Jean 20, 11-18 : L'expérience du Ressuscité ; la vérité du corps de Résurrection
« J'ai vu le Seigneur » dit Marie-Madeleine aux disciples. Mais qu'est-ce que faire l'expérience du Ressuscité, le "voir" ? Quelle place tient une telle expérience dans l'accomplissement même de la Résurrection ? Ces questions et d'autres, Jean-Marie Martin y a répondu lorsqu'il a commenté le texte de Jn 20, 11-18[1].
Ensuite il a fait une reprise où il étudie la question de la vérité du corps de Résurrection, et là il réfléchit tout autrement, d'ailleurs il le dit lui-même : « Ce discours renverse la calme distinction de la psychologie et de la biologie, du corps et de l'âme. » Notez que ceci est la transcription réalisée à partir d'enregistrements…
Résurrection
Aujourd’hui nous abordons un texte de saint Jean, celui où Marie Madeleine fait l'expérience du Ressuscité et va dire aux disciples « J'ai vu le Seigneur ». Nous nous approchons ainsi de la Résurrection, mais toujours en ce qui la recueille. L'expression « J'ai vu le Seigneur » signifie « J'ai vu le Ressuscité ». L'objet de notre recherche n'est pas seulement le sens du Ressuscité, mais aussi ce que veut dire « j'ai vu » …
Voir entendre toucher dire. Il y a là ce que nous appelons provisoirement une expérience, et cette expérience est ce qui recueille, ce qui assure la réception, comme dit Jean au début de son évangile : « ceux qui l'ont reçu ». Donc nous ne pouvons pas viser un prétendu fait, celui-ci d'ailleurs se dérobe dès qu'on cherche à l'isoler puisque la Résurrection n'est rien hors de son recueil propre, et que le mode même de voir est accomplissement de ce qui est vu.
Pour nous, le texte articule cette vision, et nous avons partage de cette vision en nous soumettant à l'articulation du texte. On se penche gravement, et à juste titre sur l'expérience poétique d'un Rimbaud, sur ce dérèglement des sens et du sens commun qui révèle une expérience autre, et on voudrait économiser ce retournement des sens et du sens qui, seul, rend plausible en son lieu la parole de la Madeleine et de Jean ! Il en va donc pour nous simultanément d'une lecture qui ne consiste pas simplement à prendre connaissance d'un fait de jadis. Il y va pour nous, d'un dérèglement, ou plus exactement d'un renversement, d'un retournement des sens et du sens pour que ce que signifie voir, toucher, entendre, prennent le sens que cela a dans son lieu. Nous allons occuper ce chapitre par la lecture de l'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine, tel qu'il est célébré dans Jean 20, 11-18.
Je calque le texte grec.
- 11Marie se tenait près du tombeau, à l'extérieur, en pleurs. Tandis donc qu'elle pleurait, elle se pencha vers le tombeau 12et elle constate deux anges en blanc assis, l'un du côté de la tête, et l'un du côté des pieds, à l'endroit où avait été couché le corps de Jésus. 13Et ceux-ci lui disent : "Femme, pourquoi pleures-tu ?" Elle leur dit : "parce qu'ils ont levé (enlevé) mon Seigneur, et je ne sais pas où ils l'ont posé (déposé)". 14Ayant dit cela, elle se retourna vers l'arrière et elle constate Jésus, debout, mais elle ne savait pas que c'est Jésus. 15Jésus lui dit : "Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?" Elle, pensant que c'est le gardien du jardin, lui dit : "Monsieur, si c'est toi qui l'as enlevé, dis-moi où tu l'as posé et moi je le lèverai (je l'enlèverai)". 16Jésus lui dit : "Mariam". Celle-ci, se retournant, lui dit en hébreu : "Rabbouni", ce qui se traduit : "maître". 17Jésus lui dit : "Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père, mais va vers mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, et mon Dieu et votre Dieu". 18Marie la Magdaleine va annoncer aux disciples : "J'ai vu le Seigneur et il m'a dit cela".
Je vais ranger les différentes approches que nous pouvons faire de ce texte sous quatre chefs :
- Les retournements.
- J'ai vu le Seigneur.
- Où l'as-tu couché ?
- Ne me touche pas.
Puis nous tenterons ensuite une sorte de reprise, un certain appropriement de la chose du texte pour nous.
1°) Les retournements.
Dans la lecture spontanée de ce texte, très souvent surgit la question : comment se fait-il qu'elle ne reconnaisse pas Jésus ? Et cette même question se pose à propos d'un certain nombre de récits des apparitions du Ressuscité. Le plus connu est sans doute celui des pèlerins d'Emmaüs en saint Luc où il y a un très long cheminement dans la méconnaissance jusqu'au moment où les yeux s'ouvrent. Il ne s'agit pas pour nous ici de répondre à la question telle qu'elle se pose spontanément. Cependant cette question est l'indice de quelque chose qui nous intéresse dans le texte. En effet, il faut lire ce texte à partir de « J'ai vu le Seigneur », donc à partir du verset 18. Tout le texte parle à partir de là. Et il caractérise tout ce qui précède ce plein de l'expérience comme un non-voir, comme une non-connaissance.
Dans mon calque j'ai attentivement traduit le verbe théôreïn par "constater", et le verbe oran par "voir". Dans le premier cas elle ne fait que constater, elle ne voit pas. Il y a un mode de constat qui est "ne pas voir". Ce point s'éclairera pour nous dans un texte parallèle de saint Jean qui met précisément en opposition ces deux verbes.
Ce qui précède dans le récit, c'est la méconnaissance, mais la méconnaissance ne se connaît comme telle que par le fait que la connaissance est venue. Et c'est cela qui se décrit comme un véritable retournement.
En fait, nous avons ici deux retournements. Il m'amuse parfois de poser la question : étant donné le nombre de fois où Marie se retourne, quelle est sa position finale lorsqu'elle voit Jésus ? La réponse c'est que normalement, elle lui tourne le dos ! Cela veut dire que les retournements dont il est question ici ne sont pas des gestes topographique, anecdotiques, mais à chaque fois, il y va du retournement de tout l'être, il y va du retournement du regard. C'est là une conversion. Et cela interprète l'étape antérieure à partir de l'étape suivante comme le déjà-là du non-reconnu : c'était déjà là… mais le « c'était déjà là » est quelque chose qui ne peut se dire qu'ensuite.
Nous verrons à un autre point de vue l'importance de ce mouvement puisque, à un autre niveau, lorsque Jean se fonde sur l'expérience du Ressuscité pour détecter la préexistence de Jésus par rapport à sa parution – on dira plus tard son éternité – cela n'est accessible qu'à partir de cette expérience, et c'est le sens du mouvement qui conduit à la protologie dont nous parlions l'autre jour. Il s'agit là d'un mouvement qui n'est pas réversible et qui n'est pas économisable, et il n'est pas égal de parler des premières choses en partant du Ressuscité ou bien de les poser d'abord à partir d'ailleurs comme un cadre dans lequel ensuite se tiendra l'incarnation et la résurrection du Christ. C'est là notre première réflexion qui nous aide à découvrir le mouvement du texte et nous invite pour notre propre compte à retourner notre lecture.
2°) « J'ai vu le Ressuscité ». Détour par Jn 16, 16 sq
Cette expression « J'ai vu le Ressuscité », nous allons l'étudier en référence à cet autre texte de Jean.
- « Un peu et vous ne me constaterez plus, et un peu en retour, et vous me verrez. »
Nous avons là précisément l'usage des deux mots grecs : théôrein et horan, que nous avons repérés comme bien distincts dans le récit de l'apparition à la Madeleine. On traduit couramment : « un peu de temps et vous ne me verrez plus, et encore un peu de temps, et après vous me reverrez. » Mais ce faisant, on ne fait pas la distinction entre les deux verbes, puisqu'on emploie deux fois le même verbe "voir" pour traduire. Et en plus on introduit une certaine succession temporelle "un peu de temps" ; et on essaie de répartir ces temps en considérant qu'il y a un moment où le Christ est présent et un autre moment où il n'est pas présent : peut-être n'est-il plus présent pendant son séjour dans le tombeau, ensuite il redevient présent ; bien, il n'est plus présent quand il s'en va à l'Ascension, ensuite il revient lors de la parousie, etc. Or ce qui est dit dans le texte n'est pas si simple ! En effet le texte poursuit :
- Les disciples se disaient les uns aux autres : “qu'est-ce qu'il nous dit là ? "Un peu et vous ne me constaterez plus, et un peu en retour et vous me verrez", et " je vais vers le Père". Ils disaient donc : “ qu'est-ce que c'est que ce peu qu'il nous dit ? Nous ne savons pas ce qu'il dit ” »
Ils ont raison ! Nous non plus, nous ne savons pas encore, et le texte lui-même nous indique qu'il y a là quelque chose de difficile à savoir.
- Jésus connut qu'ils voulaient l'interroger et il leur dit : vous cherchez entre vous à comprendre ce que j'ai dit : un peu et vous ne me constaterez plus et un peu en retour et vous me verrez – c'est la troisième fois que cette phrase est intégralement répétée – Amen, amen je vous dis… »
En vérité, il s'agit probablement là de l'opposition entre d'une part ce "constat" qui est en fait une véritable méconnaissance et qui n'est qu'un aspect partiel (un peu), et d'autre part l'autre aspect qui est de "voir". D'une certaine manière ces deux aspects s'excluent, c'est-à-dire que constater, ça n'est pas voir, et que voir n'est possible que si l'on a exclu le regard du simple constat.
Ce que je viens de dire est à mettre en parallèle avec : « Si je ne m'en vais, je n'enverrai pas l'Esprit », c'est-à-dire qu'il y a un mode d'être présent du Christ, et par suite de le recevoir, qui exclue l'autre mode. Et passer de l'un à l'autre est, dans le recueil du Christ, quelque chose comme vivre le passage de la vie terrestre de Jésus à sa Résurrection.
Nous retenons de là d'abord que ce que j'ai traduit par "constater" ne veut pas signifier ce que nous appelons couramment voir, et non seulement cela ne signifie pas "voir" mais cela le dénonce comme étant un "non-voir".
- « Amen, amen, je vous dis que vous pleurerez et vous lamenterez tandis que le monde se réjouira, vous serez dans la tristesse, et votre tristesse sera pour la joie. »
Après avoir noté la différence entre constater et voir, qui appartient à nos deux textes, après avoir relevé déjà l'attitude questionnante et cherchante des apôtres ici (vous cherchez entre vous, leur dit Jésus), et de Marie-Madeleine en Jn 20, (qui cherches-tu ?) voici maintenant le thème des pleurs : en Jn 20, « Marie-Madeleine se tenait au-dehors pleurant » ; et ici « vous pleurerez » (Jn 16). Enfin, Marie-Madeleine prend sans doute la dimension de signifier l'humanité dans toute sa quête, précisément en cela qu'elle est une femme.
- C'est ce qu'on trouve ans ce chapitre 16 : « la femme, quand elle enfante, a de la tristesse parce que son heure vient – nous connaissons la signification johannique de l'heure, et le fait que la venue de l'heure signifie quelque chose comme cet accouchement de l'humanité – mais quand l'enfant est né, elle ne se souvient plus de sa douleur à cause de la joie, [à savoir] qu'un homme est venu au monde. »
Ce n'est pas ici simplement une comparaison, voyez comment Jean œuvre son texte. Ce n'est pas une fable où il y a d'une part l'histoire d'une femme qui enfante, et d'autre part la morale qui dit le sens. La façon même dont est racontée l'histoire de la femme est déjà elle-même tout imprégnée de la signification par le choix même des termes spécifiques de la christologie de Jean, par exemple il est question d'un "homme qui vient vers le monde". L'un se dit dans l'autre. Il nous restera à voir si cette dimension de l'expérience de la pauvre petite Madeleine est vraiment celle-là.
- « Et vous, maintenant, vous avez tristesse, mais à nouveau je vous verrai et votre cœur se réjouira, et personne ne vous retirera votre joie, et en ce jour vous ne me demanderez rien. Amen, amen je vous dis, tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous l'accordera. »
Dans tout cela, il est question d'un cheminement qui se désigne comme zêtêsis (recherche) comme érotan (demander) et qui culmine dans aïtésis (la prière) c'est-à-dire qu'il y a là le développement d'une certaine qualité du mouvement qui est en cause dans le voir, dans ce voir.
3°) Où l'as-tu posé ? Détour par Jn 1, 35-40
Cette question, nous l'éclairerons également par un autre texte de saint Jean.
- « Le lendemain, Jean se tenait de nouveaux avec deux de ses disciples, et portant ses regards sur Jésus qui était en train de marcher, il dit : “Voici l'agneau de Dieu”. Et les deux disciples l'entendirent parler ainsi et ils suivaient Jésus. Jésus se retourna et les regardant marcher, leur dit : “Que cherchez-vous ?” Ils lui disent : “Rabbi - ce qui s'interprète didascale -où demeures-tu ?” Il leur dit : “Venez et voyez”. Ils allèrent donc et virent où il demeure, et ils demeurèrent auprès de lui ce jour-là. Il était environ la dixième heure. »
Nous retrouvons ici le retournement, qui est cette fois le retournement de Jésus, mais surtout nous retrouvons la question « que cherchez-vous ? » et une réponse semblable de la part des disciples cette fois, qui est : “Où ?”, donc une réponse qui est une question. Ici c'est la question « Où demeures-tu ? » tandis que nous avions la question « Où l'as-tu posé ? »
De la comparaison de ces différents textes, il ressort que tout se passe comme si Jean connaissait une sorte de processus initiatique, c'est-à-dire le bon processus d'accès à ce qu'est Jésus, et que, à chaque fois que quelqu'un accède à Jésus, il parcourt ce processus. Il s'agit ici d'une sorte d'initiation, j'allais même dire une sorte d'initiation exemplaire et quasi rituelle.
Cela vaut encore aujourd'hui lorsqu'au baptême on pose la question au catéchumène : « Que demandez-vous ? » Et ce qui est remarquable dans l'évangile de Jean, c'est que la réponse est une question.
Cela nous heurte un peu aujourd'hui parce que nous pensons que nous pouvons nous passer d'initiation. En fait il y a des chemins d'initiation, et il faut que l'impétrant se fasse questionnant, c'est-à-dire reconnaisse son ignorance, non seulement son ignorance sur quelque chose, mais sa désorientation fondamentale. La question « où ? » n'est qu'une question topographique.
Certaines années, j'avais développé attentivement ce point qui différencie la structure johannique et notre structure occidentale de pensée.
- Dans la structure johannique, la pensée est orientée par la question dominante « où ? », on la trouve dans tout son évangile : « D'où vient-il ? » ; « Où est-il ? »
- Dans la structure occidentale, toute notre pensée est orientée par la question « qu'est-ce que ? »
À d'autres égards, la question « où ? » est toujours nécessairement une question vocative : « Où demeures-tu ? », et la vocation (l'aspect vocatif) est le chemin de l'invocation c'est-à-dire qu'il y a toujours plus ou moins, dans cette désorientation, le trait de l'appel.
Poursuivons l'étude de cette structure. Que fait celui qui reçoit la question « où ? » ?
– Dans le cas des disciples, à la question « où demeures-tu ? » il invite à une marche : « Venez et voyez ». Mais cela ne veut pas dire : “venez et voyez ensuite” ; ça ne veut pas dire : “venez pour voir” mais ça veut dire : “venez, c'est votre façon de voir ; mettez-vous en mouvement.
– Dans le cas de Marie-Madeleine, Jésus ne répond pas d'abord à la question, puisque ni l'ange ni Jésus ne répondent à la question en tant que telle « où l'as-tu posé ? ». Mais ici en fait la réponse est « Mariam », donc le nom propre de la personne qui demande l'initiation, mais le nom propre qui lui est renvoyé par son interlocuteur.
Et il faut voir que pour les apôtres en Jn 1, quelques versets plus loin, Jésus entreprend de dire : « Simon, tu es Képhas ». Donc il lui donne le nom. Cela veut dire que la nomination et la docilité initiale n'est que la condition de la découverte de son nom propre, de la réassomption de soi-même dans son nom propre et de la véritable liberté, d'autre part dire le nom est ce qui établit effectivement la présence, ce qui ouvre l'espace.
Il est intéressant pour un baptême de montrer aux parents que donner un nom c'est donner ce par quoi cet enfant peut être appelé, reconnu, aimé, ce par quoi tout l'espace de relation de sa vie s'ouvrira. Bien sûr, je ne parle pas de la formalité de donner un nom, mais je parle d'apprendre la relation impliquée dans ce nom.
D'autre part, c'est entendre qui donne de voir. Jésus lui dit « Myriam », et c'est seulement d'avoir entendu son nom qu'elle voit et reconnaît Jésus. Il n'y a pas d'opposition entre ce qui serait la région sûre du constat sensoriel et la région incertaine qui serait celle de la parole, comme deux choses séparées selon ce qu'il en est chez nous maintenant.
De fait, on ne voit que dans une parole… même nous qui opposons la parole et l'expérience, nous ne voyons que dans une parole qui crée cette situation-là ! Et c'est ainsi que nous ne pouvons en aucune façon dissocier le discours de notre Nouveau Testament – car c'est lui qui donne à voir ce qu'il en est du Christ – nous ne pouvons pas le dissocier d'un fait sur lequel nous fonderions notre reconnaissance. C'est la parole qui donne à voir et qui donnera finalement à toucher.
La Madeleine entend, elle voit. Il est question ensuite de toucher.
Entendre, voir, toucher, ce sont dans l'ordre les trois verbes qui se trouvent dans l'incipit des premiers versets de la première lettre de Jean : « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu, ce que nous avons contemplé de nos yeux et ce que nos mains ont tâté au sujet du verbe de la vie. » C'est donc la même structure.
Enfin on peut relever une différence entre la vocation des apôtres et la vocation de la Madeleine. En effet, parce qu'elle est une femme et donc qu'elle représente le plus inférieur des états, l'expérience commence de plus loin, mais c'est ce qui fait aussi qu'elle va plus haut. Elle a une situation tout à fait centrale ici qui lui permet de s'étendre dans la dimension du haut comme dans la dimension du bas, et de ramasser la totalité de l'expérience de l'humanité, ce qui n'est pas dit des apôtres. La situation propre à Madeleine en tant que femme, nous la retrouverons dans sa signification lorsque nous étudierons tout à l'heure le petit mot « ne me touche pas ».
Peut-être qu'après ces premières tentatives de lecture, une question peut surgir. Est-ce qu'il s'agit là d'une construction exemplaire par laquelle Jean nous dit comment, en général et de façon archétypique, tout accès vers Dieu se produit, ou est-ce qu'il s'agit d'un récit minutieusement attentif à ce qui s'est effectivement vécu ? Ni l'un ni l'autre, mais pas non plus un mixte des deux. Sinon ce serait l'attitude d'une exégèse assez courante et assez facile qui nous reconduirait à la problématique : il y a premièrement un fait, et ensuite il est traité par chaque évangéliste suivant sa théologie. En effet c'est un peu "l'un et l'autre", et je ne dis pas c'est un peu l'un et un peu l'autre", mais plutôt : "ni l'un ni l'autre". Autrement dit, nous avons encore à ne pas mettre dans notre lieu ce qui est en question dans le texte, mais à garder ouverte la question nous aussi, et de façon sans doute progressive. En effet, toujours cependant cela reste une question et tenir cette question comme question est au cœur de la foi. Tout autre tentative de réponse manque le lieu même de la foi.
Nous avons remarqué que la question « où ? » est une question initiale de débutant, mais que par ailleurs sous la forme de la prière elle est au cœur du plus parfait et elle demeure sous des modalités diverses. La question « où ? » chez Jean est la question structurante, mais c'est une question non répondue. Et c'est dit explicitement : « Le pneuma, tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. – la nescience du "où" qui est la question « où ? » ; le "où" comme question est essentiel – tu entends sa voix. » C'est à partir de l'entendre la voix qui pour nous s'articule dans ce texte que nous lisons, que la question « où ? » se pose et demeure justement posée.
4°) Ne me touche pas (v. 17).
Ce mot est considéré généralement comme assez énigmatique. : « Ne me touche pas parce que je ne suis pas encore monté vers le Père… »
Tout d'abord une première difficulté serait celle-ci : ne me touche pas est très apparemment en liaison avec « je ne suis pas encore monté vers le Père. » (v. 17). Or il est étonnant que Jésus ressuscité dise : « je ne suis pas encore monté vers le Père ». Peut-être que cela ne vous étonne pas, parce que vous êtes accoutumés à distinguer selon une représentation de type plutôt lucanien la Résurrection comme une chose, l'Ascension comme une autre. Mais nous verrons que chez saint Jean, et conformément à une traduction du premier âge chrétien, c'est la Résurrection même qui est retour au Père, montée vers le Père.
D'autre part, à première vue, on ne voit pas très bien le rapport qui existe entre « ne me touche pas » et « je ne suis pas encore monté au Père ». Il ne faut pas oublier le "encore". Il est indispensable pour l'intelligence du texte alors qu'on a tenté des traductions comme « ne me retiens pas », ou « ne m'empêche pas de monter ». Non.
Il y a également une difficulté qui surgit du fait que, fondamentalement, entendre, voir, toucher, disent le même "fondamentalement", ce qui n'exclut pas le délicat rapport de différence suivant les textes, et l'usage de tel ou tel de ces mots. Et puis, dans le chapitre suivant, Jésus n'est pas non plus remonté au Père alors qu'il se donne à toucher à l'apôtre Thomas, dans un récit où joue une sorte de distinction entre "voir" et "croire" qui est assez curieuse dans la mentalité johannique, puisque croire et voir, fondamentalement, sont en général le même.
Voyons d'abord le rapport : « je ne suis pas encore monté vers le Père » et la suite : « mais va vers mes frères et dis-leur… » Ce passage est pleinement intelligible si l'on sait que dans l'évangile de Jean, "monter vers le Père" et "venir aux frères" est le même mouvement. "Monter vers le Père" ne signifie pas "nous quitter", mais au contraire "nous atteindre", c'est-à-dire que Jésus effectivement monte vers le Père à la mesure précisément où il est recueilli par nous comme Fils.
L'imaginaire habituel de la signification de l'Ascension est tout à fait hors de propos dans l'évangile de Jean. Ce point nous aurons l'occasion de le manifester en lisant par exemple le chapitre 17 de Jean. Je ne fais pour l'instant que le signaler comme un repère.
Et Jésus continue d'expliquer (je glose) : « Va vers mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père qui est aussi votre Père, mon Dieu qui est aussi votre Dieu désormais”. »
L'identité de « mon Père et votre Père » indique cette présence simultanée au Père et à nous, du moins en laisse trace, dans le texte qui est le nôtre maintenant.
Qu'est-ce qui manque donc à Jésus ? Ce n'est pas dans tous les sens du terme de n'être pas remonté au Père – il y a identité entre la Résurrection et la présence au Père – mais ce qui manque, c'est que ce retour n'est pas encore totalement accompli. En effet, le retour de Jésus au Père ne sera totalement accompli que lorsque tous les frères auront recueilli Jésus. Autrement dit Jésus est ressuscité pleinement, et cependant il n'est pas pleinement ressuscité ! La Résurrection au sens eschatologique n'est pas pleinement accomplie. Et par suite, ce qui accomplit le corps plein de Jésus ressuscité c'est que, effectivement, les frères le recueillent, le reçoivent dans la foi.
Et ceci nous permet de revenir à « Ne me touche pas » car probablement dans ce passage saint Jean réserve au toucher la tâche de désigner l'accomplissement eschatologique du Corps du Christ. Et ceci nous introduit à la signification eschatologique de l'union de l'homme et de la femme dans la symbolique du toucher.
L'union de l'homme et de la femme est un symbole fondamental dès l'Ancien Testament sous la forme de l'union de Dieu et d'Israël. Cela est repris dans le Nouveau Testament comme union du Christ et de la totalité de l'Ekklêsia (qui est l'humanité convoquée). C'est quelque chose de ce genre, ici, qui est évoqué sous son aspect eschatologique.
Le thème des noces se trouve à plusieurs reprises dans saint Jean et il se trouve ici sa culmination. Par exemple en Jn 3, 29 Jean le Baptiste parle et se situe par rapport au Christ en disant : « Celui qui a l'épouse est l'époux, tandis que l'ami de l'époux, celui qui se tient debout et qui l'entend se réjouit de joie à cause de la voix de l'époux, c'est ainsi que ma joie est accomplie. »
Mais cette situation des noces est utilisée dans un sens proprement eschatologique, et c'est en ce sens que l'attitude féminine de Marie-Madeleine prend ce sens-là que j'avais évoqué dès le début, c'est-à-dire faisant signe symboliquement vers la thématique des noces qui indique ici la plénitude eschatologique de l'accomplissement du corps de résurrection.
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REPRISE
La vérité du corps de Résurrection
En guise de reprise de notre lecture, pouvons-nous tenter déjà de dire quelque chose sur la vérité du corps de résurrection ?
Nous n'emprunterons pas ici le détour savant qui passerait par une étude sur la signification de mots comme corps, corporel, matière, être, dans la pensée philosophique contemporaine de notre texte. Je propose, sans le justifier encore, d'occuper provisoirement le lieu où la psychologie contemporaine parle de corps propre, de schème corporel, etc.
Une forme contemporaine d'attention à la maternité ou de soin aux déficients correspond à un sentiment du corps qui devrait être familier à beaucoup d'entre vous, et je m'étonne que des femmes théologiennes ne sachent pas mettre au monde un discours sur le corps et sur le corps du Christ qui parle dans ce lieu etc., qu'elles ne fassent pas retentir pour nous le cri de Marie-Madeleine.
Notez qu'il ne s'agit pas de penser que le discours psychologique dirait de lui-même ce qu'il en est du corps, car il se juxtapose au discours du biologiste à la pratique duquel on recourt en hâte quand la psychologie la plus tendre s'alarme devant le péril de la maladie, retrouvant vite la vieille distinction du corps et de l'âme. Notez que le discours psychologique comme produit de science m'intéresse moins ici que le sentiment du corps qui l'accompagne, et que ce dernier vaudrait surtout comme motif primordial – j'ai parlé simplement d'occuper provisoirement le lieu de la psychologie.
Notez que la Résurrection ne se dit pas à partir de quelque sentiment du corps mortel que ce soit. Il s'agit de détecter à quoi d'essentiel la Résurrection peut toucher en nous pour se dire, étant entendu qu'elle ne réside pas en ce lieu, mais précisément dans le lieu non repéré qui se nomme la foi. Notez enfin que le recours à la prime enfance ou à la débilité ne vise pas à nous laisser dans un lieu régressif par rapport aux distinctions usuelles, mais à fréquenter un état suffisamment "mou et informe", comme la terre de Gn 1, 2 pour que de là, s'articule de meilleures répartitions et naisse un discours nouvellement ordonné, un nouveau cosmos.
Dans cette tentative, il nous faudra résister aux ornières de la grammaire, la première des structures de l'ancien monde. Résister à double titre parce que notre contemporanéité est liée par les modes appris de dire – la difficulté du langage des philosophes vient de là – et aussi parce que même cette contemporanéité est dénoncée par la Résurrection. Cette dernière ne nous touche que si elle nous touche dans notre contemporanéité, mais cela nous touche pour mettre en cause ce que nous sommes là.
À la question du corps, nous ne répondons donc pas "ce qui est un corps" ou "ce qu'est un corps", parce que notre usage monstratif (pronom démonstratif "ce") est trop investi comme substance ou objet (ce qui) ou comme concept définissant (ce que). Je propose que nous empruntions ce que la grammaire elle-même reconnaît en cela comme le moins défini, c'est-à-dire l'infinitif, par exemple : le corps : se présenter, venir, toucher, dire son nom, etc. ou alors avec le substantif abstrait : présence, venue, etc.
Remarquez l'usage johannique : le voir, la lumière, le chemin… dans des « Je suis » qui sont inaudibles dans notre grammaire usuelle, sinon comme figures de style, recueil de ce qui n'est pas entendu dans un texte. Dans « je suis la vie », "Je" ne peux demeurer un pronom au sens usuel à l'intérieur de l'énumération des pronoms personnels je-tu-il, ce qui nous reconduirait à la juxtaposition de substances ou sujets.
Même l'infinitif "être" se ferme dans notre usage qui dit sans plus qu'une chose est ou n'est pas, à l'origine d'ousia. À l'origine d'ousia il y a "parousie" qui signifie présence, dans le sens ouvert d'être-à, d'être-vers où d'être-pour.
Être c'est, au moins, être-au-monde. De même, dans le monde biblique, « Je suis », le nom de Dieu, signifie "je me présente", "je suis" pour nous. Il ne suffit pas de dire "relation", car pour nous la relation survient après coup entre deux sujets déjà constitués. Pour Jean, même en Dieu, être c'est toujours déjà "être vers", s'adresser la Parole (substantif abstrait) : « La Parole était tournée vers Dieu ». La parole acquiert le mode d'être touchable– « et le Verbe devint chair » – d'être exposée, dans tous les sens du terme.
Dans notre expérience native, le corps c'est "manquer", sous les formes co-appartenantes de l'appétit et de la détresse, du désir et de la peur. L'appétit chez le nourrisson, c'est d'être vers la tiédeur du lieu, le grain de la peau indistincte de la présence et de la voix de la mère, avant notre distinction des personnes et des choses, avant la distinction grammaticale de moi et d'autrui. L'ouverture au toucher, au voir, à l'entendre, sentiments et sensations. Être à la promesse et à la menace qui vont fixer les distinctions. Il y a là progrès qui enchante, et c'est venue au monde. Le sentiment du corps se reçoit du toucher de l'autre, aussi de sa parole… le sentir qui est corps, l'entendre qui est corps. Être accueilli et être refusé, la promesse et la menace, le désir et la peur… précisément, la distinction de "toi" et de "moi", la compréhension de mon corps qui est un "il" et qui est "moi", loin et proche, menaçant et aimable. Il est cela, exposé à la maladie, au couteau, au refus. Parfois tu es plus moi que ne l'est mon corps ainsi étranger, soumis au regard qui le définit, la place est faite pour le biologiste.
Ce discours renverse la calme distinction de la psychologie et de la biologie, du corps et de l'âme. La biologie devient un des modes du regard collectif par quoi l'homme manque son corps. Discours qui empruntait au départ celui de la psychologie et qui lui donnait congé pour atteindre à la région première de l'être, et qui retourne curieusement les vieux récits valentiniens[2] qui engendrent notre notion de matière à partir de termes anthropologiques du manque, de la peur et du désir. Articulations de Salut et relation, thème de notre année.
Entendre la Résurrection suppose, nous le verrons, un retournement. L'accueillir, c'est la foi ; la foi est nouvelle naissance. Comment voulez-vous prendre au sérieux une telle notion sans mettre en cause la première naissance telle qu'elle se donne à connaître ? Notre naître-à est partie prenante de ce que veut dire Résurrection. Or cela se donne toujours dans un paraître, dans une expérience fondamentale telle que l'expérience de Marie-Madeleine est à la fois première et modèle plein de notre propre foi. Entendre qui donne de voir et fait signe vers un toucher, ne va pas sans que nos modes natifs d'être au corps soient retournés.
Pour entendre ce que signifie Résurrection, dans le lieu de nos expériences natives nous aurons deux ressources : ou bien penser le retour à cette vie biologique comme un fait contestable source de notre histoire, ou bien le réduire métaphoriquement à désigner un éveil intérieur, éveil tel qu'une mémoire de ce qui est mort en réalité survit dans le cœur des fidèles. Or ce ne peut être ni l'un ni l'autre : la mise en échec de la mort ne peut être un événement enclos dans l'histoire mortelle, ni le retour à une vie biologique dont la mort programmée fait partie intégrante ; et cela ne peut être non plus une simple mémoire du mort, même si ce souvenir, au sens métaphorique, fait vivre. Nous sentons là une inadmissible réduction.
Le lieu de la Résurrection n'est pas de nos lieux natifs. Reconnaître le lieu propre ne va pas sans l'ouverture d'un nouveau regard, d'une nouvelle présence, la constitution d'un nouveau corps, qui ne cesse de mortifier notre sentir et notre penser natifs.
Nous avons tenté de le dire dans le langage anthropologique de la naissance, mais ce langage devait se charger d'une densité inouïe pour dire le poids du réel.
[1] Jean-Marie Martin a commenté beaucoup plus longuement ce texte lors d'une session, voir Jn 20, 11-18 : Apparition du ressuscité à Marie-Madeleine. Première lecture et Jn 20, 11-18 : Relecture à la lumière de Jn 16, 16-32. Le double retournement.
[2] Allusion au mythe valentinien. « Dans la vacuité extérieure au Plérôme il y a les vicissitudes de la fille de Sophia, c'est-à-dire de cet aspect de Sophia qui est rejeté hors du Plérôme, qui est considéré comme étant extra-pléromatique, dans le vide. Et ces vicissitudes, ce sont "les malheurs de Sophie". C'est ici que se situe la région des frayeurs, la crainte, la fuite, autant de tendances qui, solidifiées ensuite, constitueront le monde. » Voir Les malheurs de Sophie la Sagesse. Extraits de la Grande Notice d'Irénée.