Saint Paul lu par Giorgio Agamben dans "Le Temps qui reste"
Jean-Marie Martin disait souvent que l'Évangile est la mise en cause de notre conception du temps, et nombre de ses interventions abordaient la question du temps (voir le tag le temps). Il a souvent parlé du livre d'Agamben, Le temps qui reste, et une fois il a dit que c'est un livre qu'il avait tellement lu que l'exemplaire qu'il possédait était en mauvais état ! Ce message figure sur le blog qui lui est dédié (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?).
Le Temps qui reste a été traduit par Judith Revel, publié chez Payot & Rivages, 2000 (en 2004 pour l'édition de poche), et réédité depuis. Ce livre est issu d’un séminaire donné en 1999 au Collège international de philosophie (Paris), Giorgio Agamben étant parti du premier verset de l'épître aux Romains avec la traduction suivante : "Paul, serviteur du Christ Jésus, appelé apôtre, séparé pour l'Evangile de Dieu."
Ce message comporte trois parties :
- I – Un extrait du Temps qui reste relatif au mot "appelé".
- II – Un extrait de la Conférence de carême qu'Agamben a donné à Notre Dame de Paris en 2009 sur "L’Église et le royaume".
- III – La recension du Temps qui reste de Benoit Bourgine publiée dans la Revue Théologique de Louvain, disponible sur Persée.
- A la fin il y a une petite annexe sur la pensée d'Agamben
St Paul lu par Giorgio Agamben dans le Temps qui reste
I – Extrait du Temps qui reste (p. 39-46, éd de poche)
Le terme klêtos, qui vient du verbe kaleô, signifie appelé. […] Il est nécessaire de s'arrêter sur ce mot dans la mesure où, chez Paul, la famille de kaleô a souvent le sens technique qui est essentiel pour la définition de la vie messianique, en particulier quand il s'agit de la forme du déverbal klêsis, vocation, appel. Le passage décisif sur ce point se trouve dans 1Cor 7, 17-22 :
- « Pour le reste, à chacun selon ce que le seigneur a réparti, chacun, comme Dieu l'a appelé, qu'il marche. C'est ainsi que je dispose dans toutes les communautés (ekklêsiaïs, encore un mot de la famille de kaleô). Un homme a été appelé circoncis ? Qu'il ne se tire pas le prépuce. Un homme a été appelé avec le prépuce ? Qu'il ne se fasse pas circoncire ! La circoncision n'est rien, le prépuce n'est rien… Que chacun demeure dans l'appel dans lequel il a été appelé. Tu as été appelé esclave ? Ne t'en soucie pas. Mais même si tu peux devenir libre, fais plutôt usage. Qui a été appelé esclave dans le seigneur est un affranchi du seigneur. De la même manière, qui a été appelé libre est esclave du messie. »
Quel sens a donc ici klêsis ? Et que veut dire la phrase « que chacun demeure dans l'appel dans lequel il a été appelé » (en tê klêsei he eklêthê) ?
[…]
(p. 44) Klêsis indique la transformation particulière que tout état juridique et toute condition mondaine subissent quand ils sont mis en relation avec l'événement messianique. Il ne s'agit donc pas d'indifférence scatologique, mais au contraire de la mutation, voir du déplacement intime de toute condition mondaine spécifique, dans la mesure où celle-ci est désormais "appelée". Pour Paul l'Ekklêsia, la communauté messianique, est littéralement l'ensemble des klêseis, c'est-à-dire des vocations messianiques. La vocation messianique n'a cependant aucun contenu spécifique : elle n'est qu'une reprise des mêmes conditions factuelles ou juridiques dans lesquelles ou "en tant que quoi" on est appelé. […]
Selon l'apôtre, toutefois, ce mouvement est surtout une annulation : « la circoncision n'est rien, le prépuce n'est rien. » Ce qui, pour la loi, faisait du premier un juif et du second un goy, de l'un un esclave et de l'autre un homme libre, est désormais annulé par la vocation. Mais alors, pourquoi demeurer dans ce rien ? Encore une fois le menetô ("qu'il demeure") n'exprime pas une indifférence mais le geste anaphorique et immobile de l'appel messianique, le fait que celui-ci est essentiellement et avant tout un appel de l'appel. C'est précisément pour cela qu'il peut s'appliquer à n'importe quelle condition ; mais, pour la même raison, il la révoque et la met radicalement en question au moment même où il s'y applique.
C'est ce que dit Paul, peu après, dans un passage extraordinaire où il donne sans doute la définition la plus rigoureuse de la vie messianique (1 Cor 7, 29-32) :
- "Je vous le dis, frères : le temps s'est contracté (ho kairos synestalmenos[1] esti) ; le reste est que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas (hôs mê), et ceux qui pleurent comme non pleurants, et ceux qui ont de la joie comme n'en ayant pas, et ceux qui achètent comme non possédants, et ceux qui usent le monde comme non abusants. Car elle passe, la figure de ce monde. Je veux que vous n'ayez pas de soucis".
Hôs mê, comme non : voilà la formule de la vie messianique, et le sens ultime de la klêsis. La vocation n'appelle à rien et vers aucun lieu : c'est pour cela qu'elle peut coïncider avec la condition factuelle au sein de laquelle chacun est appelé ; mais précisément pour cela, elle révoque entièrement cette dernière. La vocation messianique est la révocation de toute vocation.
II – Extrait de "L’Église et le royaume"
Conférence de carême donnée à Notre Dame le 8 mars 2009[2]
C’est donc de la structure de ce temps, qui est le temps du messie, tel que Paul le décrit, que je voudrais vous parler. Or, un premier malentendu qu’il faut éviter à ce sujet, est de confondre le temps, le message messianique concernant le temps et le message apocalyptique. L’apocalyptique se situe au dernier jour, au jour de la colère : il voit la fin du temps et il décrit ce qu’il voit. Le temps que vit l’apôtre, au contraire, n’est pas la fin du temps. Si l’on voulait exprimer par une formule la différence entre le messianique et l’apocalyptique, je crois qu’il faudrait dire que le messianique n’est pas la fin du temps, mais le temps de la fin. Messianique n’est pas la fin du temps, mais la relation de chaque instant, de chaque kairos, avec la fin du temps et l’éternité. Ainsi, ce qui intéresse Paul, ce n’est pas le dernier jour, l’instant dans lequel le temps finit, mais le temps qui se contracte et qui commence à finir. Ou, si vous préférez, le temps qui reste entre le temps et sa fin.
La tradition juive connaissait la distinction entre deux temps ou deux mondes : le olam hazzeh, c’est-à-dire le temps qui va de la création du monde jusqu’à sa fin, et le olam habba, le temps qui vient après la fin du monde. Ces deux termes, dans leur traduction grecque, sont présents dans le texte des Epîtres. Mais le temps messianique, le temps que l’Apôtre vit et qui seul l’intéresse, ce n’est ni le olam hazzeh ni le olam habba, c’est le temps qui reste entre ces deux temps, lorsqu’on divise le temps par la césure de l’événement messianique (qui, pour Paul, est la résurrection).
III – Recension du Temps qui reste par Benoit Bourgine
Saint Paul et la philosophie. Crise du multiculturalisme et universel chrétien[3]
Revue Théologique de Louvain, Année 2009, 40-1, pp. 78-94
Giorgio Agamben se propose… de « restituer aux Épîtres de Paul leur statut de texte messianique fondamental pour l’Occident »[4]. Issue d’un séminaire donné en 1999 au Collège international de philosophie (Paris), la réflexion s’apparente à la perspective du séminaire de Jacob Taubes sur la philosophie politique de Paul (1993)[5].
Pour revenir entièrement de l’effacement du judaïsme de Paul qui convenait fort bien à l’Église comme à la Synagogue, il convient de demander au texte apostolique le sens et la forme du temps messianique, qui ouvre la possibilité de la vie et de la communauté messianiques.
À partir de l’observation de l’helléniste Emil Staiger qui comparait le grec de Paul à du yiddish, Agamben s’étonne de son extraordinaire faculté d’habiter en Juif une langue d’exil. L’apôtre fait signe vers une nouveauté qui dépasse une tradition religieuse sans cesser de s’y adosser et subvertit une langue d’emprunt sans refuser de puiser à ses ressources.
Le séminaire est construit sous la forme d’un commentaire des dix mots qui constituent l’adresse de l’épître aux Romains : « Paul, appelé comme serviteur du Christ Jésus, séparé comme apôtre pour l’annonce de Dieu » (Rm 1,1). Au centre de la proposition[6], en situation de pivot, se trouve l’appel messianique (« appelé ») qui détermine d’une part la métanomasie de Saül en Paul, équivalent du surnom de « petit », d’autre part sa séparation (« séparé ») en tant qu’apôtre, lui le « dernier des apôtres » (1 Co 15,9) du Dieu qui élit ce qui manque de valeur et enfin la métamorphose de l’homme libre de l’Empire terrestre en esclave (« serviteur ») du messie, héraut d’un Royaume céleste.
L’appel messianique est désigné comme le centre de l’histoire de Paul et de l’humanité. La formule de la vie messianique est celle d’un « comme ne pas » (hôs mê) : la conjugalité, la peine, la joie ou la possession sont à vivre sur l’arrière-fond d’une figure mondaine en instance de disparition (1Co 7, 29-31). La vie messianique ne coïncide avec aucun état ni aucune fonction, elle ne consiste pas à inverser une situation (Paul dit : « que ceux qui pleurent soient comme ceux qui ne pleurent pas », et non pas « que ceux qui pleurent soient comme ceux qui rient »), elle ne constitue pas une identité, elle est dépossession. Le « comme ne pas » désigne, sous forme négative, le seul usage possible des situations de ce monde – une puissance que nul ne peut s’approprier.
Agamben relève la postérité philosophique de cette invention paulinienne en citant le concept marxien de classe qui qualifie le caractère universel du prolétariat et consacre la fracture de l’individu et de sa classe sociale, ainsi que la définition heideggerienne de l’authentique et de l’inauthentique par une saisie modifiée du quotidien déchu.
Comment Paul parvient-il à rejoindre l’universel par-delà les divisions légales du monde antique, la juive entre Juifs et Gentils, la romaine entre homme libre et esclave ? Non pas en recourant à un principe supérieur, mais en divisant les divisions. Tel Apelle qui, selon Pline, coupe en deux la ligne tracée par Protogène, Paul divise les divisions imposées par la loi. Il distingue des « Juifs selon la chair » et des « Juifs selon le souffle » (Rm 2, 28-29). La partition entre Juifs et non-Juifs est dès lors subvertie par une double négation, celle de la catégorie des non non-Juifs (« Juifs selon le souffle ») qui fait éclater de l’intérieur les catégories reçues. L’universel paulinien, à la différence de l’universalisme moderne, ne surplombe pas les différences tel un principe transcendant (ainsi que le pense faussement Badiou), il rend les catégories inopérantes. La vocation messianique ne pointe pas vers l’identité ultérieure d’un homme universel ; elle désigne un reste. Le véritable sujet politique est le reste, à savoir le peuple qui ne coïncide jamais avec lui-même. Le temps messianique n’est ni prophétique ni apocalyptique, c’est le temps qui reste après la venue du messie, entre le présent et la fin. Le plérôme messianique, à distance de l’élément terminal chez Hegel et Marx, est une abréviation du temps et une anticipation du plérôme eschatologique en vertu de la relation de chaque instant avec le messie. Distincts de tout état psychologique, la foi, l’espérance et l’amour sont des arcs tendus vers l’expérience messianique.
Paul joue le niveau constitutionnel contre le droit positif en recourant à la promesse faite à Abraham pour relativiser la loi mosaïque. Par l’opposition menée entre foi et loi, le messianisme selon Paul met en crise le politico-religieux en brisant le lien entre droit et religion. La foi et la loi étaient en effet unies dans le droit romain, avec notamment le statut de la deditio in fidem pour la cité vaincue qui, après reddition, s’en remettait au bon vouloir du vainqueur. La scission entre loi et foi fait apparaître un espace de gratuité : la loi articulée sous forme de préceptes a besoin d’une ouverture à la foi qui porte au-delà des significations énoncées. La situation contemporaine de juridicisation des rapports humains doit être évaluée à l’aune de la crise de la religion et du droit, marquée par une articulation déficiente entre le pouvoir-espérer et le devoir-faire. « C’est pour cela que l’opposition actuelle entre les États laïcs – qui ne sont fondés que sur le droit – et les États fondamentalistes – qui ne sont fondés que sur la religion –, n’est qu’apparente et cache en réalité le même déclin politique »[7].
ANNEXE
Début d'un article de Patrick BOUCHERON paru dans l'édition du MONDE DES LIVRES le 28.11.08
« La pensée de Giorgio Agamben est inséparable d'un bonheur d'érudition. Son développement est ponctué de chambres de réflexion, "stanze", pour reprendre le titre de son premier ouvrage paru en France. Chacun de ces textes est une fenêtre ouverte, à partir d'une énigme présente, sur la tradition qui l'éclaire. Il nous restitue une mémoire vive, dans la concision des références et la luminosité des rapprochements. Il reconduit les proclamations "révolutionnaires" à leur juste mesure. La critique telle qu'il la définit n'innove qu'en se polarisant sur un point de tradition, qui devient ainsi un nœud d'incompréhension et de quête. « Comme toute quête authentique, la quête critique consiste, non point à trouver son objet, mais à assurer les conditions de son inaccessibilité. », lit-on dans Stanze. Or l'objet qu'il désigne depuis ce premier ouvrage est le lieu utopique d'une « expérience sans vérité ». Ce lieu, indifférent aux conditions du devoir comme de la raison, il le définit comme l'espace irréductible de l'éthique, de l'esthétique et de la politique. Son interrogation conduit Agamben à se pencher aux sources de la métaphysique occidentale. »
[1] « Le verbe systello indique aussi bien le fait d’affaler les voiles que la manière dont un animal se ramasse sur lui-même pour bondir. » (Conférence de carême 2009)
[2] La conférence d'Agamben est disponible sur https://dioceseparis.fr/Conference-de-M-Giorgio-Agamben-et.html
[4] G. Agamben, Le temps, p. 9. (La pagination correspond peut-être à l'édition de 2000).
[5] Jacob Taubes, La théologie politique de Paul : Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, trad. Mira Kôller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1999.
[6] Ce n'est pas au centre de la traduction qui vient d'être donnée, mais au centre de la traduction donnée par Agamben : "Paul, serviteur du Christ Jésus, appelé apôtre, séparé pour l'Evangile de Dieu."
[7] G. Agamben, Le temps, p. 228.