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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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10 septembre 2023

Le traitement du trouble dans l'év. de Jean : II- Trouble de Jésus

Il est question du trouble chez Jésus aux chapitres 11, 12 et 13. Dans le dernier message nous avions vu le trouble des disciples mentionné deux fois au chapitre 14, et dans le message d'avant c'était les deux types de peur qu'on peut détecter dans l'évangile de Jean.

Le présent message est formé d'extraits d'interventions de Jean-Marie Martin à qui est dédié le présent blog (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?).

Les deux derniers messages :

 

Christ à Gethsémani

II – Le trouble de Jésus dans l'évangile de Jean

 

Le mot "trouble" (taraxis) qui désigne un ébranlement est employé surtout à propos de la mer lorsqu'elle est en furie. Dans les chapitres 11-14 de l'évangile de Jean, le verbe correspondant figure 5 fois : 2 fois pour les disciples et 3 fois pour Jésus. Nous avons vu ce qui concerne les disciples, regardons maintenant ce qui concerne Jésus.

Le trouble de Jésus est signalé aux chapitres 11 (étaraxen), 12 (tétaraktaï), et 13 (étarakhthê). Ce sont des éléments de la mort christique : la mort de l'ami Lazare (Jn 11, 33), la perspective de l'heure (Jn 12, 27), la séparation de Judas (Jn 13, 21[1]).

En Jn 11 il est dit que c'est Jésus lui-même qui est troublé, et aux chapitres 12 et 13 c'est « ma psychê est troublée » ou son pneuma (son esprit).

 

1) Le trouble de Jésus lors de la mort de l'ami Lazare (Jn 11, 33)

Au début du chapitre 11, il est question de la mort de Lazare. Jésus qui est loin, vient vers la famille. Il rencontre d'abord Marthe, une sœur de Lazare. Ensuite Marie l'autre sœur vient à sa rencontre : « 32Marie arriva à l'endroit où était Jésus. Quand elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit : "Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort." 33En la voyant pleurer, elle et les Judéens venus avec elle, Jésus frémit en esprit et se troubla(étaraxen). »

Le mot de frémissement sera repris au verset 38 : « Jésus donc, de nouveau, frémissant en lui-même, vient vers le tombeau. » Et quand il y a palin c'est-à-dire « de nouveau » et que, soit un geste, soit une parole de Jésus se répète, ça ne signifie pas que, dans l'anecdote, Jésus fait deux fois la chose, ça signifie que celui qui écrit médite deux significations différentes de la même chose.

 

Ici il est dit que c'est Jésus lui-même qui est troublé, et aux chapitres 12 et 13 c'est « ma psychê est troublée » ou « Jésus fut troublé dans son pneuma. » Dans notre chapitre 11 le frémissement est attribué à son esprit : « il frémit en pneuma (en esprit) ».

Il faut bien comprendre que, pour dire "moi", les hébreux facilement disent "mon âme", "ma chair", "mon pneuma". Ainsi dans le Magnificat : « Mon âme magnifie le Seigneur, mon esprit tressaille de joie », et les deux expressions disent la même chose. Ces mots-là (âme, pneuma…) ne disent pas des parties qui composent l'être, ils disent des aspects. Ce sont donc des aspects du Christ.

 

Nous allons voir maintenant les autres emplois qui vont être éclairants pour celui-ci.

 

2) Le trouble de Jésus dans la perspective de l'heure (Jn 12, 27)

Dans le chapitre 12 le verbe se trouve au verset 27. « Maintenant ma psyché est troublée (tétaraktaï) ... »

Cela intervient après le passage bien connu qui commence au verset 24 : « Amen, amen, je vous dis, si le grain de blé ne tombe en terre et n'y meurt, il demeure seul ; mais s'il meurt il porte beaucoup de fruit. Celui qui chérit sa psyché (son être) – c'est-à-dire qui s'aime lui-même – se perd. Celui qui hait son être dans ce monde, se garde pour la vie éternelle. » Ce sont des phrases très connues et très difficiles. Nous avons à plusieurs reprises et en plusieurs lieux, médité dessus[2]. Il faut bien entendre que ces phrases-là sont dites premièrement du Christ, il parle de lui. Ce sont ces mots-là qui introduisent le trouble et l'ébranlement dans son esprit, ce ne sont pas d'abord des principes généraux théoriques qui diraient ce qu'il faut faire. Bien sûr il y a un rapport avec ce que nous avons à être, mais en premier ces mots disent des choses du Christ.

Ensuite, au verset 27 : « 27Maintenant mon âme est troublée (tétaraktaï). Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. – "mon heure" c'est l'accomplissement de mon avoir-à-être ; mon être est d'être accompli à cette heure. On sait que pour Jésus "mon heure" c'est l'heure de ma mort / Résurrection, mon être est un être pour mort et Résurrection, c'est mon essence, ce à quoi je suis appelé. – 28Père, glorifie ton nom !»

Le verbe tétaraktaï est au parfait indiquant quelque chose de définitif.

 

Deux remarques à propos du psaume cité par Jésus : « Mon âme est troublée », le psaume 42 (41) dont voici la traduction faite à partir du grec de la Septante :

  •  « 6O mon âme, pourquoi es-tu triste (périlupos), et pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu ; car je lui rendrai grâces ; lui, mon Dieu le salut de ma face. 7Mon âme est troublée (étaraxthê) en moi… 9A la voix de tes cataractes, l'abîme appelle l'abîme. Toutes tes grandes vagues, tous tes flots ont passé sur moi. 10Je dis à Dieu : “Tu es mon soutien. Pourquoi m'oublies-tu et pourquoi vais-je assombri tandis que mon ennemi m'opprime ?” »

Première remarque. Le psaume se poursuit donc par une demande du type « sauve-moi » au v. 10. Or en Jn 12, Jésus ajoute : « Dirai-je : “Sauve-moi” ? Non. »

Deuxième remarque. Dans notre passage, Jn 12 27sq, qui est nettement avant le lavement des pieds, on a le bouleversement que les Synoptiques notent à Gethsémani, donc au moment où la Passion est imminente : « Jésus leur dit : “Mon âme est triste (périlupos) à en mourir.” » (Mc 14, 34). Or Jésus y reprend le v. 6 du même psaume que dans notre passage. Ce n'est donc pas placé au même moment du récit, mais il ne faut pas oublier que, chez Jean, nous sommes dans la Passion depuis le premier verset de son évangile, puisque la Passion c'est la vie mortelle de Jésus.

Il ne faut surtout pas réduire la mort à l'expiration. La mort a beaucoup de noms.

 

3/ Le trouble de Jésus lors de la séparation d'avec Judas (Jn 13, 21)

Prenons maintenant le chapitre 13, il faut voir que tous ces emplois du mot de taraxis se confortent les uns les autres.

C'est le dernier repas, et Jésus vient de dire une citation du psaume 41.9 qui fait l'unité secrète du chapitre 13 : « 18Celui qui mange mon pain a levé son talon contre moi. »

Justement on trouve ici peut-être l'essence même de la mort qui est la rupture du plus proche. Ici c'est la figure de Judas qui est en question.

« 19Dès à présent je vous le dis, avant que la chose arrive, afin que, lorsqu'elle arrivera, vous croyiez à ce que je suis. 20En Amen, amen, je vous le dis, celui qui reçoit celui que j'aurai envoyé me reçoit, et celui qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé. 21Ayant ainsi parlé, Jésus fut troublé (étarachthê) dans son pneuma (dans son être) et il témoigna en disant : "L'un d'entre vous me trahira”. »

La scène se poursuit, puis Judas sort, tout le monde reste dans la lumière, on est dans la proximité du dernier repas : « 30Prenant donc la bouchée, celui-ci (Judas) sortit aussitôt, il était nuit. 31Alors quand il sortit, Jésus dit : “Maintenant est glorifié le Fils de l'homme et Dieu est glorifié en lui.” »

La mort est l'ultime rupture, et l'ultime rupture est rupture d'avec le plus proche. Le maintenant de la taraxis, c'est le maintenant de la mort et de la résurrection du Christ.

 

RÉCAPITULATION : Acquiescer à la mort ; la place du Christ

 

Ces trois moments où Jésus est troublé sont des éléments de la mort christique. Il ne faut surtout pas réduire la mort à l'expiration. La mort a beaucoup de noms. Mais il faut voir que pour Jésus il y a aussi des moments de mort lors de la séparation d'avec Pierre à un autre niveau, ainsi que lors des comparutions et à bien d'autres moments.

Récapitulons à ce sujet un certain nombre de choses essentielles.

La mort est essentiellement la dimension mortelle de la vie. Autrement dit, pas pour les autres, mais pour soi-même, la mort c'est d'avoir à mourir, d'avoir maintenant à mourir. Et d'avoir acquiescé à la mort, acquiescé à ce maintenant, c'est en être libre. C'est-à-dire que cet acquiescement-là est le lieu même de la résurrection. « Maintenant ma psychê entre en turbulence » (Jn 12,27), « Maintenant est glorifié le Fils de l'homme et Dieu est glorifié en lui (c'est-à-dire la résurrection) » (Jn 13,31) : c'est le même "maintenant" qui n'est pas, du reste, un maintenant parmi les "maintenant", qui n'est pas un maintenant du temps. Qu'est-ce que ce maintenant-là ?

L'autre dimension de tout cela, qui nous fait retrouver une question que nous avons suggérée à bien des reprises, c'est que, de cet acquiescement à la mort, seul le Christ est capable. Pourtant d'une certaine manière, rien n'est plus propre à chacun que la mort. On ne peut pas, en ce sens-là, mourir à la place d'un autre ou pour un autre. La mort est même le lieu du plus propre de quelqu'un, c'est la chose qu'il ne peut que faire seul. Or c'est cela même qui est mis en question. Autrement dit l'absoluité et l'autosuffisance de mon mode natif de dire "je" doit être critiqué et examiné, pour que l'acquiescement christique soit entendu comme étant en moi quelque chose de moi que je ne sais pas. C'est-à-dire que le "je" solitaire (il reste seul), celui qui se crispe, le mode solitaire de dire "je" est infécond. Se vider de cela, c'est la même chose que recevoir. En effet ce qui me retient de pouvoir recevoir, c'est que j'accapare, je garde, je me crispe sur ce que j'ai. Nativement, aucun d'entre nous n'est autre que cela.

Et ce qui rend la mort du Christ une chose infiniment précieuse, c'est qu'il est, au cœur de l'humanité, celui qui est capable de le faire, c'est-à-dire qu'il est la pure donation. Et c'est parce qu'il est cette pure donation qu'il pourra dire tout à l'heure au tombeau de Lazare « j'eucharistie », qui est sa prière. « J'eucharistie » c'est l'acquiescement pour la mort, parce que c'est le lieu qui rend possible le don.

Eucharistier est un des modes éminents d'avoir le sens du don. Un autre sens du don c'est demander, car si je demande une chose c'est que je sens que je ne peux pas la prendre, et je ne peux pas la prendre parce qu'il est de l'essence de cette chose d'être donnée. Là nous sommes au cœur de ce qui constitue la révélation de l'Évangile. Ce qui régit essentiellement et l'homme en lui-même, et l'homme dans ses rapports multiples, c'est le don, et c'est ce dont il est le moins capable en un certain sens. Ce n'est pas le droit, ce n'est pas le devoir, c'est le don.

Quand le Christ dit « Je suis la résurrection et la vie », ça signifie : « Je suis la résurrection des hommes, je suis le relèvement de tout l'être, dans tous les sens du terme ». Que veut dire "je", ce "Je" christique qui, pour nos oreilles, est le nom même de Dieu, mais toujours un peu fragmenté (la vie, la lumière…) ?

Ce que je suis en train de dire ici, c'est à propos de celui qui peut faire en nous ce que nous sommes et à quoi nous ne pouvons pas, de nous-même, atteindre. Il ne fait pas nombre, ce n'est pas un ego en plus. Ceci pour vous inviter à méditer. J'ai plus à dire dans cette direction-là, mais c'est infiniment difficile à dire. Et cette problématique rejoint la problématique plus essentielle de Jean dans le rapport du Monogénês et des tekna (les enfants déchirés les uns par rapport aux autres), ou des sarments par rapport à la vigne, ou des fragments de pain par rapport au pain, des multiples déchirés ou dispersés par rapport à cette unité.

Il ne s'agit pas d'essayer d'interpréter, dans nos capacités d'écoute, ce que disent ces paroles. La théologie n'a jamais essayé de faire rien d'autre que cela, mais néanmoins dans la question « quel rapport entre le Christ et les hommes ? » elle a dit : « il mérite, il fait à la place de… », or ce n'est pas cela. Ce qui est en question ici touche à quelque chose qui est apparemment pour nous le plus essentiel à savoir que, pour l'essentiel, personne ne peut se substituer à moi, prendre ma place. En rigueur de terme, en ce sens-là, je devrais dire que personne ne peut mourir pour moi-même, eh bien c'est cela que le texte nous dit. Et cela a pour conséquence de nous inviter à réviser l'idée native que nous avons de ce que veut dire je, tu et il. Il s'agit ici d'être conscient et précautionneux, et soupçonneux par rapport à des choses qui nous paraissent tout à fait évidentes sur le mode même de dire "je".

Notre lecture vient de porter sur ce mot taraxis, fondamental, qui revient à cinq reprises. Il avait à chaque fois à nous délivrer quelque chose. Il nous a fallu faire deux choses à la fois : être très attentif au texte – et nous l'avons fait en relevant ce mot même parmi d'autres mots qui disent également la mort, alors que la mort est une chose vague pour nous et peu examinée – donc d'une part examiner cela, et d'autre part laisser qu'en nous s'ouvrent des possibilités de réflexion qui mettent en péril les suffisances, les prétendues évidences de ce qu'il en est d'un certain nombre de choses à propos de l'homme.

Ceci ne va pas donner tout de suite un autre discours qui se substituerait à notre discours premier. Et Dieu merci, probablement, si cela arrivait à se dire, peut-être que cela se perdrait. Donc nous sommes invités à cela. Et on peut s'aider de tout. On peut essayer de fréquenter les phénoménologies du temps, de l'être pour la mort etc. Chacun fait comme il peut.

 

LECTURE DE PSAUME

 

Dernière chose. Je vous signale que le traitement du trouble qu'on trouve chez saint Jean est tout à fait conforme aux psaumes. Au chapitre 12, Jésus cite le psaume 42 (41). Au début de l'étude du trouble des disciples nous avions vu le psaume 17 (18) où le trouble concerner le psalmiste (à cause de "torrents d'iniquités") et aussi les assises des montagnes ! On sait par ailleurs que le mot taraxis est employé surtout à propos de la mer lorsqu'elle est en furie, et aussi à propos des troubles gastriques. Il y a donc là un certain champ symbolique qui est attesté depuis fort longtemps dans les Écritures.

D'une certaine manière, il y a un mode de lire l'Ancien Testament qui est indiqué par là. L'Évangile est une lecture de la Torah entendue au sens de Graphê (Écriture) et non de Nomos (Loi).



[1] « Ayant dit ces mots Jésus fut troublé (étarachthê) dans son pneuma (dans son être) et il témoigna en disant : "L'un d'entre vous me trahira”. » (Jn 13, 21)

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