucifié.
- « Je reconnais ton mystère à cause duquel tu as été plantée. Car tu as été plantée dans le monde pour affermir ce qui est instable. Une de tes parties s'étend vers le ciel pour que tu signifies le Verbe céleste. – Il s'agit du Christ-Verbe ressuscité en tant qu'il est monté au ciel et non en tant qu'il se trouve sur la croix – Une autre s'est étendue à droite et à gauche afin de mettre en déroute la puissance jalouse et ennemie et afin de rassembler le monde en un – la croix a les deux rôles de mettre en déroute et de rassembler –. Une autre a été plantée dans la terre afin que tu relies ce qui est sur la terre et ce qui est souterrain à ce qui est dans les cieux – la croix exerce ici une fonction unificatrice fondée sur la réconciliation entre des domaines qui étaient opposés et sans communication – Ô croix, engin du salut du très-Haut » Nous avons ici la dimension quaternaire de la croix. (D'après Jean-Marc Prieur, La croix chez les Pères, Université Marc Bloch 2006, p. 128-129)
● Troisième séries de textes à propos des fonctions de séparation et de consolidation
Si nous cherchons les éléments de la symbolique de la croix sous-jacents à la doctrine des valentiniens, nous constatons que nous sommes en présence d'un développement des données que nous relevions tout à l'heure à propos de saint Paul, mais dans une ligne différente, même avant toute déformation gnostique.
1/ Fonction de séparation
D'une part la croix est ce qui sépare ; elle est un des noms d'Horos (Limite). Or comme l'a bien vu Schlier, ceci l'identifie au "mur de séparation", à la muraille qui sépare le monde d'en haut du monde d'en bas. (…)
Pouvons-nous préciser davantage l'origine de ce thème de la Croix-Limite ? Il ne me semble pas que l'on doive avec Harvey et Schlier évoquer l'image d'un pieu dressé ou d'une palissade. Aussi bien le symbolisme serait décevant.
=> La référence au Timée de Platon
Le P. Sagnard, après Bousset, me paraît avoir raison ici, quand il évoque à propos de la Croix gnostique le X platonicien du Timée et qu'il y voit une grande Croix de lumière tracée sur le ciel. En effet pour Platon le X cosmique est constitué par le croisement sur l'écliptique de la sphère des planètes et de la sphère des fixes. Ce X (cette croix) marque donc la limite entre le monde planétaire et le ciel des étoiles. Or on sait que pour les gnostiques le monde planétaire et hebdomade est la sphère du Démiurge, étranger au Plérôme. On comprend donc que la croix soit ainsi ce qui sépare le monde inférieur du monde d'en-haut.
La référence au texte du Timée apparaît donc de beaucoup la meilleure explication de la définition de la croix comme limite. Mais sommes-nous autorisés à faire appel à ce rapprochement ? En effet les textes gnostiques ne font pas allusion au X platonicien. Mais nous savons d'autre part que celui-ci est au second siècle assimilé à la croix du Christ, et cela par des auteurs de la Grande Église.
=> Citations d'Irénée et de Justin
Nous lisons en effet dans la Démonstration d'Irénée :
- « Le Verbe du Dieu tout-puissant est coextensif à la création tout entière et soutient sa longueur et sa largeur et sa hauteur et sa profondeur » (33)
- « La crucifixion du fils de Dieu s’est faite aussi selon ces dimensions quand il a tracé la forme de la croix sur l’Univers, afin de montrer, grâce à la figure visible, l’action qu’il exerce sur le visible, à savoir que c’est lui qui illumine les hauteurs, c’est-à-dire ce qui est dans les cieux, qui contient la profondeur, ce qui est dans les régions souterraines, qui étend la longueur depuis le Levant jusqu'au Couchant, et qui dirige la largeur du Pôle et du Midi, et appelle à la connaissance de son Père les hommes partout dispersés.». (34)
En effet cette expression « Il a tracé la forme de croix sur tout l'univers » est une citation à peine modifiée du Timée de Platon (26 B-C).
Dans la Première Apologie, Justin avait vu dans la phrase du Timée une préfiguration de la croix :
- « Platon, dans le Timée, cherche, d'après les principes naturels, ce qu'est le Fils de Dieu et s'exprime ainsi : il l'a tracé en X sur toutes choses » (LX, 1).
Justin explique ensuite que Platon a emprunté ce symbolisme à l'épisode du serpent d'airain et continue :
- « Platon lut ce récit sans bien le comprendre. Il ne vit pas que ce signe était une croix, il crut que c'était un X et il dit qu'après Dieu, le premier principe, la seconde vertu était tracée en X sur l'univers » (LX, 5-6).
=> Autres citations (Martyre d'André, Philosophumena)
Un autre trait du texte du Timée permet d'ailleurs une conclusion plus décisive encore. Platon explique en effet que la sphère des fixes a pour fonction de freiner (pédan) le mouvement des planètes. Or dans le Martyre d'André, nous avons un éloge de la croix où nous lisons :
- « Ô croix qui freines (pédêsas) la sphère mobile du monde » (14).
Il est impossible de ne pas reconnaître ici une allusion au passage du Timée.
Aussi bien nous en avons la certitude grâce à un passage d'Hippolyte sur les disciples de Marc[17] :
- « Le ciel le plus élevé, d'après eux, a été superposé et joint à l'univers pour servir de frein à son mouvement ascensionnel qui est très rapide…. Aussi ce ciel est-il, pour les Marcosiens l'image de l'Horos (Limite) qui entoure leur fameuse Mère aux trente noms » (VI, 54[18]. Voir aussi Irénée, Adv. Haer. I, 17, 1).
Ici explicitement le Stauros-Horos (la Croix-Limite) gnostique est identifié au X platonicien.
(…)
2/ Fonction de consolidation
Nous devons parler de l'autre fonction de la croix, celle de consolider. Nous voyons apparaître ici un symbolisme nouveau où la croix est considérée comme un pilier qui supporte le monde d'en-haut. Or l'image se retrouve chez des auteurs orthodoxes du second siècle.
=> Citations de Méliton de Sardes, Hippolyte, Actes d'André
Ainsi dans l'Homélie pascale de Méliton de Sardes que nous avons citée, nous voyons un contraste entre le rôle cosmique du Verbe et le Christ crucifié :
- « Celui qui a suspendu la terre est suspendu au bois ; celui qui supporte l'univers est supporté par le bois » (XVI, 12-15) (…)
Ceci est encore plus net dans l'Homélie pascale inspirée d'Hippolyte et publiée par Nautin :
- « La croix est l'échelle de Jacob et le chemin des anges au sommet de laquelle le Seigneur est vraiment appuyé. Cet arbre aux dimensions célestes s'est élevé de la terre aux cieux, se fixant, plante éternelle, au milieu du ciel et de la terre, soutien de l'univers, soutien de toutes choses, appui de l'univers, soutien de toute la terre habitée, joint du monde, tenant assemblée la variété de la nature humaine, cloué par les chevilles invisibles de l'Esprit, afin qu'ajusté au divin il n'en soit plus détaché. Touchant par son faîte le sommet des cieux, affermissant la terre par ses pieds et étreignant de tous côtés par ses mains immenses l'esprit nombreux de l'air entre ciel et terre, il était tout entier en tout et partout » (51, SC 177-179).
AJOUT : COMMENTAIRE de J-M Prieur à partir de la citation précédente[19]
Plusieurs idées peuvent être dégagées, qui s'éclairent par ce que disent les chapitres suivants (52-56). La croix et le Christ crucifié occupent une position centrale verticale entre ciel et terre qu'ils relient l'un à l'autre, et, comme chez Irénée, ils s'étendent en et à travers toutes choses. Le chapitre 55, 1 précise : «Quand prit fin le combat cosmique, le Christ demeura planté à la frontière (μεθόριοί) de toutes choses. Le mot grec utilisé ici désigne ce qui sépare et unit à la fois deux zones ou deux réalités différentes, de sorte que la croix se trouve à la jonction des réalités cosmiques qu'elle relie. Ce qui lui confère une taille gigantesque.
La fonction principale de la croix et du Christ crucifié est de soutenir, affermir, supporter, lier et rassembler, à la fois les différentes parties de l'univers et la variété de la nature humaine. Il s'agit d'une action à la fois sotériologique, créationnelle et providentielle, sans que les temps propres à ces différentes actions soient distingués. On relève ici une influence vraisemblable de la lettre aux Col 1, 13 à 20, mais aussi des thèmes stoïciens que nous avons déjà relevés chez Irénée.
La phrase un peu énigmatique «cloué par les chevilles invisibles de l'Esprit, afin qu'ajusté au divin, il n'en soit plus détaché » signifie peut-être l'union au divin, par l'Esprit, de l'ensemble de ce que l'arbre de la croix pénètre et soutient[20].
L'étreinte, par ses «mains immenses »[21] de «l'esprit nombreux de l'air entre ciel et terre » doit très vraisemblablement s'expliquer par ce qui suit immédiatement, au chapitre 52 : «Lui qui remplissait tout s'est dévêtu pour lutter nu contre les puissances de l'air. » Le fait d'un tel combat aérien se rattache à l'idée déjà présente dans Ep 2, 2 et 6, 12 que les forces hostiles séjournent dans les cieux.
De fait, l'homéliste conçoit l'œuvre de salut du Christ comme un combat et une victoire. Le chapitre 57 montre qu'une telle victoire est remportée contre la mort ; mais les puissances démoniaques font également partie des vaincues de la confrontation. Cette victoire est signifiée par le fait qu'à l'issue du combat, le Christ produit «triomphalement en sa personne un trophée de victoire contre l'Ennemi » (55, l).
La dimension cosmique de cette victoire se révèle enfin (55, 2) dans les événements exceptionnels qui se produisent au moment de la manifestation du Christ comme trophée de victoire. Ils rappellent, mais en beaucoup plus dramatiques, ceux évoqués par les synoptiques, avec un accord particulier avec Luc (23, 44-46). Selon l'homéliste, la mort de Jésus évite d'ailleurs une catastrophe totale puisqu'il conclut : «peu s'en fallut que le monde entier ne fût anéanti, dissous de peur devant la Passion, si le grand Jésus n'avait exhalé le divin Esprit (55, 2). »
Les Actes d'André, qui sont un ouvrage orthodoxe, développent le thème de la croix cosmique dans la ligne d'Irénée et d'Hippolyte, c'est-à-dire en soulignant le symbolisme des quatre dimensions et celui du pilier cosmique, l'unification et la consolidation. Les Actes d'André présentent le thème dans leurs diverses recensions. Ainsi dans le Mystère d'André :
- « Je connais ton mystère, (ô croix), pour lequel tu as été dressée. En effet tu as été dressée dans le monde, afin d'affermir ce qui est instable. Une part de toi s'élève dans les cieux afin de désigner le Verbe d'en haut ; une autre part se déploie à droite et à gauche, afin de mettre en déroute la puissance redoutable de l'adversaire et de rassembler le monde dans l'unité ; et une part de toi est plantée dans la terre, afin que tu réunisses les choses qui sont sur la terre et celles qui sont dans les enfers aux choses célestes » (14).
On remarque la grande parenté de ce texte et de celui d'Hippolyte. Elle apparaît davantage encore dans la comparaison de la croix à un arbre :
- « Ô croix, machine de salut du Très haut, ô croix, trophée de la victoire du Christ sur ses ennemis. Ô croix, plantée sur la terre et qui porte ton fruit dans les cieux. Ô nom de la croix, réalité remplie de toutes choses. Ô croix qui modères la sphère mobile du monde. Salut, forme de l'intelligence qui a informé (la terre) informe. Salut, toi qui as été le vêtement du Seigneur et qui as porté le larron comme un fruit » (14).
Nous retrouvons ici à la fois le thème du mêchanêma (machine) d'Ignace d'Antioche[22], celui du tropaion (trophée) de Justin, celui de l'arbre d'Hippolyte, celui du frein enfin.
=> La croix est ce qui affermit
Reste à nous demander comment expliquer l'équivalence Stautos-Stérigma (Croix-Appui). On notera d'abord qu'elle fait allusion sans doute à une fausse étymologie, qui rattachent les deux mots à la même racine. Mais peut-on assigner avec précision le contexte où se situe le verbe stérizeïn (affermir) ?
Il est intéressant de noter, avec Orbe, qu'il apparaît dans 1 Clément :
- « Le créateur a affermi les cieux par sa souveraine puissance et les a disposés par son incompréhensible sagesse ; il a séparé la terre de l'eau qui l'entoure » (XXXIII, 3).
On remarquera sur ce texte deux choses.
– La première est que le verbe stérizeïn est mis en relation avec l'action créatrice de Dieu. Or nous avons plusieurs fois noter que l'action de la croix était présentée comme la reprise par le Verbe de son action dans la création[23]. Ceci nous ramène à l'importance à l'époque de la spéculation sur la Genèse.
– La seconde remarque est que le texte rapproche dans l'action créatrice le thème de la consolidation et celui de la séparation. Or nous savons que pour le Nouveau Testament, c'est un des traits caractéristiques du Logos que d'être celui qui divise. Le thème se trouve en particulier dans Hébr 4, 12 et Ap 19, 15. Nous avons vu d'autre part que dans nos textes le Logos est identifié à la Croix. Ceci nous amène à penser qu'il y a eu une symbolique de la croix comme divisant et discernant, qui aurait appartenu à la tradition judéo-chrétienne commune. Ainsi cet aspect aussi de la symbolique de la croix relèverait du judéo-christianisme. Justin l'aurait assimilée à celle du X platonicien. (…) Les diverses fonctions que les gnostiques attribuent à la croix reposeraient finalement sur le symbolisme judéo-chrétien de la Grande Église.
Cette symbolique de la croix issue du judéo-christianisme se continuera par la suite. Les Catéchèses de Cyrille de Jérusalem donneront une grande place à la croix, peut-être en relation avec l'invention de celle-ci par l'impératrice Hélène[24]. On y trouve des éléments de spéculation dans la ligne d'Irénée :
- « Il a étendu les mains sur la croix pour saisir les extrémités de la terre. En effet le Golgotha est le milieu de la terre. Il a étendu des mains d'homme, lui qui a affermi le ciel par ses mains spirituelles » (XIII, 28).
Deux traits irénéens se retrouvent ici : d'une part l'extension des mains marque des extrémités de la terre et non les puissances de l'air ; par ailleurs on remarque le parallèle entre l'action cosmique du Verbe créateur et l'extension du Christ sur la croix, qui était un thème des Sermones de cruce, comme l'atteste le texte de Méliton que nous avons cité.
Athanase par contre unit le thème de l'union des deux peuples et celui du combat contre les puissances de l'air dans sa symbolique de la croix.
- « Si la mort du Sauveur est une rédemption pour nous tous et que cette mort renverse le mur de séparation, comment nous aurait-il appelés, s'il n'avait pas été crucifié ? Car ce n'est que sur la croix qu'on meurt les bras étendus. Aussi convenait-il que le Seigneur subit cette mort et étendît les mains : de l'une il attirerait le peuple ancien et de l'autre les gentils et il les réunirait tous deux en lui. Il l'a dit lui-même en faisant entendre de quelle mort il rachèterait les hommes. “Quand j'aurai été élevé, j'attirerai tout à moi” (Jn 12, 32). De plus, si l'ennemi du genre humain, le diable, erre dans les régions inférieures de l'air et que le Seigneur soit venu abattre sa puissance, par quelle autre mort cela devrait-il se faire que par celle qui arrive dans les airs, je veux dire la croix ? » (De Inc. 25).
Mais le texte le plus remarquable est sans doute celui de Grégoire de Nysse, qui rassemble plusieurs des thèmes que nous avons rencontrés jusqu'ici. Grégoire déclare d'abord qu'« il est impossible d'exposer toutes les significations que contient la croix » (Or. Res., I, 621 C). Il redit après Athanase que la mort sur la croix avec une raison cachée. Cette raison, il la demande à Ep 3, 18 : « Paul sait en effet que la croix, partagée en quatre branches à partir de la jointure centrale, signifie la puissance et la providence qui pénètre tout de celui qui apparaît sur elle et c'est pourquoi il désigne chaque branche d'un nom particulier » (621 D-624 A). Ici l'idée de puissance et l'idée d'universalité sont étroitement liées comme chez Irénée.
Grégoire alors décrit les quatre dimensions. « Il appelle profondeur la branche qui descend à partir du centre, hauteur celle qui monte, longueur et largeur celles qui s'étendent transversalement de chaque côté de la jointure, en sorte que ce qui est d'un côté du centre est appelé longueur et ce qui est de l'autre largeur » (624 A). Cette longue explication montre que le texte de Paul est ramené au schéma classique de la croix. Or « ceci signifie qu'il n'y a rien qui ne soit sous l'emprise de la puissance divine, ni ce qui est au-dessus du ciel, ni ce qui est sous la terre, ni ce qui s'étend de toute part transversalement jusqu'aux extrémités de l'être » (624 B). Ceci est le schéma irénéen.
Le symbolisme de la croix apparaît ici comme désignant avant tout la providence universelle du Logos. Ceci se montre mieux encore dans la suite où Grégoire s'exprime dans un langage stoïcien : la croix est « comme le lien de l'univers » ; « elle pénètre toutes choses » (624 C). Se référant à Ph 2, 10, Grégoire montre dans la partie supérieure de la croix « la part super-céleste », dans la partie médiane le monde, dans la partie inférieure les inferma (624 D). Ainsi la forme de la Croix désigne « celui en qui tout subsiste » (Col 1, 17), « celui qui préexiste à tout ce qui est sous son emprise », « celui dont la puissance conserve tous les êtres » (625 A). « La croix devient théologienne pour ceux qui ont un regard pénétrant, proclamant par sa forme la puissance souveraine de celui qui apparaît sur elle et qui est tout en tous ». La croix est ainsi le signe de la divinité du Verbe.
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Conclusion du chapitre
Ainsi nous apparaît dans sa riche diversité la théologie de la croix dans le judéo-christianisme. D'une part celle-ci est considérée comme le signe de la victoire du Christ : c'est une croix de gloire. Elle est comme un être vivant qui accompagne le Christ dans ses œuvres de puissance, aux enfers, à la parousie. Certains textes l'identifient au Christ lui-même.
Les Testimonia de l'Ancien Testament montre la croix préfigurée dans de multiples symboles qui détaillent les diverses formes de son efficacité. Elle est l'instrument par lequel le Verbe incarné accomplit ses œuvres de salut. Enfin sa forme suggère un symbolisme cosmique, elle exprime l'universalité de l'action rédemptrice, à la fois comme unifiant toutes choses, comme donnant consistance à la nouvelle création, comme discernant ce qui appartient au Christ et ce qui lui est étranger.
Cette théologie de la croix apparaît aussi comme puisée aux diverses sources du judéo-christianisme. Comme croix lumineuse elle est dans la continuation de l'apocalyptique. Elle rappelle l'étoile des mages et le feu sur le Jourdain avec lesquels elle est parfois identifiée. Comme puissance du Christ, elle se rattache aux recueils de Testimonia dont elle constitue un des dossiers privilégiés. La théologie de la croix apparaît ici comme spéculation sur les Testimonia. Enfin comme croix cosmique, elle a les attributs qui sont ceux du Dieu créateur, consolidation, distinction, unification. Elle rejoint des fonctions du Logos dans la théologie de Philon[25]. Elle apparaît ici dans la ligne des spéculations ésotériques sur la Genèse, dont nous avons déjà plusieurs fois constaté l'importance dans la théologie judéo-chrétienne.
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1ère ANNEXE. Extraits des Odes de Salomon
Présentation. Ce que disait Daniélou sur les Odes de Salomon n'a pas été repris. Voici des extraits de trois Odes qui abordent le symbolisme de la croix. La traduction et les commentaires sont ceux de Marie-Joseph Pierre dans Odes de Salomon, Brepols 1994, un livre auquel a participé Jean-Marie Martin.
Début de l'Ode XXI : « 1. Mes bras je les haussais là-haut à la faveur du Seigneur / 2. Puisque de mes chaines il me défit, m'exhaussa mon aide à sa faveur, à son salut ». Voilà Adam debout et glorifié, terre réordonnée au ciel dans le geste de la croix (bras élevés), corps de résurrection délié des limites de la chair (cf. Ode 15) et rendu capable de toucher les hauts du ciel (v. 1-2, cf. Ep 3, 12).
Début de l'Ode XXII « 1. Lui qui me fait descendre d'en-haut, me fait remonter des tréfonds. 2. Lui qui assemble les entre-deux me les lance » (1-2). Alors que la jonction entre le haut et le bas était accomplie dans l'ode précédente par l'orant debout, bras élevés, le remplissement de cet espace se dit ici en termes de descente et de remontée, de voie (v. 1, 7, 11)
Début de l'Ode XLII : « 1. Je déployais mes mains / m'offris près de mon Seigneur / puisque l'extension de mes mains est son Signe / 2. et mon déploiement le bois déployé / qui fut pendu sur la voie du Dressé.» Thème du chantre debout. Assimilé à son chant, c'est lui qui est étiré aux dimensions de l'espace : mystère de la croix, dressée comme l'arbre de vie (opposé à l'arbre mort, sec) déployée et étendue en largeur et en hauteur (v.3) ; figure de l'homme ressuscité dans le geste liturgique de l'orant, les mains constituant l'extrême de l'extension du corps, mais aussi son efficacité.
Col 1, 15-20. 15 Il est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, 16car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui, 17et il est, lui, par devant tout ; tout est maintenu en lui, 18et il est, lui, la tête du corps, qui est l’Eglise. Il est le commencement, Premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout, lui, le premier rang. 19Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude 20et de tout réconcilier par lui et pour lui,
et sur la terre et dans les cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix. »
Ep 1,10. « 9Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein bienveillant qu’il a d’avance arrêté en lui-même 10pour mener les temps à leur accomplissement : réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre. »
Ep 2,13-16. « 13Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui jadis étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. 14C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. 15Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, 16et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là, il a tué la haine. »
Ep 3, 18 « … enracinés et fondés dans l’amour, 18vous aurez ainsi la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur 19et de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance… »
Ep 4, 9-10 « 9Il est monté ! Qu’est-ce à dire, sinon qu’il est aussi descendu jusqu’en bas sur la terre ? 10Celui qui est descendu, est aussi celui qui est monté plus haut que tous les cieux, afin de remplir l’univers. »
Ph 2,10. « 9C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom, 10afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre… »
Jn 12, 31-33. « 31C'est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors. 32Pour moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes ». 33Par ces paroles il indiquait de quelle mort il allait mourir. »
Commentaires de ces textes par J-M Martin :
- Col 1, 12-20 Le Christ premier-né et principe de la totalité; et Le Christ premier-né de toutes les créatures (Col 1, 15-20); Autre lecture par un ami de J-M Martin : Par Joseph Pierron : l'hymne de Colossiens 1, 15-20 ;
- Ep 1 : Epître aux Éphésiens chapitre 1. Deux moments : "délibération en Dieu" et "résurrection". Gisement de vocabulaire ; et Lecture suivie d'Ephésiens 1. Deux moments du texte ; gisement de vocabulaire ;
- Éphésiens 2, 11-22 : être un seul corps en Christ ; devenir une demeure de Dieu dans l'Esprit ;
- L'homme intérieur chez saint Paul, Rm 7, 18-24, Ep 3, 14-19 ;
- Ephésiens 4, 7-16 : L'Esprit comme espace de la vie chrétienne, Extrait d'un cours de Jean-Marie Martin sur l'Esprit-Saint ;
- Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation ;
- Jn 12, 27-33, la prière de Jésus et la voix du ciel ;
[1] Irénée cite d'abord un épisode de l'A T. « Comme les prophètes qui se trouvaient avec lui (Élisée) coupaient du bois pour édifier leur habitation, le fer d'une hache se détacha du manche et tomba dans le Jourdain. Il leur fut impossible de la retrouver. Étant arrivé en cet endroit et ayant appris ce qui s'était passé, Élisée jeta alors un morceau de bois dans l'eau : à peine l'avait-il fait, que le fer se mit à surnager, et ceux qui venaient de la perdre purent le reprendre à la surface de l'eau. Par cet acte, le prophète signifiait que le solide Verbe de Dieu, que nous avions perdu par le bois à cause de notre négligence et que nous ne trouvions plus, nous le recouvrerions par l'«économie» du bois. Que le Verbe de Dieu soit semblable à une hache, Jean-Baptiste l'atteste, quand il dit de lui: «Voici que la hache est à la racine des arbres.» Jérémie dit de même : «Le Verbe du Seigneur est comme une hache à deux tranchants qui fend le rocher.» Ainsi donc, ce Verbe qui nous avait été caché, l'«économie» du bois nous l'a manifesté, ainsi que nous venons de le dire. Car, puisque nous l'avions perdu par le bois, c'est par le bois qu'il est devenu visible pour tous, montrant en lui-même la hauteur, la longueur et la largeur, et, comme l'a dit un des anciens, rassemblant par l'extension de ses mains les deux peuples vers un seul Dieu. Il y avait en effet deux mains, parce qu'il y avait deux peuples dispersés aux extrémités de la terre; mais au centre il n'y avait qu'une seule tête, parce qu'il n'y a qu'«un seul Dieu, qui est au-dessus de toutes choses, à travers toutes choses et en nous tous».
[2] L'extension des mains est dans un apocryphe d'Esdras.
[3] On le trouve dans les Oracles sibyllins judéo-chrétiens : « Il étendra les mains et mesurera le monde entier ».
[4] Note ajoutée : Le texte d'Ep 3, 18 ne dit pas explicitement que les dimensions sont celles de l'amour du Christ.
[5] Source : http://www.migne.fr/textes/peres-eglise/21-pdf-003-irenee-predication-des-apotres?start=2
[6] Les Actes de Pierre, c'est un apocryphe du IIIe siècle, dont, bien plus tard, Jacques de Voragine reprendra les différents épisodes dans la Légende dorée.
[7] Note des Écrits apocryphes chrétiens : la croix est ici personnifiée et assimilée au logos stoïcien qui, répandu (littéralement : étendue) dans l'univers, en assure la cohésion et l'unité (étendue a pu évoquer la position du supplicié allongé sur la croix).
[8] Correction, il semble que dans le texte ce soit "le Christ"
[9] Note : « l'Esprit dit : "Qu'est-ce que la croix, sinon la Parole Écho de Dieu ?" ». Jean-Marc prieur fait cette réflexion : « Nous pensons qu'il s'agit d'une sorte d'agraphon attribué à l'Esprit reçu par l'auteur en tradition. Si cette hypothèse est juste, celui-ci aura employé cette parole pour décrire les deux parties de la croix, identifiant, de manière classique, le Christ au verbe, figurée par la partie verticale, et, de manière inattendue, les êtres humains à l'écho, figuré par l'élément horizontal. » (La croix chez les Pères, cahier de Biblia Patristica, p. A17)
[10] On attribue à l'évêque Méliton de Sardes un écrit "Sur la Pâque" rédigé semble-t-il entre 160 et 170.
[11] " Sur la Pâque". Texte grec et traduction française dans Perler, 1966.
[13] Jean Daniélou traduit par "purifier".
[14] "Ceux de droite et ceux de gauche désigne, dans la cosmogonie valentinienne, les psychiques et les hyliques. De même que dans le récit valentinien, ici la genèse du monde inférieur (contre-distingué du Plérôme) est une conséquence du "redressement" de Sagesse.
[15] Dans Enarrationes in Psalmos40, 12, saint Augustin parle de la croix de lumière répandue : « Le paysan fait souffrir la croix de lumière – Quelle croix de lumière ? Ces membres de Dieu qui ont été pris dans ce combat, tous ceux qui ont été mélangés au monde et se trouvent dans les arbres, dans les plantes, dans les fruits, les produits de la terre. Il tourmente les membres de Dieu, celui qui fend la terre de son soc, qui coupe la plante de la terre, qui cueille le fruit de l'arbre » (cité par J-D Kastli, AI tome 2 p. 666)
[16] D'après la traduction de Eric Junod et Jean-Daniel Kaestli Acta Iohannis (AJ), Brepols 1983 (Corpus.Christianorum Series Apocryphorum), deux tomes, la traduction et le texte grec figurant dans le tome 1.
[17] Hippolyte de Rome : Philosophumena, ou réfutation de toutes les hérésies
[18] Dans la traduction de Siouville. Philosophumena, Tome II, Livre VI, 54. Dans le livre de J. Daniélou : « Le huitième ciel a été superposé à la sphère planétaire pour freiner son mouvement rapide… Aussi est-il l'image de Horos (Limite) » (VI, 41)
[19] Article de J-M Prieur, voir référence au début du message.
[20] Ce passage serait à rapprocher des Actes de Pierre 38, selon lesquels la nature de l'homme est sauvée en étant attaché au Logos, qui est la croix. Voir aussi Ignace, Lettre aux Smyrniotes 1, 1 : «comme cloués à la croix du Seigneur Jésus-Christ en chair et en esprit ».
[21] Sur la présence de ces forces dans les airs, voir Ascension d'Ésaïe 10 ; Athénagore, Supplique 25 ; Athanase (De incarnatione 25), qui évoque la crucifixion dans les airs et la victoire sur les démons. Selon une interprétation de Jérôme (Lettre CXXIV, 12), Origène aurait affirmé que Jésus a été crucifié dans les airs pour le salut des démons.
[22] « Plusieurs lettres d'Ignace évoquent la croix ou la crucifixion. Celle aux Éphésiens tout d'abord. Le chapitre 9 (v. 1) se réfère à des porteurs de mauvaises doctrines, auxquels les chrétiens d'Éphèse ont su résister car ils sont les pierres du temple de Dieu. Ignace s'engage dans un développement métaphorique sur l'édification de ce temple, dans lequel le Saint Esprit est présenté comme un câble et la croix comme une grue au moyen desquels les pierres sont élevées : “élevés jusqu'aux par la machine (mêchanê) de Jésus-Christ, qui est la croix”. Ce langage imagé, qui porte sur l'édification des croyants comme temple et qui est suggérée par la forme de la croix, ne précise pas de quelle façon celle-ci contribue à cette construction. » (Jean-Marc prieur, op. cité, p. 21).
[23] Le mot est chez Ignace d'Antioche pour indiquer la confirmation par l'Esprit-Saint.
[24] « L’invention, c’est-à-dire la découverte, de la croix du Christ par l’impératrice Hélène, mère de l’empereur Constantin, est solidement établie dans la tradition de l’Église latine ; elle y est attestée vers la fin du IVe siècle…. Cependant dans la lettre adressée par Constantin, fin 325, à l’évêque de Jérusalem Macaire, il n’est pas question de sa mère. L’empereur voit dans la découverte de la croix – fortuite, semble-t-il, et on ne sait par qui – un miracle qui confirme la réalité de la protection particulière du Christ dont il bénéficie depuis sa conversion en 313 et qui confirme également la christologie définie par le concile de Nicée. » (https://www.infocatho.fr/linvention-de-la-sainte-croix-par-limperatrice-helene/)
[25] Heres, 235 (distinction); Plant. 8 (ereisma tôn Theôn); Fug. 112 (desmos); Somn. I, 158 (sterigma kaï ereisma).