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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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11 novembre 2022

Le véritable être-au-temps est dans l'expérience du temps. Méditation à partir d'un quatrain

Le temps christique n'est pas le temps tel que nous le vivons, et pendant deux ans Jean-Marie Martin avait traité de ce temps christique à partir de l'évangile de Jean. Lors d'une séance en 2009, il a récapitulé un certain nombre de choses sur le temps et l'être-au-temps à partir d'un quatrain qu'il avait écrit[1], au début il est parti d'une réflexion de Heidegger.

C'est l'occasion de lui rendre hommage, puisque cela fait un peu plus d'un an que Jean-Marie nous a quittés.

 

Le véritable être-au-temps est dans l'expérience du temps

Méditation à partir d'un quatrain

 

Cette année nous nous sommes donné la tâche d'examiner le temps johannique. Pour cela nous avons choisi d'examiner les verbes qui disent l'être au temps : demeurer, remémorer, etc.

Du fait que l'être temporel prend une importance considérable dans la réflexion philosophique phénoménologique, je vais dire des choses à ce sujet.

 

Nous avons tendance spontanément à penser le temps véritable comme étant le temps de la roche, mais par ailleurs nous avons une appréhension subjective du temps : donc temps objectif et temps subjectif. Or j'ai été très frappé la toute première fois que j'ai ouvert Être et temps de Heidegger par une réflexion qu'il faisait à propos de l'espace, mais qui serait équivalente pour le temps. À propos d'une chose située à 1 km de nous, il disait que nous pensons que la vérité c'est que "cette chose est distante de nous d'un kilomètre", or il n'en est rien. Quand nous disons "cette chose est distante de nous d'un kilomètre" c'est un fait, c'est objectif ; mais par ailleurs nous disons aussi à propos de cette chose : « c'est loin » (ou « c'est près »), et là nous avons une appréhension subjective de l'espace, car 1 km ça peut être loin ou ça peut être près. Or, disait Heidegger, ce qui est premier et essentiel c'est l'appréhension du proche et du loin, et le temps mesuré sur le mode sur lequel nous le mesurons est au contraire le produit d'un des modes de notre façon d'être au monde.

De fait nous calculons des longueurs de temps, la longueur étant une dimension de l'espace ; nous les calculons comme nous calculons des lignes continues, c'est-à-dire que nous imposons une mesure qui se réitère au long du continu et qui se nombre, ce qui nous permet de dire 1 km ou 2 km, et cela nous donne une certaine efficacité pour agir sur les choses puisque le temps, la vitesse sont des paramètres ainsi mesurés. Or être ainsi au temps n'est pas véritablement être au temps. Le véritable être-au-temps est dans l'expérience du temps et c'est de là qu'il faut partir.

Vous avez des phrases comme celle-ci qui frappent et qui continuent à jouer leur rôle dans le reste de l'existence une fois qu'on les a entendues.

 

ciel la nuitL'être aux temps déjà est dans notre expérience.

      Le cœur humain se prélevait
     de la substance des orages
     et la sérénité du sage
     se prend encore au temps qu'il fait.

 

Je prends cette strophe comme une sorte de cristallisation qui va donner lieu à plusieurs réflexions en étoile.

 

1. C'est le propre des énigmes anciennes ou c'est le propre d'une strophe bienvenue que d'être la garde de quelque chose qu'on ne voudrait pas laisser partir dans l'oubli, mais qui se perd si on le dit d'une façon claire et évidente. C'est pourquoi il est de l'essence de la strophe et de l'essence de l'énigme d'être un dévoilement qui cache et un vêtement qui dévoile.

J'ai beaucoup utilisé le poème pour garder des choses aperçues, même les choses de type théologique, des choses que je pressentais et que je ne pouvais pas encore énoncer avec certitude dans un cours, des choses qui étaient sur le mode : « il se pourrait bien que ». Ceci est précieux. Et comme vous le savez mes poèmes ne sont pas religieux, ils sont profanes, du plus profane !

 

2. J'ai une autre chose à dire à propos d'un quatrain comme celui-là, c'est que le rythme et la rime sont des éléments essentiels du temps essentiel.

La notion de rythme est une notion très difficile. Il s'agit de garder dans une parole rythmée : garder dans une parole ce qui vient en chantant. En effet le chant c'est le rythme, de même que la danse. Le poème réclame un rythme rigoureux, et ce n'est pas à confondre avec la mesure ni avec le tempo.

Quant à la rime, elle a une fonction éminente. Dans le latin du bas Moyen Âge, dans les proses ou les hymnes, les petits poèmes en latin rimés sont magnifiques. Le latin en lui-même ne réclamait pas la rime ; la rime naît notamment en France avec les poètes du VIe - VIIe siècles. La rime est aussi une façon de marquer un rythme, pas simplement un rythme dans le temps, mais un rythme dans ce qui précède le temps. Autrement dit, c'est le jeu de la mêmeté et de l'altérité. Pour que la rime soit bonne à notre oreille, il faut qu'elle ne soit ni trop riche ni trop pauvre. Ainsi par exemple, pour qu'il y ait du même et de l'autre, il faut que ce ne soit pas un redoublement mécanique : dans ce poème, "se prélevait" va avec "le temps qu'il fait", ce n'est pas une rime absolument pauvre, mais c'est une rime qui n'est pas non plus riche, et en plus il y a une affinité entre le "ve" et le "fe".

Je viens d'indiquer ici que le déploiement du temps et le déploiement de l'espace sont portés par quelque chose d'antérieur qui est le premier mode d'être deux, à savoir le même et l'autre. Le même et l'autre ne sont pas des contraires : ce sont des contraires à certains moments de leur rapport et de leur déploiement, mais ils ne peuvent être des contraires que parce qu'ils sont fondamentalement le même et fondamentalement l'autre : "… ou … ou… les deux.

 

3. Je fais encore une autre remarque, c'est que le temps qui est en question ici, ce n'est pas tellement le temps au sens où ce serait "le jour qu'il est", mais c'est "le temps qu'il fait" puisqu'il s'agit de l'orage et de la sérénité. En français on emploie le même mot de "temps" pour parler du temps qu'il fait et de l'heure qu'il est, donc le décompte du temps et la qualité du temps. Il y a des raisons profondes à cela, étymologiques. D'autres langues ont évacué cela, par exemple il y a en anglais time et weather, même chose pour allemand. Il est bon de profiter occasionnellement des différences, de ce qu'une langue a de propre.

En effet le temps humain est un temps qualitatif, ce n'est pas seulement un temps nombré quantitativement. Un exemple de cela est celui des saisons qui sont des temps qualifiés. Quand je dis "l'hiver", je ne dis pas simplement une quantité de temps, je dis une qualité de temps puisque quand je dis l'hiver, je vois le vent, la neige, alors que quand je dis "l'été", je vois le soleil, la plage, etc.

Par ailleurs il est intéressant que ce soient des mesures qui sont des mesures à l'échelle humaine. Nous disions tout à l'heure que le temps qui se mesurait était un temps fictivement linéaire sur lequel on prenait des mesures à l'aide d'un metron. Dans le cas des saisons, les mesures sont comme les premières choses d'un rapport simultané du ciel et de la terre, du fait que les saisons se marquent par le soleil, que le mouvement de la lune et des constellations ont également de l'importance ainsi que les travaux des semences puisque le mot "saison" signifie "semence". Dans un certain comput la première saison est celle des semences, mais dans une autre c'est le prime-temps (le printemps) qui est un équinoxe d'en face. Par parenthèse le mot "printemps" est très intéressant pour marquer un des sens originels du mot temps est une autre façon de désigner la saison.

 

4. Une autre chose que nous apprend ce petit quatrain, c'est à partir de l'étrangeté de l'expression "la substance des orages" : une substance qui est antérieure au cœur humain alors que le sujet humain (sub-ject), c'est la substance fondamentale. Il y a ici une indication qui est absolument voulue.

Dans « Le cœur humain se prélevait de la substance des orages » il y a un déplacement qui pose la substance non pas dans le sujet porteur mais dans la consistance d'un certain nombre de phénomènes qui sont des phénomènes et non pas des étants.

Tout ceci nous invite finalement à penser le temps comme plus essentiel à l'être même : le concept de temps est peut-être un concept qui précède le concept d'être, c'est peut-être le temps qui donne que soit.

Le temps vient comme "ça donne", le verbe donner gardant ici une indécision.

 

« Le cœur humain se prélevait de la substance des orages », cela met en rapport des orages du cœur. Ceci n'est pas nouveau, seulement "les orages du cœur" c'est pour nous spontanément une métaphore, or ici ce n'est pas une métaphore ! Il n'y a de métaphore que là où il y a un sens propre, et c'est le sens propre qui a la réputation d'être métaphorique.

« La sérénité du sage. » On a ici le mot "sérénité". Autrement dit, cela engage déjà deux grandes différences de qualité du temps : le serein et l'agité. Il faudrait faire les mêmes opérations pour le preste et le lent.

Tous ces couples sont susceptibles d'inversion c'est-à-dire qu'il faut voir dans le contexte ce qui est pris en bonne part et ce qui est pris en mauvaise part, et ça peut même être alternativement l'un ou l'autre.

Par exemple une grande différence est à la base de notre Occident, c'est la différence entre ce qui demeure et ce qui passe, puisqu'on oppose Parménide et Héraclite avec la distinction de l'être immuable et du devenir ("Tout coule" dit Héraclite). Or c'est une opposition scolaire, simpliste. En réalité le rapport de l'être stable et du devenir est beaucoup plus subtil que cela parce que Parménide comme Héraclite - surtout Héraclite - garde soigneusement les deux choses, un principe n'exclut pas l'autre. Le traitement du rapport entre l'être et le devenir sera le grand sujet d'Aristote (chez lui les deux s'opposent). Chez Platon ce sera la distinction des intelligibles qui sont fermes et stables, éternels, et des sensibles qui sont fluants. Ensuite la distinction d'un monde fixe et d'un monde fluant survivra dans la distinction du monde spirituel par opposition au monde temporel. Même dans le clergé, il y en a un qui est régulier et l'autre séculier (dans le siècle).

Nous reviendrons sur une indication que nous avons faite, une phrase prononcée que nous n'avons pas encore commencée d'entendre : « En Dieu le verbe "demeurer" et le verbe "venir" sont indissociables ». (…) Il nous faudra voir comment et pourquoi nous vivons dans "le temps qui vient" en continuant de vivre dans "ce temps-ci"[2], comment cela reforme notre façon d'être au monde, comment cela reformerait notre façon d'être à la vieillesse, à la mort, à la jeunesse…



[1]Du fait que je n'ai pas le poème en question, et seulement l'enregistrement oral de la séance, il est possible qu'il y ait des erreurs !

[2] J-M Martin fait référence à la distinction d'origine hébraïque, voir "Ce monde-ci" / "le monde qui vient" : espace régi par mort et meurtre / espace régi par vie et agapê.

 

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