La question de la préexistence du Christ par rapport à la création touche de très près notre idée de Dieu qui est considéré trop souvent comme "celui qui a fait le monde", or ce n'est pas ce que disent les Écritures. Mettre en cause cela ne va pas sans nous obliger à reprendre nos préconceptions de l'espace, du corps et de la parole. C'est ce que fait Jean-Marie Martin dans cette deuxième partie d'un chapitre de son cours de théologie de 1976-77, chapitre de milieu d'année.
Pour la 1ère partie (message précédent) : Préexistence. 1/ Le Christ déjà présent dans les théophanies d'Israël
II – Le Christ comme préexistant ou prédominant par rapport à la totalité
Dans un premier temps, nous avons montré que pour saint Jean et pour la première littérature chrétienne, le Christ était déjà présent dans les théophanies de l'histoire d'Israël. Maintenant dans cette seconde partie, il s'agit de retrouver le Christ comme préexistant ou prédominant par rapport à la totalité, par rapport au monde. Ceci nous reconduit une fois encore à ouvrir saint Jean à la page du premier chapitre.
Certes, la "théophanie" dit quelque chose comme "voir Dieu", et donc nous avions ouvert cette page de Jean dans l'intention d'y découvrir quelque chose comme l'expérience archétypique, expérience apte à dénommer l'expérience même de la résurrection. Cependant, il est évident que ces versets de Jean évoquent la Genèse et donc d'une certaine façon ce que nous appelons la création.
INTRODUCTION
● Dieu, "celui qui a fait le monde" ?
La question de la préexistence du Christ par rapport à la création nous occupe maintenant. Cette question touche de très près notre idée de Dieu dont nous avons dit qu'elle se définissait aujourd'hui comme "celui qui a fait le monde", et dans le "a fait", je retiens premièrement la forme du passé, de l'origine, qui se déclare très souvent par rapport à une certaine compréhension de l'éternité, et pose donc la question du temps. Dans notre idée banale de Dieu, il y a donc une certaine précompréhension du temps.
"Qui a fait". Notez ici le verbe "faire" qui est également très important pour notre précompréhension banale de Dieu, au point qu'il y a d'une part, une représentation imagée sur Dieu fabricant le monde, mais également, antérieurement, une précompréhension de Dieu comme cause efficiente (du verbe facere, faire – ef-ficiente), à partir de quoi est entrée l'idée de Dieu dans l'Occident.
Enfin le mot "monde" suppose aussi, lorsqu'il est prononcé, une certaine précompréhension de l'espace.
● Une précompréhension spatiale des rapports de Dieu et du monde
Quand j'ai prononcé le mot de "préexistence", apparemment je mettais en avant une notion temporelle. Or les rapports d'éternité et de temps sont des choses extrêmement complexes. Je voudrais montrer d'abord que, implicitement, il y a également une précompréhension spatiale des rapports de Dieu et du monde, et c'est cela qui fera l'objet premièrement de notre recherche.
Dans notre idée banale, Dieu est toujours lié à une certaine idée du monde dans sa totalité et de l'espace – une certaine idée ou une certaine image. Si nous mettons en cause l'un des deux termes (Dieu, monde), l'autre aussi se trouve mis en cause. Or je pense qu'une réflexion sur notre idée d'espace aura deux effets : d'une part elle devrait avoir un effet sur ce que dit notre mot Dieu, et, d'autre part elle pourrait être considérée comme une étape peut-être plus accessible pour la très difficile question des rapports du temps et de l'éternité.
Donc je voudrais centrer aujourd'hui notre réflexion plus particulièrement sur l'espace, et je vous avoue tout simplement que d'avoir été amené la semaine dernière à donner une conférence à l'école des Beaux-arts de Nice sur la notion d'espace dans les traditions anciennes m'a ouvert l'esprit du côté de cette question d'une façon qui me paraît n'être pas sans conséquence pour ce que nous sommes en train de faire ici.
● Que dit notre conception de l'espace ?
Notre précompréhension de l'espace, soit analysée comme forme a priori de notre sensibilité (Kant), soit simplement mise en œuvre dans notre imaginaire spontané, est tout à fait étrangère à la pensée biblique et néotestamentaire. Que dit notre conception de l'espace ?
Dans notre banal, "espace" dit une étendue indéfinie, ou une extension homogène, ou isotrope, dans laquelle se découpent des corps ou volumes et aussi bien leurs intervalles. Or ce que je dis, c'est que nous ne pensons jamais sans ce présupposé. Ce que je dis aussi, c'est que ce présupposé est totalement absent de certains autres modes de pensée et singulièrement de l'Écriture – non pas absent en ce sens simplement qu'il y aurait là un mot qui ferait défaut dans leur vocabulaire, je veux dire que cette absence contribue à structurer de façon radicalement diverse tout l'ensemble du discours.
J'ajoute que, d'après la définition que j'ai donnée, quand nous parlons d'espace, simultanément, nous parlons de corps dans l'espace. Donc il y va et de l'un et de l'autre. Et comme en outre, tout cela se tient dans la parole, j'articulerai mes différentes réflexions plus particulièrement d'abord à partir du mot espace, ensuite à partir du mot corps, et enfin à partir du mot parole.
1/ Espace.
Quand je dis que la notion d'espace est étrangère à l'Écriture, cela doit étonner. Qu'est-ce qui s'y substitue ? C'est la question de "lieu", de localité. Mais disant cela, je n'ai rien dit, parce que ce terme existe dans notre langage mais dans notre langage, le lieu est entendu comme une portion de l'espace. Donc le lieu dans le sens où je l'emploie ici ne doit pas s'entendre comme une portion de l'espace, et peut-être bien que, à l'inverse, notre idée de l'espace est notre lieu aujourd'hui…
Je reprends cela. Quand je dis que l'idée d'espace est inconnue des textes que nous fréquentons mais qu'en revanche s'y trouve l'idée de lieu, il est évident que nous ne pouvons pas entendre le mot "lieu" au sens où nous l'entendons, puisque chez nous le lieu est une portion de l'espace. Donc en revanche, si on trouve un sens originaire au terme de "lieu", on pourrait penser que cette idée d'espace qui est notre fait à nous, caractérise notre façon d'être au monde, c'est-à-dire notre lieu, notre localité.
En effet le texte de saint Jean, chapitre 1, qui est notre texte aujourd'hui, fait explicitement référence au début de la Genèse. Or que dit le début de la Genèse ? « En tête (dans le reshit), Elohim créa le ciel et la terre ». Bien sûr, vous avez entendu immédiatement, de façon implicite, que cela veut dire : « Dieu créa le monde ». Même les exégètes se sont empressés de dire que "ciel et terre" est une façon hébraïque de dire le monde, de dire la totalité. Mais pourtant, il n'est pas dit : « il créa le monde », il est dit : « il créa le ciel et la terre ». Et en effet ciel et terre disent deux lieux, ces lieux (ou ces régions) doivent être pensés, nous le savons désormais, non pas comme des portions d'espace, mais premièrement comme des régies ou des règnes ; non pas comme des contenants entendus comme des espaces vides.
Or, dans cette perspective, entre ce que nous appelons "contenant" et "contenu", il existe une affinité ; c'est-à-dire que ce qui est désigné comme lieu est moins désigné comme "portion d'espace" que comme "essence de ce qui habite". Par exemple, chez les Anciens, les oiseaux sont d'essence aérienne, ce qui n'a aucune signification pour nous. Autrement dit, dans cette perspective, on ne met pas n'importe quoi n'importe où, c'est ce que j'ai appelé l'affinité. Et justement, ce qui est propre à l'extension homogène ou à l'étendue indéfinie, c'est de pouvoir la remplir de n'importe quoi.[1]
Il nous est arrivé ici de contester des concepts hérités. Cela n'était rien. En ce moment nous somment en train de contester le fondement même de notre imaginaire hérité. C'est-à-dire la solidité même du sol sur lequel nous posons le pied : pré-supposé. Notre pied pré-supposé. C'est-à-dire qu'une fois encore, nous nous disposons à revivre quelque chose comme la genèse, c'est-à-dire que ré-émerge une nouvelle solidité à partir de l'abîme. Abîme, c'est là où on ne peut pas poser le pied parce que cela n'a pas de fond ; c'est aussi bien la fluence des causes originelle et la ténèbre qui ne permet pas de s'orienter, de se repérer pour la marche. C'est-à-dire qu'une fois encore, cela que nous avons considéré comme une expérience archétypique fondamentale, nous sommes provoqués à le faire, en sachant qu'il y va nécessairement de notre sécurité.
Comme signe de cela, il y a un certain nombre d'indices comme par exemple le fait qu'à l'époque hellénistique topos (lieu) est un nom de Dieu – "Le lieu" par excellence… C'est très curieux cette dénomination de Dieu par ce qui est chez nous interstitiel… Dieu dans la Bible c'est "Le lieu" ou "le Nom", et le mot topos correspond exactement à ce que la spiritualité juive appelle ha-maqom – le lieu ; qoum, se tenir debout.
Nous faisons un pas encore : ces régions (ou ces lieux) que sont ciel et terre non seulement se juxtaposent, mais ils ne sont distingués que parce qu'ils se concernent réciproquement, et qu'ils s'accouplent. Ces lieux se concernent. Que la région (ou le règne) des cieux arrive – que ton règne vienne –, cela déclare ouverture de ce qui était clos, et la proximité de ce qui était loin. Il est de l'essence de l'Évangile que le ciel et la terre s'approchent.
Il n'est question du ciel dans le Nouveau Testament que pour dire sa proximité. Et cela dès l'ouverture (l'archê) de l'Évangile qui est le baptême de Jésus où les cieux s'ouvrent, où la voix du ciel s'entend : « Tu es mon fils ». Et c'est cela qui est repris singulièrement dans l'évangile de Jean – comme dans les synoptiques –, par la descente du pneuma (de l'Esprit), mais ensuite singulièrement chez Jean, à la fin du premier chapitre, par la figure de l'échelle de Jacob qui institue un passage du ciel et de la terre, par le thème de l'exaltation du serpent qui figure la croix, par le thème de la croix elle-même, exaltation réunifiante de ce qui était dispersé. Voilà la symbolique cruciforme au cœur de cette distinction des lieux.
Donc les cieux disent essentiellement la présence ; et c'est pour cette raison qu'on ne peut pas penser expression d'un sentiment plus moderne et plus étranger à l'écriture que le silence effrayant et pascalien des espaces infinis. « Le silence des espaces infinis m'effraie », cela traduit notre modernité ; c'est à l'extrême opposé des présupposés des textes de l'Écriture.
Donc j'ai dit que ces régions (ciel et terre) "se concernent", dans le sens originel du terme, c'est-à-dire "se regardent" et j'ajoute qu'elles s'accouplent.
Ce qui est en question ici – bien sûr, cet aspect sera développé beaucoup par les pensées de l'hellénisme contemporain du christianisme, qu'il s'agisse de l'hermétisme ou des différentes formes de gnosticisme, que dans le christianisme proprement dit, et cependant il y a là un écho d'une symbolique qui est commune –, c'est que ciel et terre sont père et mère, cela se retrouve du reste également dans d'autres traditions.
Ce qui est important pour nous ici, c'est de détecter qu'aujourd'hui ciel et terre ne parlent plus que cosmologie, que père et mère parlent psychologie ou psychanalyse… or ce dont il est question dans nos Écritures n'est ni l'un ni l'autre, mais une région plus fondamentale, une possibilité originaire de l'imaginaire dans laquelle se trouvent repris, mais repris autrement, et le regard sur le monde, et le regard sur l'homme.
2/ Corps.
J'ai dit que dans cette mise en question de nos présupposés imaginaires, il y allait de l'espace, mais il y allait simultanément du corps, puisque le corps est, de même que l'intervalle entre les corps, ce qui se découpe dans l'espace selon notre description de l'imaginaire le plus banal évoqué par le terme d'espace.
La demeure est pour nous une portion d'espace dans quoi se pose éventuellement un corps. Un corps est une chose, le substantif le plus neutre – car il y a une connivence secrète entre ce que nous appelons nos concepts et notre imaginaire, et notre grammaire. Le corps est une chose qui occupe passivement une portion de l'espace. "Corps" est un terme utilisé géométriquement dans l'espace, et puis en un autre sens, anthropologiquement. Mais même le corps anthropologique, nous commençons à le penser à partir de "chose". Et un corps se désigne comme un substantif. Or il y a longtemps que je vous ai invités à un exercice qui peut-être se trouve avancer dans votre expérience maintenant, qui est de penser le corps comme aussi bien les autres termes johanniques à partir du verbe infinitif[2].
- L'arbre à partir d'arborer ;
- L'eau à partir d'ab-onder
- le corps, on ne peut pas tricher comme dans le cas d'arborer, donc j'avais dit à partir de "se présenter".
Voyez comme la dénomination à partir de l'expérience humaine a donné lieu à un certain nombre d'expressions. Par exemple, “deux corps se touchent” - mais non, il faut être pourvu de tact pour se toucher, et pourtant nous disons bien "ils se touchent". Oui, mais c'est une expression vulgaire ; en réalité, il faudrait dire : deux corps "contigus". Contigus ? Ça veut dire : qui se touchent. Bien… Et ce qui est terrible c'est que c'est à partir de ce prétendu toucher que je pense le fait que moi je touche. Autrement dit, tout ce qu'il en est de l'expérience du corps, de l'expérience effective de toucher dans sa singularité, cela disparaît au bénéfice d'une représentation géométrique dans laquelle choses et espace au sens banal règnent.
Et c'est ainsi que le verbe "être" lui-même en est venu à souffrir. Pour nous, être, c'est se trouver dans un espace, c'est se trouver là, alors que "être" implique toujours l'acte d'être présent à, "d'être à". Il ne s'agit pas d'être chose. Pourtant "être" signifie pour nous se trouver posé comme chose dans un espace neutre. Or parmi les termes qui disent "être" – être-à et singulièrement être-à-l'espace ou être-au-monde –, il y a l'expérience de "demeurer", d'"habiter". Et demeurer fait que cela soit une demeure ; ce qui n'empêche que cela qui me procure abritement et demeure me donne de demeurer.
Il y a donc un nouveau rapport entre le corps et la demeure, qui n'est pas simplement l'être posé là dans un espace neutre. Il y a une nouvelle relation qui ne s'entend qu'à partir de l'expérience de la demeure, mais qui pour autant ne décide pas que c'est elle qui fait la demeure, mais qui la reçoit comme abritement. Il y a un nouveau type "d'être-à" qui est pleine d'une expérience, et qui ne se réduit pas à l'imaginaire neutre d'une chose neutre posée dans un espace neutre. Et le rapport subtil du ciel et du divin, de la terre et des mortels[3] (du ciel et de la terre) doit se réentendre à partir de cette plénitude.
"Habiter", c'est le mot qui dit probablement le mieux le rapport de Dieu au monde et non pas "fabriquer" qui, pour l'imaginaire pose en retrait (et il y a d'autres choses qui interviennent ici), et de façon objective, qui signifie "poser devant", c'est la façon dont nous avons expressément l'habitude de fabriquer ou de faire des choses. Notre idée de Dieu se pense à partir du verbe "faire", c'est ce qu'il y a de plus néfaste.
L'idée de Dieu doit se penser à partir d'habiter, mais il faut déjà que nous repensions ce qu'il en est d'habiter pour nous-mêmes, dans le sens que j'indiquais tout à l'heure. Et cela je ne l'invente pas puisque la Parole s'est faite corps d'homme ; elle a établi sa demeure au milieu de nous et nous avons contemplé sa présence.
Nous arrivons là au verset 14 qui est le cœur du prologue de l'évangile de Jean. Le cœur du prologue parle de corps et de demeure, d'habiter, d'habitation. Et c'est dans cet "habiter", et dans cette doxa (gloire, présence, luminance) que l'idée de Dieu pour nous peut avoir sens, et de nulle part ailleurs.
J'ai parlé d'habiter, de demeurer ; notez bien que cela se dit aussi bien de tous les verbes johanniques : le verbe venir, le verbe fréquenter, le verbe marcher, le verbe se tenir. Si vous voulez un jour expérimenter ce qu'il en est de l'espace et simultanément du temps, pensez par exemple à partir de marcher. Et quand je dis « pensez à partir de marcher », je veux dire deux choses : d'une part que votre pensée soit la prolongation d'une effective marche, et d'autre part que le concept de marcher soit ce qui donne essence au lieu, à l'espace et au temps. Mais à nouveau même problème, parce que nativement nous pensons que nous marchons dans un lieu neutre et que notre démarche se dessine comme un corps qui change la place des intervalles dans un lieu neutre. Quel rapport entre cette représentation-là et l'expérience effective de marcher ? Comment sommes-nous aliénés par cette représentation fondamentale de l'espace ? Et quand nous pensons que ce que nous disons de l'espace ici devrait sans doute un jour se prolonger dans ce que nous disons du temps, dans quelle représentation du temps vivons-nous ? Et ceci est très important, parce que toutes nos nostalgies et nos craintes sont liées à une certaine représentation du temps. Vous pensez que cette expérience ne vaut pas le coup d'être faite ? De réentendre ce qui véritablement s'ouvre ici dans ce texte ?
3/ Parole.
Après espace et corps, voici "parole - le parler". Évidemment nous sommes reconduits ici aux premiers versets du prologue de Jean. L'archê, c'est-à-dire « avoir ouvert et maintenir en persistance l'ouvert » était parler. Ce qui précède la localisation du ciel et de la terre, ça n'est pas notre espace neutre, c'est un espace de parole. Autrement dit, le premier c'est justement un "être à", c'est un Parler : et le Parler était à, était tourné vers, adressé à, parlait à – Le Parler parlait à Dieu et le Parler était Dieu.
Ce qui est premier ne se définit pas comme ce qui dans notre imaginaire est le plus consistant, mais très précisément comme ce qui dans notre imaginaire est un interstice. Il y a une certaine théologie grecque originelle qui va réfléchir sur cela à propos de la Trinité. Cela donne lieu à l'idée de relation, "relation subsistante". Ce sera repris ensuite par une théologie qui subordonnera plus ou moins le terme de "relation" au terme de "personne" et nous fera retomber dans notre imaginaire. Et pourtant il y a là quelque chose qui est au cœur d'une authentique réflexion trinitaire.[4]
« Par lui tout advint » (et non pas "tout a été fait" car il n'y a pas le verbe "faire"). Panta (la totalité) advint dia autou (par lui), et on peut remplacer autos par le nom qui a été dit précédemment, ce nom c'est Logos. L'espace de dialogue, le dialogue étant un des modes suprêmes de l'être à.
« Ce qui advint en lui était vivre ». Mais "vivre" est interstitiel encore : il est "donner à vivre". Donner de naître et être né est peut-être de l'essence même du vivre à ce niveau, ce qui donne un certain sens aux termes Père et Fils de la Trinité même.
« Ce "vivre" était le "donner de venir au jour" en tant qu'homme…. »
Nous nous sommes approchés un peu plus près de ce prologue.
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Les trois étapes de l'idée de Dieu en Occident
Après ces trois parties sur "espace, corps et parole", je voudrais situer ce que nous avons aperçu par rapport à ce que cela deviendra dans l'Occident. Je crois en effet que les textes auxquels nous nous sommes référés, aussi bien la Genèse que le prologue de Jean, sont des textes dont la garde, puis la mégarde, a structuré l'Occident. On peut penser à trois étapes dans cette histoire. J'anticipe un peu en parlant de la seconde étape que nous étudierons plus tard, mais vous allez la reconnaître facilement.
- Première étape : la cosmogonie biblique au sens que nous avons essayé d'apercevoir dans notre lecture d'aujourd'hui de la Genèse et du prologue de Jean.
- Deuxième étape : théologie de Dieu créateur. Nous étudierons particulièrement plusieurs étapes dans l'évolution de cette théologie du Dieu créateur dans l'Occident.
- Troisième étape : la technologie, un mot – je le prends sans trop le justifier maintenant, car ce n'est pas mon propos – pour désigner ce qui règne aujourd'hui.
Si on essaie de situer les unes par rapport aux autres ces trois étapes, on est tenté de penser qu'il y a eu la cosmogonie biblique et la théologie du Dieu créateur, et qu'ensuite il y a une coupure après laquelle il y a une attitude technologique, qui est une autre façon d'être au monde. Or ce que je dis c'est qu'il y a une véritable continuité entre la théologie de Dieu créateur et la technologie, même athée. D'où l'importance pour nous de ne pas lire la cosmogonie biblique à partir du présupposé de la théologie de Dieu créateur comme cela se fait de bonne foi, spontanément. D'où l'importance que j'accorde à cette distance que nous avons tentée de prendre aujourd'hui.
La théologie de Dieu créateur, nous la verrons mettre en avant le verbe "faire" et notamment dans la désignation même de Dieu comme "cause efficiente du monde". Ce "faiseur" sera ensuite appelé "le grand architecte de l'univers", et je pense que ça n'est pas encore très mal. Mais l'architecte va très vite faire place à l'horloger. C'est Voltaire qui a dit : « Je ne peux concevoir que cette horloge marche et n'ait point d'horloger ». Qu'est-ce qui s'est passé ici ? C'est qu'implicitement on est passé à la machine, une machine très rudimentaire sans doute, mais une machine déjà, et finalement, ce qui se dessine de façon la plus claire aujourd'hui comme idée de Dieu, c'est celle du "super-ordinateur" ou à la rigueur du "super-programmateur" de l'univers.
Nous assistons là à un certain mouvement de jet et de rejet qui s'explique dans l'advenance de la notion d'objet comme aussi bien de la notion de projet. Ob-jet, nous l'avons déjà dit, c'est la compréhension du monde comme ce qui est en face. Pro-jet, c'est la détermination typiquement technologique en vue de la maîtrise du monde sous la forme du programme et, à ce sujet, deux petites remarques.
Première remarque Dans le domaine de la génétique, le terme de "programme" est constamment utilisé. Moi je bien qu'on refuse l'ancienne idée de Dieu finaliste, mais la structure mentale reste exactement la même sous ce rapport-là, dès l'instant qu'il existe des gènes programmés.
Deuxième petite remarque : chez les chrétiens, l'insistance à parler d'une façon qui était considérée pourtant comme fort renouvelée par rapport à naguère, du "projet" de Dieu ou du "dessein" de Dieu. Ainsi on traduit le terme paulinien mystêrion constamment par "dessein", "projet" de Dieu. Dieu peut toujours parler, ce qui s'entend là c'est la technologie.
D'autre part, en posant l'idée de Dieu créateur, l'homme par Dieu interposé, se situe en face du monde objet, c'est-à-dire de cette réalité la plus homogène et qui est tout entière à faire, d'un monde qui est le stock de matériaux le plus interchangeable et d'énergie la plus homogène, pour que, après avoir analysé – et Dieu sait si la première attitude analysante, c'est la reconstruction du monde en pensée à partir de la raison suffisante, à partir de l'élémentaire – pour qu'après avoir analysé, on puisse opérer la synthèse, et singulièrement faire des "produits synthétiques". Oui, le mot n'est pas hasardeux ! Tout se passe donc comme si l'Occident avait préfiguré son devenir technologique en le projetant provisoirement dans la figure de Dieu créateur. Et c'est en ce sens qu'il y a une véritable continuité entre la théologie de Dieu créateur et la technologie athée. Je ne dis pas cela pour magnifier la technologie parce qu'elle serait quand même une théologie, je dis cela pour minimiser la théologie parce qu'elle était déjà une technologie.
Or il se trouve que dans nos textes, l'expérience christique du corps et du lieu, du ciel et de la terre, de la présence, de la doxa, de la parole, dit tout autre chose que la théologie du Dieu créateur. Peut-être que vous apercevez progressivement quel était l'enjeu de ce que nous annoncions ici dès notre premier cours lorsque nous posions la question, innocemment, des rapports entre « je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre » et « en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur ». Nous disions qu'il y avait un certain ordre des propositions et, en plus, qu'il y avait la figure additive des deux propositions, si bien que cela s'entend en général ainsi : j'opine, je pense qu'il y a un Dieu qui a fait tout ça, et je pense aussi que Jésus a existé pour nous sauver….
Nous ne sommes pas encore au bout, mais j'espère que l'enjeu de cette réflexion apparaît progressivement.
[1] Sur contenant et contenu, lire "La cruche" de Heidegger : approches de J-M Martin et J. Pierron. Enigme, parabole, symbole
[2] Sur cette incitation à passer au verbe infinitif, J-M Martin l'a proposée à propos d'autres termes : Repenser les "Je suis… " à partir de l'infinitif ; "la présence" à partir de "se présenter".
[3] Allusion ici au quadriparti de Heidegger. Dans un autre message du présent blog, il est fait allusion à la conférence "La cruche" où sont citées des remarques de Joseph Pierron, un ami de Jean-Marie Martin, dont celle-ci : « Il y a une liaison dans cette cruche entre la terre dont elle est faite, entre le festin sacré qui est le ciel, entre le Dieu qui accueille, et les mortels que nous sommes. Il y a symbole dans un récit quand je peux faire intervenir à la fois la terre, le ciel, Dieu et le mortel que je suis. Vous en avez un magnifique exemple à la fête de Noël : il y a les cieux qui sont déchirés, la voix des anges, les hommes de la terre qui sont concernés, et il y a la terre elle-même qui est là en attente. Donc vous retrouvez les quatre éléments. Noël c'est un mystère à vivre, ce n'est plus une anecdote. » ("La cruche" de Heidegger : approches de J-M Martin et J. Pierron. Enigme, parabole, symbole.) également de ces quatre il est question à la fin du message Réflexions de Heidegger à partir du poème "Un soir d'hiver", avec quelques commentaires de J-M Martin.
[4] Pour saint Augustin (354-430) les noms propres à chacune des personnes divines sont des noms qui désignent des relations : Père se dit par rapport à Fils, Fils en relation à Père, Spirant (Père et Fils) par rapport à Spiré (l'Esprit). Voir le 2° de la première partie de Penser la Trinité.