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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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20 février 2023

L'humanité du Christ d'après saint Irénée, ce qu'il emprunte aux valentiniens, comment cela modifie le discours chrétien

Ce qui est envisagé dans ce message, c'est la situation de "l'humanité du Christ" au moment où cela fait question, c'est-à-dire précisément au moment d'Irénée où la présence du docétisme (système de l'humanité apparente de Jésus) pose explicitement la question de l'humanité du Christ. Pour nous aujourd'hui, il semble que ce qui fait difficulté, ce n'est pas l'humanité de Jésus mais sa divinité. Or historiquement, la première chose qui ait fait difficulté et qui ait ensuite suscité des gauchissements de la compréhension de Jésus dans l'Église, c'est l'humanité de Jésus, non pas du reste au sens où nous pourrions le penser. En effet, ce n'est pas l'idée que Jésus aurait été simplement un mythe comme le pensent certains, mais c'est dans la compréhension même de Jésus : on pensait devoir reconnaître que l'humanité de Jésus ne pouvait être qu'une humanité apparente.

Ce message transcrit un cours donné par Jean-Marie Martin lorsqu'il était professeur de théologie à l'Institut Catholique de Paris en 1972-73. Il s'agit du cours donné au moment de Noël. Il nous introduit dans la pensée de saint Irénée mais aussi des valentiniens auxquels Irénée s'oppose tout en y puisant des éléments. Les notions qu'Irénée introduit vont ensuite modifier la pensée chrétienne des siècles suivants, et sont venus jusqu'à nous. C'est donc aussi une invitation à nous approcher du Christ d'une façon nouvelle qui recourt aux sources que sont en particulier saint Paul et saint Jean.

 

saint Irénée, la gloire de Dieu

L'humanité du Christ d'après saint Irénée

 

Ce nouveau chapitre de notre cours introduit une certaine cassure avec ce qui précède. Tous les chapitres antérieurs sont l'écoute du discours relativement homogène des sources[1] et ce sont certainement les plus importants des chapitres de cette année.

Nous abordons maintenant une lecture de l'histoire de la pensée chrétienne sub-apostolique ou post-apostolique. Ce que nous voulons faire est assez différent de ce que nous avons fait jusque-là à plusieurs titres.

Il y a d'abord, pensons-nous, même pour l'historien, une différence structurelle de la pensée. Des questions vont se poser qui, sous cette forme, n'avaient pas de place dans le premier discours chrétien. Et il faut bien comprendre que l'histoire de la pensée n'est pas tant l'histoire des réponses successives à une question que l'histoire des questions successives et différentes. C'est à ce niveau qu'il nous faudra voir la différence, ne pas rêver d'une espèce de constitution homogène du discours chrétien depuis les origines jusqu'à nous, qui serait parfaitement illusoire… et cela aura une certaine fonction libérante. Le caractère relatif des intelligences de la même chose chrétienne qui ont été prises au cours des siècles doit d'une certaine façon nous libérer pour le discours d'aujourd'hui.

Il y a donc d'abord une différence structurelle.

Il y a d'autre part une différence que nous appelons provisoirement d'autorité. Nous ne nous approchons pas d'Irénée ou de Tertullien comme nous nous approchons de Paul. Pourquoi ? Parce que la parole de Paul est parole de Dieu en un sens où la parole d'Irénée n'est pas parole de Dieu. Nous savons bien qu'en un certain sens elles pourraient être dites toutes les deux paroles de Dieu, de même que le discours de notre curé le dimanche, mais pas exactement dans le même sens. Et là nous faisons intervenir une certaine compréhension ecclésiologique qui est à situer l'Écriture sainte, la parole originelle, originelle non pas seulement au sens chronologique, mais constituante, dans une situation telle que d'autres paroles ne lui sont pas purement et simplement égalées au cours des siècles.

Cela pose évidemment un certain nombre de questions, même pour notre discours aujourd'hui. Et c'est pour cela qu'il nous importe beaucoup, à nous personnellement, d'avoir une certaine attitude à l'égard de la parole originelle qui n'en fasse pas simplement la parole d'un moment historique ou culturel. C'est simplement en cela que nous avons essayé de distinguer l'approche de la parole telle que nous l'avons faite ici, de l'approche qui se fait légitimement mais en répondant à une autre question dans la zone des exégètes ou des historiens de la pensée chrétienne. Disons ici ce que nous appelons une différence d'autorité même si nous ne sommes pas sûr que ce mot soit très bon, surtout avec les résonances qu'il peut avoir aujourd'hui.

Lorsqu'on aborde l'histoire de ces vingt siècles et qu'on veut d'une certaine façon la traiter historiquement, on s'aperçoit que c'est une histoire extrêmement complexe et qui est rebelle aux simplifications schématiques que l'on pourrait prétendre en donner en quelques heures de cours. Aussi n'allons-nous pas vous réciter l'histoire résumée de la pensée chrétienne des origines à nos jours. Nous aurons occasion de rencontrer un certain nombre de témoins privilégiés dont nous allons essayer d'entendre quelques pages que nous considérerons comme particulièrement significative de cette pensée et de son évolution.

*   *   *

Pour ce chapitre qui porte sur l'humanité du Christ, notre témoin sera saint Irénée. Irénée, évêque de Lyon à l'extrême fin du IIe siècle, essentiellement pasteur, ayant à défendre son troupeau contre un pullulement ; génial mais dévié et intempestif vis à vis de méditations plus ou moins chrétiennes, reconnues dans l'histoire sous le nom de "gnosticisme". Son œuvre majeure est l'Adversus Haereses (Contre les hérésies) en cinq livres. C'est le premier Père majeur de l'Église. Son œuvre est assez monumentale. Son ouvrage a été écrit en grec, mais il est perdu, nous le possédons surtout dans une vieille traduction latine très intéressante, et puis des bribes et des fragments retrouvés dans le grec et cités par d'autres auteurs. C'est du livre V que nous aurons à nous servir.

Pour bien parler d'Irénée, il faudrait le situer. Et pour le situer, il faudrait bien connaître ce gnosticisme contre lequel il procède, et notamment le gnosticisme de Valentin qui a donné naissance à un rameau, le rameau de Ptolémée, assez virulent dans la vallée du Rhône semble-t-il, à l'époque où Irénée est évêque de Lyon. C'est un monde que nous avons personnellement exploré avec beaucoup de passion et de patience[2].

 

Ce chapitre est intitulé "l'humanité" ou "Humanité", c'est-à-dire l'humanité de Jésus, mais nous ne traitons pas intégralement du thème de l'humanité de Jésus. Ce que nous envisageons, c'est la situation de ce mot au moment où cela fait question, c'est-à-dire précisément au moment d'Irénée, au moment où la présence du docétisme pose explicitement la question de l'humanité du Christ. Là encore les questions ne survolent pas les siècles, il y a le moment où elles surgissent, où elles paraissent. Et cependant, le fait d'y répondre engage un processus pour la suite.

La christologie subséquente que nous allons voir paraître dans notre chapitre suivant dépend de l'attitude qui sera prise au moment d'Irénée par rapport à la situation concrète où l'on met en cause l'humanité de Jésus dans cette perspective globale qui s'appelle "docétisme", ou système de l'humanité apparente de Jésus. Quelque chose se trouve ainsi engagé, un processus.

Nous ne voulons pas non plus faire un exposé systématique sur le docétisme dont les valentiniens ne sont que des représentants partiels. Cependant il faut noter que c'est une tendance qui apparaît dès la fin de l'âge néotestamentaire. Il y a des allusions dans certaines épîtres de Paul et surtout de Jean à certaines personnes qui semblent devoir être classées déjà parmi les docètes. Ce docétisme prendra des formes diverses et l'explication historique de ce surgissement est assez complexe, assez difficile.

Pour nous aujourd'hui, il semble que ce qui fait difficulté, ce n'est pas l'humanité de Jésus mais sa divinité. Or historiquement, la première chose qui ait fait difficulté et qui ait ensuite suscité des gauchissements de la compréhension (ou de l'accueil) de Jésus dans l'Église, c'est l'humanité de Jésus, non pas du reste au sens où nous pourrions le penser. En effet, ce n'est pas l'idée que Jésus aurait été simplement un mythe – cela se réfère à une compréhension moderne : ou la réalité historique ou le mythe – ce n'est pas du tout cela, mais dans la compréhension même de Jésus : on pensait devoir reconnaître que l'humanité de Jésus ne pouvait être qu'une humanité apparente. Il est très intéressant de rechercher les causes de cela. Ce ne sont pas celles que l'on rabat continuellement. Mais nous ne voulons pas trop nous attarder sur ce point en essayant de retenir simplement ici des choses significatives pour saisir un mouvement d'ensemble de la pensée chrétienne.

Il se trouvera que notre étude d'Irénée nous fera percevoir que la christologie commence à se penser sur des schèmes différents de ceux du Nouveau Testament, et en particulier nous verrons poindre le "schème de l'union", à savoir le Christ considéré comme union d'une réalité humaine et d'une réalité divine. Ce n'est pas du tout le schème selon lequel Jésus est reconnu dans le Nouveau Testament. Nous avons vu, aperçu que dans le Nouveau Testament le schème est celui de l'apparition (ou du dévoilement) ; et ce mouvement qui va de ce qui est latent à ce qui est patent n'est pas de même type de compréhension que l'union, et à plus forte raison que la simple addition d'un élément humain et d'un élément divin.

Or ce schème de l'union jouera désormais un rôle considérable tout au long de l'histoire de la christologie. Nous verrons du reste plus subtilement que chez Irénée il ne s'entend pas au même sens que l'union hypostatique du concile de Chalcédoine ou que l'union dans la pensée thomiste, ni a fortiori que l'union dans le discours chrétien moyen qui est fortement imaginaire où l'on pense qu'un homme et une divinité se collent pour faire un. Mais au temps d'Irénée, il y a une sorte de chemin qui est ainsi engagé.

D'autre part Irénée nous donnera l'occasion de prendre contact avec une certaine compréhension de l'histoire et de la situation du Christ dans l'histoire qui vous sera très vite familière. Elle est étrangère à la littérature du Nouveau Testament, mais on la voit effectivement poindre chez Irénée, d'où, si vous voulez, un certain succès qu'une certaine patristique a eu dans les décades qui précèdent, avec l'utilisation de ce schème spontané de l'histoire.

Mais tout cela ce sont encore des mots pour l'instant, puisque nous n'avons pas encore abordé les textes. Nous vous alertons simplement à l'intérêt que peut avoir pour nous une lecture attentive des critiques de cette étape de la pensée chrétienne que nous recueillons dans le témoin saint Irénée. Nous ne dissertons pas sur l'idée d'humanité du Christ en général, nous avons dit des choses sur l'humanité du Christ en lisant Philippiens 2.

Nous suggérons trois parties en laissant de côté tout ce qui serait simplement une documentation sur le gnosticisme et sur Valentin à particulier. Nous étudions d'emblée saint Irénée :

  • son langage,
  • son anthropologie,
  • sa christo-sotériologie.

Nous savons bien que ces choses-là ne peuvent être traitées tout à fait séparément, mais disons que l'étude de son langage est une sorte d'introduction à la lecture d'Irénée.

 

I – Le langage d'Irénée.

On considère généralement Irénée comme témoin d'une certaine conception de l'histoire du salut, et à bon droit. En effet nous sommes chez lui délibérément déjà dans le schème du prévu au réalisé et non plus du caché au dévoilé.

Cela est préparé d'une certaine façon par l'argument prophétique qui apparaît chez les prédécesseurs d'Irénée et notamment chez saint Justin dans les années 150 : une "lecture mystérique" de l'Ancien Testament comme disant quelque chose sur le Christ – à la façon dont nous avons vu le Nouveau Testament entendre le psaume 110 par exemple – est déjà utilisée par saint Justin comme argument de prévision, comme argument contre les juifs : le Christ et tous les détails de la vie du Christ sont déjà dans l'Ancien Testament ; et cela est déjà le fameux argument de prophétie qui sera repris de façon simpliste au XIXe siècle dans l'apologétique.

Ce que fait Justin ce n'est pas de l'argument de prophétie, et c'est là justement que nous faisons une différence. La source de cela, c'est ce que nous appelons une "lecture mystérique". Il faudrait étudier cette attitude en détail, mais nous voulons dire que lorsqu'un exégète dit qu'il y a déjà l'argument prophétique chez saint Matthieu, nous pensons qu'en fait il projette une préoccupation apologétique actuelle sur ce que dit Matthieu. En fait pour Justin c'est autre chose, quelque chose dans le genre de ce que nous appelons la lecture mystérique, qui n'est pas la typologie. Du reste, les modernes distinguent entre typologie et lecture mystérique :

  • la lecture mystérique est la lecture de Jésus dans les textes vétéro-testamentaires,
  • la lecture typologique considère que les réalités de l'Ancien Testament sont des types (tupoï), des signes, qui préfigurent dans la pédagogie divine ce qui sera en Jésus.

C'est donc une attitude différente à l'égard du texte. Et ce qui est très caractéristique, c'est que les modernes, considérant cette approche typologique de l'Écriture qui est globalement très différente de la nôtre, ont mis en lumière d'une part une typologie qui ressortirait à la pédagogie divine – car on ne peut quand même pas supprimer tout cela, cela fait tellement corps avec le discours chrétien originel – et d'autre part tout le reste on le déclare facilement métaphorique ou allégorique. Pour nous au contraire, il y a une lecture mystérique qui précède la typologie même et qui rend possible ensuite la typologie. C'est le type d'approche que nous avons tout spontanément rencontré chez saint Paul.

Vous voyez donc en quelle zone générale la question de l'histoire se situe. En fait – c'est un thème très intéressant à étudier au IIe siècle – ce qui fait question, c'est la position de Jésus par rapport à l'histoire d'Israël, ou par rapport à l'Ancien Testament. Et il ne faut surtout pas dire qu'il y a à cela une réponse simple. C'est un champ de réflexions et de positions tout au long de ce IIe siècle, il pose d'une certaine façon pour l'époque la question de l'histoire et la question de la situation de Jésus par rapport à l'histoire.

Voilà donc située la question.

 

 

Adversus Haereses (Contre les hérésies) V, I, n°2.

Nous allons prendre un texte d'Irénée (éditions sources chrétiennes, p. 23). Nous lirons d'abord ce texte, assez court, puis nous réfléchirons attentivement sur ce texte.

  • « Ils sont vains, tout d'abord, ceux qui prétendent qu'il s'est montré d'une façon purement apparente : ce n'est pas en apparence, mais en toute réalité et vérité, qu'ont eu lieu les faits que nous venons de dire. Supposons au contraire que, sans être homme, il se soit montré sous les dehors d'un homme : en ce cas, il n'est pas réellement demeuré ce qu'il était, à savoir Esprit de Dieu, puisque l'Esprit est invisible ; d'autre part, il n'y a eu aucune vérité en lui, puisqu'il n'était pas ce qu'il paraissait être. Au reste, nous avons dit précédemment qu'Abraham et les autres prophètes le voyaient d'une manière prophétique, prophétisant par des visions ce qui était à venir. Si donc même maintenant il est apparu de cette manière, sans être réellement ce qu'il paraissait, c'est une sorte de vision prophétique qui a été donnée aux hommes, et il nous faut attendre une autre venue de ce même Seigneur, en laquelle il sera tel exactement qu'il aura été vu maintenant de façon prophétique. Au surplus, nous avons montré que c'est tout un, de dire qu'il s'est montré d'une façon purement apparente, et de dire qu'il n'a rien reçu de Marie car il n'aurait pas eu réellement le sang et la chair par lesquels il nous a rachetés, s'il n'avait récapitulé en lui-même l'antique ouvrage modelé, c'est-à-dire Adam. Vains sont donc les disciples de Valentin, qui enseignent cette doctrine afin de pouvoir exclure de la chair la vie et rejeter l'ouvrage modelé par Dieu [Adam]. »

 

● Vérité.

« Vains sont ceux qui prétendent qu'il s'est montré d'une façon purement apparente. » Dans la vieille latine ce qui correspond au mot "apparente" c'est putativo, mais c'est la traduction du grec dokéseï d'où est sorti le mot "docétisme" car dokeïn signifie "sembler", "apparaître". Le texte précise que ce n'est pas de façon purement apparente, mais « en toute réalité et vérité », ce qui est une bonne traduction de en hupostaseï kaï alêthéias (en hypostase de vérité), in substantia veritatis, dit la vieille latine.

Le mot "vérité" prend ici un sens de par son opposition à l'illusion ou à l'apparence, et un sens assez nouveau. En effet chez saint Jean par exemple le terme alêthéia désigne la réalité cachée de ce qui apparaît, la réalité cachée du Logos, c'est-à-dire le principe du dévoilement. Ici désormais le mot prend un sens que nous appellerons déjà logico-éthique c'est-à-dire logique en ce sens que est appelé vrai ce qui est adéquat à la pensée, et éthique en ce sens que ce n'est pas une fraude, ce n'est pas quelque chose qui trompe ; autrement dit cela prend également le sens de la véracité. Vous voyez que la notion de vérité ici prend son sens en fonction de la polémique qu'affronte Irénée concernant la notion d'apparence et d'apparence illusoire.

 

● Vision prophétique.

Caractéristique à ce sujet dans le développement d'Irénée est la comparaison faite avec la vision prophétique. Si l'on pense à ce que le mot "voir" peut signifier chez saint Jean, et comment la vision prophétique est la détection de ce qui est caché dans ce qui paraît, on s'aperçoit ici qu'il y a un déplacement de langage à la mesure où la vision prophétique est entendue comme une prévision au sens chronologique : c'est caractéristique du passage du "schème du caché au manifesté" au "schème du prévu au réalisé". Et ceci nous introduit dans une certaine ligne de la temporalité, une certaine compréhension de l'histoire.

C'est ainsi qu'Irénée est ici dépendant d'une conception du Pneuma (de l'Esprit) vétéro-testamentaire comme prophétique par rapport à ce qui devait arriver en Jésus.

Le schéma trinitaire d'Irénée le plus fréquent est le suivant, mais distribué dans la temporalité :

Esprit         –        Fils         –        Père

C'est-à-dire :

  • d'abord l'Esprit prophétique de l'Ancien Testament,
  • l'ère du Fils en Jésus,
  • à la fin, le Père ; en écho à ce que nous avons lu chez saint Paul dans 1 Cor 15 : « lorsque le Fils rendra le royaume à son Père, ce sera la fin. »

Nous avons donc un schéma trinitaire qui a pour caractéristique d'être inversé par rapport à la formule habituelle, mais qui en plus est situé dans la ligne du temps, dans la ligne d'une certaine succession, c'est-à-dire comme marquant des étapes de ce que l'on peut désormais considérer comme l'histoire du salut. Et cela qui apparaît chez Irénée est tout à fait nouveau. Si nous croyons en effet le retrouver dans le Nouveau Testament, c'est que nous avons l'esprit déjà prévenu car c'est la compréhension propre d'Irénée.

Du reste, lorsque l'on fait d'Irénée le bon témoin de la conception essentiellement historique du christianisme, on oublie de dire qu'Irénée a tenu une chose qui a été considérée très rapidement comme hérétique, la doctrine du millénarisme, selon laquelle, avant la fin, le Christ reviendrait et régnerait pendant mille ans sur ceux qui ont cru en lui. De toute façon ce millénarisme est déjà une incompréhension de la signification en langage apocalyptique du chiffre "mille" et de ce que le temps signifie en apocalypse.

Que voulez-vous, ce n'est pas par hasard. Nous voulons dire par là que l'hérésie millénariste n'est pas un accident fortuit dans la pensée d'Irénée, il est simplement la marque de l'aspect décadent que représente la compréhension de l'histoire en général. Sa compréhension future d'un millénaire au sens de notre chronologie est refusée par tout le monde aujourd'hui, mais on garde le reste, on garde cette compréhension essentielle du christianisme comme une réalité au plan de l'histoire. Or pour nous, ce sont deux choses étroitement liées dans l'esprit d'Irénée. Et il est extrêmement significatif qu'elles soient liées. Aussi la mise en cause du millénarisme comme hérésie aurait dû être l'occasion de la mise en cause d'une certaine compréhension de l'histoire qui est celle d'Irénée.

Nous vous signalons en passant que la notion de Pneuma (Esprit) qui est située ici doit être traitée avec beaucoup de discernement quand vous lisez des textes de cette époque, à la mesure où ce n'est pas le nom spécifique de ce que nous appelons "la troisième Personne". De toute façon, il n'est pas encore question de Personnes, vous le savez bien.

Le mot de Pneuma a été très longtemps apparemment ambigu et complexe dans la première pensée chrétienne, à la mesure où d'une part, dans le texte que nous venons de lire, le Fils est appelé Pneuma (Esprit) : il est l'Esprit de Dieu puisque l'Esprit est invisible, dit Irénée dans une espèce d'argumentation – et où, d'autre part, Dieu est Pneuma, dit saint Jean. Donc si vous voulez, la terminologie distinguera ensuite entre nature spirituelle qui est commune au Père, au Fils et à l'Esprit, et Esprit comme nom propre de la troisième Personne. C'est une caractéristique d'une doctrine classique de la Trinité.

Donc cela c'était à propos de la vision prophétique en tant qu'elle nous permet de détecter une certaine compréhension de l'histoire, ce qui jouera un rôle par rapport au langage comme nous allons le dire, chez Irénée.

 

● "Il n'a rien reçu de Marie".

Un autre mot va nous retenir dans le texte que nous venons de lire : « Nous avons montré que c'est tout un [de dire qu'il s'est montré de façon purement apparente et] de dire qu'il n'a rien reçu de Marie.» Chez Irénée, Marie jouera un rôle de rattachement à la réalité de l'homme, de l'ouvrage modelé en Adam.

L'allusion faite ici par Irénée est une allusion claire à Valentin, ou tout au moins aux disciples de Valentin. Ce qui est important pour Irénée, dans ce contexte, c'est le rapprochement adamique. Nous sommes dans une doctrine de la "récapitulation" – un mot cher à Irénée – la récapitulation d'Adam, ou dans l'expression d'un achèvement de ce que Dieu a commencé de modeler en Adam, c'est-à-dire finalement la compréhension de l'histoire humaine comme une continuité qui a ses débuts et puis son achèvement.

Adam continue donc à jouer un certain rôle dans la réflexion christologique. À l'extrême inverse d'Irénée se trouve un auteur, orthodoxe au début, puis qui a ensuite un peu dévié, mais important comme témoin du IIe siècle, Tatien. Nous avons peu de textes de lui et nous le connaissons surtout par ce que les hérésiologues disent de lui.

Il faut savoir que les IIe et IIIe siècles sont pleins de catalogue d'opinions. Beaucoup sont perdus, mais il en reste. Ils sont assez précieux pour nous d'une certaine façon, surtout si l'on étudie leur filiation car très souvent ces catalogues ne sont pas faits à partir de la connaissance de l'auteur, mais à partir d'un catalogue précédent. Il y a donc toute une histoire de ces catalogues d'hérésie.

Or ce que l'on dit sans cesse à propos de Tatien, c'est qu'il a prétendu qu'Adam n'a pas été sauvé. On pourrait rétorquer que l'on ne voit pas très bien l'intérêt d'une question de ce genre. En réalité c'est là la ligne de partage de tendances importantes au IIe siècle : ou bien c'est récupéré et c'est la position d'Irénée, ou bien il y a une espèce de dualisme. Nous verrons en effet que Tatien tournera à la fin de sa vie vers un gnosticisme dualiste selon lequel le Christ est tout à fait autre chose : il récupère quelque chose de l'humanité mais pas l'humanité en tous ses sens. Et nous sommes fondés à penser jusqu'ici que le langage du Nouveau Testament pouvait être dévié dans cette direction ; rappelez-vous ce que nous avons dit de l'adamologie paulinienne qui est extrêmement ambigüe sous ce rapport (par exemple le "comme un homme" de Ph 2[3]).

Notez en passant la signification que revêtira au IIe siècle la question de la naissance virginale de Jésus. – Là nous ne nous prononçons pas du tout sur les intentions de saint Luc, mais nous disons des choses précises sur la façon dont ce thème est utilisé au IIe siècle –. C'est comme une sorte de voie moyenne entre deux excès : entre Valentin d'une part, et les ébionites - dont nous allons rapidement parler - d'autre part :

  • Valentin dit : "Jésus n'a rien reçu de Marie".
  • Les ébionites considèrent Jésus comme un homme né de Marie et de Joseph et qui a cependant un commerce spécial avec l'Esprit de Dieu ou avec la présence divine, etc.

Or la position orthodoxe, représentée ici par Irénée, joue constamment ce double rôle, de sauvegarder un enracinement de Jésus dans l'humanité en disant qu'il est bien né de Marie et pas seulement à travers Marie, et cependant en exploitant la notion de naissance virginale. Voilà comment se situe cette question au IIe siècle.

À propos des ébionites, il suffit de lire le paragraphe immédiatement suivant puisque Irénée poursuit :

  • « Vains aussi les Ébionites. Refusant d'accueillir dans leurs âmes, par la foi, l'union de Dieu et de l'homme, ils demeurent dans le vieux levain de leur naissance. »

Il faudrait voir comment un texte est fait. "Le vieux levain" est une expression qui se trouve du reste chez Paul, et "le vieux levain de leur naissance" ça désigne la semence adamique. En d'autres termes, Jésus est né de la semence adamique par Joseph. Vous voyez donc cette expression : « ils demeurent dans le vieux levain de leur naissance ». Autrement dit, il y a une incompréhension de la nouveauté de vie que nous avons vue fortement exprimée chez Paul.

  • « Ils ne veulent pas comprendre que l'Esprit Saint est survenu en Marie et que la puissance du Très-Haut l'a couverte de son ombre, à cause de quoi ce qui est né d'elle est saint et est le Fils du Dieu Très-Haut, le Père de toutes choses ayant opéré l'incarnation de son Fils et ayant fait apparaître ainsi une naissance nouvelle, afin que, comme nous avions hérité de la mort par la naissance antérieure, nous héritions de la vie par cette naissance-ci. »

La notion de nouveauté de naissance, qui est très important dans la résurrection, nous l'avons vu au début, se trouve ainsi exprimée, explicitée à propos de cette notion de naissance virginale, et précisément ici dans la polémique anti-ébionites.

  • « Ils repoussent donc le mélange du Vin céleste et ne veulent être que l'eau de ce monde… »

Ici il y a une symbolique très intéressante entre l'eau et le vin, c'est un texte très plein, qu'il faudrait entendre.

Qu'est-ce qu'entendre un texte comme celui-ci ? C'est non seulement relever les allusions à des références, mais voir la structure interne qui pousse Irénée à utiliser ces expressions en fonction de l'occasion présente. Et c'est dans l'acte même où il se pose qu'Irénée est témoin. Ce n'est pas l'histoire superficielle ou une série de formules qui nous intéresse, mais cela. C'est cela l'histoire et s'approcher d'un texte.

 

Définition de l'homme.

Pour garder l'articulation essentielle, disons que dans notre première approche d'un texte, nous avons aperçu le passage au schème du prévu au réalisé. Mais d'autre part, la nécessité dans laquelle Irénée se trouve placé par ses interlocuteurs, de prouver que le Christ est vraiment homme, vraiment au sens logico-éthique que nous avons dit, poussera Irénée à poser explicitement la question "qu'est-ce que l'homme ?", le poussera à tenter une définition de l'homme. Or, vous pouvez chercher dans le Nouveau Testament, il n'y en a pas.

Et la question "qu'est-ce que l'homme ?" ainsi posée est intéressante, non pas simplement pour le contenu de la question, mais pour sa façon même de questionner. La question "qu'est-ce que ?" fait son apparition dans le discours chrétien, c'est cette fameuse question grecque « qu'est-ce que c'est ? » Et nous sommes encore aujourd'hui dans la dépendance de cette question qui a été posée à l'aurore de notre civilisation.

Dans le Nouveau Testament, il y a d'autres questions. Il y a : « d'où vient-il ? » qui est une question topologique ; ou « de qui vient-il ? » qui est une question généalogique. Mais il n'y a pas la question ontologique : « qu'est-ce que ? ».

Nous avons déjà là une certaine approche de types de questionnement qui ressortissent à deux structures de pensée : la première, mystérique, et la seconde qui commence à être logique.

Cette remarque dans l'histoire n'est pas inutile à la mesure où pratiquement un certain nombre d'entre vous auront peut-être à parler dans des zones de langage où ce n'est pas le type de question logique qui est posée, mais une question de type topologique ou de type généalogique.

C'est saint Jean surtout qui exprime en clair ces façons de parler. La première question qui est posée dans son évangile c'est « Où demeures-tu ? » Et la question « D'où est-il ? » ainsi que les questions qui disent qu'il est de, dans, vers à propos du rapport au Père qui sont des questions généalogiques propres à Jean. Ce n'est pas simplement la détermination de celui qui a en plus un Père, c'est le type même de la question de la provenance de Jésus qui structure différemment le discours. Ce n'est pas l'insertion d'une doctrine trinitaire à regarder comme objet répondant à la question : qu'est-ce que Dieu ? réponse : Dieu est Trinité. Pas du tout. C'est une autre structuration de l'ensemble même de la pensée qui est en cause.

Ce qui nous intéresse ici, c'est de voir poindre explicitement la question qui sera constamment posée au long de nos siècles occidentaux : qu'est-ce que l'homme ? Et cela que nous allons expliquer encore un peu, justifie la position de la deuxième partie de notre chapitre, "anthropologie", parce que désormais on peut constituer à partir d'Irénée les premiers linéaments d'une anthropologie.

Nous verrons donc Irénée à la recherche d'une définition de l'homme. Nous verrons que cette définition est loin de l'élaboration logique proprement dite qui régnera sur la pensée occidentale, notamment à l'époque médiévale. Bien sûr, depuis, la question « qu'est-ce que l'homme ? » a considérablement évolué, et le sens de cette évolution n'est pas neutre, il a aussi une signification. Mais déjà, par rapport à la réponse logique, nous verrons que la réponse d'Irénée est encore très balbutiante. Ce qu'il nous importe de noter, c'est que déjà la question se pose.

Quand nous faisons allusion ici à la définition logique d'homme, nous pensons à la définition d'animal rationnel qui régit en effet très fortement un long moment de la pensée occidentale. Or ici, nous verrons que chez Irénée sa définition de l'homme est très débitrice de la notion biblique d'image. Nous avons donc occasion de rencontrer une nouvelle lecture de la délibération « Faisons l'homme à notre image et ressemblance ». Apparemment nous suivrons un autre thème ; nous verrons en fait qu'il est questionné à partir de lieux différents et donne lieu à des structures de pensée désormais différentes. Nous verrons d'autre part que chez Irénée la notion d'homme se situe toujours en référence avec Adam. On pourrait dire de façon un peu anticipée que c'est presque plus la notion de genre humain, de race humaine, impliquant donc son déroulement historique, que la notion logique abstraite d'humanité, qui est en cause.

Même le mot abstrait "humanité" est déjà intéressant sous ce rapport. Quand nous disons humanité, cela peut vouloir dire : cela qui, en quelque homme que ce soit, fait qu'il est homme ; ou bien : "toute l'humanité", et alors l'abstraction ne va pas dans un sens logisant mais dans un sens totalisant. Or chez Irénée il s'agit encore de cette perspective de l'humanité comme disant la race humaine, le genos.

Enfin nous remarquerons en passant le fait non négligeable que la définition irénéenne de l'homme dépend beaucoup aussi d'un langage stoïcien qui appartient à une logique qui sera rapidement caduque. L'histoire ultérieure de la pensée occidentale en effet se référera à Platon et à Aristote, mais non pas aux stoïciens. Le courant stoïcien joue un rôle considérable dans la première patristique chrétienne ; comme c'est une structure de pensée très différente, c'est aussi pour nous une difficulté supplémentaire d'approche.

 

II – L'anthropologie d'Irénée

 

1°) L'homme parfait. AH, V, 6, n°1

Tout d'abord Irénée commence explicitement par une définition de l'homme parfait (anthropos téléios). C'est déjà caractéristique, car il ne part pas, comme le fera la théologie classique postérieure, d'une définition minimale de la nature abstraite d'homme, quitte ensuite à se poser la question de ce qui parfait cette nature déjà préalablement constituée. Nous voyons déjà poindre là le rapport nature /surnature dont nous avons parlé l'an dernier et à propos duquel nous aurons occasion de gloser encore en lisant Irénée. Ce n'est pas qu'il se trouve chez Irénée, mais s'y trouve d'une certaine façon le germe de cette histoire ultérieure. N'allez pas nous dire : que la compréhension des mots nature et surnature soit admise, contestée etc. n'est pas une question importante pour nous. Il importe de voir le plus près possible la validité, et par suite la racine dans l'histoire de cette pensée.

Le texte auquel nous allons nous référer ici pour cette définition de l'anthropos téléios (de l'homme parfait) se trouve toujours dans le livre V, mais nous avons choisi des textes dans le même livre afin de vous rendre éventuellement facile un contact. Là encore, nous allons lire le texte puis nous essaierons d'en retirer quelques réflexions.

Avant de lire je signale qu'Irénée interprète les deux mains du Père comme étant le Fils et l'Esprit, c'est lié à la doctrine ancienne des puissances opératives de Dieu qui sont ses mains. Il y a toute une symbolique qui concerne les puissances opératives de Dieu.

  • AH, V, 6, n°1. Au contraire, Dieu sera glorifié dans l'ouvrage par lui modelé, lorsqu'il l'aura rendu conforme et semblable à son Fils. Car, par les Mains du Père, c'est-à-dire par le Fils et l'Esprit, c'est l'homme, et non une partie de l'homme, qui devient à l'image et à la ressemblance de Dieu. Or l'âme et l'Esprit peuvent être une partie de l'homme, mais nullement l'homme : l'homme parfait, c'est le mélange (syncrasis) et l'union (henosis) de l'âme qui a reçu l'Esprit du Père et qui a été mélangée à la chair modelée selon l'image de Dieu.
    Et c'est pourquoi l'Apôtre dit : “Nous parlons sagesse parmi les parfaits.” – Il s'agit de l'homme parfait (anthropos teleios) – il désigne ceux qui ont reçu l'Esprit de Dieu et qui parlent toutes les langues grâce à cet Esprit, comme lui-même les parlait, et comme nous entendons aussi nombre de frères dans l'Église, qui possèdent des charismes prophétiques, parlent toutes sortes de langues grâce à l'Esprit, manifestent les secrets des hommes pour leur profit et exposent les mystères de Dieu. Ces hommes-là, l'Apôtre les nomme également "spirituels" : spirituels, ils le sont par une participation de l'Esprit… »

Il y a donc toute une pneumatologie ecclésiale qui demeure en cette fin du IIe siècle.

 

2°) L'homme, union d'éléments.

Après avoir noté d'abord que le point de départ d'Irénée, choisi par lui, est la considération de l'homme parfait (anthropos téléios), ce que nous voulons relever de ce texte, c'est que la définition de l'homme se fait comme d'une union d'éléments. Nous voyons poindre le schème de l'union qui, transposé en christologie, remplacera le schème de l'apparition.

Quels sont ces éléments ? Ce sont pneuma (esprit), psyché (âme) et sarx (chair).

Examinons ce ternaire d'un point de vue rigoureusement logique. D'un point de vue logique, ce ternaire n'est pas possible. En effet, pour l'histoire occidentale dont nous sommes tributaires d'une certaine manière, psyché et sarx (âme et corps) s'unissent pour composer la substance homme. Le rapport de psyché à pneuma n'est pas le même : l'esprit et l'âme ne s'unissent pas pour former une substance, mais fonctionnent selon d'autres schèmes, si bien que cette énumération ternaire sera, d'un point de vue logique, contestable.

Ce qui est intéressant, ce n'est pas de dire qu'elle est contestable, c'est de dire que la contestation nous situera à un moment ultérieur de la pensée qui n'est pas celui d'Irénée, puisque ce n'est pas contestable pour lui. Autrement dit, il faut essayer d'entrer dans la perspective d'Irénée qui permet cette énumération ternaire, c'est-à-dire que ces mots désignent bien déjà des éléments composants, mais antérieurement à leur catégorisation logique – ce qui change d'une certaine façon le contenu – et par la perception d'une certaine analogie qui seule rend compte de sa visée. Nous ne sommes donc pas encore dans la structure proprement logique. Il y a une certaine perception analogique qui seule peut rendre compte de cela.

Or il est assez intéressant de considérer que, même chez des gens extrêmement logicisés, c'est-à-dire qui utilisent extrêmement finement les catégories de la logique occidentale, donc à partir du XIIIe siècle – saint Thomas d'Aquin en particulier est très conscient de cette perspective –, on retrouvera cependant cette idée que, de même que l'âme s'unit au corps, ainsi la divinité s'unit à l'humanité du Christ. Autrement dit, une sorte d'analogie persistante qui se retrouvera même beaucoup plus tard lorsque la logique sera triomphante. C'est d'ailleurs très difficile en perspective thomiste ; cependant c'est une idée qui a été énoncée à plusieurs reprises par saint Thomas d'Aquin lui-même. Nous notons simplement cela en passant.

Ensuite, dans l'histoire de la pensée occidentale, on considérera d'abord la nature humaine, ce qui fera du pneuma un ajout éventuel. Le regard sera posé d'abord sur la nature, et la chose du Christ prendra la place du surnaturel.

 

Demandons-nous maintenant d'où vient ce ternaire, où Irénée l'a-t-il pris. À la fin du chapitre I, il cite l'épître aux Thessaloniciens. En effet, c'est la seule énumération ternaire que nous ayons dans l'Écriture : « votre esprit, votre âme et votre corps ».

En réalité, cette division ternaire vient à Irénée directement de ses adversaires, directement des valentiniens auxquels il emprunte pour leur répondre. Chez les valentiniens en effet, il y a cette distinction des trois substances (ousies), disons des trois racines d'être qui sont le pneuma, la psyché et la hulé – le spirituel, le psychique et le physique (ou matériel) – considérés simplement comme des racines irréductibles les unes aux autres. Ce qui est hylique (matériel) est hylique, ce qui est psychique et psychique, et ce qui est pneumatique est pneumatique, ce sont trois déterminations radicales. Quant à les situer dans l'histoire du valentinisme, c'est beaucoup plus subtil qu'il n'y paraît. En tout cas disons que très souvent tout cela est interprété sur la base d'un certain dualisme où il y a ce qui est bon par essence et ce qui est mauvais par essence. Le psychique a été considéré justement comme le lieu d'une certaine liberté qui se tourne soit du côté du bien, soit du côté du mal, donc une sorte de zone neutre où la notion de liberté humaine s'est en fait trouvée définie assez souvent dans la première patristique, tout cela étant conditionné par une problématique d'époque.

Nous voudrions, si nous en avions le temps, dire que la doctrine valentinienne n'est pas aussi dualiste, aussi simpliste qu'on le pense. Mais cela ne fait rien, prenons-la pour ce qu'on en dit couramment, à savoir qu'il y a du pneumatique, du psychique et de l'hylique.

Cela donne lieu évidemment à une certaine application en christologie.

Un mot rapide sur la christologie valentinienne à propos de cela. À l'époque le mot hulé (matière) ne signifie pas ce que nous appelons, après 18 siècles, la matière. Il n'est absolument pas question de hulé (matière) dans le Christ car la matière est essentiellement mauvaise. Le Christ est essentiellement pneumatique, et il y a le Christ psychique qui reçoit le Christ pneumatique. Il y aura quatre ou cinq éléments dans la composition du Christ. Ce qu'il faut dire, c'est que ce sont les valentiniens qui, les premiers, ont introduit à un certain niveau de leur pensée et de leurs écoles, la considération du Christ comme union d'éléments.

Et c'est des valentiniens, ses adversaires, qu'Irénée tirera sa propre considération de la christologie de l'union.

 

3°) Image et ressemblance.

Nous verrons qu'Irénée – nous en avons dit un mot un peu plus haut par anticipation – distingue image et ressemblance. Jusqu'ici nous avons parlé d'une part de psychique et de charnel et d'autre part de pneumatique. Or il faut bien voir que pour Irénée, la ressemblance se situe au niveau du pneumatique, et l'image, c'est la chair animée.

  • la chair animée est image de Dieu,
  • la perfection de la chair animée – ce qui la rend spirituelle – constitue la ressemblance.

D'où vient à Irénée cette doctrine qui est tout à fait neuve ? Nous ne l'avons pas rencontrée chez Paul. Nous ne l'avons pas vue chez Philon d'Alexandrie puisque, pour lui, image et ressemblance signifient la même chose. Elle n'existe pas chez Tatien ni chez d'autres prédécesseurs. Ou arrive-t-elle pour la première fois ? Chez les valentiniens. Ce sont encore les valentiniens qui sont responsables de cette distinction des éléments dans l'interprétation de l'image et de la ressemblance. Pourquoi ? Qu'est-ce qui les conduit à lire cela ?

Dans un fragment assez caractéristique des valentiniens, on trouve que le mot éikôn (image) est plus ou moins pris au sens courant de sculpture ou de peinture, dans un contexte d'inauguration par le dieu de sa propre statue. L'éikôn est la figure, le modelage. Et quand le dieu vient l'habiter, et lui donne donc le nom, il y a alors perfection de la statue. C'est sans doute ce qui court derrière cette interprétation valentinienne.

Très rapidement dans le valentinisme, cela se déploiera en deux directions structurellement différentes, l'une dans la perspective du perfectionnement de quelque chose, l'autre dans la perspective du tri entre des éléments différents.

– Dans la première perspective, le pneumatique (le spirituel) est, à l'état faible, au féminin, ce temps qui n'est pas celui de la gnose. Or ce qu'il dit c'est que la femme se change en homme ; ou le faible devient fort ; ou l'on passe de l'image à la ressemblance. Donc c'est un certain schème où l'image est, en germe, ce que sera la ressemblance.

– Mais, d'un autre point de vue, on distingue radicalement image et ressemblance chez les valentiniens, et c'est surtout cela qui sera retenu par Irénée : l'image c'est le psychique, et la ressemblance c'est le pneumatique. Ce sont deux choses distinctes, et non une même chose qui est dans un état faible et dans un état fort. Quand cette distinction est employée en adjectif d'ailleurs, c'est toujours en ce sens : psychikos c'est "en tant que psychique" pour les Anciens ; pneumatikos, c'est "en tant que pneumatique". Et le psychikos sera toujours dans une certaine zone psychique, zone de l'image et n'accédera pas à la ressemblance.

Peut-être sommes-nous allés dans ces derniers paragraphes un peu au-delà de ce qu'il aurait fallu, mais retenez simplement qu'apparaît ici la question de l'union dans l'homme de différents éléments, et que c'est sur le même schème que la question du Christ sera posée : quels sont ces éléments qui s'unissent ainsi ?

 

Il eut été bien aussi de voir le langage stoïcien d'Irénée, en particulier la distinction importante chez lui entre le substantif et l'adjectif. L'homme parfait n'est pas spiritus, il est spiritualis. L'adjectif désigne donc une certaine participation ou une certaine union qui est toujours plus ou moins pensée, non pas sur le schème substance et accident, matière et forme, etc. mais sur le schème actif / passif, l'adjectif désignant ce qui est actif dans l'union et le substantif désignant ce qui reçoit. Il y a une structure de pensée intéressante, ce qui rejoint la pensée stoïcienne de la qualité et de la substance (poios et ousia).

Disons que pour Irénée, sarx et psyché s'unissent pour faire l'homme psychique qui est à l'image de Dieu, et cela (qui est déjà uni) se mélange, s'unit à pneuma pour faire l'homme spirituel parfait, l'homme pneumatique. Il y aurait là de bons passages à lire sur la notion de greffe où Irénée commente Rm 11 à sa façon, la greffe du spirituel.

Et puis il serait intéressant de voir Irénée aux prises avec un mot de saint Paul dans 1Cor 15 et que nous avons rencontré. Saint Paul dit « la chair et le sang n'hériteront pas du royaume. » (v. 50). Cela semble la thèse des valentiniens. Or Irénée est aux prises avec ce mot car pour lui la chair et le sang d'une certaine façon hériteront du royaume. Parfois il préfère dire que c'est le royaume qui héritera la chair et le sang, montrant qu'il n'a absolument pas conscience de la notion d'héritage au sens spirituel du mot qui est celui de Paul. Mais il faudra bien qu'il distingue la chair et le sang comme désignant ou bien quelque chose de négativement qualifié – un peu au sens du psychique des stoïciens –, ou bien comme la réalité neutre qui peut être sauvée, la notion neutre d'homme.

Et c'est là qu'apparaît pour la première fois cette notion neutre d'homme. Chez saint Paul anthropos désigne Adam en tant que pécheur. Il ne répond jamais à la question : qu'est-ce que l'homme en soi, indépendamment de son salut ? La question est toujours celle de la provenance ou de la signification. Or désormais se dégage cette notion neutre d'homme. Nous voyons apparaître là une notion profane, une notion philosophique, une notion séculière à l'intérieur du discours chrétien. Nous verrons les vicissitudes, les déperditions que cela apporte, et aussi la nécessité dans laquelle Irénée se trouve de parler le langage de son temps.

 

Résumé.

De ce que nous venons de dire du langage d'Irénée, il y a des choses à retenir et d'autres que peut-être vous pouvez laisser tomber. Retenez au moins que sa vision est une vision historique, que cela modifie le sens de certains mots en les faisant passer du "schéma du caché au manifesté" au "schéma du dessein à sa réalisation". Retenez d'autre part que la nécessité de répondre aux docètes que le Christ est vraiment un homme le conduit à poser la question : qu'est-ce qu'un homme ? C'est une question relativement neuve par rapport à nos sources – elle n'est pas posée sous cette forme dans l'Écriture – et cela justifie notre deuxième partie, "Anthropologie d'Irénée".

Nous avons marqué qu'il est parti de la notion d'homme parfait (anthropos téléios), nous avons marqué qu'il définit l'homme comme une union d'éléments, en particulier nous avons ce ternaire de la chair, de l'âme et de l'esprit. Nous nous sommes interrogés sur l'origine de ce ternaire, et c'est là que peut-être les choses peuvent être oubliées pour vous parce que cela vous a plongé dans les difficultés des systèmes valentiniens qui sont les adversaires d'Irénée et qui sont d'une certaine façon à la source de sa pensée.

Nous avons noté que le rapport de la psyché et du pneuma (de l'âme et de l'esprit) traduit dans son esprit l'image et la ressemblance de Gn 1, 27 selon une façon de lire ce texte tout à fait différente de ce que nous avons rencontrée chez saint Paul à ce sujet. Nos dernières réflexions, peut-être plus rigoureuses, ont fait mention des influences stoïciennes dans le langage d'Irénée et, pour ce qui est de son langage ou de sa grammaire, une petite incursion dans la philosophie du stoïcisme, dont les premiers Pères sont très dépendants, serait là évidemment très précieuse, mais oubliez cela si vous voulez, par souci de simplification.

Notre projet ici n'est évidemment pas de faire une étude historique exhaustive sur Irénée, mais de vous faire sentir ces déplacements ou ces glissements de langage ou de conceptions qui, au cours de l'histoire chrétienne, affectent le donné originel, pour que ressorte de cela une certaine liberté à l'égard des formules, et que s'ouvre à vous un espace libre pour dire Jésus Christ aujourd'hui. C'est là la raison d'être dernière de nos incursions historiques, nous ne faisons pas de l'histoire pour de l'histoire.

 

III – Christo-sotériologie d'Irénée

 

Dans cette partie, il y a deux idées dominantes que nous allons traiter plus ou moins simultanément mais que nous dégageons d'avance. Nous verrons que le schéma de l'union rencontré dans le langage d'Irénée en anthropologie se retrouve dans sa christologie, nous verrons aussi que christologie et sotériologie ne sont jamais séparées dans la pensée et le discours d'Irénée. Et là, nous voulons marquer l'intérêt de cette remarque.

 

1°) Implications de la christologie et de la sotériologie d'Irénée.

Dans les traités classiques de théologie, le traité de christologie parle du Christ, et puis tout à fait ailleurs il y a un traité qui parle du salut de l'homme, ce sont deux choses absolument distinctes. L'ontologie et la finalité du Christ sont considérées comme distinctes, et lorsqu'on pose ainsi le problème, on a déjà interprété d'une certaine façon les rapports entre les choses. Ces distinctions n'ont absolument pas lieu dans la première pensée chrétienne, pas chez saint Paul bien sûr, pas non plus chez Irénée, bien qu'Irénée innove sous d'autres aspects.

C'est ainsi que, si nous voulons résumer en un seul mot ces deux aspects que nous venons d'énoncer, nous prendrons ce mot chez Irénée : « Il a uni l'homme à Dieu » (AH III, 18 n° 7). Voilà ce qui résume la pensée d'Irénée. Notez bien ce mot : "uni". Nous sommes dans ce schéma de l'union, qui vous paraît peut-être très normal parce que nous en vivons encore d'une certaine manière. Nous ne l'avons pas rencontré chez saint Paul, nous le voyons sourdre ici. Il s'exprimera dans le concile de Chalcédoine surtout, au Ve siècle : union hypostatique de la nature humaine et de la nature divine, et puis il courra tout au long des siècles, le Christ comme union d'homme et de Dieu : il est Dieu, il est homme ; il est union de Dieu et de l'homme. Dans le discours banal cela est plus ou moins considéré comme une sorte de juxtaposition, de nœud. Il y a donc là toute une coulée de la pensée chrétienne dont nous voyons l'origine ici.

Cependant, en anticipant sur ce développement de la pensée chrétienne, nous avons de beaucoup dépassé ce que dit Irénée. En effet, chez Irénée, il ne s'agit pas simplement d'expliquer l'ontologie du Christ, c'est-à-dire l'union hypostatique de la nature divine et de la nature humaine en Jésus-Christ, car "unir l'homme et Dieu" signifie chez lui "unir l'humanité entière à Dieu". Nous avons déjà vu que le Pneuma (l'Esprit), qui n'est pas nettement contre-distingué du Christ sous ce rapport, est l'achèvement (téléiôsis) ou la perfection de l'homme, de cet homme parfait qui se trouve au début de la définition d'Irénée. Donc le mot "homme" n'est pas à prendre ici ni au singulier comme désignant le Christ précisément pris de l'humanité, ni au sens d'une abstraction logique, la nature humaine définie par "homo est animal rationale", mais à prendre comme un concret collectif, comme cette coulée humaine concrète issue d'Adam. Et c'est en ce sens que l'incarnation est l'achèvement (téléiôsis) de l'humanité. Et vous comprenez que cet achèvement a tendance à s'entendre ici sur le découlement, sur le plan incliné de l'histoire. Nous remettons à nouveau toujours les choses en place.

Donc voilà situé ce qui caractérise Irénée dans sa christologie.

 

2°) Lecture de textes.

Nous allons lire quelques textes. Les premiers textes nous feront retrouver la notion d'image et de ressemblance. Nous avons vu que cette notion d'image et de ressemblance de Gn 1, 27 a déjà donné lieu à une lecture christologique chez saint Paul ; nous avons vu qu'elle est utilisée chez Irénée en anthropologie, une compréhension de l'homme comme image et ressemblance de Dieu. Mais il y a de tels liens entre l'anthropologie et la christologie d'Irénée que nous allons retrouver une utilisation christologique mais modifiée, chez Irénée, de ces mêmes mots d'image et ressemblance.

 

  • AH, V, 16, n° 2. La vérité de tout cela – "tout cela", c'est ce qui est dit dans Genèse – apparut lorsque le Verbe de Dieu se fit homme, se rendant semblable à l'homme et rendant l'homme semblable à lui, pour que, par la ressemblance avec le Fils, l'homme devienne précieux aux yeux du Père.
    Dans les temps antérieurs, en effet, on disait bien que l'homme avait été fait à l'image de Dieu, mais cela n'apparaissait pas, – vous voyez ce rapport qui est mis ici entre le texte de Genèse et Jésus-Christ : c'est l'opposition entre dire et voir, qui correspond à l'opposition entre le projet (prédire) et ce qui est réalisé – car le Verbe était encore invisible, lui à l'image de qui l'homme avait été fait : c'est d'ailleurs pour ce motif que la ressemblance s'était facilement perdue. – Cette petite phrase, il faudrait la situer dans tout un contexte.
    Mais, lorsque le Verbe de Dieu se fit chair, il confirma l'une et l'autre: il fit apparaître l'image dans toute sa vérité, en devenant lui-même cela même qu'était son image, et il rétablit la ressemblance de façon stable, en rendant l'homme pleinement semblable au Père invisible par le moyen du Verbe dorénavant visible.

Que contient ce texte ? L'homme a été créé selon l'image et selon la ressemblance de Dieu. L'image, c'est l'humanité de Jésus-Christ et la ressemblance c'est la divinité de Jésus-Christ. Lorsque se produit l'incarnation, lorsque le Verbe de Dieu se fait chair, il confirme l'image et il confirme la ressemblance.

Que veut dire : "il confirme l'image" ? Il le dit : « Il fait apparaître l'image dans toute sa vérité » ; autrement dit, en réalité l'homme était à l'image de quelque chose qui n'apparaissait pas. Or l'image paraît : l'humanité de Jésus-Christ est l'image dans toute sa vérité. « En devenant lui-même ce qu'était son image » c'est-à-dire ce qu'étaient ceux à l'image de qui il était.

« Il confirme la ressemblance" – ici le mot "confirmer" est important – … et il l'affermit (il la rétablit) en rendant l'homme tout à fait semblable au Père invisible de façon stable. » C'est ici l'opposition entre ce qui s'est facilement perdu et la confirmation du don de l'Esprit par la ressemblance, qui est chez Irénée la présence de l'Esprit dans les chrétiens, de l'Esprit qui, vous vous en souvenez, est l'élément perspectivant et achevant (téléiôsis) dans la définition de l'homme.

Nous sommes ici dans une problématique tout à fait différente de ce que nous avons lu chez saint Paul, cela présente bien sûr un très grand intérêt, mais où se trouve impliquée une compréhension de l'homme, une compréhension de la christologie, de l'histoire, neuve, nouvelle. Nous avons là l'émergence d'une nouvelle structure de compréhension du Christ. Même si les mêmes mots sont repris, même si le vocabulaire de Paul (et de la Genèse) ressurgit, nous avons l'émergence d'une nouvelle structure qui exprime et dit de façon neuve le Christ.

*   *   *

  • AH, V, 14, n°2. Si le Seigneur s'est incarné à l'aide d'une autre «économie» – ici allusion à une polémique entre les valentiniens ou le mot économie désigne ce corps apparent de Jésus, alors que le mot économie chez Irénée désignera la réalité historique de Jésus – s'il a pris chair d'une autre substance, il s'ensuit qu'il n'a pas récapitulé l'homme en lui-même: on ne peut même plus le dire chair, puisque la chair, à proprement parler, c'est ce qui succède à l'ouvrage modelé aux origines au moyen du limon. Si le Seigneur avait dû tirer d'une autre substance la matière de sa chair, le Père aurait pris, à l'origine, une autre substance pour en pétrir son ouvrage. Mais en fait, le Verbe sauveur s'est fait cela même qu'était l'homme perdu, effectuant ainsi par lui-même la communion avec lui-même – le mot communion (koinônia) est un autre mot qui désigne l'unité en un sens profond – et l'obtention du salut de l'homme. Or ce qui était perdu possédait chair et sang, car c'est en prenant du limon de la terre que Dieu avait modelé l'homme, et c'est pour cet homme-là qu'avait lieu toute l'«économie» de la venue du Seigneur. Il a donc eu, lui aussi, chair et sang, pour récapituler en lui no quelque autre ouvrage, mais l'ouvrage modelé par le Père à l'origine, et pour rechercher ce qui était perdu.

Ce thème de Dieu modelant –, thème que nous avons trouvé commenté dans 1Cor 15 mais d'une tout autre façon – cette idée du modelage d'Adam comme origine de ce qui récapitulé par le Christ dans l'histoire se retrouve dans un joli commentaire de l'épisode de la guérison de l'aveugle-né[4]. C'est le dernier texte que nous allons lire.

 

  • AH, V, 15, n°2. En effet, tous les autres malades, c'est-à-dire ceux qui se trouvaient frappés de maladies à cause d'une transgression qu'ils avaient commise, le Seigneur les guérissait par une parole. Et c'est pour ce motif qu'il disait : « Te voilà guéri ; ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose de pire », manifestant par là que c'était à cause du péché de désobéissance que les maladies avaient assailli les hommes. Par contre, lorsqu'il eut affaire à l'aveugle-né, ce ne fut plus par une parole, mais par un acte, qu'il lui rendit la vue : il en agit de la sorte non sans raison ni au hasard, mais afin de faire connaître la Main de Dieu qui, au commencement, avait modelé l'homme. Et c'est pourquoi, comme les disciples lui demandaient par la faute de qui, de lui-même ou de ses parents, cet homme était né aveugle, le Seigneur déclara : « Ni lui n'a péché, ni ses parents, mais c'est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui. » Ces "œuvres de Dieu" sont le modelage de l'homme, car c'est bien par un acte qu'il avait effectué ce modelage, selon ce que dit l'Écriture : « Et Dieu prit du limon de la terre, et il modela l'homme. » C'est pour cela que le Seigneur cracha à terre, fit de la boue et en enduisit les yeux de l'aveugle, montrant par là de quelle façon avait eu lieu le modelage originel et, pour ceux qui étaient capables de comprendre, manifestant la Main de Dieu par laquelle l'homme avait été modelé à partir du limon.

Car ce que le Verbe artisan avait omis de modeler dans le sein maternel, il l'accomplit au grand jour, « afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui» –  en effet cet aveugle-né n'est pas né aveugle à cause du péché à la différence des autres, mais est né aveugle pour la manifestation de la gloire de Dieu – et que nous ne cherchions plus ni un autre ni une autre Main par laquelle aurait été modelé l'homme, ni un autre Père, sachant que la Main de Dieu qui nous a modelé dans le sein maternel, cette même Main, dans les derniers temps, nous a recherchés quand nous étions perdus, a recouvré sa brebis perdue, l'a chargée sur ses épaules et l'a réintégrée avec allégresse dans le troupeau de la vie. »

Nous avons à quelque chose qui serait très intéressant à étudier : dans quelle mesure cela est-il proprement conforme à la visée johannique ? Nous ne saurions pas en décider car nous n'avons pas précisément étudié cette question, mais il est très intéressant de voir comment un regard poétique, un regard sur l'œuvre de Jean, découvre un sens et permet d'exprimer un certain sens à ces faits qui sont rapportés dans l'évangile.

Mais tout ceci n'était qu'une illustration pour l'anthropolo-christo-sotériologie d'Irénée.

 

3°) Situation d'Irénée dans l'histoire de la notion de salut.

Christologies et sotériologique sont donc constamment étroitement imbriquées. Et à ce propos, nous voudrions situer Irénée par rapport à ce que les historiens disent couramment sur l'histoire de la notion de salut dans le christianisme.

 

On a tenté d'énumérer différentes théories du salut dans la première pensée chrétienne, différentes façons de comprendre cette notion de salut. On distingue en général :

– des théories dites mythiques. Nous avons par exemple rencontré Jésus figuré en prince de la vie qui combat la mort et qui remporte la victoire sur la mort. Nous avons là une épopée. C'est un mythe, une expression mythique du salut.

– Des théories dites morales. Jésus a posé des actes qui ont mérité le salut pour l'humanité. C'est un autre langage, et la notion de mérite est une notion morale ou juridico-morale. Et ces expressions, reprises et théorisées par saint Anselme au XIIe siècle, donneront lieu à la théorie dite de la satisfactio vicaria (compensation vicaire), c'est-à-dire de la compensation substitutive des actes du Christ pour le salut de l'humanité. Nous sommes là dans un langage moral.

– Des théories sacrificielles, ce qui appartient donc au langage du sacré, du rituel et du religieux : le Christ est celui qui s'est sacrifié pour le salut de l'humanité. En fait, dans les explications qui sont ensuite données de ce langage, très souvent cela se réduit en Occident à la deuxième théorie c'est-à-dire que le sacrifice est déjà lui-même interprété en langage moral. Si nous étudions par exemple la notion de sacrifice chez saint Thomas d'Aquin, nous aurons occasion de voir quel regard, quelle analyse de type moraliste, juridico-moral, il porte sur la notion (ou le fait, l'expérience, le langage) du sacrifice.

– Une théorie mystique, qu'on met sur le compte d'Irénée, cette théorie selon laquelle l'union hypostatique cause par elle-même l'union salvifique de Dieu et de l'humanité. Autrement dit, on s'interrogerait moins sur les actes du Christ que sur le fait de l'incarnation qui serait considérée comme la justification du salut.

 

Tout ce que nous venons d'énumérer, c'est ce qui se dit couramment. En outre que, dans la première littérature patristique, il ne s'agit pas de théories diverses et encore moins exclusives ou opposées, mais de différentes lectures d'un même mystère.

Ici nous interrompons notre phrase pour vous faire comprendre ce sur quoi nous glissons, que nous ne voulons pas développer davantage : nous sommes toujours enclins à interpréter le langage des premiers siècles à la façon de notre théologie, et il y a beaucoup de théories aujourd'hui ; or le salut de la connaissance et le statut du langage sont tout à fait différents de tout cela dans les premiers siècles. –

Donc outre que dans la première littérature patristique il ne s'agit pas de théories diverses et encore moins exclusives et opposées, mais de lectures (ou de différentes approches) du même mystère qui s'échangent d'un auteur à l'autre, attribuer à Irénée la quatrième théorie, c'est trop et c'est trop peu.

– D'une part c'est trop parce que dans le schéma de l'apparition, ce qui sauve, c'est aussi le Christ se donnant à voir ; autrement dit dans le tout premier schéma de la christologie - que nous avons seulement aperçu et que nous comprendrons mieux lorsque nous ferons une réflexion explicite sur ce qui distinguent le schéma de l'apparition et le schéma de l'union que nous rencontrons ici -, dans ce schéma de l'apparition il y a déjà quelque chose de cela, que le Christ sauve de par le fait qu'il se donne à voir. Chez saint Jean notamment, cela est très explicite.

– D'autre part c'est trop peu. En effet, on trouve aussi chez saint Irénée un salut par les actes du Sauveur, et en langage mythique et aussi en langage moral. Autrement dit, il n'y a pas une théorie exclusive qui appartienne à un auteur. Irénée est comme les autres auteurs le témoin de ces différents langages, de ces différentes lectures. Pour cela nous voudrions simplement donner un exemple de ce que dit saint Irénée.

 

  • AH, V, 1, n°1. Celui-ci est donc bien parfait en tout, puisqu'il est à la fois Verbe puissant et homme véritable, nous ayant rachetés par son sang de la manière qui convenait au verbe, « en se donnant lui-même en rançon » pour ceux qui avaient été faits captifs – voici le langage de la rançon qui sauve les captifs – car l'Apostasie – c'est-à-dire ce qui sépare, l'Apostasie étant personnifiée – avait dominé injustement sur nous – c'est le type même du langage mythique qu'on trouve chez Paul lorsqu'il dit que la mort règne –  et, alors que nous appartenions à Dieu par notre nature, – notion typique irénéenne, qui est la revendication de la nature humaine par rapport à Dieu créateur contre la distinction du Dieu créateur et du Dieu sauveur comme deux dieux différents et opposés dans le valentinisme et dans certains gnosticismes – [l'Apostasie] nous avait aliénés contre notre nature en faisant de nous ses disciples; étant donc puissant en tout et indéfectible en sa justice, c'est en respectant cette justice que le Verbe de Dieu s'est tourné contre l'Apostasie elle-même, lui rachetant son propre bien à lui – c'est la notion de rachat qui est ici développée ; or ce qui est très intéressant, c'est que ce rapport de l'Apostasie et du Christ est souvent présenté en langage mythique soit comme lutte, par la force, soit comme une fraude, par la ruse ; et ici Irénée va développer le thème que c'est par la justice, d'où le mot "justice" qui intervient après – non par la violence, à la manière dont elle avait dominé sur nous au commencement en s'emparant insatiablement de ce qui n'était pas à elle, mais par la persuasion, comme il convenait que Dieu fît, en recevant par persuasion et non par violence ce qu'il voulait, afin que tout à la fois la justice fût sauvegardée et que l'antique ouvrage modelé par Dieu ne pérît point.

Donc ce texte simplement pour vous donner un exemple de la façon dont est ici traitée l'œuvre – il s'agit bien de l'œuvre – du Christ.

Au livre III, ch 18, n° 7, nous lisons ce mot caractéristique d'Irénée sous ce rapport, et qui rejoint plusieurs choses aussi : « Si le Christ apparaissait comme chair (comme homme) alors qu'il n'était pas chair (homme), son œuvre n'était pas vraie. » Or Irénée parle ici de l'œuvre du Christ. Donc cette prétendue théorie mystique qui lui serait propre n'est pas ce qui explique intégralement le concept d'Irénée dans ce domaine.

L'ensemble de ce que nous avons dit à ce propos nous conduira à préciser toute la largeur que prend le mot "homme" chez Irénée. Vous avez remarqué en passant que jadis nous avions défendu la validité dans Ph. 2 d'une traduction de hôs anthropos en "comme s'il était homme (anthropos)", et nous avions dit que cela donnerait lieu à l'interprétation gnostique qu'il n'était pas vraiment homme. Mais nous savons que chez saint Paul, il faut entendre sous le mot anthropos non pas la nature humaine, il n'en est pas question, mais l'adamité pécheresse à laquelle le Christ est seulement semblable. Alors que désormais, le mot "homme" désigne la nature humaine selon un poids de pensée qui affectera tout l'Occident. Et c'est à propos de cette nouvelle problématique qu'Irénée était fondé à dire que le Christ n'est pas seulement semblable à l'homme, mais effectivement homme. En d'autres termes, il a la même nature humaine, bien que, évidemment, chez Irénée nous ne sommes pas encore à la détermination logique de la notion de nature humaine.

 

4°) Dimension du mot "homme" chez Irénée.

Lorsque nous lisons le mot "homme" chez Irénée, il faut savoir que ce mot est prégnant de sens collectif, prégnant d'historicité concrète et prégnant d'activité.

1/ Prégnant de sens collectif. C'est une chose que nous avons appris dans notre seconde partie, "Anthropologie d'Irénée". Mais attention, ne comprenons pas que pour Irénée il s'agirait de l'union hypostatique avec l'humanité totale en niant l'union à Jésus singulier ; il ne s'agit pas d'opposer ces choses, il s'agit de dire qu'Irénée n'envisage pas la question de cette façon-là, ne distingue pas les choses de cette façon-là. Ne nous faites pas dire par exemple qu'il ne faut plus parler de Jésus Christ-Dieu, mais que c'est l'humanité qui est Dieu. Si vous entendiez cela aussi, ce serait aberrant. Il faut bien voir que d'abord nous sommes en train de lire un auteur, que nous ne disons pas pour l'instant ce qu'il faut dire aujourd'hui, que nous essayons de situer cet auteur par rapport à la problématique de son époque, et que nous ne prenons pas position sous ce rapport. C'est une question que nous envisagerons pour notre compte un jour, mais pour laquelle nous amassons en ce moment des indices au cours de l'histoire de la pensée chrétienne simplement.

2/ Prégnant d'historicité concrète. Sous ce rapport-là on pourrait dire que la compréhension d'Irénée est à certains égards plus proche de la philosophie contemporaine que de la philosophie scolastique par exemple, encore qu'il faille bien se garder de faire des rapprochements hâtifs pour une telle distance de siècles.

3/ Prégnant d'activité. Nous avons essayé de parler des rapports entre la nature et les actes. Nous verrons que la théologie classique distingue très nettement la nature, puis les actes que cette nature peut éventuellement éliciter. Et en fonction de cette psychologie, il y a une sorte de nécessité interne de la nature, et puis une contingence où la liberté se situe au niveau de l'élicitation éventuelle des actes où tombe justement le domaine de la morale, de la liberté, etc. or ce genre de distinction entre nature et actes n'intervient absolument pas ici ; nous sommes encore dans une autre structure de pensée.

 

Pour conclure en quelques mots, nous dirons que d'une part Irénée reste près des sources et que d'autre part il innove. Il reste près des sources en ce que la notion de salut des hommes commande le discours sur le Christ et qu'il n'installe pas à part une ontologie du Christ. Dans cette implication du Christ et du salut, le Christ n'est pas la cause ou le moyen d'un effet, mais il est la réalisation d'un dessein. Et en cela déjà il innove en ce que la réalisation d'un dessein n'est pas tout à fait le dévoilement d'un caché. Et c'est là que se situe chez lui l'introduction d'un sens de l'historicité banale. Cela est mis en évidence par le schème de l'union qui prend la place du schème de l'apparition.

Nous voudrions réexpliquer simplement l'importance de ce que nous venons de dire en conclusion. Dans la théologie classique, comme aussi bien du reste dans la pensée banale qui en est issue, deux questions se posent, tout à fait distinctes. La première, c'est la question de l'ontologie, dirions-nous aujourd'hui, du fait du Christ singulier, quitte à chercher ensuite comment il est la cause d'un effet qui est le salut des hommes. Il y a donc deux questions : la question du fait et du pourquoi ; la question de l'ontologie et de la finalité. Or cela, c'est ce qui caractérise la théologie classique et aussi la façon banale dont nous sommes tentés de nous approcher de la chose du Christ.

Or Irénée ne distingue pas le Christ singulier pour ensuite s'interroger sur le salut, mais il voit l'un dans l'autre et considère le Christ-salut comme la réalisation au plan de l'histoire du dessein antérieur de Dieu, ce qui structure donc désormais ce rapport du dessein de Dieu, qui est plus ou moins considérée comme le pourquoi, mais qui est situé auparavant et qui se réalise. Et cette position d'Irénée, originale par rapport à notre problématique, n'est cependant pas encore ce que nous avons rencontré dans les sources tout à fait originelles, à la mesure où le rapport n'est pas le rapport entre le dessein de l'artisan et ce que se produira dans le temps, mais le rapport du caché qui s'enclot dans sa manifestation, qui s'enclot dans le manifesté, qui s'enclot et se dévoile – ce que nous avons essayé de détecter comme structure la plus fondamentale du discours originel, du discours de révélation



[1] Les sources ce sont essentiellement saint Paul et saint Jean.

[2] Voir les messages du tag gnose valentinienne.

[4] Voir Jn 9, 1-41 : Guérison de l'aveugle-né suivie d'une enquête à son sujet  où Jean-Marie Martin se réfère à la lecture d'Irénée.

 

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