Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 125 443
Archives
17 novembre 2023

Lecture de 2 Cor 4,16 à 5,5, Symboliques de la tente, de l'habitation, du vêtement

Ce texte de saint Paul met en œuvre la différence entre notre habitation terrestre (notre corps charnel) qui est une tente, et notre habitation céleste que nous désirons revêtir par-dessus… C'est donc tout une symbolique de l'habitation, de la tente et du vêtement qui est à prendre en compte.

La lecture de ce texte par Jean-Marie Martin en 2006 a été occasion non seulement de découvrir le texte mais aussi de revisiter plusieurs structures de base. Les notes renvoient à de nombreux autres messages où ce qui est dit rapidement ici est développé.

Le texte de Paul parle de tente, et c'est dans le cadre d'une réflexion sur "l'espace johannique" que cette étude s'est faite. En effet, il est dit dans le prologue de Jean : "et il a habité (il a planté sa tente) parmi nous" (Jn 1, 14). Cette rencontre était la troisième de l'année 2006-2007 à Saint-Bernard-de-Montparnasse où Jean-Marie Martin intervenait tous les quinze jours (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?).

Un autre commentaire du même texte fait dans deux ans avant figure déjà sur le blog : 2 Cor 4, 16-18. 5, 1-5. Renouvellement de l'homme intérieur ; symbolique du vêtement.

 

Symboliques de la tente, de l'habitation, du vêtement

Lecture de 2 Cor 4,16 – 5,5

 

Nous reprenons notre méditation sur l'espace johannique. La question poursuit celles que déjà nous posions les années précédentes. Elle s'installe sur la question de la dif-férence, c'est-à-dire du dif-féré, de se porter de part et d'autre, de la dis-tance, de ce qui crée un espace, un espace habitable. Nous savons que ça touche aux différences essentielles comme je et tu, ça pose à la question du il. Tout cela reste de notre préoccupation qui est, au fond, la question d'avoir lieu. Avons-nous lieu ? Quand avons-nous lieu ? Où ? Ce n'est pas une question de simple curiosité. Ça peut être une question qui ouvre des champs de curiosité, mais ça peut être aussi une question de désorienté. Donc, ne perdons pas de vue cet aspect-là.

La tâche concrète de cette année est à chaque fois d'examiner des noms d'espace qui se trouvent dans le discours johannique. Les lieux évoqués par Jean d'une part, et par le Nouveau Testament d'une certaine manière, ensembles.

Nous avons déjà commencé puisque nous avons abordé le rapport ciel/terre. Nous avons prévu d'examiner la notion de royaume, et dans son rapport avec la notion de pneuma (esprit, souffle…) qui est un des noms de l'espace. On pourrait évoquer, chez Paul plutôt, la notion de cité. Nous trouverons chez Jean la notion de temple – soit sous ce nom, soit sous le nom de maison : la maison de mon Père – et puis la maison en général, et puis d'autres, et puis des articulations de l'espace, des régions – la signification relative de la Judée et de la Galilée, éventuellement de la Samarie, donc un espace apparemment géographique, etc. Donc nous allons garder beaucoup de liberté.

 

Premières réflexions autour du mot "tente" dans le N T

 

Nous avions évoqué un autre mot rapidement la dernière fois qui était la tente : une tente. Je voudrais y revenir. Du reste, cela ne nous retire pas de la considération de ciel et terre, car vous avez sûrement à l'oreille des bribes de psaumes où il s'agit du Dieu qui déploie les cieux comme une toile de tente et qui fonde la terre, n'est-ce pas ? Je n'ai plus très précisément les mots présents à l'esprit. Ceci c'est pour faire la transition avec ciel et terre. Par parenthèse, j'ai oublié tout à l'heure d'énumérer également la demeure et le verbe "demeurer", et les différentes façons de dire habiter, etc.

Le terme de "tente" nous l'avons rencontré dans ce qu'on traduit habituellement par "et il a habité (eskênôsen) parmi nous" (Jn 1, 14), car ce verbe skênoô a pour racine skênê, la tente, littéralement c'est donc : « Il a planté sa tente parmi nous ». Je voudrais revenir sur ce point.

On ne sait jamais exactement avec certitude à quelle racine hébraïque correspond le mot de skênê (tente en grec) :

  • shâkan c'est habiter, et ça peut avoir le sens particulier de la tente, mais ce n'est pas nécessaire néanmoins.
  • sâkak[1] c'est habiter et ça donne souk, soukkôt : la fête des cabanes ou des tentes.

Alors le premier sens nous tirerait du côté de l'habitation, de la gloire de Dieu sous la tente pendant la pérégrination du peuple au désert, de cette tente – ou plus exactement, de l'arche qui est sous la tente et qui se dépose finalement à Jérusalem sous la Royauté. Ce sens-là va donc du côté de la gloire, d'autant plus qu'il y a un terme qui est la Shekinah, de la racine shakan, qui est la présence de Dieu au milieu de son peuple. C'est un terme qui a une grande faveur dans la mystique juive, y compris dans la kabbale. Or, l'habitation de la gloire est un des sens. Nous verrons si, éventuellement, cela se confirme dans notre Nouveau Testament. Je dis Nouveau Testament parce que nous aurons à voir tout à l'heure un merveilleux petit texte de Paul sur le sujet de la tente.

Il existe un manuscrit qui était connu depuis un certain nombre d'années, qu'on appelle le papyrus de Berlin, et qui contient un texte qui s'appelle Apocryphon Johannis, c'est-à-dire Livre secret (ou livre des secrets) de Jean. C'est un texte gnostique. On en connaissait déjà des éléments avant de le découvrir, puisqu'il y a tout un chapitre du premier livre Adversus Haereses d'Irénée qui le résume. Comme toujours, le résumé est littéralement fidèle, mais Irénée ne comprend rien à ce qu'il résume. Maintenant qu'on a le texte on peut voir qu'on pouvait se fier aux indices qui se trouvent là. De plus, à Nag Hammadi, dans la bibliothèque copte qui a été découverte il y a une cinquantaine d'années, nous avons trois exemplaires de cet Apocryphon Johannis, ce qui montre que c'était un livre répandu. Alors, il y a de légères différences et tout un travail peut se faire autour de ce texte.

Or, l'ouvrage se termine par un hymne qui rappelle de beaucoup le Prologue de Jean (d'où est tiré notre mot eskênôsen). Certains en ont conclu que Jean se serait inspiré de l'Apocryphon ou des textes antérieurs à lui. C'est peu probable. Ce qui est probable, c'est plutôt le contraire. Il y a là trois descentes du Sauveur, comme il y a : il est venu vers le monde, il est venu vers les siens qui ne l'ont pas reconnu, et il est venu vers nous qui avons contemplé sa gloire[2].

Il y a un autre texte, la Protennia trimorphe (la Pensée à la triple forme) qui contient aussi un hymne donnant trois descentes, et la troisième descente se dit dans le texte : Et il descendit parmi nos tentes (Pro Tri 47, 13-15). Il y a donc une certaine affinité entre ces différents textes.

Et dans « Il a planté sa tente parmi nous », la tente désigne le corps comme nous allons le voir dans un texte de Paul : venir dans la tente, c'est venir dans un corps, c'est prendre corps.

Tout ceci c'était pour préparer notre lecture du texte de Paul.

 

Lecture suivie de 2 Corinthiens 4,16 à 5,5

 

1)  Verset 16. L'homme extérieur et l'homme intérieur.

« 16C'est pourquoi nous ne manquons pas de courage, car si notre homme extérieur se corrompt, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » Nous rencontrons ici la distinction de l'homme intérieur et de l'homme extérieur qu'il faut étudier chez Paul en rapport avec les deux je du chapitre 7 des Romains, avec d'autres passages des Romains et surtout des Éphésiens[3].

Tout ceci, finalement, correspond à la question fondamentale qui porte tout l'Évangile, qui est : dans quel espace sommes-nous ? c'est-à-dire : qui règne sur nous ?

Ceci rejoint la thématique des deux olam en monde juif : olam hazeh ce monde-ci, qui correspond au cosmos outos de saint Jean, et olam habah le monde qui vient[4]. C'est la répartition essentielle de l'Évangile. C'est donc la question : qui règne ? C'est-à-dire, sous le régime de qui sommes-nous ? Nous sommes nativement sous le régime du meurtre et de la mort, c'est-à-dire notre natif est d'avoir à mourir ; et "le monde qui vient" est donc le monde, non plus de la mort mais de la vie, non plus du meurtre mais de l'agapê, et du même coup, et pour la même raison. Donc, nous avons ici quelque chose de totalement structurant, c'est même, je pense, la question porteuse de l'Évangile, l'Évangile étant "Jésus est ressuscité", c'est-à-dire l'annonce de la traversée de la mort.

Et alors sur le rapport de Jésus et de nous, nous savons l'inclusion qu'il y a, qui est traitée par Jean sous la forme de la distinction du Monogenês (le Fils un), et des tekna, les multiples qui sont unifiés par l'unité unifiante du Fils un. C'est un thème que nous avons largement médité les années précédentes, insuffisamment encore.

Alors les distinctions que nous rencontrons dans ce passage, entre l'homme extérieur et l'homme intérieur, correspondent à cette question, parce que "dedans et dehors", "intérieur et extérieur", voilà un thème qui a trait à la question de l'espace. À ce thème on peut substituer des thèmes très philosophiques, comme celui de l'immanence et de la transcendance, par exemple. Mais il est beaucoup plus intéressant, justement, de voir la signification propre de ces termes dans notre Nouveau Testament.

Chez Paul l'homme intérieur n'est pas, comment on pourrait croire, l'homme qui se concentre et se ferme à l'extérieur et rentre en lui-même, alors que l'homme extérieur serait l'homme qui a des relations multiples, qui entre en communication avec ce que nous appelons l'extérieur. Pas du tout.

  • L'homme intérieur, c'est l'homme qui est dans une relation pacifique avec lui-même, et avec autrui du même coup.
  • L'homme extérieur, c'est l'homme qui est en discorde d'avec lui-même et d'avec autrui du même coup.

Autrement dit, cette distinction fait référence à la distinction fondamentale du monde de l'agapê et du monde du meurtre.

Ceci est important parce que, quand nous disons "intérieur et extérieur", quand nous disons "le haut et le bas", quand nous disons "le ciel et la terre", quand nous disons "l'esprit et la chair", quand nous employons tous ces mots, ils ont pris des concrétions de sens pour répondre aux questions successives qui les convoquaient. Ces mots ont besoin d'être entendus ici à partir d'où ils parlent, c'est-à-dire à partir de la question essentielle, de la question fondamentale de notre Évangile. Nous ne sommes pas encore au point qui a motivé le fait que nous ouvrions cette page. Mais ça a déjà donné lieu à une réflexion importante sur ces termes d'intérieur et d'extérieur qui sont des termes de la spatialité.

 

2) Verset 17. La mise en œuvre d'un poids de gloire.

« 17La légèreté présente de nos tribulations, d'abondance en abondance, met en œuvre en nous un poids éternel de gloire. » Magnifique ! Un poids éternel de gloire, baros, un poids ….

Vous savez comment se dit la gloire en hébreu ? La kavod. C'est un mot qui a pour racine le poids, ce qui est lourd. Donc là, nous entrons dans une opposition entre le lourd et le léger, c'est-à-dire que les souffrances, quelles qu'elles soient, que nous subissons, sont de peu de poids par rapport à ce qui a du poids, c'est-à-dire la gloire aiônios, éternelle, ce mot qui désigne la présence de Dieu. La gloire de Dieu, c'est la présence de Dieu, c'est la Shekinah, c'est celle qui habite la tente, ou qui habite le temple. Vous avez des consonances subtiles entre toutes ces choses, n'est-ce pas, si nous les entendons bien dans le registre auquel elles appartiennent.

► Tu pourrais redire le passage, Jean Marie ?

J-M M : Je vais essayer, parce que je fais un défrichage qui n'est pas une traduction définitive[5].

"La légèreté présente de nos tribulations, de nos souffrances, d'abondance en abondance", c'est-à-dire que l'abondance de cette légèreté peut-être se traduit en excès, c'est le mot hyperbolê, n'est-ce pas, hyperbole, c'est un mot fondamental chez Paul. Non seulement, il prononce le mot hyperbolê, mais il parle toujours hyperboliquement, n'est-ce pas …. abondance et surabondance parfois, comme : « là où le péché abonde, la grâce surabonde » ce qui veut dire, du reste, que le péché est la condition d'intelligibilité de l'essence de la grâce qui n'est pas d'être dans l'ordre du dû, mais dans l'ordre de ce qui est par-dessus le dû, c'est le treize à la douzaine. C'est de la définition même de ce que veut dire le mot de grâce, dans son sens de gratuité.

 "Met en œuvre". Alors, le "mettre en œuvre" ici, c'est katergazétaï". Il faut toujours se référer à cette idée que, pour Paul, il y a la semence d'une part, et puis la mise en œuvre (la progression, le progrès, le processus) jusqu'à l'accomplissement. Nous étudions dans un autre groupe, en ce moment, le beau texte du chapitre 7 des Romains où cela se lit comme structure de pensée incontournable chez Paul, il faut savoir détecter cela[6].

 

● Parenthèse sur le rapport semence/fruit.

 Je rappelle que nous sommes dans une pensée qui n'est pas une pensée du faire, mais dans une pensée de l'accomplir, comme la croissance accomplit ce qui est déjà dans la semence. C'est donc le rapport semence/fruit. C'est la même chose que le rapport sperma/corps, l'avènement à corps. Nous reviendrons sur le terme de corps qui est très important ici, qui ne désigne pas du tout ce que nous appelons le corps quand nous le pensons par opposition à l'âme, par exemple. Vous comprenez cela, ce que signifie le mot de corps ? Si je le pense par rapport au sperma, le corps est l'accomplissement plénier de ce qui était tenu à la fois en secret et en promesse simplement dans le sperma. Je rappelle une fois encore, je ne crains pas de répéter : ce qui fait la différence entre une pensée du fabriquer et une pensée de l'accomplir, c'est qu'on ne peut faire que ce qui n'est pas, alors qu'on ne peut accomplir que ce qui est[7]. Il faut bien penser cela, ce qui est séminalement. Et la symbolique végétale du rapport de la semence et du fruit – je dis tout cela à propos de katergazemaï – c'est-à-dire ce qui est appelé ici mise en œuvre, est le processus d'accomplissement. "D'abondance en abondance" comme nous le disions tout à l'heure, de jour en jour, donc c'est le moment de la progression.

Il ne faut pas oublier, pour resituer tout ça dans le contexte non-dit à chaque fois de l'Évangile, qu'il n'y a rien qui se fabrique dans les six jours. Les six jours, c'est la déposition des semences, et le septième jour, c'est le jour où cesse la déposition des semences et où Dieu commence une autre œuvre qui est la croissance des semences[8].

Toute l'histoire du monde est dans le septième jour, le dernier jour dans lequel nous sommes depuis l'origine du monde. C'est le moment de la croissance de ce qui est tenu séminalement dans la volonté de Dieu ou dans le désir de Dieu, on peut employer les deux mots : le mot épithumia (désir), s'emploie avec la signification de convoitise plutôt quand il s'agit de la mauvaise semence, mais le mot désir, entendu dans le bon sens, peut se dire tout à fait du désir de Dieu. Le désir de Dieu est notre semence. Nous naissons du désir de Dieu, nous ne sommes pas créés en ce sens que nous serions fabriqués, nous sommes créés au grand sens du terme de ce que nous naissons du désir de Dieu. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la façon dont cela est très peu pris en compte, sous prétexte qu'une certaine théologie de la création s'est introduite – création comme cause efficiente, pour employer le langage de la philosophie, ou création comme fabrication, pour employer l'image courante. Ça n'est pas cela notre rapport fondamental à Dieu.

Alors, le thème de l'engendrement par Dieu pour ce qui est des enfants de Dieu, vous avez cela par exemple dans le texte : « Le pneuma, tu ne sais d'où il vient ni où il va, tu entends sa voix, ainsi en est-il de tout ce qui est engendré par Dieu » (Jn 3), et, tout ce qui est engendré par Dieu, c'est précisément l'humanité. Ce qui pose une question : quelle est, dans cette perspective, l'essence de l'engendrement, quelle est l'essence de la paternité ? En quoi se différencie la naissance du Christ à partir de Dieu (la naissance du Fils), par rapport à notre naissance ? – C'est la même chose ? – Non, mais la différence n'est pas là où nous la posons. Nous pensons la naissance du Fils sur le mode de la naissance naturelle, et notre naissance sur le mode de l'adoption. Or, il pourrait se faire que l'adoption soit l'essence de la paternité, que l'essence de la paternité ne soit pas génétique. D'ailleurs, à quoi pourrait bien correspondre une idée génétique de la naissance du Fils à partir du Père ? Et c'est pourquoi les premiers Pères de l'Église disent que le Père a engendré le Fils par volonté[9], alors que, dans la théologie classique, c'est "par nature" et non pas par volonté, parce que le mot volonté chez nous évoque l'occasionnel, l'accidentel, le choix, la liberté, et non pas la nécessité de nature. Voyez ça, comment on passe d'une articulation du discours originel chrétien à une autre, et là, la notion de création dans ce domaine-là, si on en poursuit bien la lecture au cours du IIe siècle, est majeure.

L'Évangile se trouve défiguré lorsqu'il est articulé à partir de l'idée de création. Bien sûr, le mot de création y a un sens, il y est peu souvent, mais il s'y trouve aussi. Et en revanche, ni le Nouveau Testament, ni le judaïsme post-chrétien, ne lit la Genèse selon l'idée de création-fabrication. Nous avons remarqué que dans le Fiat lux, il ne s'agit en aucune façon de la naissance de ce qu'un physicien appelle la lumière[10]. C'est pourquoi on s'est englué dans des problèmes cosmologiques dans les moments où la science s'avançait, qui étaient hors de question, ce n'était pas la lecture originelle de la Genèse qui était en question.

 

Je reviens à mon texte.

Ce que nous avons retenu ici, c'est "le poids éternel de gloire", occasion pour dire qu'il faut faire bien attention, comment des termes antithétiques peuvent être pris dans un sens, et dans un sens inverse.

Je m'explique. Le rapport du lourd et du léger :

  1. On peut entendre que le lourd c'est l'épais et le grossier par opposition au léger, au spirituel ou à l'aérien. Ce langage se trouve dans nos Écritures.
  2. Ou au contraire on peut entendre que le lourd c'est le solide et le ferme par opposition au souffle mortel, au souffle léger, à la fumée.

Voyez, une lecture symbolique, toujours, considère non seulement la relation de deux termes, ne pense jamais un terme seul, et en plus, s'interroge sur le sens du rapport qu'il y a entre l'un et l'autre, qui n'est jamais nécessairement constant. Donc, nous avons ici un exemple patent : dans notre texte ce qui a du poids est pris en bonne part. Le poids se dit baros en grec, et nous allons voir le mot barouménoï (appesantis, accablés) au verset 4, et qui est pris dans le sens contraire : "accablés" au sens de alourdis par.

 

● Parenthèse sur le mot gloire.

► Je comprends qu'on parle de la gloire de Dieu comme de la présence ou du poids, mais quand on dit "Gloire à Dieu", par exemple ?

J-M M : Dans l'Ancien Testament, le mot de gloire est un mot qui, d'abord, a un sens en hébreu où il dit la présence, etc. Et donc rendre gloire, c'est reconnaître la gloire, donc reconnaître la présence, et même la "présence radieuse". En effet le mot grec de doxa qui traduit la kavod, a la connotation de luminosité, ce que n'a pas le terme hébraïque. Du reste, la gloire de Dieu, justement celle de l'Exode, lorsqu'elle a la forme d'une colonne, c'est une colonne de lumière la nuit, et une colonne de nuée le jour.

Par ailleurs il faut savoir que le terme de "gloire" se cristallise dans le Nouveau Testament pour désigner la dimension ressuscitée de Jésus : « Il n'y avait pas encore de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié (c'est-à-dire ressuscité) » (Jn 7), car la véritable présence de Jésus, c'est la présence de résurrection. Tout l'évangile de Jean va à montrer que le bienheureux départ de Jésus, sa bienheureuse absence, est la condition pour qu'il soit présent sur un mode plus intime et plus fort, qui est la présence de résurrection. Tous les chapitres 14, 15, 16 et 17 essayent de répondre à cette question : en quoi consiste la présence du Ressuscité dans l'humanité, dans l'Ekklêsia ? C'est vraiment une belle question. C'est là que nous avions la réponse tétramorphe, quatre dénominations de la présence du Christ ressuscité dans l'humanité. Nous avions étudié cela une certaine année[11].

 

3) Verset 18. Les visibles et les non-visibles.

Paul continue par le verset 18.

« 18Nous, ne visant pas les visibles mais les non-visibles, car les visibles sont occasionnels (précaires, éphémères, ils passent vite) et les non-visibles sont éternels. » L'opposition du visible et de l'invisible a un rapport aussi avec les oppositions fondamentales. Cependant, il faudrait s'habituer à penser non pas ceci comme deux espèces d'étants : il y a des étants invisibles et des étants visibles. Ça ne recouvre pas non plus la distinction de l'intelligible et du sensible au sens platonicien du terme, ça ne recouvre pas l'abstrait et le concret du visible, pas du tout.

En fait, ultimement, visibles et invisibles appartiennent à la même réalité, car si l'essence du dévoilement (de l'apocalupsis) de Dieu, de sa manifestation, c'est de se donner à voir, le visible n'est pas du tout le contraire de l'invisible puisque là, le visible est la présentification de ce qui demeure à d'autres égards invisible. C'est ainsi que, par exemple, le Fils est le visible du Père, "le visible de l'invisible", comme dit Paul "eikôn tou aoratou (l'image de l'invisible)" (Col. 1, 15). L'invisible garde le visible et le visible atteste l'invisible.

 

4) Verset 1 du ch. 5. "Demeure" de tente et "maison non faite de main".

C'est là que commence ce qui nous intéresse plus particulièrement dans le texte.

« 1Car nous savons – c'est le début du chapitre 5 – que si cette tente qui est notre habitation (oïkia) terrestre est détruite, nous avons un édifice (oïkodomê) de par Dieu, une habitation (oïkia) non faite de main (acheiropoiêton) – cheir, le chirurgien, la main, et a privatif – éternelle dans les cieux. »

Nous avons donc ici à nouveau l'opposition ciel/terre. Bien sûr, dans le rapport duel, il y a parfois quelque chose de l'opposition qui exclut, et quelquefois de la différence qui se conforte mutuellement : on dit des contraires, et puis des complémentaires – ce qui n'est pas forcément très bon – et puis beaucoup d'autres – ça, c'est deux grandes lignes possibles, car, dès qu'il y a deux, il y a une infinité de mode d'être deux, selon telle dominante ou telle dominante, c'est ce que nous évoquons maintenant.

Notre demeure, c'est notre tente. Le mot "tente" se trouve ici. Il y a la tente qui correspond à notre corps de chair, c'est-à-dire la totalité de notre être en tant que nous sommes faibles.

Il y a donc une demeure qui est épigéios (terrestre) et l'autre qui est en toïs ouranoïs (dans les cieux). Nous retrouvons la distinction du ciel et de la terre, mais cette fois, non pas sous le rapport où ciel et terre sont des conjoints – oui, le ciel est masculin, la terre est féminine, c'est une sizigie, c'est un mariage, le mariage du ciel et de la terre, conjugalité, zugon le joug en grec, jugum en latin – ici nous restons dans le champ non pas de ce qui constitue l'unité accomplie de deux, mais dans l'opposition de deux. Parce que, ce qui joue ici, c'est l'opposition de ce monde-ci et du monde qui vient, qui est sans doute la plus fondamentale au niveau de l'écriture du Nouveau Testament, au niveau de ce qu'il annonce. Cela ne veut pas dire pour autant que ce soit nécessairement la première dans le champ possible de la réflexion, mais c'est celle qui est dominante.

Ceci est appelé oïkia deux fois, maison, mais nous avons traduit par "habitation" car nous ne considérons pas que la tente soit une maison, à bon droit sans doute, dans la détermination de notre langage. Mais ce même terme peut désigner la maison. Quand, au chapitre 12, Marie de Béthanie répand le parfum : « Et l'oïkia fut emplie de l'odeur du parfum. » Empli, c'est un des noms du pneuma, et la maison c'est l'entre ciel et terre, nous allons rencontrer cela ailleurs quand nous étudierons les mots qui ont rapport avec la racine de oïkos (maison) : économie, écologie – pas échographie (c'est le son, pas la maison). Elle est caractérisée ici comme "non faite de main" c'est-à-dire que notre habitacle essentiel n'est pas fabriqué.

Nous avons en plus le mot édifice (oïkodomê), et nous allons avoir le mot oïkêtêrion au verset 2, que nous traduirons par "habitacle", c'est une autre façon de dire un édifice. Donc vous avez un vocabulaire de l'habitation avec trois formes de la même racine oïkos : oïkia, oïkodomê, oïkêtêrion, et nous avons également le mot skênê : "nous avons une maison de tente" donc, un séjour de tente.

Or venir dans la tente, c'est venir dans un corps, c'est prendre corps, et nous allons nous acheminer ici – je le dis de façon anticipée, mais ça va se manifester tout de suite – vers le fait qu'il y a une identité entre le corps et l'habit (le vêtement). Combien de fois j'ai dit que c'était une racine merveilleuse que le verbe latin habere qui signifie "avoir", qui donne habitudo, c'est-à-dire le mode constitutif de se tenir, qui donne "habit" (le se vêtir), et qui donne "habitation" (la demeure). Les données probablement les plus essentielles, les plus constitutives, de l'être homme sont redevables de ce verbe "avoir", ceci est en latin. En grec il n'en va pas totalement ainsi, mais la symbolique y est, le rapprochement y est.

 

5) Verset 2. Désirer revêtir notre habitacle du ciel.

« 2En effet, en ceci nous gémissons, désirant revêtir notre habitacle (oïkêtêrion) qui est du ciel. » Nous avons "revêtir notre habitacle" avec la thématique du vêtement, par opposition à la nudité, il va en être question juste après. Et ceci nous fait penser à un texte fondamental, la première aux Corinthiens chapitre 15, sur le corps de résurrection qui est aussi dans le langage de l'habit[12].

 

● Parenthèse. Évocation d'autres textes (Év. selon Philippe, Chant de la perle…)

J'avais même cité ce petit texte de l'Évangile selon Philippe[13] qui est une des œuvres trouvées à Nag Hammadi, et qui dit : Nous pensons que le corps est plus important que l'habit, mais dans l'Écriture, le vêtement est plus important que le corps[14]. C'est en effet ce qui va rendre audible l'expression répétée très souvent par Paul : revêtir le Christ[15]. C'est une expression très étrange. Il est vrai que l'Évangile dit par ailleurs : « le corps est plus important que l'habit », c'est dans Marc : le corps est plus important que le vêtement. Et, en réalité, le corps et l'habit sont deux noms de la même chose. Autrement dit, l'habit est la révélation du corps. C'est très important, si vous voulez réfléchir sur le voile, parce que le voile n'est pas ce qui cache, le voile est ce qui révèle, qui révèle la féminité comme féminité. Le voile est l'acception culturelle, la reprise en texte et en texture, de ce qui est la nudité sauvage. Le voile atteste la féminité. Il y a d'ailleurs un autre traitement du voile, justement dans la deuxième aux Corinthiens mais cette fois il s'agit du voile de Moïse, du voile sur les yeux de Moïse lorsqu'il a vu Dieu face à face et qu'il redescend dans la plaine parce qu'on ne peut supporter l'éclat de son regard, ce qui est une autre chose.

Donc, à chaque fois, méditer un symbole nécessite beaucoup d'attention, n'est-ce pas. Apparemment, la même donnée symbolique peut dire ceci et le contraire suivant la tradition et la tradition, suivant l'époque et l'époque, et parfois selon une page et une autre page du même auteur, et quelquefois selon une ligne et une autre ligne du même texte. Et pourtant, si on n'entend pas cela, on ne l'entend pas, ou on entend le contraire de ce qui est dit.

Il est dit ici : « …. désirant (épipothountes) revêtir – ça fait penser à un autre texte qui n'est pas de Nag Hammadi, mais qui appartient aussi aux apocryphes, les Actes de Thomas. Il est un peu plus tardif, IIIe ou IVe siècle. Dedans il y a ce qu'on appelle le Chant de la Perle. C'est un récit mythique dans lequel le père de famille prépare un bel habit pour son fils, puis il l'envoie qui va en voyage, etc. Et à la fin, le fils attend ou pense, désirant (épipothountes)son être d'habit, l'être que représente cet habit ; et on voit l'habit descendre et venir et investir, et rencontrer lui-même. C'est un texte très célèbre, le Chant de la Perle[16].

 

6) Versets 3-5.

Carl Milles, main de Dieu, 2007« 3Si du moins nous sommes trouvés revêtus et non pas nus – ici c'est aussi une expression très curieuse. Je pense que la nudité désigne la mort.

Beaucoup des premiers chrétiens, selon l'attestation de l'Évangile selon Philippe, craignaient d'être trouvés nus au moment de la mort, on ne veut pas mourir nu :  « Il y en a certains qui ont peur de ressusciter nus ; c’est pourquoi ils veulent ressusciter dans la chair. Mais ils ne savent pas que ce sont ceux qui 30sont revêtus de la chair qui sont nus. Quant à ceux qui se dépouillent jusqu'à la nudité, ils ne sont pas nus. » (Sentence 23)

Il faut donc mettre ça en rapport avec ce que nous avons dit du corps de chair. Tout ça ouvre à des choses complexes.

4En effet, nous qui sommes dans cette tente (la tente purement charnelle), nous gémissons, accablés (appesantis) du fait que nous voulons non pas nous dévêtir, mais revêtir par-dessus en sorte que le mortel soit absorbé par la vie » – le mortel, c'est bien la skênê de maintenant, sa caractéristique est d'être mortelle, et, que le mortel soit absorbé (katapothê), c'est toujours la racine boire comme le désir de tout à l'heure épipothountes, c'est la même racine. Ça, c'est un thème qui demande à être médité également, qui se trouve surtout à propos de la lumière qui absorbe la ténèbre. C'est le verbe "boire".

► C'est comme l'argile ?

J-M M : L'argile absorbe mais ici ce n'est pas une histoire de contenant et de contenu. Ici l'absorption est en même temps une exclusion pour une part.

En effet quand la lumière vient, la ténèbre s'en va, et, néanmoins, en tant que la ténèbre est absorbée, ce qu'il y avait peut-être de sauvable en elle se trouve comme confirmé par le fait que ce soit une absorption. Ce n'est donc pas la même chose tout à fait que l'ex-clusion ou le jugement qui sépare.

Le mot "absorption" se trouve beaucoup dans l'Évangile de Vérité qui est aussi un Évangile gnostique – un texte magnifique qui n'est pas un Évangile mais une homélie qui est peut-être de Valentin lui-même. L'expression « la lumière absorbe la ténèbre » est méditée[17].

« 5Celui qui nous met en œuvre pour cela, c'est Dieu qui nous donne les arrhes (les prémices) du pneuma » – c'est-à-dire que déjà nous avons en nous les gages et les arrhes du pneuma qui n'a pas encore absorbé le charnel. Donc, c'est cette position de la foi qui est d'être déjà d'une certaine manière dans cette demeure à venir, et d'être encore dans la demeure terrestre.

Cela rejoint le thème johannique du rapport entre lumière et ténèbre : « C'est ceci l'annonce, à savoir que le jour déjà luit et la ténèbre est en train de passer » ce qui indique une sorte de double appartenance de notre être, dans une certaine simultanéité, et qui est le chiffre même de la vie christique en nous.

 

Voilà, c'est une lecture de saint Paul. Il arrive parfois que ce soit plus facile que ça, mais simplement, nous voulions prendre contact avec un mode qui est, chez nous, pas le plus usuel. Il semble à certains égards désuet de dire quelque chose sur l'espace. Nous allons évidemment retrouver d'autres aspects, d'autres données qui vont conforter pour une part les choses que nous avons aperçues, et en ajouter sans doute d'autres dans les prochaines séances.



[1] שָׂכַךְ Exod. 33:22. Ce verbe signifie aussi "tresser, tisser, entrelacer" (comme pour fabriquer une clôture, ou une toile de tente): Tu m'as tressé dans le sein de ma mère (Ps 139,13) ; YHWH m'a tressé (Pr 8,22)

[5] J-M Martin n'a que le texte grec devant lui.

[9] Par exemple, saint Justin : « Comme principe avant toute créature, Dieu a de lui-même engendré une puissance verbale que l'Esprit Saint – entendez ici l'Ancien Testament – appelle aussi Gloire du Seigneur, et aussi tantôt Fils, tantôt Sagesse, tantôt Ange, tantôt Dieu, tantôt Seigneur ou Verbe, et cette Puissance se nomme elle-même Archi-stratège lorsqu'elle parut sous forme d'homme à Josué fils de Noun. Si elle peut recevoir tous les noms c'est parce qu'elle exécute la volonté du Père et qu'elle est née du Père par volonté. » (Dialogue avec Tryphon 61, 1)

[13] À propos de l'évangile selon Philippe, un message est déjà paru sur le blog, un autre est en préparation, voir dans le tag gnose textes.

[14] Il s'agit de la sentence 24 de l'Evangile de Philippe qui dit littéralement « En ce monde ceux qui revêtent les vêtements sont supérieurs aux vêtements. Dans le Royaume des cieux, les vêtements sont supérieurs à ceux qui les ont revêtus. » (traduction Jacques Ménard). Voir aussi Symbolique du vêtement : le lavement des pieds (Jn 13) ; le Chant de la perle (poème gnostique)  .

[15] « Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme… » (Galates 3, 27-28).

[17] « Comme l'obscurité se dissout lorsqu'apparaît la lumière » (Évangile de Vérité, fin Folio XII – début folio XIII, p. 24-25)

 

Commentaires