Lecture des grandes figures de l'AT par Philon d'après Sacramentum Futuri de Jean Daniélou
Dans ce livre paru chez Beauchesne en 1950 et réédité en 1997, Jean Daniélou rassemble des études sur les origines de la typologie biblique. Il s'intéresse prioritairement aux Pères de l'Église, mais aussi à ce que dit Philon d'Alexandrie. Ne figurent ici que quelques extraits concernant essentiellement Philon d'Alexandrie. J. Daniélou a classé cela en 5 livres contenant chacun plusieurs chapitres, les titres I, III, IV correspondent aux livres.
Ces extraits sont mis sur le présent blog dédié à Jean-Marie Martin pour compléter les allusions qu'il a faites à Philon dans certaines de ses interventions, voir le précédent message du blog : "L'imposition du nom dans la Bible ; les patriarches comme états d'être à quoi on accède".
Extraits de Sacramentum Futuri
Jean Daniélou
Livre I – Adam et le paradis
ch. V : Le paradis des vertus (p. 46-48)
L'entreprise de Philon… consiste à voir dans le récit de la Genèse une allégorie de l'homme. Il s'agit dans sa pensée d'un cours d'anthropologie donné de façon allégorique : Adam figure l'intelligence ; Ève, la sensation ; le serpent, le plaisir, etc. […]
On trouve l'interprétation allégorique de nos textes par Philon dans l'Allégorie des Lois et les Questions sur l'Exode. Philon commence par distinguer dans l'homme une double création :
« Il y a deux espèces d'hommes : l'un l'homme céleste ; l'autre le terrestre. Le céleste, en tant que créé à l'image de Dieu, ne participe pas à la nature corruptible et terrienne ; le terrestre a été formé de la matière poudreuse, qu'on appelle poussière » (L. A. I, 31).
Ce passage doit être interprété en fonction de la philosophie générale de Philon. Celui-ci distingue deux plans dans la création : celui du monde intelligible, qui comprend les idées de toutes choses ; puis le monde sensible qui est une participation matérielle du monde intelligible. Ceci apparaît mieux encore dans les Questions sur la Genèse :
« L'homme sensible est créé comme imitation de l'exemplaire intelligible. Celui-ci est le Logos de Dieu, le premier principe, l'idée originelle, la mesure de toutes choses. Il est pur, sans mélange, de nature incorporelle ; l'autre est formé de poussière quant au corps, son âme lui a été insufflée par Dieu, pour qu'il soit composé de corruptible et d'incorruptible » (Quaest. Genes. 4).
L'opposition de l'homme céleste et de l'homme terrestre n'est pas sans rappeler la première épître aux Corinthiens[1]. […]
Dieu ayant créé l'homme terrestre, le place dans le Paradis.
« Le paradis désigne symboliquement la vertu. Il est planté à l'Orient, parce que la vertu ne se couche ni ne s'éteint jamais : comme le soleil levant remplit l'obscurité de lumière, ainsi la vertu se levant dans l'âme, éclaire sa nuit et disperse ses ténèbres » (L. A. I 45-46).
Pourquoi Dieu a-t-il placé dans le Paradis l'homme terrestre :
« Certains disent, pensant que le Paradis est un jardin, que l'homme créé étant sensible, c'est à juste titre qu'il a été placé dans un lieu sensible, tandis que l'autre, créé à l'image, avait pour lui le monde incorporel des idées. Pour moi, je dirai qu'il faut voir dans le Paradis le symbole de la Sagesse ; l'homme créé, étant un mélange d'âme et de corps, a besoin de formation et d'éducation » (Q. G. 6).
Adam est la figure de l'homme qui doit parvenir, par l'exercice de l'intelligence, à la connaissance de la Sagesse – et qui s'oppose pour Philon au parfait, qui possède la science infuse.
Nous remarquerons que Philon rejette la conception matérielle du jardin : c'est pour lui le symbole d'un certain état de l'homme. Les arbres du paradis sont les diverses vertus (L. A. I, 56) et l'arbre de vie est, soit la vertu en général (L. A. I, 59), soit la piété (Q. G. 10). Nous voyons apparaître cette allégorie du Paradis que la tradition ascétique chrétienne reprendra : paradis intérieur de l'homme, dont les arbres sont les vertus.
Philon aborde ensuite la création des animaux et celle de la femme : « Dieu a d'abord fait l'esprit (noùs), Adam ; ensuite il lui donne une aide. Ceci doit être interprété allégoriquement : la sensation et les passions de l'âme sont ses assistants » (L. A. II, 5). Philon parle d'abord des passions : « Tu vois qui sont nos aides, les animaux, c'est-à-dire les passions de l'âme » (II, 9). […] La création de la femme à son tour est allégorie de la sensation : « Après le noùs, il fallait que la sensation fût créée pour être son aide et sa compagne. Comment a-t-elle engendré ? C'est, comme lui-même le dit, quand l'esprit dort. C'est bien en effet quand l'esprit est endormi que naît la sensation et réciproquement, quand l'esprit est éveillé qu'elle s'éteint. La preuve en est que lorsque nous voulons penser, nous fuyons dans la solitude, nous fermons les yeux, nous bouchons nos oreilles, nous nous séparons des sens » (II, 25). […]
Livre III – Le sacrifice d'Isaac
Ch. I : Les 3 patriarches, la typologie du sacrifice d'Isaac (p. 97-101)
Entre les figures d'Adam et de Noé d'une part, et d'autre part l'institution de la loi mosaïque et du culte figuratif, au seuil de l'histoire d'Israël, se dressent les trois grandes figures des patriarches. Ce sont eux qui, pour les juifs et pour les premiers chrétiens, sont les Pères ou les Saints. […] La méditation juive et chrétienne s'est plue à contempler ces grandes figures et à les exalter. […]
Philon les met au centre de son œuvre. Ils représentent pour lui les étapes de l'ascension mystique (par ex. De Somniis, I, 25) :
- Abraham est la vertu qui vient de l'étude, la mathêsis ;
- Jacob, celle qui est acquise par l'effort moral, l'askêsis ;
- Isaac enfin est la vertu parfaite, la téléiôsis, celle qui ne résulte que d'un don de Dieu, de la phusis, qui est automathês, infuse.
La première littérature chrétienne plonge dans la mentalité juive et l'on comprend qu'on y retrouve l'importance donnée au même thème. La haggada, qui consiste à reprendre l'histoire sainte pour y mettre en valeur tel ou tel aspect, se continue dans la littérature chrétienne. L'auteur de l'épître aux Hébreux fait ainsi une haggada de la foi où nous voyons apparaître les divers patriarches :
- « Par la foi, Abraham obéit à l'appel de partir vers un pays qu'il devait recevoir en héritage, et il partit ne sachant où il allait. Par la foi, il vint séjourner dans la Terre promise comme en un pays étranger… Par la foi, Sara, elle aussi, reçut la vertu de concevoir, et cela en dépit de son âge avancé, parce qu'elle estima fidèle celui qui avait promis… C'est dans la foi qu'ils (les patriarches) moururent tous sans avoir reçu l'objet des promesses, mais ils l'ont vu et salué de loin, et ils ont confessé qu'ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre… Par la foi, Abraham, mis à l'épreuve, a offert Isaac, et c'est son fils unique qu'il offrait en sacrifice, lui qui était le dépositaire des promesses… Par la foi encore, Isaac donna à Jacob et à Ésaü des bénédictions assurant l'avenir. Par la foi, Jacob mourant bénit chacun des fils de Joseph et il se prosterna appuyé sur l'extrémité de son bâton. Par la foi, Joseph, proche de sa fin, évoqua l'exode des fils d'Israël…[2] » (He 11, 8-22)
Ici déjà les patriarches nous apparaissent comme ayant annoncé et figuré les choses à venir. Nous passons de la haggada morale à la haggada typologique.
C'est encore la haggada morale que nous trouvons dans l'Épître de Clément, si judaïque de couleur :
- « Fixons nos regards sur ceux qui ont été les serviteurs accomplis de sa magnifique gloire… Abraham, l'ami de Dieu, fut trouvé fidèle pour avoir obéi aux paroles de Dieu. Lot fut sauvé de Sodome à cause de son hospitalité et de sa piété » (Épître de Clément, X, 1 ; XI, 1).
Et un autre passage est consacré exclusivement à nos trois patriarches :
- « Pourquoi Abraham notre Père, fut-il béni ? N'est-ce pas pour avoir pratiqué la justice et la vérité par la foi ? Isaac, connaissant l'avenir, se laisse emmener avec confiance et avec joie en victime. Jacob s'enfuit avec humilité de son pays, à cause de son père » (Épître de Clément, 31, 2-4). […]
Entre ces trois patriarches, il est assez intéressant de rechercher quelle hiérarchie a été établie.
1/ Dans la tradition rabbinique Abraham y tient une place éminente. L'Évangile d'ailleurs nous montre combien les juifs attachaient d'importance au titre de "fils d'Abraham" (Jn 8,39). Dans la littérature chrétienne ancienne, Abraham joue un grand rôle, mais c'est avant tout comme modèle de la foi et de la "sortie" du monde. Il n'est que rarement considéré comme figure (…) L'épisode des chênes de Mambré, commenté par Justin fréquemment et dont Origène dit qu'il est "totum mysticum, sacramentis repletum", est un lieu théologie plus qu'un lieu typologique.
2/ Jacob est plus important de ce point de vue. Justin, énumérant dans le Dialogue avec Tryphon les noms du Christ dans l'Ancien Testament, écrit : « Le Christ est nommé Sagesse, Jour, Orient, Épée, Pierre, Bâton, Israël, Jacob, et encore d'autres manières dans les paroles des Prophètes » (Dial. C, 4). Ainsi Jacob est le seul personnage de l'Ancien Testament dont le nom soit une désignation du Christ.
Le Commentaire sur saint Jean, d'Origène, nous donne le même témoignage. « Ayant saisi au talon la puissance ennemie et seul voyant le Père, il est aussi lorsqu'il s'incarne, Jacob et Israël » (I, 35, 260). Origène ajoute cependant le nom de Juda (259). On voit les deux traits auxquels Origène fait allusion : la naissance de Jacob tenant Ésaü par le talon et le nom d'Israël qui signifie « celui qui voit Dieu[3] ».
Il faudrait ajouter la servitude de Jacob où Irénée voit la figure du Christ se faisant serviteur pour acquérir non pas Rachel, mais l'Église.
Et enfin l'échelle de Jacob à laquelle l'Évangile de Jean fait allusion (1,51).
3/ Mais sur le plan psychologique qui est ici le nôtre, c'est incontestablement Isaac qui tient la première place à cause de sa naissance et de son sacrifice.
Cette place éminente, il la tient déjà dans la littérature juive contemporaine des premiers siècles chrétiens.
Pour Philon, c'est lui qui représente la perfection. Il n'est pas né selon les voies ordinaires de la génération, mais par une intervention de Dieu. Il figure dès lors la vertu infuse qui est œuvre purement divine, ses noces avec Rebecca figurent l'union de la vertu et de la sagesse. C'est sa naissance et son mariage ici qui sont l'essentiel. Son sacrifice tient peu de place…
Par contre, dans la littérature rabbinique, le sacrifice d'Isaac tient une place éminente. Sous le nom d'Aqeda (action de lier), il fait partie du rituel liturgique. Ainsi nous lisons dans les prières pour le jour de l'an (Rosh Haschana) : « Ô Éternel, notre Dieu, considère la scène du sacrifice, alors qu'Abraham lia son fils sur l'autel. Souviens-toi aujourd'hui du sacrifice d'Isaac en faveur de sa postérité. » Le sacrifice d'Isaac est ainsi considéré comme ayant un pouvoir méritoire qui est la source de grâces obtenues plus tard par ses descendants. Le salut d'Israël apparaît ainsi non comme obtenu par une anticipation des mérites du Christ, mais comme se rattachant à ceux d'Isaac. […]
Déjà Josèphe (Ant. Jud. I, 232) est témoin d'une tradition selon laquelle Isaac a consenti volontiers à son sacrifice. Il apparaît ainsi - ce qui n'est pas dans l'Écriture - comme ayant donné volontairement sa vie pour son peuple. […]
Un trait particulièrement intéressant est le rapport établi entre le sacrifice d'Isaac et la sortie d'Égypte. L'agneau pascal apparaît comme un mémorial du sacrifice du Mont Moria. « En voyant le sang de l'agneau pascal, je verrai celui de la Aqeda » (Melchita, ad Ex. 8). Nous nous trouvons ici en présence d'une sorte de typologie inversée, où l'événement essentiel apparaît aux origines de l'histoire d'Israël et où l'agneau pascal apparaît comme le mémorial de cet événement…
ch. II : L'allégorie du mariage d'Isaac (p. 112-116)
Il est remarquable que ce qui attire avant tout l'attention de Philon dans l'histoire d'Isaac, c'est la naissance et son mariage. De même que nous avons vu la naissance d'Isaac constituer pour Hilaire un "mysterium", de même pour Philon, en des termes étrangement semblables, est-elle aussi un mystère, c'est-à-dire un événement chargé de significations cachées particulièrement importantes[4]. Dans le De Cherubim, au moment d'aborder l'explication de ce thème, il écrit : « Pour que nous expliquions la naissance des vertus, que les superstitieux se bouchent les oreilles ou s'écartent, car nous enseignons les mystères divins (théia mustêria) aux mystes dignes des très saints mystères » (De Cher. 42). Et il termine en disant : « Ces mystères vraiment saints, recevez-les dans vos âmes, ô mystes, dont les oreilles sont purifiées, ne les dites point à ceux qui ne sont pas initiés ; en bons intendants, gardez votre magnifique trésor » (48). Nous sommes ici en présence d'un vocabulaire mystérique. Philon propose une doctrine réservée. […]
Comme les chrétiens, Philon a l'attention attirée sur les circonstances mystérieuses de la naissance d'Isaac… (“Dieu est son père et il a une naissance virginale”) […] Cette naissance… Philon… y trouve une allégorie du mystère qui est le sien et qui est celui de la génération des vertus. Abraham qui est l'âme qui passe du monde des apparences à celui des réalités[5] épouse d'abord Agar qui figure la culture humaine, l'egkuklios paidéia (De Congress. 14) ; ensuite il épouse Sara dont le nom signifie princesse (hêgemonis) et qui est la vertu parfaite. Mais ce n'est pas lui qui est le père d'Isaac, car c'est Dieu lui-même qui est son père : « C'est Dieu qui est le créateur du rire et de la joie en sorte qu'il ne faut pas penser qu'Isaac est l'œuvre de la génération, mais la création de l'Inengendré. Si en effet Isaac signifie rire, c'est Dieu qui opère le rire selon le témoignage véridique de Sara, et il doit être appelé très logiquement père d'Isaac » (Quod. det. 124). Telle est la signification du mystère caché de la naissance d'Isaac.
Le second trait qui retient Philon est son mariage. De même qu'il est le fruit d'un mariage plein de mystère entre Abraham et Sara, de même son mariage avec Rebecca est-il aussi chargé de signification. Nous pouvons remarquer à ce sujet que l'ensemble des mariages des patriarches constitue pour Philon l'enseignement réservé aux mystes.
[…]
Revenons à Philon.
- Il montre qu'Abraham, la mathêsis, a eu deux femmes, figurant la science profane et la vertu parfaite.
- Jacob lui a deux femmes, Rachel et Lia et en plus deux concubines : Balla la vie corporelle et Zelpha le discours. Jacob en effet, celui qui s'exerce, l'askêsis, a besoin de ces aides.
« Mais ce n'est pas avec plusieurs femmes, mais avec une seule qu'il a épousé vierge, qu'Isaac vit perpétuellement. Pourquoi ? Parce que la vertu qui s'apprend, à quoi Abraham a part, a besoin de plusieurs moyens d'enseignement. De même celle qui se réalise par l'ascèse. Mais la race instruite par elle-même (automathês) à quoi participe Isaac, qui a pour lot la joie parfaite, n'a besoin ni d'ascèse, ni d'instruction. Quand Dieu en effet répand d'en haut comme une pluie le bien infus[6], il est impossible de vivre encore avec des arts esclaves et des concubines. Celui qui a obtenu cette part est désigné en effet comme le mari de la vertu royale et souveraine. Elle est appelée chez les Grecs patientia (hupomonê), chez les Hébreux, Rébecca. Celui qui a trouvé en effet la sagesse sans effort et sans peine, par le bonheur de sa nature et la naissance de son âme, n'a plus à chercher pour l'amélioration. Il a en effet à sa disposition les dons parfaits de Dieu, inspirés par les Grâces antiques ; il désire les garder et prie pour cela » (De congressu erud. Et gratiae, 35-36).
Nous comprenons maintenant le mystère caché dans l'allégorie du mariage d'Isaac et de Rébecca. Ce que décrit Philon, à travers l'histoire des patriarches, c'est l'ascension de l'âme depuis le monde du péché et de la sensibilité (la Chaldée, l'Égypte) jusqu'à la perfection, qui est la possession de la Sophia. Les premières étapes sont marquées par Abraham et par Jacob, qui ont besoin de s'aider des moyens humains, de la science profane (Agar), ou de la lutte ascétique (Rachel). Grâce à elles l'âme se dégage de la vie des sens ; c'est le stade du progrès, de la prokopê, selon le mot emprunté par Philon aux stoïciens. Mais ceci n'est qu'une étape. La perfection, dans laquelle il n'y a plus de progrès, est la sophia. Or cela n'est plus d'ordre humain. Pour l'obtenir il faut sortir de soi : « Celui qui est sorti voit Dieu. Levant les yeux vers l'éther, il apprend à recevoir la manne, le divin Logos, la nourriture céleste et incorruptible de l'âme contemplative » (Quis rerum div. her. 78). Or cela est un don, une inspiration, qui saisit l'âme et l'élève au-dessus d'elle-même : « Le sage n'a pas besoin d'effort, mais la sagesse lui est donnée par sa naissance. Elle coule du ciel et lui communique une sobre ivresse » (De Fuga et inventione, 166). Or c'est là précisément ce que figurent les noces mystiques d'Isaac et de Rébecca qui est la Sophia. « Elle procure à Isaac la vision de Dieu, ensuite de quoi il devient théophoros ». Ainsi c'est tout le mystère de l'ascension mystique, tout le mystère de la Sophia qui est enclos pour Philon dans les noces d'Isaac et de Rebecca. C'est au cœur de son œuvre le secret réservé aux mystes.
Livre IV : Moïse et l'Exode
Ch. IV : Moïse chez Philon (p. 178-190)
La figure de Moïse… est au cœur de l'œuvre de Philon. Si les patriarches, comme nous l'avons dit dans le livre précédent, représentent les étapes de l'ascension vers Dieu, Moïse représente l'accomplissement. « Pour le Mystère, écrit Goodenough, le héros et le hiérophante de la plus grande importance était Moïse. » Pourtant, la place qu'il tient en fait dans les œuvres conservées de Philon est un peu décevante. […]
Nous laisserons de côté la Vie de Moïse qui reste sur le plan de l'explication littérale, pour nous attacher aux éléments que contient l'Allégorie des Lois. Ce ne sont pas ici quelques types essentiels : c'est toute la suite de la vie de Moïse où Philon va nous montrer une allégorie de sa théologie. Nous n'avons rencontré nulle part jusqu'ici d'interprétation figurée de Moïse enfant exposé sur le Nil. Ceci est expliqué par Philon : « Le genre supérieur, de nature et de nom, dont le nom est Moïse, qui comme habitant du monde a fait du monde sa cité et sa patrie, englué dans le corps dont il est enduit comme dans un mélange de bitume et de poix (Ex 2,3), gémit dès le commencement de son existence à cause de sa captivité, pressé du désir de la réalité incorporelle » (De conf. 106). Ce premier passage nous met au cœur de la méthode de Philon et de son interprétation de Moïse.
Moïse est, comme Isaac, celui qui possède la science infuse (automathês). Il représente donc celui qui est initié à la vie de l'esprit (noùs), pour qui le monde incorporel est seul réel. Or au début de sa vie, nous le voyons gémir, enfermé qu'il est sur le Nil dans un coffre enduit de bitume, ce qui est la figure du corps. Il est en effet, nous disait plus haut Philon, quelqu'un qui « considère comme étrangère la demeure du corps » (De conf. 89). L'interprétation du coffre de Moïse, comme figure du corps, se retrouve à propos de l'arche de Noé (Plant. 43) et reparaîtra sous cette forme chez saint Augustin.
La dispute de Moïse avec l'Égyptien, que rapporte Ex 2,12, est le conflit de la vraie philosophie, que représente Moïse, avec celle qui met le bien suprême dans le plaisir, qui est celle d'Épicure : « Le Pharaon avait entendu accuser Moïse d'avoir entrepris de détruire la domination du plaisir par deux attaques : la première est celle qu'il fit contre le genre Égyptien, qui dressait le plaisir contre l'âme ; l'ayant tué, il le cacha dans le sable (Ex 2,12) qui est un corps très menu, jugeant que ces deux doctrines étaient que le plaisir est le plus grand bien et les atomes les éléments de l'univers ; la seconde contre celui qui divisait la nature du bien en la partageant entre l'âme, le corps et les biens extérieurs » (De Fuga 148). On voit toujours la méthode. Philon veut opposer sa philosophie aux philosophies de son temps. Moïse représente la doctrine biblique ; l'Égyptien représente l'épicurisme, qui attaque l'Hébreu, c'est-à-dire l'âme et est enfoui dans le sable, figure de l'atomisme ; les deux Hébreux qui se disputent figurent les stoïciens, qui divisent le bien entre biens du corps, biens de l'âme et biens extérieurs. Il ne s'agit pas (…) du progrès de l'âme qui lutte pour avancer. Moïse est parfait dès le début. Mais il combat pour faire triompher la vérité.
C'est aussi le sens de l'épisode suivant, le départ de Moïse au désert de Madian. « Moïse ne s'enfuit pas d'auprès du Pharaon, mais il se retire dans la solitude, c'est-à-dire qu'il prend un répit dans sa lutte, à la manière d'un athlète qui souffle et rassemble ses esprits jusqu'à ce que, ayant réveillé le secours de la prudence et des autres vertus par les paroles divines, il attaque avec une force redoublée » (L. A. III, 14). Cette retraite de Moïse reparaîtra chez Grégoire de Nysse en termes équivalents.
Le séjour dans la terre de Madian présente l'épisode des filles de Jethro qui mènent le troupeau de leur père boire au puits (Ex 2, 16). Ceci est longuement commenté par Philon. Jethro est l'esprit (noùs) ; ses sept filles sont les sept puissances sensibles : les cinq sens, le sens sexuel et la parole, qui font paître les troupeaux paternels, c'est-à-dire qui abreuvent les perceptions de l'esprit avec les sensibles externes : ceci est la théorie de la connaissance selon Aristote. Mais surviennent les mauvais bergers, qui veulent détourner les puissances sensibles de leur usage naturel et les soustraire au domaine de l'esprit (De Mut. 110.112). C'est alors que « s'étant levé, le genre ami de la vertu et inspiré, nommé Moïse, qui jusque-là paraissait mener la vie solitaire, les arrache à ceux qui s'en étaient emparés et nourrit le troupeau du père avec les logoï désaltérants » (113). […]
[1] Cf. Les deux Adam : Christ de Gn 1 / Adam de Gn 2-3 ; Relecture de Image et ressemblance de Gn 1, 26 d'après Ph 2, 1Cor 15, Rm 5.
[2] Traduction de la BJ, différente du livre de J. Daniélou.
[3] L'étymologie vient de Philon (Abr. 57), elle se fonde sur Gn 32,31 mais n'a aucune valeur scientifique
[4] Note ajoutée. La définition du "mystère" donnée ici par Jean Daniélou à propos de Philon est celle que Jean-Marie Martin donne dans son enseignement, en particulier il la situe dans le rapport mysterion/apocalupsis (caché/dévoilé).
[5] Sur Abraham, on peut voir Leg alleg. III, 84, 197, 244 ; Quod. det. pot. insid. soleat : « Ne vois-tu pas qu'Abraham, ayant quitté sa terre, sa parenté et la maison de son père, commence à rencontrer les puissances de l'Être. »
[6] La traduction "infus" pour automathês me paraît la meilleure. Elle marque l'opposition de la science d'Isaac, infuse, à la science d'Abraham et de Jacob, acquise. Par ailleurs elle indique bien à la fois un bien dont l'acquisition n'a demandé aucun effort, qui est comme naturel, "et qui cependant est pure grâce".