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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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20 octobre 2023

Relations du Christ aux hommes - notion de rédemption et autres

Le rapport du Christ aux hommes s'est pensé au cours de l'histoire en particulier en terme de rédemption. Est-ce conforme à ce que disent nos sources, en particulier saint Paul ? et sinon, comment revenir aux sources ? C'est tout cela que Jean-Marie Martin a traité dans ce chapitre de son cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris en 1972-73 (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?). II s'agit d'un cours de milieu d'année qui commence par un rappel de choses rencontrées chez saint Paul, et comme les chapitres correspondants du cours ne figurent sur le blog, les notes renvoient à d'autres messages où cela a été traité par J-M Martin dans d'autres contextes, certains liens figurent directement dans le texte, en particulier l'article sur la rançon auquel J-M Martin se réfère.

NB. On peut lire directement la partie III si on trouve que les parties I et II sont difficiles à lire.

 

Relations du Christ aux hommes

 

Pour parler de la relation du Christ aux hommes en théologie, on se sert d'un certain nombre de distinctions comme celle-ci par exemple : le Christ acquiert la somme des mérites – et cela relève du Traité de christologie –, et cette somme de mérites est distribuée aux hommes – et cela relève du Traité de la grâce ou du Traité des sacrements, etc. Dans le premier cas on parle de "rédemption objective", et dans le second cas on parle de "rédemption subjective" ou appliquée.

Mais ce genre de distinction ne structure absolument pas nos sources, nous ne pouvons donc pas distribuer les choses de cette façon. Pour autant nous allons distinguer plusieurs étapes dans cette section : une première étape qui traite de l'anthropologie chrétienne dans les sources, une seconde étape qui examine de façon critique le Traité de la rédemption dans la théologie classique – la seconde étape sera donc faite à titre documentaire, elle présuppose la distinction que nous venons d'énoncer plus haut ; puis il y aura une troisième étape qui reviendra aux sources. Donc trois moments dans ce chapitre :

  • ramasser les thèmes déjà rencontrés chez saint Paul ;
  • préciser une notion scripturaire qui n'a pas encore été rencontrée, la notion de apolutrôsis (rédemption) ;
  • enfin essayer de penser les données des sources dans leur cohérence.

 

I – Ramasser les thèmes déjà rencontrés chez saint Paul

 

Nous n'allons faire ici que ré-énumérer des choses. Vous savez que nous n'aimons pas beaucoup ce genre de catalogue, mais c'est simplement l'occasion de res-susciter dans votre esprit des choses que nous avons effectivement rencontrées dans leur contexte jusqu'ici.

 

L'adamologie chez saint Paul

La relation du Christ aux hommes, chez saint Paul, s'exprime essentiellement dans les thèmes de l'adamologie. Le Christ est vu par rapport à Adam, c'est-à-dire par rapport à l'homme. Mais il nous faut bien distinguer ici deux façons de traiter ce rapport, en premier lieu distinguer la protologie de l'image et la distinction des deux Adam.

  1. La protologie de l'image. Dans cette perspective le Christ est l'homme de la délibération divine de Gn 1,27, il se dévoile en advenant dans la résurrection. Dévoiler et advenir, vous retrouvez là à la fois le pôle de l'apocalypsis et de l'énergéia, le dévoilement que nous avons rencontré en particulier dans Ph 2[1]. Nous étions alors dans une perspective protologique [c'est-à-dire qui parle des premières choses].
  2. La distinction des deux Adam, elle, nous met en perspective eschatologique [c'est-à-dire qui parle des dernières choses]. Lorsque cette distinction est marquée, le Christ est alors considéré comme second (deuteros) ou dernier (eschatos), le dernier Adam.[2]

 

Cinq thèmes de l'adamologie de Paul.

À propos de cette distinction des deux Adam, il faut distinguer 5 thèmes.

1/ En premier lieu la distinction du terrestre et du céleste que nous avons remarqué dans 1 Cor 15, 40 sq[3].

2/ Ensuite l'opposition péché et salut[4].

Il ne faut pas confondre ces deux distinctions, et il ne faudrait pas non plus les rapporter à notre distinction familière entre la création et le salut en tant qu'elle s'exprime dans notre schéma de la nature et de la surnature. Cette distinction du péché et du salut, ou même cette opposition, se trouve déjà dans Ph 2, non plus à propos de la notion de morphê à laquelle nous faisions allusion plus haut en parlant de la protologie de l'image, mais cette fois à propos de l'opposition entre harpagmon et écharisto, entre la saisie et le don ; elle se retrouve en 1 Cor 15,22, mais dans ce même passage s'inaugure précisément un autre type de relation entre le Christ et Adam, le rapport archê / ta panta.

3/ Le rapport archê / ta panta. En effet, dès qu'un rapport est institué entre les deux Adam, des différences sont marquées, mais aussi des similitudes, autrement il n'y aurait pas de rapport. Et ce qui nous intéresse ici, c'est un schème qui est commun aux deux Adam, celui de la relation du premier (ou du commencement) à sa suite (cf. v. 20-29 de 1 Cor 15 et Rm 5,12-21). Adam et le Christ sont opposés, cependant ils ont en commun d'être tous les deux un commencement par rapport à une suite. Et c'est là que nous trouvons le thème que nous appelons le thème de la relation singulière. À cette considération préludait l'emploi de certains petits mots : en (en, dans) [« en tô Christo » (dans le Christ)] ; dia plus le génitif (par, par le moyen de) [« par un homme la mort, par un homme la vie »] ; hoï tou Christou (ceux du Christ) avec l'emploi du génitif de possession.

Puis cela se déployait dans le thème de la prémice (aparchê) par rapport à la masse, puis dans le thème de l'hypotaxis (subordination). Dans ce même endroit nous trouvions le rapport Christ-tous qui, dans les épîtres de la captivité, deviendra le rapport principe-totalité.

Nous avons étudié le mot de tête (képhalê) par rapport à corps (soma)[5]. Et comme pour Paul le Corps dont le Christ est la tête, c'est l'Église, il suit de là que l'ecclésiologie est ce par quoi se pense en réflexion et se vit pratiquement, originellement, le rapport du Christ aux hommes. C'est cela qui répond de façon plus plénière à la question : le Christ et les hommes ; c'est toujours déjà une affaire d'ecclésiologie à condition que l'on entende l'Église dans le grand sens, bien sûr.

4/ Dans les rapports terrestre/céleste, péché/salut, archê/ta panta, en remontant au vocabulaire du péché et du salut, s'inaugurait la lecture du Christ en langage de salut et de justification, c'est-à-dire par rapport au péché. Nous trouvons là des éléments de vocabulaire qui répondent également à notre question : le mot "salut" (sotéria) et le mot "justification" des hommes : le Christ est celui qui sauve, le Christ est celui qui justifie, expressions qui sont intelligibles par rapport à une intelligence du péché (hamartia).

5/ Enfin, dans cette ligne de salut et de justification apparaissent des notions qui seront retenues par la tradition pour répondre à la question : la notion de rédemption et la notion de sacrifice. Nous disons qu'elles seront retenues, mais en fait nous verrons que, si le vocabulaire en sera retenu, la compréhension en sera fortement traduite. En effet le thème de la rédemption sera aussi sur le schème de "la compensation" chez saint Anselme et ensuite, du "sacrifice" dans le langage théologique classique. Pour l'instant, ce ne sont pas ces traitements qui nous intéressent, mais de noter qu'en effet ces mots appartiennent aussi au langage des origines pour la question qui nous occupe.

En fait, ces mots préludent encore d'une certaine façon l'emploi de petits mots, l'emploi de prépositions :

  • la préposition huper (pour) – huper hemon (pour nous) – C'est un petit mot qui est à la fois le plus vide et le plus plein ;
  • un autre mot très important : anti (à la place de).

Ce sont ces deux mots qui s'expriment à travers les termes majeurs de lutron (rançon) et le terme dérivé lutrôsis (rédemption), en latin emi, emptum, emere (acheter), c'est le même vocabulaire financier puisque la rédemption c'est le rachat : « lui qui est notre lutrôsis (notre rachat, notre rédemption) ». L'autre terme est celui de sacrifice (thusia) qui est surtout développé dans l'épître aux Hébreux.

Donc voilà un ramassage scolaire de choses que nous avons plus ou moins rencontrées. Dans un deuxième temps nous allons préciser cette notion scripturaire de rédemption (apolutrôsis).

 

christité

II – La notion scripturaire de rédemption

 

Pour nous, ce qui explique la notion de rédemption, ce sont les premières notions que nous énumérées : la protologie de l'image ; la distinction des deux Adam ; le rapport archê / ta panta ; c'est tout cela qui est en cause lorsqu'apparaît le mot lutron qui est moindrement structurant dans le langage de Paul. Cependant la réflexion que nous allons faire vaut seulement sur le présupposé qui est le nôtre, à savoir que le point de départ de la théologie c'est la pistis (foi) exprimée de Paul, autrement dit le discours apostolique.

On peut se poser la question différemment, en considérant que le présupposé qui est à la base de la théologie c'est ce qu'historiquement nous pouvons conjecturer sur ce qui a été vécu par le Christ antérieurement au témoignage de Paul, celui-ci étant alors considéré comme une interprétation de quelque chose d'antérieur. C'est pourquoi nous allons vous donner simplement une petite documentation sur ce qui ressortirait d'une interrogation de ce genre qui est à notre sens une interrogation plus particulièrement exégétique au sens actuel du terme. Et ici nous nous servirons simplement d'un article d'André Feuillet, professeur à notre faculté de théologie, article qui est paru dans la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques (RSPT) de juillet 1967, numéro 51, p. 365, et qui s'intitule "Le logion sur la rançon, Mc 10, 45".

On appelle "logion" une parole du Christ, et toute la question est de savoir si un logion rapporté dans Marc est bien un logion du Christ : le Christ a-t-il pensé sa vie dans le langage de la rançon pour les hommes ? Voyez la problématique, elle est différente de la nôtre mais elle n'est pas inintéressante bien sûre.

Pour les gens qui suivent un cheminement historique, il est extrêmement important de décider de l'authenticité historique de cette parole du Christ pour conjecturer la façon dont il a vécu sa vie par rapport au destin de l'humanité, et de savoir s'il avait le sentiment de se donner en rançon pour l'humanité. Pour nous personnellement, ce que le Christ a vécu, nous le savons par l'esprit du Christ répandu dans Paul qui fait lire les intérieurs du Christ, car « qui connaît l'intérieur de l'homme sinon le pneuma de l'homme » (1 Cor 2, 11). Et pour nous, de savoir ce qui a été effectivement vécu par Jésus relève plus du témoignage de Paul que de l'histoire restituée conjecturalement en distinguant entre une part de vécu et une part d'interprétation apostolique. Mais évidemment toute une conception de la théologie s'articule à ce présupposé. Et notez bien que nous ne sommes pas sectaire et que nous admettons bien que d'autres fonctionnent autrement.

 

Ce logion, c'est Mc 10, 45 : « Le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir et pour donner sa vie en "rançon pour la multitude" ou "en rançon à la place de la multitude" (lutron anti-pollôn)  » : nous avons à la fois le mot lutron et le petit mot anti.

M. Feuillet examine d'abord le mot de "rançon". Il retient plusieurs choses :

– Le mot lutron suppose plus ou moins en premier lieu l'idée de libération, qui est d'ailleurs impliquée dans le mot grec puisque lutron vient de lueïn qui signifie "délier" et par suite "libérer" ; c'est même le mot qui est à l'origine du mot "analyse".

– Le mot lutron implique aussi un symbole commercial ; les notions de prix, d'achat entrent en effet dans la composante, au moins symbolisante, de ce terme. Cela amène tout le vocabulaire du prix, ici du prix du sang, du sang précieux, etc.

– Le logion comporte enfin l'idée de substitution qui, elle, est plus fortement explicitée par le petit mot qui va souvent avec lueïn, anti (à la place de) ou huper (pour). Nous verrons que cette idée de substitution sera traduite dans le langage de la vicarité – mais "vice" veut dire aussi "à la place de" –, ce qui donnera la notion de "satisfaction vicaire" ou de "compensation substitutive" qui constitue l'essentiel de la théorie de saint Anselme[6], théorie sur laquelle le discours chrétien moyen vit encore.

Après ces trois composantes M. Feuillet examine particulièrement le logion lui-même de Mc 10, 45 dans sa structure et il l'examine évidemment dans la problématique historique habituelle : est-ce une idée paulinienne introduite ensuite dans Marc – en tout cas exprimée par Marc à la suite de Paul, étrangère à la mentalité prépascale du Christ ? Autrement dit : quelle était la conscience conjecturale que le Christ avait de son rôle rédempteur ? L'auteur conclut à l'antériorité vis-à-vis de Paul et à l'authenticité historique de ce logion, et pour cela il se fonde sur le caractère sémitique du logion marcien.

Pour marquer ce caractère sémitique, il pose la question de l'origine scripturaire antérieure, et il provoque ici à trois sources principales :

  1. D'abord le psaume 49 : « Nul homme n'arrivera à se racheter, à donner à Elohim sa rançon (hébreu kôpher traduit par lutron en grec) ».
  2. Puis Isaïe 53, le Serviteur. D'après M. Feuillet le début du logion était ceci : “le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir” et c'est de l'idée de serviteur ou de service que découle la notion de substitution, de faire quelque chose pour quelqu'un d'autre.
  3. Enfin Daniel 7, 14. D'après M. Feuillet le début du logion dit : "le fils de l'homme", mais en introduisant une volonté chez le Christ de corriger la notion de "Fils de l'homme venant sur les nuées", ou de "Fils de l'homme glorieux", par la notion de service.

De tout cet ensemble, l'auteur conclut au caractère sémitique, et conjecture l'authenticité de ce mot. Tout cela reste de toute façon très conjecturel dès l'instant que l'on aborde ce type de questionnement. Il suffit de penser par exemple à Pannenberg qui se situe dans une problématique de ce genre en général aussi, et qui retient souvent en effet pour authentiques les logia qui parle du fils de l'homme : ils sont bien authentiques, ils ont bien été dits par Jésus, mais en parlant du Fils de l'homme Jésus ne parlait pas de lui-même, il parlait du Fils de l'homme à venir, parce que l'assimilation de Jésus et du Fils de l'homme serait l'effet de la première communauté chrétienne. Nous sommes là dans le domaine de la série indéfinie des conjectures.

 

Première remarque. De toute façon vous avez dans cet article une étude minutieuse et parcellaire qui porte sur le logion. Nous ajoutons simplement que pour nous, ce qui est en cause dans cette notion de lutrôsis ou de préfixe anti, s'éclaire pas la notion de en (dans) ou de dia (par), et non pas l'inverse.

Autre petite remarque. De très bonne heure, le mot de lutrôsis empruntera une connotation rituelle, et les notions de rachat et de sacrifice seront très proches l'une de l'autre. Évidemment, à nos oreilles, l'une d'entre elles paraît parler le langage de l'économie et l'autre le langage de la religion – rachat et sacrifice – mais en réalité dans l'antiquité les choses ne sont pas distribuées de cette façon : il y a une intime interférence entre l'économie et la religion, entre le sacrifice et le marché. Il existe des attestations très anciennes de l'emploi même du mot apolutrôsis (rédemption) en contexte rituel, en particulier au cours du IIe siècle chez les valentiniens[7]. Même s'il est toujours difficile de savoir chez les valentiniens ce qui vient du langage chrétien originel et ce qui est emprunté à d'autres sources, cela indique que le mot d'apolutrôsis sera très tôt un acte rituel en même temps.

 

Enfin un dernier petit ajout, qui sort de la perspective purement scripturaire que nous avons commémorée dans cette partie, c'est que cela donnera lieu à un développement patristique en deux voies différentes. En effet, s'il s'agit d'une rançon, cette rançon est payée à qui ? C'est là que la réponse n'est pas constante.

Pour tout un filon patristique, il s'agit d'une rançon payée au diable : le diable s'était acquis des droits sur l'homme, et l'homme est racheté au diable. Trouve cela par exemple chez Origène. Et du reste c'est un peu impliqué par un texte d'Irénée où ce n'est pas par fraude mais en justice que le Christ a vaincu l'Apostasie (c'est-à-dire le diable) (Adversus Haereses, début du livre V[8]). Et là nous sommes dans un type de langage mythique. Nous avons commémoré le langage mythique pour exprimer l'œuvre du Christ : le langage de la victoire, du combat sur les ennemis ; le langage de la fraude, de l'astuce aussi ; et ici le langage du rachat dans une perspective mythique.

Le second filon patristique, qui sera majoritaire, répond en disant que la rançon est "payée à Dieu", ou "payée au Père". C'est la ligne générale qui aboutira finalement chez saint Anselme, au XIIe siècle, et qui sera systématisé par lui pour répondre à la question : "Cur deus homo" (Pourquoi un dieu homme ?) qui est le titre de son ouvrage où se trouve développée cette idée de la nécessité de l'incarnation pour que la faute humaine soit "compensée" au Père. C'est la notion de "satisfaction vicaire", de "compensation". Mais vous voyez très bien comment il s'articule d'une certaine façon sur un mot de l'Écriture et puis sur une certaine lignée patristique. Et saint Anselme le retravaille en fonction de catégories logiques. C'est ce qui a fait le tissu du discours moyen chrétien que l'on apprenait naguère dans les catéchismes.

 

Toute la façon dont nous avons procédé n'est pas neutre du tout. Si nous faisons intervenir ce mot de lutron tout à la fin et si nous ne le mettons très secondaire par rapport à toutes les relations entre le Christ et l'humanité qui précèdent de beaucoup l'emploi de ce petit mot, cela a évidemment une intention de déconstruire un certain type de discours et de laisser la place pour un autre type de discours qui parle des rapports du Christ et des hommes ; même dans la façon dont les choses sont situées ici, une intention de ce genre doit paraître.

Évidemment nous ne répondons pas à la question : faut-il entendre que d'après l'Écriture cette rançon est payée à Dieu plutôt qu'au diable ? Il est peu vraisemblable que la perspective d'une rançon payée au diable intervienne, surtout sur l'on se réfère au psaume 49 : « Nul homme n'arrivera à se racheter, à payer à Elohim sa rançon », mais plus exactement ce qui nous paraît, c'est que la question ne se pose pas. Que voulons-nous dire par là ? Que l'emploi du mot lutron, ou d'une certaine compréhension du prix des choses, n'implique pas que se trouve derrière ce mot une anecdote imaginée où quelqu'un paye quelque chose à quelqu'un. En d'autres termes, ce mot peut fonctionner aussi simplement de cette façon : ce qui est une rançon pour un esclave, le Christ l'est pour les hommes[9]. Et de la discrétion de l'emploi du mot lutron ici, dans les sources, c'est ce que personnellement nous retiendrons comme suffisant.

 

III – Essai de penser dans leur cohérence les données recueillies en I et II

 

Il est difficile de traiter séparément du Christ par rapport à l'homme singulier et du Christ par rapport à l'être ensemble des hommes. Cependant nos réflexions vont nous conduire d'abord d'une considération plutôt sur l'homme singulier à ensuite une considération sur l'être ensemble.

À la question « qu'est-ce que l'homme ? », on peut répondre par une définition de nature, ce que l'on faisait jadis ; on peut aussi insister sur l'aspect d'individu ou de personne par opposition précisément à une notion de collectivité. Et il faut bien voir qu'il y a d'abord eu dans une philosophie de nature, la considération de l'homme comme le sujet radical, c'est-à-dire de l'homme comme individuum, en grec atomos (atome) c'est-à-dire insécable, qui ne se coupe plus, le sujet ultime.

Et dans une philosophie des substances, l'homme était précisément pensé comme individu, les problèmes des rapports entre l'individu et tous se réduisant finalement à des problèmes ou de convenance en similitude de nature (plusieurs arbres et plusieurs hommes) ou en problème d'addition (un homme plus un homme). Cela relève au fond d'une façon de lire l'homme sur le mode des choses.

Mais il est bien certain que l'homme dans sa singularité et aussi dans son rapport à autrui vit concrètement tout un ensemble de relations qui constituent un réseau où la notion de totalité humaine prend, sans réfléchir peut-être, un sens autre que celui de la somme quantitative des individus.

Quoi qu'il en soit, ce qui est important lorsqu'on ouvre l'Écriture, c'est d'entendre que le Christ vient justement essentiellement mettre en cause la lecture empirique que l'homme a de son fait. Et nous verrons que cela retentit simultanément sur la compréhension de l'homme singulier et sur la compréhension de l'être ensemble des hommes.

C'est là le sens du dévoilement de l'humanité christique en opposition à l'humanité négativement adamique. Ici il y aurait cependant bien des précautions à prendre, car les scolastiques ne s'y sont pas trompés, ils n'ont pas confondu leur compréhension philosophique de la nature humaine avec l'humanité adamique. De même, il ne faudrait pas confondre ce que nous appelons ici notre acception empirique et vécue de l'être humain avec l'adamité qui est la lecture que Paul fait de la situation humaine. En effet, cette lecture-là n'est pas présupposée à l'apparition du Christ ; or c'est la parution du Christ qui éclaire rétrospectivement certaines dimensions de l'adamité de l'homme.

Quoi qu'il en soit, et ces précautions étant prises, elles obligent notre discours à un constant réajustement car nous ne parlons plus spontanément le langage de l'adamité, nous ne parlons plus non plus le langage de la nature humaine qui est, au sens philosophique médiéval, révolu. Et il existe un certain nombre de langages spontanés sur l'homme empirique qui ne sont pas nécessairement formalisés dans un discours philosophique. C'est par rapport à ces langages multiples et quelquefois imprévisibles, que la présentation du Christ se fait dans l'acte d'annonce ou de catéchèse. Et c'est pour cela qu'un discours théorique sur l'homme, et même sur l'homme philosophique, n'est pas présupposé à l'acte catéchétique.

 

1) Le Christ et le sens de l'homme en général

Ces précautions prises, ce que nous voulons mettre en évidence, c'est que le Christ dévoile et simultanément met en œuvre, c'est-à-dire fait venir au monde, dans son expérience intérieure premièrement, puis dans le partage de cette expérience par l'effusion de son Esprit, une compréhension de l'homme, du reste jamais pleine et jamais pleinement dévoilée mais toujours advenante, qui a pour projet en avant cette parole que nous situons en arrière : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance ».

Cela suppose que le Fils de Dieu, ou la Parole de Dieu, la parole première qui est aussi la dernière, soit radicalement anthropomorphe. Il y a une anthropologie radicale du Verbe de Dieu (de la Parole de Dieu). Il va sans dire qu'une formule de ce genre n'est possible que si nous laissons absolument ouvert le sens du mot "homme" et si nous ne le réduisons pas soit à la compréhension philosophique de jadis de la nature humaine, soit à cet empirique qui résulte lorsque nous prononçons le mot "homme".

Quand nous disons que la parole de Dieu est radicalement anthropomorphe, nous avons conscience de ne pas dire tout à fait la même chose que la théologie classique. Pour les théologiens classiques en effet, le Père ou l'Esprit Saint auraient pu s'incarner aussi bien que le Fils – (les "aurait pu" de la théologie classique sont toujours pleins d'enseignements). Bien sûr, ils n'ont jamais dit que le Père s'est incarné, cela veut dire tout simplement que l'analyse qu'ils ont faite de la notion d'incarnation n'implique pas de contradiction avec l'idée que le Père puisse effectivement, comme personne, s'unir à une nature humaine. Or une affirmation de ce genre est absolument étrangère à l'esprit vivant et de l'Écriture et de la grande patristique. Qu'est-ce que cela veut dire, sinon que l'analyse classique de l'incarnation comme union d'une personne divine et d'une nature humaine, cette analyse ne rend pas pleinement compte de ce qui a été vécu par la foi des siècles antérieurs. Il y a donc pour nous une certaine connivence entre la première Parole de Dieu et Jésus-homme.

Or ce qui est en cause ici, ce sont les rapports entre l'intelligence de ce qui est caché dans la parole « Faisons l'homme à notre image » et ce qui s'exprime ensuite dans le langage de la préexistence : de la protologie de l'image on passe à la compréhension de la préexistence du Verbe. Certes, dans l'Écriture, le Christ est affirmé comme antérieur à son paraître et comme première chose, mais là aussi il faut bien voir qu'il ne nous sert de rien de penser cela avec "l'avant" et "l'après" de notre temps banal, du temps mortel.

Ici, à un niveau tout à fait radical et vers un lieu où il faut s'approcher de façon extrêmement précautionneuse, c'est encore le discours chrétien moyen et l'imaginaire qui le sous-tend qui est mis en cause. Ce qui est très important, c'est de comprendre que les expressions "avant la venue de Jésus", "Jésus vient" ne sont pas dépourvues de sens mais pourtant ne doivent pas se laisser entendre à partir de notre expérience banale du temps et du venir. Autrement dit il faut qu'elles retrouvent un sens nouveau à partir de ce qui est en cause en Jésus, c'est-à-dire il faut que ces mots, non contents de désigner des choses banales, adviennent à être symboles de quelque chose, de quelqu'un qui en eux s'avance.

Ce que nous avons essayé de faire ici, c'est de réfléchir avec un peu plus d'exigence sur la notion de "protologie de l'image" en tant qu'elle ne dit pas tout à fait la même chose que "préexistence de la divinité". On peut très bien rester tranquille avec l'idée d'un dieu éternel où il y a le Père, Fils et le Saint Esprit assis en rond dans une éternité qui continue de façon parallèle à notre temporalité ; et puis nos avant et leurs avant sont les mêmes, nos après et leurs après sont les mêmes ; et puis il y a notre histoire qui est l'histoire de notre temps, et cette chose que l'on a mise là-haut tranquille. C'est cela le discours chrétien moyen, l'imaginaire moyen divulgué. Nous voulons bien que l'on ne le mette pas en cause, d'autant que si l'on entreprend de le mettre en cause, il est certain que l'on s'engage dans d'énormes difficultés… et pourtant nous ne pouvons pas ne pas le faire, il faut bien que nous critiquions ce langage. Évidemment nous n'allons pas très loin, nous voulons simplement vous alerter à un certain type de mise en cause et de réflexion.

Nous savons que cela est inquiétant pour nous parce que nous ne nous mouvons plus alors dans des choses qui nous étaient familières. Bien sûr, si nous voulons simplement rester dans des choses familières pour les aménager, très bien… mais si nous sommes alertés à entendre quelque chose de nouveau et d'autre, cela ne peut se faire que comme mise en cause de ce qui est ancien et de ce qui paraît être le même ou le familier. Or le bien aise s'exprime facilement dans le familier, et le mal aise est très souvent l'annonce du nouveau qui vient. Lorsque le nouveau vient, il s'annonce comme mal aise, s'annonce comme mise en cause de l'ancien.

Précision. Nous venons de parler de "mise en cause", mais chez nous cette expression n'est pas issue du langage courant car elle allude à un certain nombre d'attitudes qui peuvent être très contestables à certains moments, mais nous ne parlons pas de cela. Pour nous, "mise en cause" c'est la traduction du mot grec elencheï ou elenchos, c'est l'accusation ou la réfutation de quelqu'un ou de quelque chose, et c'est le terme que Paul emploie pour dire que le Christ a accusé ou a mis en cause la mort[10]. Or lorsque l'on sait que la nouveauté (kaïnotes) est un autre nom de la résurrection chez Paul, tout le rapport du nouveau et de l'ancien que nous vivons quotidiennement, si nous ne le vivons pas simplement dans un rapport enchaîné de succession de petites nouveautés qui sont les nouveautés de notre petite ancienneté, mais si nous le vivons comme l'approche de ce qui est toujours déjà nouveau et tout autre, a lieu précisément cette mise en cause au sens profond, cette accusation de soi-même, c'est-à-dire ce qui fait apparaître de soi quelque chose comme ancien et qui est constamment à reprendre, selon ce que nous disions plus haut, à la mesure où cela toujours s'avance et nous sommes toujours ressuscités, nous qui toujours ressusciterons. C'est cela la situation proprement chrétienne, c'est de cette façon que coexistent et l'adamité en train de mourir, et la christité en train de venir, c'est cela la situation du chrétien.

 

aveugle-né, fresque, détail2) Le Christ et le sens de la pluralité humaine

Jusqu'ici nous avons donc réfléchi sur ce qu'implique le Christ pour le sens de l'homme en général. Il nous faut maintenant examiner plus particulièrement le sens de la pluralité humaine impliquée par la relation singulière, il nous faut nous avancer vers la compréhension du rapport entre Jésus et tous. Et là nous allons commencer par un thème que nous n'avons pas énuméré dans notre première partie parce qu'en fait nous ne l'avons pas rencontré auparavant : il faut tout fonder sur l'expérience de l'agapê dans la première communauté chrétienne.

Ce mot nous permet de considérer le chrétien, celui du Christ, comme l'homme du soin. Nous traduisons en effet agapeô par "je prends soin", parce que c'est une nuance effective de ce mot, et puis pour éviter les dévaluations, les amplifications des mots de charité et d'amour – nous disons bien des mots et non des choses.

C'est de cette façon très illusoire que nous pensons que le "je" individuel serait empiriquement vécu de façon neutre et pure antérieurement à toute considération éventuelle de rapport à autrui ; on voudrait séparer une considération sur l'homme singulier qui soit totalement abstraite de la relation à autrui. Il nous faut bien distinguer un "je" précisément considéré comme autodéfense, allions-nous dire, c'est-à-dire qu'en fait notre "moi" se vit dans notre expérience comme moi toujours d'une certaine façon contracté, c'est-à-dire comme une tendance à une certaine suffisance et à une certaine appropriation, une certaine aptitude harpagontique[11]. Autrement dit la proposition du Christ est essentiellement proposition d'une mise en cause de ce moi harpagontique ou d'une nécrose, d'une mise à mort, cela nous l'avons notamment trouvé dans Ph 2[12].

Cependant, pour être bien compris, ce texte de Ph 2 demanderait une indéfinité de réflexions et de précautions parce qu'il y a une façon très sommaire de l'entendre, comme si ce moi contracté était susceptible d'être mis à mort alors qu'il est aussi d'une certaine façon la condition de la survie de l'homme. Très évidemment il ne faudrait pas assimiler hâtivement le péché et la tendance du moi harpagontique à se poser comme moi qui est étudié par les psychologues. C'est là un des risques de la simplification de la lecture de notre texte fondamental ; il faut en être très conscient. Nous n'avons pas encore ouvert ce risque parce qu'il faut d'abord dans un premier temps avoir aperçu le sens global de ce texte, et puis maintenant lui tenir tête comme on peut également lui tenir tête d'un autre point de vue, du point de vue de ce que nous considérons comme le contraire des doigts crochus d'Adam, les mains ouvertes du Christ, c'est-à-dire ne pas prendre, ne pas saisir… Cependant, ne pas saisir, cela peut être l'indifférence neutre, cela peut être ne pas assumer, là aussi il y a un risque également.

Notre opposition fondamentale entre l'harpagontique et le christique demande dans un second temps à être soigneusement critiquée. En effet c'est parce que c'est l'essentiel du christianisme que cela a sans doute donné lieu à l'extrême caricature du christianisme, à ce christianisme qui a donné lieu aux critiques et aux sarcasmes d'un Nietzsche. Et c'est pour cela qu'il faut prendre ces critiques très au sérieux afin de nous provoquer à un approfondissement de notre première lecture, à une nécessité pour nous de revenir à ce texte pour bien savoir que nous ne l'avons pas encore entendu.

Or cette notion de kénose de soi et d'être à autrui, qui s'exprime dans le langage et dans la pratique de l'agapê est quelque chose d'absolument essentiel au christianisme. Nous voulons dire par là qu'il ne faudrait pas comprendre que le christianisme est une histoire doublée d'une morale, que le christianisme dise deux choses, l'une historique (Jésus jadis est mort) et l'autre morale (aimez-vous les uns les autres). Ce qu'il faut voir, c'est le moment où l'agapê est de l'essence même de la mort-résurrection de Jésus. C'est là un nœud du christianisme qui n'est pas souvent aperçu. En effet l'homme de l'adamité est toujours déjà constitué par un certain mode d'être ensemble. La mise en cause de l'adamité implique la mise en cause de ce trait qui lui appartient de l'être ensemble. Autrement dit la résurrection est l'émergence d'un autre être ensemble qui est l'agapê.

Or cette agapê ne donne pas seulement lieu à discours, mais elle est de la constitution effective de l'Église première. Par suite en elle se trouve le trait du kérygme (de l'annonce) de la résurrection, ou de l'annonce de la nouveauté. Autrement dit il y a un trait de pistis (foi) qui n'est pas seulement discours confessant, qui n'est pas seulement épiclèse et prière comme nous l'avons dit mais qui est aussi vie effective. Cela est désigné par le mot de pistis, ce qui change le sens du discours.

Pourquoi en fait n'avons-nous jamais rencontré le mot agapê ? Bien sûr il en est question quelquefois, mais agapê est moins un mot que ce qui fait l'unité de tous les mots. Ce n'est pas la première chose aperçue du discours lorsqu'on l'ouvre, et cependant si l'on veut entendre ce discours, il faut atteindre à ce moment, à ce témoignage de la première communauté chrétienne qui n'est pas réductible à ce que nous appelons un témoignage en histoire, car il n'est pas seulement l'attestation verbale d'un fait.

Ces réflexions nous ramènent en avant, par-delà le discours que nous avons rassemblé dans la première partie, c'est-à-dire pour entendre le discours et même les petits mots ou les mots que nous avons recueillis ; nous ne sommes pas partis d'eux, mais nous les avons pris en avant d'eux-mêmes, et c'est ce qui nous permettra maintenant d'essayer de les relire. Donc toute cette introduction à la troisième partie sur l'agapê était nécessaire pour bien prendre la dimension selon laquelle nous pouvons lire ou relire maintenant les mots que nous avons recueillis dans la première partie.

 

Dans cette étude des rapports du Christ à la totalité (ta panta), ou à tous les hommes (pantes), nous sommes donc partis de la notion d'agapê (de soin). Si la notion d'agapê peut occuper cette place privilégiée de point de départ, c'est qu'elle dit la même chose que "résurrection", la résurrection étant la première chose de l'Évangile. À ce propos nous nous référerons à l'article que nous avons écrit dans Christus n° 72, octobre 1972[13] :

  • Au troisième paragraphe de l'introduction nous lisons : « Le langage nous fournit des repères hâtifs pour le mystère de notre naissance et de notre mort, nous pousse à les penser comme des faits datables dans le cadre d'un temps homogène. Or ils ne sont datables que pour autrui. Notre naissance s'enveloppe pour nous-mêmes en étrange ignorance et notre mort ne sera un "fait" que pour ceux qui nous survivront. Nous pensons notre mort à partir d'un regard étranger (lorsque nous le pensons comme fait). Un être ensemble est toujours impliqué, une conception de la société s'infiltre toujours dans la compréhension de notre naissance et de notre mort. »
  • Et en fin d'article. « La compréhension de la mort et de l'être en société s'impliquent pour constituer un certain sens de l'histoire. La nouvelle compréhension de la mort implique de même un nouvel être-ensemble pour constituer la Présence. Le Christ met en cause la mort comme finitude, mais aussi comme solitude, et c'est la dimension de l'agapê, du Soin réciproque, qui donne un sens nouveau à la proximité. Il ne faudrait pas penser que le christianisme soit fait d'un événement à quoi s'ajoute fortuitement un enseignement moral sur l'« aimez-vous ». En réalité le Soin (l'agapê) est de l'essence même de la Résurrection. De même chez Paul il n'y a pas une doctrine à quoi s'ajouteraient des préoccupations morales, mais l'Évangile qui ouvre un espace neuf pour la marche du chrétien, puis la description de cet espace. La proximité (eggus) y désigne la même chose que l'intériorité, dont le contraire n'est pas le rapport aux autres, mais la haine. Le principe de cet espace est l'Esprit du Ressuscité, dont les fruits, c'est-à-dire la manifestation, sont paix, joie, etc. Et ce nouvel espace, ce nouvel être-ensemble est le recueil de la Résurrection. »

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Cette phrase à laquelle nous ne faisons qu'alluder ici : « agapê dit la même chose que la résurrection » est centrale, capitale.

Nous avons ensuite noté que Ekklêsia nomme cet être ensemble dans le Christ. À ce propos il faut bien voir que Ekklêsia est à la fois le dévoilement et la mise en œuvre de la résurrection, apocalypsis et énergéia. Et cette remarque est aussi très importante à la mesure où elle atteste que ce qui est issu du Christ, n'est pas ce que nous appellerions une doctrine avec des gens éventuellement pour la confesser ; ce qui est issu du Christ, ce qui est sa résurrection, c'est l'Ekklêsia. Vous apercevez les conséquences d'une telle réflexion, que nous ne développons pas plus largement.

Cependant ce thème d'Ekklêsia ne manquera pas de susciter une certaine ambiguïté. Ekklêsia au sens politicien se réfère en un certain sens à toute l'humanité (pantes), et d'autre part Ekklêsia désigne aussi une très petite portion de l'humanité, ce que vous appelez couramment l'Église. Voilà une ambiguïté dont il faut bien prendre conscience dès maintenant.

Dans Ekklêsia il s'agit bien premièrement de la totalité de l'humanité (pantes). Le choix de la figure d'Adam et tout le traitement de l'adamologie impliquent cette visée. Et d'autre part ce sera un thème privilégié chez saint Paul que les nations (ta ethné) – c'est-à-dire la totalité des nations – fait désormais "un" en Israël. Nous savons bien que la problématique de Paul et ses difficultés viennent de cette question des rapports entre les juifs et les gentils… mais au-delà de ces difficultés, ce dont saint Paul parle, c'est de la totalité des ethné par rapport à "l'Israël de Dieu"[14] et non pas simplement le problème racial ou historique ou géographique, des rapports entre les juifs et les païens.

Cette doctrine paulinienne s'implique déjà – elle sera développée fortement dans ce sens par les rédactions des évangiles – s'implique déjà dans le rapport à l'ennemi et dans le rapport au Samaritain – donc à l'étranger – tel qu'il est mis au compte de Jésus durant sa vie par les récits de nos évangiles. Donc ce vœu d'universalité appartient essentiellement au christianisme naissant.

Mais d'autre part se réunir sépare : se réunir en Ekklêsia simultanément sépare, comme se tourner détourne. C'est ici que surgit simultanément une difficulté issue de ce que l'on pourrait appeler l'aspect particulier ou cantonal du christianisme. Cet aspect particulier ou cantonal sera successivement ressenti à partir de points de vue différents selon la compréhension que l'on aura dans l'histoire de l'Occident des dimensions du monde, et peut s'exprimer aujourd'hui de façon privilégiée dans le langage des cultures où le christianisme peut paraître être une culture, ou en tout cas être inféodé à une culture par rapport aux autres cultures. Nous avons ici un point très important de réflexion sur cette ambiguïté du mot Ekklêsia, qui est une ambiguïté tout à fait originelle.

***

Dans la perspective christologique, cette difficulté qui surgit pour l'Ekklêsia du rapprochement entre son vœu universel et son caractère cantonal, cette difficulté est un cas du rapport singularité-totalité en Jésus-Christ lui-même. C'est ce que nous allons expliquer.

La parole « Faisons l'homme à notre image et ressemblance » se dit du Christ et se dit aussi de l'humanité tout entière. Nous avons trouvé des passages où ce texte est implicitement ou explicitement utilisé en contexte christologique, et des passages évidemment où ce texte s'applique à ce que l'on pourrait appeler l'anthropologie puisqu'il est explicitement un passage sur la création de l'homme. Autrement dit la même chose est dite du Christ et de la totalité de l'humanité, la même chose est dite de celui-ci et de tous. Et cela implique que Jésus ne soit pas seulement un parmi tous, ou un dont on dit qu'il a agi à la place de tous. Cela implique qu'il tienne une place singulière par rapport à la totalité. Et c'est par la conscience chrétienne originelle de cette singularité que s'inaugure la christologie. Ce n'est pas par une doctrine de l'union hypostatique de l'humanité et de la divinité, mais c'est par cela. Et c'est cela qui s'exprime dans des titres que nous avons déjà rencontrés et recensés : par exemple le titre de "premier-né", à condition que l'on veuille bien voir que le premier-né n'est pas seulement un parmi tous ; ou le titre de "prémice" à condition que l'on veuille bien entendre que la prémice n'est pas simplement ce qui vient au début ; de même pour le mot archê (principe), etc. Et il s'agit là d'un rapport inouï, jamais encore entendu, et qui constitue le toujours mystérieux "être dans le Christ".

On a tenté de nombreuses réponses à cette question générale des rapports entre le Christ et les hommes. Ces réponses ont en général en commun de ne pas mettre en cause le questionnement spontané à partir duquel on procède, elles tentent de répondre à partir des concepts eux-mêmes sur lesquels nous posons la question. Or si toutes ces réponses sont déficitaires par rapport à la réalité intime de ce rapport du Christ et de l'humanité, c'est que l'on n'a pas suffisamment pris soin de mettre en cause le questionnement spontané, c'est-à-dire une certaine compréhension spontanée du rapport entre un et tous, alors que le christianisme naissant s'est précisément engagé sur cette voie, à savoir que le Christ n'est pas seulement un homme parmi les hommes.

Cela étant dit – qui situe de façon prioritaire toutes les expressions de l'être-dans de l'adamologie paulinienne, de l'Ekklêsia –, ces différentes expressions sont pour nous antérieures à toute considération de "à la place de" (anti), ou de rançon, etc. Ces dernières expressions prennent leur sens de ce que nous avons dit d'abord et non pas l'inverse ; en d'autres termes ce n'est pas notre compréhension de "à la place de" qui doit nous faire interpréter l'adamologie ou la christologie originelle.

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Pour terminer nous voudrions marquer, de façon allusive, la fécondité du chemin que nous proposons ici. Il ne s'agit pas de considérer que la totalité n'est pas la simple somme de singularités mais qu'elle est de quelque manière tout entière dans la prémice.

Quelques exemples disparates sont simplement ici énoncés par mode d'allusion : la lecture de la vie du Christ par les évangiles, la sacramentalité, le rapport de l'Église et des communautés, le principe du prochain. Nous expliquons.

D'abord la lecture de la vie du Christ par les évangiles. C'est parce que le salut, la santé, la vue, sont apportés en totalité à l'humanité en Jésus que l'évangéliste peut lire comme il le lit le récit d'une œuvre miséricordieuse de Jésus, d'un miracle ou d'une guérison. Il ne s'agit pas de penser qu'il y a d'abord un fait brut et simple qui est ensuite interprété selon un genre littéraire ; il ne s'agit pas d'abord de genre littéraire, de façon artificielle de dire. Les évangiles ne sont pas un genre littéraire parce qu'ils sont d'abord un genre de voir ; c'est parce que la résurrection est vue dans l'acte singulier de guérir l'aveugle-né que cet épisode peut prendre son ampleur et sa signification dans l'Évangile. Et cela est très important parce que cela redistribue d'une certaine façon la lecture spontanée que nous serions tentés de faire de la vie de Jésus comme d'une biographie. Bien sûr on peut relever des épisodes successifs. Or à la mesure où l'Église accueille ces épisodes comme Église, c'est-à-dire dans la célébration, c'est la totalité de Jésus qui est saisie dans n'importe quel épisode ; Noël ne dit pas autre chose que Pâques dans la célébration. C'est ce qui fait que la résurrection est présente à tout épisode évoqué et célébré de la vie de Jésus. C'est ce qui fait que les évangiles ne sont pas simplement de l'anecdote.

La sacramentalité ensuite. Si mon acte singulier sacramentel n'est pas une simple commémoration extrinsèque d'autre chose qui fut jadis, s'il s'agit de ce que à certains égards on a appelé une présence réelle, c'est parce qu'il y a une façon, pour le mystère du Christ, pour la totalité, d'être "dans" le singulier. Si la célébration de la mort du Christ n'est pas la même chose que la célébration du 14 juillet, cela met en cause une certaine compréhension du temps. Et cela est précisément impliqué par la notion originelle de sacramentalité.

D'autre part les rapports de l'Église et des communautés. On imagine que l'Église universelle est la somme des Églises particulières, et l'on en fait le compte, alors qu'il faudrait voir comment l'Église de Dieu est "dans" la communauté. Paul s'adresse « À l'Église de Dieu qui réside à Corinthe », non pas à « l'Église de Dieu dont Corinthe est une partie », mais à « l'Église de Dieu qui réside à Corinthe ».

Enfin et surtout, le principe du prochain (plésion). Dans un groupe d'étrangers où nous causions, nous réfléchissions sur les groupes, les communautés, l'être ensemble, et tant qu'il s'agissait des petits groupes, la conversation était très facile parce qu'il y a là un certain type d'expérience ; il est très facile de détecter la notion de présence, la notion d'amitié, et aussi les tensions ou les pressions du groupe sur l'individu, etc. Mais lorsqu'il s'agit d'élargir le problème à l'humanité, trop vaste, cela ne dit plus rien, et très justement. Nous voulons dire par là qu'il y a une façon de parler de l'humanité dans sa totalité qui est une évasion dans la généralité, qui est une aliénation facile et reposante. Or ce que nous avons à aimer, ce n'est pas l'idée de de la totalité de l'humanité, c'est le prochain (plésion). Et par là est d'une certaine façon attesté et authentifié en vérité l'amour pour la totalité de l'humanité ; autrement dit l'amour pour la totalité de l'humanité se joue effectivement dans le rapport au prochain. Il y a donc une certaine façon, et la façon la plus vive, selon laquelle l'humanité est "dans" le prochain ; et il y a, à l'inverse, une façon générale de parler de l'humanité qui nous éloigne de la totalité, qui nous éloigne de l'humanité.

Il y a là un trait qui nous paraît extrêmement important et qui est proche encore de cet ensemble d'exemples que nous avons énumérés, qui n'ont rien en commun sinon d'attester d'une certaine façon une structure commune, la structure neuve de l'être-dans. C'est ce qui fait le lien entre les choses apparemment différentes que nous venons d'énumérer, qu'il s'agisse du sacrement, qu'il s'agisse du prochain, qu'il s'agisse de la communauté par rapport à l'Église, qu'il s'agisse de la résurrection à propos d'un épisode de la vie du Christ, il y a une façon originale, une façon neuve pour le grand d'être dans le petit.

C'était donc là simplement une série d'exemples qui tendaient tous d'une façon ou de l'autre à mettre au jour l'enjeu qu'il y a à se laisser provoquer à l'inouï de la relation singulière, un ensemble de choses qui montrent que nos catégories spontanées doivent être mises en cause pour que nous entendions quelque chose de cela qui reste cependant toujours inouï.



[4] Voir entre autres Rm 5,12-21 et Ph 2, 6-11

[6] Saint Anselme 1033-1109.

[7] Par exemple, pour se moquer des cérémonies des valentiniens, Irénée rapporte quelques formules tirées de prières liturgiques de la cérémonie baptismale (Contre les hérésies, I, 21, 3). Les valentiniens appellent « rédemption » cette cérémonie qui est une sorte de baptême chrétien, cette rédemption n’étant accordée qu’à ceux qui avaient reçu la gnose parfaite. « Le baptême fut le fait du Jésus visible, en vue de la rémission des péchés, mais la "rédemption" fut le fait du Christ descendant en Jésus, en vue de la "perfection". Le baptême était "psychique", mais la rédemption était "pneumatique". Le baptême fut annoncé par Jean en vue de la pénitence, mais la "rédemption" fut apportée par le Christ en vue de la "perfection" » (Ibid., I, 21, 2) « La rédemption parfaite, c’est la connaissance même de la Grandeur inexprimable, puisque c’est de l’ignorance que sont sorties la déchéance et la passion, c’est par la "gnose" que sera aboli tout l’état de choses issu de l’ignorance » (Ibid., I, 21, 4).

[8] V, 1, 1. « Puisqu'il est à la fois Verbe puissant et homme véritable, nous ayant rachetés par son sang de la manière qui convenait au verbe, «en se donnant lui-même en rançon» pour ceux qui avaient été faits captifs: car l'Apostasie avait dominé injustement sur nous et, alors que nous appartenions à Dieu par notre nature, nous avait aliénés contre notre nature en faisant de nous ses disciples; étant donc puissant en tout et indéfectible en sa justice, c'est en respectant cette justice que le Verbe de Dieu s'est tourné contre l'Apostasie elle-même, lui rachetant son propre bien à lui non par la violence, à la manière dont elle avait dominé sur nous au commencement en s'emparant insatiablement de ce qui n'était pas à elle, mais par la persuasion, comme il convenait que Dieu fît, en recevant par persuasion et non par violence ce qu'il voulait, afin que tout à la fois la justice fût sauvegardée et que l'antique ouvrage modelé par Dieu ne pérît point.. » D'après Albert Réville « ce dogme, naïf en apparence, ira se complétant, se raffinant, […] Il viendra des docteurs par exemple qui remarqueront que Satan a fait un très mauvais marché, puisque l’âme de Jésus n’est pas restée entre ses mains, ce qui reviendra à dire que Satan a été trompé par une ruse divine, et l’on ne saurait croire les étranges comparaisons, bien voisines du blasphème, que suggérera ce nouveau point de vue à de très pieux docteurs. Des papes tels que Léon le Grand et Grégoire le Grand, des pères tels qu’Ambroise, Grégoire de Nysse, Jean Damascène, l’adopteront et l’amplifieront. Plusieurs d’entre eux n’ont pas craint de comparer la croix à l’hameçon caché sous l’appât que le poisson avale, sans se douter du piège qui lui est tendu, ou bien même à une souricière où Satan s’est laissé prendre. » (https://fr.wikisource.org/wiki/Saint_Ir%C3%A9n%C3%A9e_et_les_Gnostiques_de_son_temps)

[9] J-M Martin utilise ici une analogie de proportionnalité, chose dont il parle à plusieurs reprises. Un message sur cela paraîtra plus tard sur le blog.

[10] « Tout ce qui est réfuté (elenchomena) est manifesté par la lumière, car tout ce qui est manifesté est lumière. C'est pour cela qu'il est dit: Réveille-toi, toi qui dors, lève-toi d'entre les morts, et Christ t'illuminera » (Ep 5, 13-14).

[11] Harpagon c'est l'avare de la pièce de théâtre L'Avare de Molière. Et dans Ph 2, il y a la critique de la saisie (harpagmon), voir référence dans la note suivante.

[14] On distingue "l'Israël de Dieu" et l'Israël historique, mais Paul n'oppose pas une institution à une autre institution. Pour lui, il faut être lié à l'Israël historique parce que l'Israël de Dieu le déborde de toutes parts. Par exemple en Rm 10 il parle d'Israël en tant que réalité ayant été située dans un peuple, dans un pays et dans un temps, et en Rm 11, 17 sq, il parle de "tout Israël" sur un autre mode qui n'exclut pas du tout Israël historique.

 

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