Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 121 511
Archives
1 décembre 2022

Considérations critiques sur la distinction nature/surnature ; retour à l'Évangile

La distinction nature/surnature telle qu'employée en christianisme, en particulier par saint Thomas d'Aquin n'a rien à voir avec la distinction qu'on fait aujourd'hui entre des événements "surnaturels" (qui passent outre aux processus scientifiquement explicables) et des événements "naturels". Donc avant de poser des considérations critiques sur cette distinction théologique, il faut d'abord comprendre ce qu'elle signifie. Il faut voir qu'à l'époque de Thomas d'Aquin la notion de "nature humaine" qui vient d'Aristote est dans l'air. Thomas d'Aquin choisit de l'intégrer, ce qui l'oblige à construire un ensemble de concepts complexes qui, d'un certain point de vue, défigure l'Écriture, et qui pourtant est nécessaire à cette époque.

Jean-Marie Martin a été professeur de dogmatique à l'Institut Catholique de Paris. Dans ses enseignements à l'ICP puis après sa retraite, il prenait soin de montrer combien le rapport nature/surnature n'est pas respectueux de l'Évangile, et proposait de retourner à l'Évangile.

Le texte mis ici est une suite d'extraits des sessions qu'il a animées, ce n'est donc pas un cours suivi et il peut y avoir des redites. Un autre message du blog porte sur le mot "nature" et complète ce qui est dit ici[1].

 

Considérations critiques sur la distinction nature/surnature

Retour à l'Évangile

Par Jean-Marie Martin

 

La notion structurante en théologie classique est la distinction entre nature et surnature : la "surnature" est ce qui, dans l'homme, est au-dessus des ressources qui lui viennent de sa nature[2].

 

1) D'où vient cette idée de surnature ?

Le XIIIe siècle est le siècle le plus rationaliste que je connaisse. Ils sont fascinés par la Métaphysique d'Aristote qui leur arrive par la traduction latine qui vient soit de l'arabe soit du grec. Aristote est censé dire ce qu'est la nature. Et comme cela ne coïncide pas tout à fait avec ce qu'ils entendent de l'Écriture, une répartition se fait entre « ce que je sais au titre de la raison » et « ce que je sais au titre de la foi ».[3]

Les théologiens sont donc obligés de distinguer entre la nature humaine telle qu'Aristote en parle et puis ce qui apparaît dans l'homme christique.

Par exemple le mot de salut implique deux choses, dans la dogmatique mais aussi dans la théologie classique, deux choses très souvent liées : salut signifie "être sauvé par rapport à la situation pécheresse", mais il signifie aussi "être surélevé". En effet l'homme a pour destin de voir Dieu, et voir Dieu n'est pas dans les limites de sa nature. D'où le besoin de penser une surnature, pas au sens surnaturel mais au sens d'une capacité donnée à l'homme au-delà de ce que pouvait postuler sa nature. Et il faut voir qu'aujourd'hui, la nature c'est justement ce qui n'est pas l'humain !

 

2) Quelques conséquences de la distinction nature/surnature

Thomas d'Aquin par Carlo CrivelliLes théologiens ont une confiance très grande dans Aristote, ils maintiennent le concept de nature, étudient tout ce qu'ils peuvent étudier selon la nature humaine à la lumen naturale rationis (à la lumière naturelle de la raison). Et comme ce n'est pas adéquat à l'homme christique, à l'homme que présente l'Évangile, ils appellent "surnature" ce surplus inadéquat : c'est quelque chose de surajouté. On va alors distinguer, dans l'homme que nous connaissons, une part naturelle et une part surnaturelle. Autrement dit Dieu, en plus de la nature, nous donne une vocation sur-naturelle qui dépasse les limites, les possibilités ou les exigences de notre nature

Et c'était très bien de le faire parce qu'il est vrai que l'homme d'Aristote et l'homme de l'Évangile ne sont pas le même. Cependant la distinction est une distinction très située, ce n'est pas la distinction que l'Évangile promeut, c'est une interprétation de l'Évangile qui est faite dans un dialogue entre l'Évangile et l'oreille d'Occident, la capacité d'écoute d'Occident d'une époque. Ce n'est du reste plus la même aujourd'hui.

Il faut voir que le concept de nature humaine fait florès au XIIIe siècle, donc il était inévitable d'en tenir compte. Tout le mérite de l'Église est alors de dire que cette notion-là ne remplit pas pleinement ce que dit l'Évangile. Le malheur est que ce qui va devenir le plus essentiel est ce que nous appelons la nature, et le surnaturel devient un surplus.

Vous trouvez la distinction entre nature et surnature chez saint Thomas d'Aquin. Sa Somme contre les gentils, c'est-à-dire contre les païens (contre les nations) contient plusieurs parties : les trois premières parties traitent de tout ce qui est susceptible d'être débattu naturellement, tandis que la quatrième partie concerne le reste (la Trinité, les sacrements…). La création elle-même est d'entrée du côté de la nature.

La distinction nature/surnature se retrouve à différents niveaux. Par exemple une des questions qui a été posée c'était : est-ce que je puis faire le bien sans avoir la foi ? La réponse classique des théologiens était : sans la foi tu peux faire un "bien naturel" mais il n'est pas salvifique. Ils faisaient la différence entre le "bien naturel" et le "bien surnaturel"[4], car sinon cela aurait signifié que les œuvres de ceux qui n'ont pas la foi étaient des péchés. Non ! Donc ils ont fait une tentative en parlant d'un bien qui n'a pas proportion avec la vie éternelle, à savoir d'un bien qui relèverait de la nature. Ils ont introduit cette notion indispensable de nature pour que la distinction puisse être faite. Mais ça aboutit à quelque chose d'absurde.

 

3) Que dit l'Évangile ?

Pour l'Évangile il y a deux naissances. En effet, la foi c'est entendre, et entendre me donne de "naître" comme le dit Jésus à Nicodème : « Si quelqu'un ne naît pas du Pneuma de résurrection, il n'entre pas dans le Royaume » (Jn 3). Autrement dit entrer dans l'espace nouveau, dans l'espace de Dieu, ne se fait pas au titre de ma première naissance, de ma naissance biologique d'une part et de ma naissance à l'État civil d'autre part – qui est déterminé par le nom du père, de la mère, le lieu de naissance…  La carte d'identité est une trace de mon identité naturelle. J'ai une langue maternelle, j'ai un patri-moine culturel etc. Cette naissance-là correspond à la situation adamique des chapitres 2 et 3 de la Genèse. Si bien qu'il y a l'homme dans l'homme.

La christité est un homme séminal qui est par mode de semence au cœur de tout homme peut-être, mais qui, en tout cas, cohabite de façon provisoire avec ma naissance civile et biologique

Accéder à la région de Dieu, c'est donc naître de plus originaire, c'est émerger du vouloir de Dieu ou de ma semence insue – semence est un terme qui court tout au long de l'évangile de Jean –, et c'est le lieu de mon identité authentique.

La proclamation évangélique n'est pas quelque chose qui vient s'ajouter paisiblement à ce que je sais déjà, c'est quelque chose qui reprend la totalité par en-dessous, c'est une naissance de plus originel. Tous les indices dont on se sert pour caractériser un individu est repris par une naissance qui me fait naître de plus originaire, et qui d'une certaine façon entre en conflit avec mon natif. Je dis « mon natif » parce que je veux éviter « ma nature » qui est autre chose.

J'ai dit que la naissance dont je parle est une naissance "de plus originaire", et cela est conforme au concept johannique de temps puisque le plus originaire vient après. C'est ce que dit le Baptiste : « Celui-ci vient après moi parce que avant moi il était » (Jn 1, 30).

Plutôt que de parler de surnaturel, il faudrait donc nous habituer, pour être dans la ligne de l'Écriture, à parler de notre être "pré-natif". En prononçant ce mot-là, nous sommes dans l'esprit de Jean par rapport à ce qu'il dit de la naissance.

 

4) Le rapport création-résurrection n'est pas de type nature/surnature

Nous avons toujours plus ou moins à l’esprit le schéma d'une création lointaine et ensuite d'un fait historique qui est la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ. Or cette répartition entre la création de la nature et la résurrection d'une factualité qui apporte la surnature est totalement absente de la structure des évangiles. C'est une fabrication de la théologie au cours des siècles.

La notion de nature humaine n'est pas du tout une notion biblique. Phusis ou ousia, deux mots pour dire nature, sont des mots de la grande spéculation de la philosophie grecque dans son âge d'or, et qui se trouvent même chez les présocratiques d'une certaine manière ; nature est un mot de notre Occident.

Le rapport création-résurrection n'est pas le rapport d'une chose naturelle à une chose surnaturelle qui serait la résurrection, c'est le rapport du caché au manifesté. Mais ce qui est contenu dans la Genèse, je ne le sais qu'à partir de la manifestation, donc à partir de la résurrection.

 

5) Qu'en est-il du salut de ceux qui n'ont pas connu le Christ ?

Certains se posent alors la question : est-ce qu'un Juif d'avant Jésus-Christ lisant la Genèse peut lire ce que j'ai lu ? Autrement dit : est-ce que, antécédemment à l'expérience christique de résurrection, cela peut être lu ainsi ? Bien sûr le détail de la formulation n'aurait pas été celui que j'ai fait puisque je lis à partir de la résurrection. Néanmoins un certain nombre d'approches dans leur différence même – donc qui ne se ressemblent pas – peuvent revenir au même, parce que tout ce que la résurrection a à dire est enclos, inclus dans les mots de la Genèse. La résurrection est ce qui rend possible la lecture que je fais de la Genèse, mais la résurrection n'est pas liée à ce qu'on pourrait appeler le moment historique de la résurrection du Christ. La résurrection est une dimension de vie christique dont des lueurs, des fragments, sinon la totalité, est dans ce moment historique de la résurrection.

Le Christ n'est jamais considéré du point de vue historique comme le commencement du salut : la venue christique éclaire l'après-christique mais aussi l'avant-christique. Il n'y a pas un salut particulier pour ceux qui sont avant Jésus-Christ. Jésus sauve ceux qui sont avant lui. Il n'y a de salut qu'en Jésus-Christ. Autrement dit, ce qui importe dans la résurrection ce n'est pas le moment historique de la résurrection.

Et donc toute théophanie authentique est une participation à ce que nous célébrons comme théophanie plénière de la résurrection. Il serait pathétique de penser qu'il y a un salut naturel (c'est-à-dire sans la venue surnaturelle du Christ) pour certains, qui serait un salut autre. Il n'y a qu'un salut pour ceux qui ont connu explicitement le Christ, et pour ceux qui ne l'ont pas connu… Le mot Christ dépasse la totalité du salut du Christ, et non pas ce qu'un historien peut en apercevoir comme émergeant à un certain moment et initiant une certaine forme de société, société sur laquelle du reste on croit des choses qui ne sont pas.

Quant à la question de savoir s'il y a un salut naturel ! Le mot salut au sens naturel du terme est aberrant, il est lié à l'idée occidentale de nature qui serait quelque chose de pareil partout, qui définirait l'homme, et ça c'est nul.

En revanche on pourrait se demander : est-ce qu'il y a un salut pour l'islam authentique, un salut pour l'hindouisme des védas, un salut pour... En fait il n'y a pas de saluts différents, il y a qu'un salut qui est christique. Mais le salut christique ne consiste pas dans l'apparition aux yeux de l'historien du christianisme sociologiquement perceptible[5].

On a pensé longtemps – c'est la question du salut des hommes – on a pensé longtemps que tous les hommes pouvaient être sauvés par Jésus-Christ "en dépit de" leur mauvaise religion éventuelle. La réponse était oui. Mais la question qui se pose plutôt aujourd'hui c'est : est-ce que les hommes non-christiques de proclamation ou d'appartenance sociologique peuvent être sauvés précisément par la source de leur religion ? La réponse est oui et non : non parce que le Christ dit « Je suis le chemin » ; et donc tout ce qui sauve est christique ; oui : si au cœur d'une autre tradition spirituelle se trouve "le même" que le christique : alors on peut dire oui. Mais faites bien attention : « le même que le christique » n'est pas « le pareil ».

Je ne veux donc pas dire qu'ils seraient sauvés parce qu'il y aurait dans leur religion des affirmations partiellement semblables à celles de l'Évangile, pas du tout. Mais je dis ceci : au point sourciel, est-ce que les altérités perceptibles d'une source religieuse à une autre source religieuse sont suffisamment mêmes pour se parler entre elles, c'est-à-dire pour qu'il y ait dialogue de sources ?

L'œcuménisme éventuel, au sens du rapport entre les grandes traditions religieuses, dont je ne sais s'il a une issue sur le plan de l'histoire, mais dont il m'importe de me questionner sur la signification eschatologique, c'est-à-dire ultime, cet œcuménisme n'est pas un œcuménisme de débats, de négociations, de mélanges de doctrines, d'ajustements, de syncrétisme ; la question est de savoir comment au plus profond de chacune des sources il y a la résonance du même dans un discours et des structures institutionnelles qui ne sont pas pareils.

 

6) La distinction nature et surnature est esquissée dès le IIe siècle, et elle induit déjà certaines lectures

À propos du verset de la Genèse « Faisons l'homme à notre image et semblance » il y a une inversion qui s'est produite au niveau de la signification des mots. En hébreu c'est le mot image (tselem) qui est fort et le mot semblance (demut) qui marque une distance : tselem (image) n'a pas le sens dégradé qu'il a chez nous, et demut (semblance) n'est employé que comme une semblance approximative. Or les pères de l'Église vont entendre ces mots à l'envers : pour eux l'image c'est ce qui correspond à "l'homme naturel" et la ressemblance sera la perfection de l'image. Vous êtes sans doute plus habitués à la lecture des pères de l'Église.

 

7) Vertus naturelles et vertus surnaturelles

L'Évangile n'est pas éthique pour bien des raisons, il n'est ni morale ni éthique, ce n'est pas son essence, ce n'est pas son être. Mais la pensée occidentale dégage une éthique : elle pose d'abord une définition physique ou métaphysique, et le rapport de ce qui est défini physiquement comme homme à son activité, à sa capacité de poser des actes, suppose des dispositions acquises ou infuses ou innées vers cela. C'est pourquoi, si on veut faire une définition de l'amour en théologie classique, on dit que l'amour au sens chrétien du terme est une vertu. Mais ce n'est pas une vertu connue d'Aristote. vous connaissez les grandes vertus connues par Aristote qu'on appelle les vertus cardinales : la prudence, la force, la tempérance et la justice. Moi, je savais énumérer les quatre vertus cardinales au petit catéchisme, à 7 ans. Je croyais que c'était l'Évangile, mais c'était Aristote !

Pour ce qui est de l'agapê, de la foi, de l'espérance, dont il est question abondamment de façon disparate tout au long des évangiles, elles ont ce même caractère d'être des vertus. Mais comme ce ne sont pas des vertus naturelles, ce sont des vertus surnaturelles ; parce que l'homme chrétien, en plus d'avoir la nature humaine, a une vocation à plus grand que sa nature, une vocation qui est appelée surnaturelle. La grâce et les vertus opératives qui suivent de la grâce, qualifient, requalifient l'homme, dans une autre dimension au-delà de ses capacités naturelles. Pour les distinguer des premières on les a appelées – au XIIe siècle, avant la deuxième arrivée d'Aristote – les vertus théologales : foi, espérance, charité. Ensuite tout l'ensemble que je viens de dire, c'est Thomas d'Aquin, mais le terme "théologal" le précède.

Il ne faut pas oublier que l'histoire de la pensée chrétienne n'est pas l'histoire de l'Évangile, mais que c'est l'histoire du bon débat qui a eu lieu entre l'Évangile et une culture qui se trouve être la culture occidentale. Ce qui est regrettable, c'est que, d'un point de vue missionnaire (dans le grand sens du terme), on ne pense pas que l'Évangile puisse entrer en débat avec une autre culture sans la nécessaire médiation de la culture occidentale, qu'on ne perçoive pas ce qui, dans le discours chrétien, relève de l'Évangile, et ce qui relève de notre culture persistante, et cela, nous n'avons pas nécessairement à le transporter dans d'autres cultures. Il faut d'abord apprendre à décoller de notre écoute occidentale de l'Évangile pour pouvoir porter l'Évangile. On entend parfois cela comme une dépréciation de notre Occident. Vous savez, j'aime Aristote, j'aime Platon, Beethoven, Rilke, Dante… seulement je ne dis pas que c'est l'Évangile.



[2] Le mot natura en latin, originellement, veut dire "naissance". Le grand poème de Lucrèce, De Natura  Rerum, ce n'est pas « de la nature des choses » comme on traduit habituellement, mais c'est « de la naissance des choses ». Le mot nature vient du mot naître alors qu'en grec le mot ousia ne vient pas du tout de cette étymologie-là.

[3] C'est d'abord une répartition de droit, mais plus tard ces deux disciplines vont se séparer de fait, et enfin elles vont se combattre. Par exemple au XVIIIe siècle français, Voltaire, d'Alembert, Diderot qu'on appelle des philosophes, sont plutôt des publicistes. Voltaire affirme : « Je ne puis songer que cette horloge existe et n'ait point d'horloger », c'est-à-dire qu'il faut bien une cause première pour mettre en branle le reste de l'univers ; c'est ce qu'on appelle le déisme. On peut appeler "théisme" le déisme implicite qui est dans la théologie, et "déisme" ce déisme qui ne fait plus simplement la distinction entre philosophie et théologie mais fait la guerre avec tout ce qui n’est pas déisme, tout le surplus qui est appelé la superstition, l'infâme etc.

[4] « Dans l'état de nature intègre (avant le péché), l'homme a besoin d'une vertu surajoutée à la vertu naturelle uniquement pour accomplir et vouloirle bien surnaturel. Mais, dans l'étatdenature corrompue, il en a besoin à un double titre :d'abord pourêtre guéri ; ensuite pour accomplir le bien surnaturel, lequel est le bien méritoire. » (Saint Thomas d'Aquin, Somme Théologique, IIa-IIae, q.109, a2)

[5] Cf. les messages du blog sur la christité (tag christité), en particulier La christité présente en tout homme. La figure de l'Eglise dans le monde.

 

Commentaires