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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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27 janvier 2023

Premiers mots de l'Évangile. 4/ "Image de Dieu" selon Ph 2, 6-11

Le texte de Ph 2 met en évidence deux figures d'Adam : Adam de Gn 1 (l'homme à l'image qui est le Christ) et Adam de Gn 3 (Adam qui saisit le fruit). C'est donc à partir de cet hymne très ancien que Jean-Marie Martin a étudié le terme "Image de Dieu" en tant qu'attribué au Christ.

Le Christ est dit clairement "image de Dieu" en Col 1, 15 : « Il est l'image du Dieu invisible »[1]. Dans le texte de Ph 2, c'est moins évident puisque ce n'est pas le terme "image" que Paul emploie, mais le terme forme (morphê), cependant si on lit Rm 8, 29 on voit que "image" et "forme" disent la même chose à propos du Christ.

La lecture de Ph 2 mise ici est courte, vous en avez une autre plus complète : Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation.

 

Crucifié roi, chapelle de la Bourgonnière, Maine et LoireCe message est le quatrième et dernier qui donne le début du cours de Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1980-81.

        I – 1/ "Ressuscité" selon 1 Cor 15, 1-11 et 23-26 ;
        II – 2/ "Seigneur" selon Rm 10, 6-17 ;
        III – 3/ "Fils de Dieu" selon Ac 13, Rm 1, Ep 1 et autres ;
        IV – Image de Dieu (Ph 2, 6-11), présent message

 

Image de Dieu

Lecture de Ph 2, 6-11

 

Voici d'abord non pas une traduction, mais un décalque sur le grec qui nous servira de référence.

  • « 5Ayez ce sentiment entre vous qui est aussi en Christ Jésus. 6[lui] qui, prédominant en image de Dieu (morphê de Dieu) n'a pas tenu pour une proie (harpagmon) d'être égal à Dieu, 7mais s'est vidé lui-même prenant l'image (la morphê) de serviteur, et devenu en similitude des hommes ; et pour la figure, trouvé comme un homme – on reconnaissait en lui un homme comme les autres –. 8Il s'est abaissé, devenant obéissant, [et dans son obéissance il est allé] jusqu'à la mort et la mort de la croix 9Et c'est pourquoi Dieu l'a exalté (élevé plus haut que tout) et lui a donné gracieusement le nom qui surpasse tout nom 10afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse des célestes, des terrestres, et des infra-terrestres, et que toute langue confesse que Jésus Christ [est] Seigneur pour la gloire de Dieu le Père. »

Ce texte est précieux à plusieurs titres. D'abord il est très ancien : les épîtres de Paul sont de rédaction antérieure à la rédaction de nos évangiles. Ce texte rentre dans les confessions de la Résurrection mentionnées ici sous le terme d'exaltation (ou d'élévation) et aussi sous le titre de "Seigneur". La proclamation de foi des épîtres est antérieure à la rédaction des évangiles, mais en outre saint Paul – et ici tous les exégètes le reconnaissent – utilise ici un hymne antérieur à sa propre lettre et en usage sans doute dans les communautés, et comme on connaît la permanence de la formule liturgique, cela peut nous reconduire très près des origines.

Vous voyez à quel titre déjà ce texte est pour nous précieux. Nous découvrirons en cours de route d'autres intérêts, particulièrement pour ce qui nous concerne dans ce texte.

Pour introduire à l'intelligence du texte, nous dirons qu'il est essentiellement structuré par une double référence à Adam.

 

Première référence à Adam.

Nous avons relevé d'abord le terme de harpagmon qui désigne le geste de saisir comme on saisit une proie, et qui caractérise le geste adamique de saisir le fruit ; et d'après le texte de la Genèse, ce que Adam essayait de saisir c'était le fait d'être égal à Dieu comme le dit le serpent : « Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront, et que vous serez comme des dieux » (Gn 3, 5). Or ici, d'après notre texte, ce que le Christ ne considère pas comme susceptible d'être saisi, c'est précisément "d'être égal à Dieu". L'idée de saisir est donc à retenir dans le texte, bien que l'on ait essayé des traductions différentes pour des raisons de mauvaise théologie. En effet, si on entend que le Christ est de toute façon Dieu, il ne peut pas être question de saisir ou de ne pas saisir l'égalité à Dieu ! Mais c'est alors un raisonnement théologique qui introduit une modification de traduction et non pas ce qu'impose le texte en lui-même.

D'autre part, toujours dans la même première référence à Adam, l'attitude du Christ est caractérisée par deux mots : celui que nous avons traduit au verset 8 par "s'abaisser" et qui correspond au substantif humiliation (tapéinosis) ; et le mot obéissance (hypakoos). Ces deux termes sont conduits à caractériser l'attitude du Christ par l'utilisation inversée du vocabulaire classique qui interprétait l'acte d'Adam comme acte d'orgueil et comme acte de désobéissance. Dans le judaïsme contemporain de Paul ces interprétations reviennent constamment, et on les trouve ailleurs chez saint Paul lui-même, en Romains 5.

Enfin, dernier indice, le terme de Seigneur : « il lui a donné gracieusement le nom » – ce nom est celui de Seigneur puisqu'il est dit ensuite : « que toute langue confesse que Jésus est Seigneur ». Notre texte indique que s'accomplit en Christ ce qui a été manqué en Adam puisqu'il lui avait été dit : « Fructifiez, multipliez et emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les volatiles des cieux et tous les animaux reptiles sur la terre. » La seigneurie manquée est précisément celle qui se trouve réalisée.

Voilà donc les traces qui nous permettent de déceler en arrière-fond de ce texte une référence à Adam, et une référence par mode d'opposition. Le texte est structuré par une opposition entre la réalité adamique et la réalité christique.

 

Deuxième référence à Adam qui, elle, n'est pas en opposition, mais en similitude ou en identité. C'est la référence à l'image de Dieu. Cette fois nous ne nous reportons plus à Genèse 3 qui racontait le geste pécheur d'Adam, mais nous nous reportons à Genèse 1 où Dieu délibère : « Faisons l'homme à notre image ». Or, pour la première lecture chrétienne, "l'homme à l'image", c'est le Christ ; en fait, c'est le Christ et c'est l'humanité dans le Christ.

Je profite de cette occasion pour montrer une attitude au texte qui est assez différente de la nôtre lorsque nous lisons la Bible. En effet, la référence à Adam de Gn 1 est différente de structure de la référence de Adam de Gn 3, puisqu'il ne s'agit pas du même. Vous voyez que les textes référentiels ne sont pas vus sous le schème d'une histoire continue, mais comme donnant des lieux de référence à des figures différentes.

 

Je dois justifier maintenant la référence que j'ai annoncée ici et qui est Ph 2, et dire qu'il faut en effet traduire par "image" le terme de morphê que nous trouvions au début. Je renvoie à la référence de Rm 8 que j'ai déjà eu l'occasion de citer lorsque nous avons étudié "Fils de Dieu", où nous trouvions l'expression : « que nous soyons conformes à l'image qu'est son fils (synmorphous tès éikonos tou huiou autou) » (v. 29). Il y a un rapport entre morphê et image comme du reste par ailleurs, il y a identité entre le terme d'image et le terme de Fils, ce qui est une nature conseillée ne serait-ce déjà que par des expressions comme « et il engendra un fils à son image » qui revient plusieurs fois dans la Genèse.

En revanche la similitude dont il est question dans notre texte, similitude avec les hommes, est à prendre dans un sens affaibli. L'image est présentification et quasi-identité ; à l'inverse homoiôma marque une similitude qui peut être trompeuse ou même simplement apparente. Par exemple chez saint Paul on trouve « en similitude de la chair de péché » : le Christ n'est qu'en homoiôma de la chair de péché. Cette réflexion d'une similitude large nous permet de prendre bien en compte dans le texte l'expression qui gêne tant la théologie classique : « et pour la figure il a été trouvé comme un homme » (v. 7).

Est-ce que nous sommes ici en train de dire que le Christ n'était pas un homme ? Non, ce que nous sommes en train de dire est beaucoup plus important et plus radical, c'est que notre conception de la nature humaine ne structure pas ce texte, et c'est pourquoi dans le verset 7, il faudrait remplacer le mot "homme" par "homme adamique" par exemple. Et cela nous conduit à remarquer que ni la notion de "nature humaine" d'une part, ni – nous l'avons déjà vu – la notion de "nature divine" d'autre part ne structure ce texte. Je vous signale que "nature", dans la théologie classique, désigne ce qu'est essentiellement quelque chose. Or le résiduel neutre qui fait abstraction de ce que nous appelons des qualificatifs, ce résiduel neutre n'existe pas dans la structuration de nos textes, il est un produit de la pensée occidentale. Il faut dire ici du concept de "nature" ce que nous aurons souvent à redire d'un certain imaginaire de l'espace et du temps qui sont proprement de notre héritage natif. Au cours des siècles ce texte a été accommodé au présupposé de la pensée occidentale, et c'est ainsi que d'assez bonne heure on y a découvert la mention de la "nature divine", la mention de l'Incarnation dans une nature humaine disjointe de la Résurrection qui intervient ensuite comme une anecdote. Dans la lecture banale de ce texte, il y a toutes ces méprises et mégardes sur lesquelles j'attire votre attention maintenant.

Encore une fois, il ne suit pas de ce que je dis que le Christ ne soit pas homme et ne soit pas Dieu. Si on pose la question comme ça : est-il homme, est-il Dieu ? Il faut répondre oui, et l'Église a très bien répondu oui. Cependant ce texte ne le dit pas. Non pas qu'il dise le contraire… Il parle d'autre chose et à partir d'ailleurs que de ces présupposés. Alors vous me direz : « mais si c'est vrai, ça nous suffit, que ce ne soit pas dans ce texte, peu importe. » Oui, mais ce qui est grave, c'est de ne pas entendre cela de très intéressant que peut-être il y a dans ce texte, parce qu'alors nous nous en servons comme prétexte pour dire autre chose.

Pour lire ce texte nous avons procédé à partir de ce que nous savions déjà dans l'Évangile, à savoir que ce texte parle à partir de la Résurrection et non pas à partir d'un imaginaire ou d'une théologie de l'Incarnation. Aussi bien, nous verrons en son temps qu'il n'est pas question dans le Nouveau Testament d'Incarnation au sens que la théologie postérieure accorde à ce mot. Ce qui est premier, ce n'est pas ce que nous plaçons au début ; ce qui est archique (de archê, principe) et architexturant, ça n'est pas ce que notre imaginaire historique nous pose comme initial.

En effet, c'est à partir de l'expérience de Résurrection exprimée dans le langage de la montée, ce qui se posera ensuite la notion corrélative de la descente. C'est la question johannique : « d'où est-il ? », question posée en langage topographique, langage de lieu ; elle se dit également en langage généalogique : « de qui es-tu fils ? » Voilà la question qui structure l'évangile de Jean, mais à partir de l'expérience de la Résurrection. Et cela n'est pas simplement johannique, on retrouverait exactement la même chose dans l'épître aux Éphésiens chez saint Paul : « Car qui est celui qui est monté, sinon celui qui est aussi descendu… » (Ep 4). Et tout l'imaginaire de la descente qui n'est pas précédée par l'intelligence de la Résurrection devient un imaginaire aberrant.

Donc ici, nous avons la profession de la Résurrection, notamment dans le langage de l'exaltation (de l'élévation) et dans le langage de la seigneurie. C'est ici que pointe l'intérêt particulier de ce texte : c'est que la Résurrection dans ce texte est chargée d'éclairer le sens de la vie mortelle de Jésus, et c'est cela qui nous fournit un passage vers ce que seront les évangiles, et cet éclairement se fait par la conscience de l'identité de la Résurrection et de la vie mortelle de Jésus. Il n'y a pas deux anecdotes successives, il n'y a même pas deux phases, mais deux faces du même. Il nous faudra essayer de comprendre ce que signifie la lecture de la vie mortelle de Jésus à la lumière de la Résurrection. Et qu'il s'agisse du même dans les deux cas, c'est ce qui se montre par recours à la protologie, par recours à l'image.

En effet le Christ réalise l'image, et par sa vie mortelle et par sa Résurrection, si bien qu'il faut gloser le texte. On serait tenté de traduire « Il est image de Dieu 7Mais il s'est vidé, prenant la forme du serviteur »par « Bien qu'il soit image de Dieu, néanmoins il s'est vidé », mais pas du tout, il n'y a ni “bien que”, ni “néanmoins”. Il faudrait plutôt entendre implicitement “parce que” : « parce qu'il prédomine image de Dieu, il n'a pas tenté de saisir comme une proie l'égalité à Dieu » et donc non pas comme on le traduit couramment "bien que". Et c'est ce "parce que" qui introduit toute la vie mortelle du Christ comme manifestation de l'image, parce que c'est la même chose ne pas saisir et de recevoir gratuitement. C'est donc là que nous retrouvons l'opposition harpagmon et écharisato (il lui a donné gracieusement…). Finalement, c'est "ne pas prendre" qui est "recevoir comme don".

 

Ce qui est extraordinaire, c'est que ce principe de lecture que Paul projette sur la vie du Christ est conforme à telle ou telle parole d'enseignement que le Christ a lui-même donné. Ce sont ses nombreuses paroles paradoxales sur perdre et gagner sa vie : c'est celui qui perd qui gagne. Il y a là un rapport très étroit entre la lecture de ce que nous appellerions l'événement Christ, et l'enseignement de Jésus ; et cela constitue pour moi une très profonde unité du Nouveau Testament. Et probablement que c'est la question la plus importante à examiner parce qu'il y va là de la lecture de la vie du Christ, il y va simultanément de ce qui est essentiellement être chrétien ; et comme le sens du don est réputé être l'attitude fondamentale chrétienne, c'est ici que nous trouvons pour le fond l'attitude eucharistique, le mot "eucharistie" signifiant "sens du don" ou "action de grâces". Le mot "eucharistie" est lui-même construit sur le même mot que charis (grâce) qui a été utilisé dans le verbe « il a été gracieusement donné ». Il va sans dire que quand je parle d'eucharistie ici, je ne parle pas de ce que peut évoquer spontanément ce mot comme un rite, de l'extérieur, souvent… c'est-à-dire que je veux bien cela, mais lu non pas de l'extérieur.

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