Avec Maurice Bellet réfléchir sur l'agapê, la mort, l'illusion, à l'écoute de Thérèse de Lisieux
En ces temps où la place des femmes dans l'Église est d'une actualité brûlante, profitons du regard de Maurice Bellet sur Thérèse de Lisieux. Son livre, Thérèse et l'illusion est paru chez DDB en 1998, un an après que Thérèse de Lisieux soit élevée au rang de Docteur de l'Église, chose excessivement rare pour une femme !
Ce message est occasion de réintroduire M. Bellet aux côtés de son ami Jean-Marie Martin à qui le présent blog est dédié, eux deux ont souvent animé ensemble des rencontres. En particulier en avril ils ont longtemps co-animé un week-end à l'abbaye de Saint-Jacut.
M. Bellet est décédé le 5 avril 2018, et on trouve de nombreuses choses le concernant sur http://belletmaurice.blogspot.com/ et aussi sur le présent blog au tag Maurice BELLET.
Le présent message comporte quatre parties :
I – Une recension de Thérèse et l'illusion parue dans la Revue Théologique de Louvain.
II – Une recension paru dans Christus (https://www.revue-christus.com/article/therese-et-l-illusion-1158)
III – Un extrait de L'Eglise, des femmes avec des hommes, de A.-M. Pelletier, Cerf 2019, L'extrait se termine sur : "C'est un homme qui parle ici de ce qu'il a appris auprès d'une femme. Cette vérité, tellement essentielle à entendre, vaut bien un doctorat.". Cet extrait figure aussi sur un autre blog : Sainte Thérèse de Lisieux (1873-1897) docteur de l'Église et figure de paix qui ouvre une voie toute nouvelle où se trouvent des extraits des textes de Thérèse de Lisueux, et du livre de Maurice Bellet.
IV – Un extrait d'une interview parue le 29 janvier 2000 dans le journal La Croix où dans la première partie M. Bellet parle de Thérèse et l'illusion. Dans la suite il parle de La chose la plus étrange (partie qui ne figure pas ici, ce livre a été présenté dans Extraits du livre de Maurice Bellet "La chose la plus étrange" (moments de l'eucharistie)). La fin de l'interview figure ici, il y est question de l'Évangile (L'Évangile annonce l'immense !) et du langage.
Dossier réalisé par Christiane Marmèche
Avec Maurice Bellet à l'écoute de Thérèse de Lisieux
- N. B. Thérèse de Lisieux devient Docteur de l'Église en 1997, et de nombreux livres sont ensuite publiés à son sujet dans les années qui suivent.
I – Recension de Thérèse et l'illusion parue dans la Revue Théologique de Louvain, Année 2001, 32-1, pp. 145-146, écrite par Monique FOKET
Dans le foisonnement des livres sur Thérèse de Lisieux, M. Bellet apporte sa contribution. Le texte est relativement court (110 pages en gros caractères, très peu de notes) et rédigé sous le coup de l'annonce d'une mort qui inclut l'histoire de Thérèse. Le ton est donné d'emblée : « Ce que je vais dire ne peut parler, sans doute, qu'à ceux qui sont de quelque façon proches de la mort. C'est-à-dire nous tous dès que nous veillons » (p. 11). C'est dire qu'il s'agit donc davantage d'un ouvrage sur Bellet réfléchissant sur la mort à la lumière de l'expérience de Thérèse que sur Thérèse elle-même.
Deux aspects originaux sont à retenir. D'abord le rapport entre "illusion et mort", pierre angulaire du livre. L'illusion de Thérèse c'est l'amour et l'amour est la vérité. L'amour se dit dans le désir et la voie du désir est la traversée de l'illusion pour que l'illusion accouche de la vérité. Le seul combat est finalement celui de l'amour/illusion - obstinément espéré(e) - contre la mort. En cela Thérèse s'est révélée une combattante violente, loin des mièvreries dont même ses propres manuscrits - lus trop vite ou trop tôt - semblent l'affubler. Ensuite, comment comprendre que Thérèse ait été proclamée "docteur" ? Non seulement M. Bellet met en rapport l'amour/illusion avec la vérité mais il insiste sur le fait que l'expérience de Thérèse est "pensée" : en effet, la logique thérésienne reprend les choses par le commencement et conduit droit à l'essentiel. En cela Thérèse est vraiment "docteur". En effet, cette "expérience-pensée", éveillée à partir des puissances de mort, et donc sortant d'elles, est créatrice par définition et, dans le cas de Thérèse, créatrice subversive. L'"après-mort de Thérèse" manifeste l'extraordinaire fécondité de cette "pensée" qui stimule la réflexion de ceux et celles qui - comme en témoignent les multiples remarques de l'auteur - prennent la peine de l'écouter vraiment.
À l'issue de la lecture reste un étonnement : pourquoi l'auteur maintient-il la confusion entre "Église" et "magistère" ?
II – Recension paru dans Christus n° 188, octobre 2000, par François MARXER
Après la déferlante éditoriale provoquée par le Centenaire, on attendait le grand ouvrage sur Thérèse : le voici sous la plume de Maurice Bellet. Pour ses fidèles lecteurs, ce sera une manière d'accomplissement. L'aventure fulgurante de Thérèse cristallise en effet l'unité de tous ces domaines que Bellet aura hardiment explorés, depuis La peur ou la foi jusqu'à L'Eglise morte ou vive, en passant par L'épreuve ou La force de vivre. Les autres y découvriront la grandeur sublime de la petite carmélite, car l'auteur, et c'est sa force nous présente Thérèse en son entièreté : non pas un enchaînement de séquences biographiques, d'épisodes qui s'emboîtent, ni un assemblage de facettes psychologiques ou doctrinales, mais le mouvement, la vague de fond qui draine ses vingt-quatre années, la « logique » qui les soutient ; non une fatalité, mais un « vouloir aimer ». Quête de vérité de Thérèse entre deux abîmes. Si l'abîme de l'« extrême amour » est bien là, insistant, inaliénable, l'autre, celui de la « grande épreuve », ne désarme pas, comme s'il en était la doublure.
Cette détresse terrifiante qui s'empare d'elle à Pâques 1896, ce n'est pas le moindre des mérites de Maurice Bellet que de montrer qu'elle est unique irréductible : rien à voir avec l'athéisme ni non plus avec la nuit de Jean de la Croix. Comment en effet ce rapprochement — si évident nous dit-on — n'a-t-il même pas effleuré Thérèse, lectrice assidue et inspirée du maître carmélitain ? Elle y aurait trouvé à l'évidence assurance et véritéde ce qu'elle traversait. Mais quels mots peuvent être apposés sur l'effroyable : être détruite à vingt-quatre ans ?
C'est pourquoi Thérèse parle au cœur de ceux que la douleur ravage : l'enfance est leur Royaume. Mais elle parle aussi à l'intelligence, et c'est l'audace de l'auteur que d'évoquer sa pensée. Pensée du seuil (là est vraiment sa poésie) et pensée de l'écart (là est son acte de foi) ; en un mot, pensée de ce dont elle fait l'expérience : voilà toute sa science de jeune Docteur de l'Eglise.
II – Extrait de L'Eglise, des femmes avec des hommes, A.-M. PELLETIER, p. 223-226
En 1997, Thérèse de Lisieux – autrement dit Thérèse de Jésus et de la Sainte face – était proclamée Docteur de l'Église par le pape Jean-Paul II. Il y eut des voix pour s'en réjouir haut et fort. Il y eut aussi des murmures réprobateurs mezza voce. Pareille promotion de Thérèse avait nécessairement désir de provocation, en tout cas dans les milieux les plus concernés par la science des Docteurs de l'Église qui, en l'occurrence, se trouvent être depuis toujours des hommes. Avec Thérèse d'Avila et Catherine de Sienne, audacieusement élevées à cette dignité par Paul VI et Jean-Paul II, on s'était tout juste acclimaté à l'idée qu'une femme puisse être honorée à cette hauteur, comme maîtresse d'intelligence et pédagogue de vérité, aux côtés d'un saint Athanase ou d'un saint Bernard. En revanche, pouvait-on imaginer qu'il puisse y avoir de quoi apprendre à penser auprès de la jeune carmélite morte à 23 ans dans un obscur carmel normand, aux dernières décennies d'un siècle qui, en matière théologique, n'avait pas brillé par des fulgurances d'intelligence ? Car, cette fois, au-delà des fruits de piété portés par la mémoire de Thérèse, attestés par sa vénération, reconnus par sa canonisation, il s'agissait bien de penser, de recevoir de ce nouveau Docteur un surcroît de savoir, d'intelligence du mystère de Dieu et de la foi. Reconnaissons que beaucoup eurent du mal à imaginer qu'il y eut matière à édifier la pensée théologique dans ces pages remplies d'expressions de piété mièvre et de pluies de roses. Cette somme un peu hétéroclite de manuscrits autobiographiques, de lettres, de poèmes spirituels, de récréations pieuses ne faisait-elle pas définitivement la démonstration des limites d'une parole féminine au regard des exigences de la rigueur spéculative de la théologie ?
Le petit livre remarquable qu'un homme, prêtre et psychanalyste[1], Maurice Bellet consacrait à Thérèse l'année même de son Doctorat, aide à traiter l'objection. Le titre de l'ouvrage – Thérèse et l'illusion – désigne d'entrée de jeu le chemin qu'emprunte l'auteur. À distance de l'admiration inconditionnelle des uns, de la critique condescendance des autres, il choisit d'affronter la charge d'illusion qui aura pesé sur la vie de Thérèse depuis son enfance et au long de sa courte vie. Non pas qu'il cherche à disqualifier son parcours spirituel ou, inversement, à argumenter la capacité qu'elle aurait eue à surmonter le handicap d'une histoire et d'un milieu pathogènes. Bien plutôt, M. Bellet a souci d'identifier la manière dont cette illusion assumée et traversée aura précisément été le chemin de la vérité dans la vie de Thérèse. Car, explique-t-il, l'illusion n'est pas le contraire de la vérité, ni non plus son ennemi. Elle est ici plutôt la mère de la vérité, parce qu'elle est chez Thérèse la voie qu'emprunte le désir. Jusqu'à la vérité, qui est vérité de l'amour, qui seul a la capacité de se mesurer victorieusement avec la mort, dont l'épreuve s'inscrit explicitement dans la vie de Thérèse sous la forme d'une expérience extrême de l'athéisme, quand vient l'heure où la vérité du néant cherchera à s'imposer à elle comme l'ultime vérité. C'est à travers ce chemin escarpé, nocturne et déchirant, que la "petite" carmélite apprend alors pour elle – et pour les autres – la vérité de la foi et de la vie. Elle apprend, si l'on ose dire, la vérité de la vérité qui est d'être « une désillusion toujours à reprendre ». Autrement dit, « la vérité n'est vraie qu'à se chercher ». Et l'illusion véritablement mortifère est de se croire « dans la clarté qui n'a plus rien à craindre, qui ne sera pas saisie par l'obscur, ou traversée brusquement de la rencontre bouleversante » (p. 34). Ce savoir-là – qui est celui de l'amour – échappe tout à fait à l'expertise des savants, eux qui sont inaccessibles aux mots de l'hymne à la charité de la première lettre de Paul aux Corinthiens, puisque leur science les prémunit des inquiétudes du désir. Ce savoir reste également étranger à l'expérience mystique « à l'endroit », celle qui fait de la nuit son chemin, mais tout en continuant à savoir qu'il y a un chemin, et un terme du chemin. La voie de Thérèse est bien autre : elle est celle d'une « mystique à l'envers » qui l'aura fait passer par la « nuit du néant ». N'est-ce pas cette radicalité de la vie dans l'amour qui est enseignée à l'Église avec ce nouveau Docteur ? C'est depuis là que Thérèse enseigne à penser la foi et la vie chrétienne. Le trésor de nouveauté que livre à l'Église son doctorat peut se désigner comme « pensée sans appareil », mais mieux encore comme « pensée en expérience ». Ce qui est évidemment autre chose que l'idée plate d'une « pensée de l'expérience », qui maintiendrait dans l'opposition ressassée de la vie et de la pensée. Autre chose et beaucoup plus, puisque l'expérience, dans sa plus extrême radicalité devient la matrice de la pensée de Dieu, de la théologie.
Entendons une dernière fois M. Bellet quand il laisse culminer le tout de la vie de Thérèse dans « l'esprit d'enfance », dont l'Évangile enseigne qu'il est la clé du royaume. Il précise très utilement : « l'esprit d'enfance, ce n'est pas la niaiserie. Ce n'est même pas le goût du petit, de l'humble, du désuet c'est la jonction, l'intime connexion d'une radicale absence de prétention et d'un désir sans limite. »
C'est un homme qui parle ici de ce qu'il a appris auprès d'une femme. Cette vérité, tellement essentielle à entendre, vaut bien un doctorat.
III – Extrait d'une interview de M. Bellet publiée sur La Croix du 29 janvier 2000, interview et article de Laurence Monroe
Maurice Bellet ne revendique aucune étiquette, il écrit d'abord comme croyant. « Ou plutôt comme celui qui essaie de l'être », précise-t-il. Un croyant pris dans les tourmentes de la vie et dont la foi est traversée non seulement par la philosophie, la psychanalyse et la crise de l'Église mais, explique-t-il, par ce qui est en cause là-dedans, ce à quoi cela renvoie.
Maurice Bellet venait de publier trois ouvrages : Thérèse et l'illusion (DDB, 1998) ; La Chose la plus étrange (DDB, 1999) ; Le Rêve avec Jin Si Yan (DDB, 1999)
L'Évangile annonce l'immense !
► Les titres de vos trois derniers livres, où il est question d'illusion, d'étrangeté et de rêve, entrent en résonance, malgré des thèmes très différents...
Maurice Bellet : Le grand thème sous-jacent où ils se rejoignent est sans doute celui de la traversée. C'est-à-dire ce qui ne cesse d'avoir lieu. La vie est une traversée. C'était le titre initial du roman Les Allées du Luxembourg : un récit pour dire comment passer d'une situation invivable à la vie. Cela ne se définit pas. On ne peut le dire qu'en racontant des histoires. Je passe mon temps à raconter des histoires... de traversées.
Pourquoi croyez-vous que les gens redécouvrent les chemins de Compostelle à l'heure de l'avion ? La vie n'est pas dans l'immédiateté. La vie n'est pas accessible sur Internet. Elle est dans la traversée du temps, du réel. Un jour, j'ai compris tout d'un coup que c'est cela dont parle l'Évangile.
► Tout d'un coup ?
M B : En plusieurs étapes dont l'une fut de redécouvrir Thérèse de Lisieux. Elle m'a fait mesurer cette chose unique qu'il n'y a pas d'homme condamné. Thérèse a vécu elle-même l'agapê : cet amour qui n'a pas part à la destruction.
► Cet agapê est-il à la portée de l'homme ? Vous dites vous-même dans Thérèse et l'illusion, qu'il ne se goûte que "mélangé" ...
M B : L'agapê, l'amour pur, n'a ni revendication ni ressentiment. C'est peut-être une illusion. Mais elle parle de la vérité de l'homme. Il faut un peu de cet amour-là dans la réalité si l'on ne veut pas sombrer dans la mort. L'amour d'une mère, peut-être, touche à cette pureté : l'amour qui protège la vie. L'œuvre du Christ vis-à-vis des hommes s'apparente à celle d'une femme : il donne naissance, nourrit, soigne. L'illusion est justement de goûter ce qui manque. L'illusion ne s'oppose pas simplement à la vérité. Elle est un moment du chemin. Car la vérité est un chemin.
La vérité de l'amour, c'est de reconnaître qu'on n'aime pas vraiment. Que l'amour est donné. Alors, chacun n'a plus rien à craindre de l'autre. C'est l'amour délivré de la mort. La grâce qui s'exerce dans les relations humaines, quand on peut regarder l'autre dans sa lumière... Il faut sortir de soi. Or c'est cela la foi. C'est l'expérience du lien qui dissout l'individualisation, celle de Thérèse de Lisieux. Voilà pourquoi sa pensée est inaugurale, comme celle de l'Évangile. Elle nous dit que ce qui est primordial, c'est la relation, pas le sujet !
[…]
L'Évangile concerne tout l'homme. Quand Jésus parle, il ne dit pas « Je suis le sens religieux de la vie », ou encore « Je suis le sens de la vie », mais « Je suis la vie ». Il ne dit pas « Je suis le chemin des chrétiens », mais « Je suis le chemin » : c'est la question de la vérité. Il faut accepter ce que cela ouvre pour le croyant. Sinon on rate la Bonne Nouvelle : c'est-à-dire l'Évangile comme annonce de la vie, vie éternelle, fin de la faute, Royaume de Dieu, Terre nouvelle et cieux nouveaux !
L'Évangile annonce l'immense ! Si l'on méconnaît cette dimension, on réduit l'Évangile à un recueil d'historiettes ou de formules pieuses.
► Vous percevez ce risque ?
M B : J'en perçois deux. D'abord, celui de s'enclore au milieu d'un monde religieux, fixé dans une culture héritée des temps passés : mais cela n'aura aucune prise sur le monde. Ou bien le péril, symétrique, consistant à vouloir que ce message soit acceptable d'emblée par tous. Chercher le dénominateur commun de tout le monde, ce peut être de la prétention, ou de l'humilité. Mais, dans les deux cas, cela risque de dissoudre le christianisme et, à travers lui, l'Évangile lui-même, dans des choses auxquelles tout le monde adhère déjà. Or, quel que soit le monde où il se présente, l'Évangile est une rupture, un paradoxe.
[…]
► Que signifie le verbe "eucharistier" que vous utilisez ?
M B : En grec, ce verbe signifie être tourné vers Dieu dans l'accueil heureux de ce qu'il donne. Et il montre que l'Eucharistie est beaucoup plus qu'un rite, un mode d'existence qui renvoie à cette parole de Jean : « Soyez un comme le Père et moi nous sommes un. » Cette unité de la communion, elle est plurielle. Il y a un signe de cela dans la grande prière eucharistique qui nomme les saints et les noms propres des gens présents. La communion ne dissout pas dans l'un. Elle instaure chacun dans son nom propre, elle nomme, elle baptise.
► De quel baptême parlez-vous ?
M B : Du baptême inaugural, en Jésus-Christ. Dans un certain sens, chacun de nous est le Christ, à la condition expresse de ne pas se mettre dans cette place, car ce serait alors la pire imposture. Il faut se retirer de cette place. Voyez le récit du lavement des pieds chez Jean, qui remplace celui de la Cène. Jésus prend la place du serviteur, mais il confirme les apôtres : vous avez raison de m'appeler maître et serviteur car je le suis. La subversion n'est pas de dire qu'au lieu d'être fort, il faut être faible. Mais de dire que la vraie puissance aux yeux des pouvoirs de ce monde apparaît comme faible.
► Auriez-vous un exemple d'une telle subversion ?
M B : Je pense à Mme Anthonioz-de Gaulle. Déportée, elle était capable de partager. Peut-être même d'être sans haine avec ses bourreaux. Qui représente la vraie puissance dans ce camp de concentration ? Les SS ou elle ? C'est la question évangélique capitale. Le Dieu tout-puissant, c'est Celui dont la puissance d'amour lui fait opter pour ce qui est l'extrême faiblesse aux yeux de ce monde. L'Eucharistie met l'exclu au sommet.
► La communion suppose l'humilité absolue...
M B : La pure disponibilité à l'autre. L'humilité dont je parle est celle du menuisier : il ne peut projeter ses fantasmes sur le réel. Un nœud dans une planche, ça résiste ! Mais l'humilité, c'est comme l'écoute pure, on n'y est jamais.
► Vous écartez sans cesse les mots attendus, tels que "mystère", "sacrement". Est-ce délibéré ?
M B : Aujourd'hui, il existe des pans entiers du langage catholique que les gens ne peuvent plus parler, sauf à le couper du réel. Or l'Évangile parle de la vie humaine de manière radicale ! En voulant transmettre la foi, on s'aperçoit que ce qu'on dit ne dit rien autour de nous.
Pourtant, pour transmettre l'Évangile, il faut bien dire quelque chose et donc l'acclimater, l'inscrire dans ce monde. L'Église a sans cesse créé des langages : les Pères grecs, Thomas d'Aquin, saint Ignace... L'inédit aujourd'hui, le grand défi, c'est notre culture déchristianisée !
► Comment retrouver un langage qui parle à ce monde-là ?
M B : Celui de l'Évangile est pluriel. Jésus lui-même choisit un langage décalé, celui des paraboles. Il n'est d'ailleurs pas compris. Mais il n'y a pas un langage unique. Voyez le Nouveau Testament : il y a quatre Évangiles, et puis Paul. Et Jean et Paul ne parlent pas la même langue ! Cette pluralité de langages est une manière de reconnaître qu'il n'y a pas de parole adéquate au mystère... C'est tout le danger d'un catéchisme...
► Que dire alors ?
M B : Essayer par soi-même, dans le respect le plus grand, certes, de tous les témoins de la Parole de la Tradition vraie. Mais en prenant le risque de dire, ce qui crée une dynamique. L'Évangile ne donne pas des renseignements sur Dieu, il met en mouvement. Donner à voir, à entendre, quelque chose qui puisse aider à découvrir des réalités existentielles.
► Vous récusez, pourtant, l'expression « transmettre la foi » ?
M B : Dieu seul transmet la foi, mais c'est en même temps l'œuvre de l'homme. Il faut sortir de cette dichotomie qui a fait tellement de tort à l'Occident. L'œuvre de l'homme et le don de Dieu ne sont pas en concurrence, ils se rencontrent. Là où ils coïncident intimement, c'est en Jésus-Christ : l'unité de cet homme ne met pas en concurrence Dieu et l'homme, au contraire...
[1] Sans être au sens strict psychanalyste, Maurice Bellet a su recevoir et écouter de nombreuses personnes.