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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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16 avril 2023

Le dernier livre de Michel CORBIN, L'Inouï de Dieu, Lectures du Prologue de Jean, qui a un lien avec J-M Martin

En première page Michel Corbin écrit sa reconnaissance envers Jean-Marie Martin, et au début de son Argument qui précède les chapitres du livre, il explique que c'est une conversation qu'il a eue il y a quarante ans avec J-M Martin, alors directeur de l’IER à l’Institut Catholique de Paris, qui l'a encouragé à aller dans la direction qu'il a prise.

J-M Martin à qui est dédié le présent blog, décédé en 2021, était un spécialiste de saint Jean (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?). Il a d'ailleurs lui-même souvent commenté ce Prologue, en particulier lors d'une session dont la transcription figure sur le blog (tag JEAN-PROLOGUE).

 

Présentation de L'Inouï de Dieu paru en février 2023 dans la Collection Cerf Patrimoines[1].

Les dix-huit premiers versets de l'évangile de Jean relèvent-ils d'une spéculation intemporelle se présentant sous une forme mythique, comme une histoire d'avant l'histoire, ou bien forment-ils le vrai " prologue " du récit qui les suit, étant eux-mêmes un " récit au carré " qui en dit autrement le centre, le Verbe de Dieu se faisant " chair " quand Il montre ses cinq plaies le soir de Pâques, et quand ses amis attestent qu'ils ont " contemplé sa gloire " (v. 14) ? La lecture croisée de quelques exégèses anciennes (Thomas d'Aquin, Jean Chrysostome, Augustin, Origène) et d'autant d'études modernes permet de trancher l'alternative en excluant toute mise entre parenthèses de l'Événement tel que ni plus digne de Dieu ni plus bénéfi que pour les hommes ne se puisse penser.

Michel Corbin, né à Cherbourg en 1936, jésuite, professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris, professeur invité aux Facultés jésuites de Paris, a publié entre autres aux Éditions du Cerf : L’Esprit Saint chez Basile de Césarée (2010), La grâce de la liberté ; Augustin et Anselme, lecteurs des Écritures (2012), La Contemplation de Dieu * (2014), La Trinité chez Hilaire de Poitiers (2 tomes, 2017), Les Homélies sur le Cantique de saint Grégoire de Nysse (2018), Le Livre de saint Bernard sur l’amour de Dieu (2019), L’Itinéraire intérieur de Guillaume de Saint-Thierry (2019), Lecture pascale des Noms divins selon Denys l’Aréopagite (2021).

 

CORBIN Michel, L'inouï de DieuEn première page du livre.

 

En grande reconnaissance à Jean-Marie Martin,
frère dans le Seigneur qui revint à la Résurrection,
avec plus de gloire et d’humilité encore,
de son être-fait-chair
à ce qu’Il était au commencement vers Dieu

 

 

Argument

 

Depuis fort longtemps le prologue de l’Évangile selon S. Jean habite la mémoire de mon cœur. Pourquoi le nom de Jésus n’y est-il prononcé qu’à l’avant-dernier verset ? Et comment recevoir ses cinq premiers versets sur le Verbe, la Vie, la Lumière sans en faire une affirmation métaphysique intemporelle, mais une annonce de la Résurrection, dont les douze premiers chapitres du quatrième évangile sont les multiples facettes ?

Il y a quarante ans, quelques conversations avec un ami, Jean-Marie Martin, alors directeur de l’IER à l’Institut Catholique de Paris, m’ont encouragé à marcher dans cette direction. Il y a vingt ans, j’ai consacré les trois dernières années de mon enseignement dans ce même Institut en donnant plusieurs fois cours sur ce texte, à seule fin de montrer aux étudiants du 2e cycle que la théologie chrétienne n’est pas autre chose qu’une lecture des Écritures divines supposant à la fois prière et souci de la rigueur. Le plan d’un livre s’était alors dessiné.

 […]

Les circonstances, qui sont un prête-nom de la Providence, en ont décidé autrement. Ayant promis une session sur le prologue à une communauté religieuse, j’ai écrit, plus tôt que prévu, une ébauche de ce que je réservais pour le futur. Et d’avoir partagé ce que j’avais découvert m’a fait découvrir plus que je n’imaginais, tant il est vrai, comme le prêche Jean Chrysostome, que le blé ne se conserve qu’à tomber dans la terre et germer :

  • De même que le blé qui reste constamment dans les réserves s’épuise, parce qu’un ver le ronge, mais se multiplie et se renouvelle, si on le sort et le répand dans les champs, ainsi le discours spirituel se gâte bientôt, si on le conserve toujours au-dedans, tandis que l’âme est corrompue et rongée par l’envie, la nonchalance, la mollesse, mais se multiplie comme un trésor pour ceux qui le reçoivent et pour celui qui le possédait, s’il est répandu dans les âmes de nos frères comme dans une terre féconde. Et, de même qu’une source qui coule constamment se répand toujours davantage et jaillit plus abondante, mais s’étouffe si on la couvre de terre, ainsi la grâce spirituelle et le discours destiné à enseigner jaillit plus abondant lorsqu’on le creuse à fond constamment et qu’on donne à puiser à ceux qui le désirent, mais diminue et finit par perdre son éclat s’il est enseveli sous la jalousie et l’envie[2].

Je me disais aussi que, par la largesse d’un Dieu et Père qui se plaît à nous prodiguer plus que nous n’espérons, le livre sur la doctrine christologique de l’Église, sur l’incompréhensible mystère du « Fils bien-aimé » (Mt 3, 17) devenu notre frère en restant notre Seigneur, viendrait quand son Esprit le jugerait bon. En fait, il n’est pas encore venu, parce que d’autres et nouvelles questions me sont apparues au cours des lectures patristiques que j’ai faites, aux Facultés jésuites de Paris, dans un cycle intitulé « Tradition patristique ».

[…]

 Pour introduire à cette proposition qui tranchera sur la lecture communément reçue des dix-huit versets du prologue, je me référerai à ce que trois Pères de notre Tradition, tant grecque et latine que médiévale, ont dit de toute lecture (lectio) d’un passage, si bref soit-il, des Écritures saintes. Le premier est de Grégoire le Grand, qui fut évêque de Rome de 590 à 604, et nous touche par la multiplication de ses incises :

  • L’Écriture sainte transcende, sans comparaison possible, toute science et toute doctrine, même en ne disant rien du fait qu’elle annonce le vrai, appelle à la patrie céleste, transforme le cœur du lecteur, le détache des désirs de ce monde pour lui faire embrasser les désirs d’en haut ; même sans préciser que par ses sentences plus obscures, elle exerce les intelligents et que, par la douceur de ses paroles, elle conforte les humbles ; même sans dire qu’elle n’est pas si impénétrable qu’il faille en redouter l’accès, ni si évidente qu’elle puisse lasser le lecteur, que sa fréquentation en dissipe l’ennui, et qu’on l’aime d’autant mieux qu’on la médite et la scrute davantage ; sans insister sur le fait qu’elle aide l’âme du lecteur par la simplicité de ses paroles, l’élève grâce à la sublimité de ses interprétations, que d’une certaine manière elle grandit avec ceux qui la lisent, qu’elle est comme reconnue des ignorants, et néanmoins toujours trouvée neuve par les savants ; et donc sans parler du poids de ses réalités, l’Écriture transcende toute autre science ou doctrine, ne serait-ce que par le mode même de ses expressions[3].

Dans cette phrase d’un seul tenant qui dessine une immense boucle, deux choses décisives sont dites : que l’Écriture « transcende » toute science possible, qu’elle « grandit avec ceux qui la lisent ». Qu’elle transcende nos savoirs, quels qu’ils soient, y compris ceux qui se portent sur elle, nous en comprenons la raison : inspirée par « le Saint-Esprit de Dieu » (Ép 4, 30), elle est, pour tout disciple de Jésus, l’autorité telle que plus haute ne soit. Comme Pierre le dit au Sanhédrin, « mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes » (Ac 4, 19). Qu’elle grandisse à mesure que nous grandissons dans la foi, qui est la confiante remise de nos vies au Père plus que bon, nous le comprenons aussi : elle nous est donnée comme le « miroir » (1 Co 13, 12) où nous pouvons voir, émergeant de chaque page du Livre, « bondissant » (Ct 2, 8) comme il est écrit au Cantique de l’amour, le « Vivant » qui nous invite à Le suivre de plus en « plus loin » (Lc 24, 21.28) sur la route qu’Il a ouverte, en sa personne totalement livrée, vers le Père que « personne n’a jamais vu » (v. 184). De temps à autre, Il nous visite en de brefs instants d’intense jubilation. Ce n’est pas pour que nous Le retenions, comme si nos mains pouvaient arrêter l’eau d’une fontaine, mais pour que nous Le cherchions avec d’autant plus d’ardeur que plus douce nous aura été sa rencontre. Dans ce va-et-vient entre la découverte et la quête, nulle satiété n’est possible, qui nous mettrait dans l’ennui. Chaque lumière offerte et accueillie est la promesse d’une lumière plus vive, ainsi que Dieu l’a juré quand Il a dit en Ézéchiel qu’Il nous ferait « plus de bien que jadis » (Éz 36, 11). Or qu’advient-il quand nous traversons l’espèce de désert, de grisaille, de nuit, qui sépare de la lumière déjà reçue la lumière plus vive qui paraîtra demain ? Origène, Alexandrin du IIIe siècle, nous transmet sa propre expérience :

  • Il arrive nécessairement, si l’on cherche la vérité, qu’on ait à passer par une défaillance intime de l’intelligence, et cette défaillance nourrit l’âme au sens propre, et la rend capable de chercher ce qu’elle doit chercher. Jadis, les Hébreux, marchant vers la terre promise, eurent à subir des épreuves et, particulièrement, la faim d’un aliment terrestre ; en compensation de quoi la manne céleste leur fut donnée ; c’est ainsi que celui qui veut être nourri de la plénitude de la Parole doit connaître maintes fois cette défaillance intime de l’intelligence, sans jamais perdre courage. Et c’est quotidiennement que nous faisons l’expérience, quand nous cherchons l’intelligence d’un passage de l’Écriture : avant de trouver ce que nous cherchons, nous subissons un certain appauvrissement de nos idées jusqu’à ce que Dieu mette fin à cette pauvreté intellectuelle, Dieu qui donne à ceux qui le méritent la nourriture en temps opportun (Ps 103, 27)[4].

L’intelligence de la foi, qui ne diffère pas de celle des saintes Écritures, ne va jamais vers une connaissance plus intime du Dieu vivant sans éprouver, comme nos pères les Hébreux dans le désert, une pauvreté qui donnera à la nourriture attendue de sa bonté sans limites plus de saveur qu’elle n’en aurait si nous pouvions nous la procurer nous-mêmes. De ce passage par une sorte de vide pour que nos cœurs reçoivent davantage, le Deutéronome est témoin : « [Le Seigneur] t’a humilié, t’a fait connaître la faim, t’a donné la manne que ni toi ni tes pères n’aviez connue, pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8, 3). L’intelligence est le pain de notre cœur, et ce pain n’a de saveur qu’à être sans cesse demandé au Père, reçu de ses mains à travers notre travail, mangé avec gratitude. D’où l’interrogation de Bernard de Clairvaux quand il ouvre pour ses frères le Cantique des cantiques :

  • Qui rompra ce pain [de la Parole] ? Voici le père de famille. Reconnaissez-Le qui rompt le pain : c’est le Seigneur. Nul autre n’en est capable. Pour moi, je n’aurai pas l’arrogance d’y prétendre. Regardez-moi, mais n’attendez rien de moi ; je ne suis moi-même que l’un de ceux qui attendent ; avec vous je vais mendier le pain de mon âme, l’aumône spirituelle. C’est vrai que je suis pauvre et démuni, que je frappe à la porte de Celui qui ouvre, et personne ne ferme cette porte. Je quête l’intelligence du très profond mystère reclus dans ce livre. Seigneur, nos yeux à tous se lèvent vers Toi, pleins d’espérance. Les petits enfants ont demandé du pain, mais personne ne s’est trouvé là pour le rompre ; c’est de ta seule Bonté qu’ils l’attendent maintenant. Dieu de miséricorde, pour rassasier ces affamés, veuille rompre ton pain, le rompre par mes mains si Tu m’en juges digne, mais ce sont tes forces qui le rompront[5].

Le rapport de bienveillance entre celui qui parle et celui qui écoute est ici parfaitement élucidé : l’un et l’autre boivent à la même source inépuisable ; l’un et l’autre prient pour que le Père du ciel fasse jaillir en eux cette source avec plus de force ; l’un et l’autre savent que nul ne lit les Écritures sans la lumière du même Esprit qui en inspira les auteurs. Et, s’il est accordé à l’un de parler, ce n’est pas pour s’en glorifier aux dépens de ceux qui écoutent, mais pour s’écrier avec Jean le Baptiste : « Il faut que Lui croisse, et que moi, je diminue » (3, 30). Lui, c’est le Verbe, Jésus glorifié, « plus qu’élevé » (Ph 2, 9) par Dieu le matin de Pâques dans son humilité. Il « croît » quand Il descend pour nous « ouvrir les Écritures » qui « Le concernent » (Lc 24, 34.26). Autant prévenir que notre lecture de l’un des plus beaux passages du Livre saint sera portée par une supplication d’autant plus intense que ce passage nous invite, mieux que d’autres, à « connaître que la Charité du Christ surpasse toute connaissance » (Ép 3, 19).

[…]

Deux précisions sont encore nécessaires. La première concerne le titre de ce parcours. Fallait-il mettre comme je le pensais d’emblée : « Lecture pascale du prologue de Jean » ? M’étant peu à peu aperçu, au cours de la rédaction, que je prolongeais le dessein d’un livre, écrit au début de mon enseignement, qui ordonnait six études christologiques sous un titre qui n’a jamais cessé de me parler : « l’Inouï de Dieu », il m’est apparu plus simple de garder ce titre, de faire de cet ouvrage son tome II, d’ajouter comme sous-titre : « Lectures du prologue de Jean ». La seconde précision concerne le « nous » que j’emploierai. Ce n’est pas un « nous de majesté », comme si je savais par moi-même quelque chose, mais un « nous » qui me place avec ceux et celles dont les voix résonnent encore en moi, associées qu’elles sont à tel ou tel mot sur lequel l’un ou l’autre m’ont éclairé à leur insu, et surtout un « nous » désirant que règne, en tous et au-dessus de tous, à commencer par moi, l’Esprit de Jésus dont Jean dit, à la fin de sa première lettre, qu’Il est « la Vérité » (1 Jn 5, 6), la Vérité répandue par « la Vérité » (14, 6) filiale venue parmi nous « témoigner de la Vérité » (18, 37) paternelle. Nous n’allons jamais seuls vers la Vérité. Dans nos paroles, parle toujours, par le biais d’autres paroles que nous avons lues et reçues, Celui qui, dans sa Pâque, est toute la Parole de Dieu, la Parole telle que ni plus efficace ni plus consolante ne puisse être attendue.



[1] 452 pages, 36 € en livre ; 18, 99 € en epub. On peut lire gratuitement le début du livre en epub.

[2] S. JEAN CHRYSOSTOME, 10e Homélie sur l’incompréhensibilité de Dieu, SC (Sources chrétiennes) 396, p. 243.

[3] S. GRÉGOIRE LE GRAND, Moralia in Iob, I, 20, 1.

[4] ORIGÈNE, Commentaire de S. Matthieu, § 38

[5] S. BERNARD DE CLAIRVAUX, 1er Sermon sur le Cantique, § 4.

 

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