La double naissance de Jésus dans la première pensée chrétienne
Le mot d'Incarnation au sens banal tend à se concentrer sur le moment de la naissance à Bethléem, désignant alors un fait qui se situe avant la Résurrection. Ce fait donne lieu à un concept minimum isolable, c'est-à-dire pensable abstraction faite de la Résurrection. Or dans le Nouveau testament, la Résurrection n'est pas un fait ponctuel, et de plus c'est le concept de Résurrection qui donne sens au concept d'Incarnation, ce qui remet donc en cause la façon dont on parle couramment de la nativité…
Voici un message composé d'extraits de plusieurs interventions de Jean-Marie Martin à qui est dédié le présent blog (Qui est Jean-Marie Martin ?). Deux autres messages lisent le récit de Luc : Luc 2, 1-14. La naissance de Jésus et ses entours ; Luc 2, 6-14 La naissance de Jésus célébrée par les habitants du ciel et de la terre et aussi Méditation sur la temporalité, réflexions au moment de Noël, par Jean-Marie Martin.
Deux annexes ont été ajoutées : 1/ la première est de Michel Gourgues, o.p., elleconcerne l'affirmation de Dieu concernant l'intronisation du roi : ‘Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré‘(Ps 2,7) ; 2/ la deuxième donne des extraits d'éditos de Louis-Marie Chauvet, théologien renommé : lui aussi rappelle qu'à l'époque du Nouveau Testament, la nativité ne désigne pas le jour de la naissance, mais par exemple le jour de l'intronisation d'un empereur.
La double naissance de Jésus dans la première pensée chrétienne
Dans la pensée courante d'aujourd'hui on considère qu'il y a deux naissances de Jésus : d'une part la génération éternelle du Verbe avant tous les siècles, et d'autre part la naissance historique (« né de la vierge Marie »). L'Incarnation désigne alors la venue en chair du Fils de Dieu[1] : étant Dieu, il devient un homme parmi les hommes. Pourquoi ce développement de la christologie ? Parce qu'elle se développe sur le mode sur lequel l'homme se pense lui-même, c'est-à-dire une addition de corps et d'âme[2]. Ici nous avons une addition de divinité et d'humanité.
Ce qui règne dans cette façon de penser, c'est alors la distinction de la nature divine et de la nature humaine. Or la christologie de l'Écriture n'est pas une christologie de l'addition des deux natures, mais une christologie du dévoilement du caché dans la manifestation[3].
En fait le verbe naître en tant qu'il désigne le surgir christique ne s'emploie dans la toute première pensée chrétienne que de deux naissances :
– Le "Fiat lux" est la première naissance de Jésus ; le "Fiat lux" ne donne pas ce que nous appelons la création, c'est le fait que le Verbe de Dieu soit proféré au-dehors, comme le dit par exemple Tertullien : « “Dieu dit : 'Fiat lux', et la lumière fut”, c'est-à-dire le Verbe » (Adversus Praxeas XII). Ensuite intervient la création qui ne se réduit pas du tout à ce que nous appelons la création entendue comme fabrication naturellement conjecturable du monde par un Dieu.
– Et il y a la seconde naissance de Jésus qui a lieu à la résurrection[4]. Que le Christ soit engendré à la Résurrection, on le trouve par exemple dans le discours de Paul : « Nous vous annonçons une bonne nouvelle : Dieu a pleinement accompli sa promesse faite aux pères, pour nous les enfants quand il a ressuscité Jésus comme il est écrit dans le Psaume 2 : “Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'engendre” » (Ac 13, 32-33). Bien entendu cet "aujourd'hui" n'est pas un instant du passé, mais c'est l'aujourd'hui de Dieu.
Autrement dit, la théophanie de la Résurrection est la théophanie accomplie de la théophanie annoncée dans le Fiat lux, le rapport des deux étant lerapport caché/dévoilé.
Ainsi Jésus est Fils premièrement au titre du "Fiat lux", et deuxièmement au titre de l'accomplissement de cette "naissance de la lumière" qui est la Résurrection. Ça n'a rien à voir avec une naissance éternelle en Dieu ni avec la naissance à partir de la vierge Marie. Les articulations fondamentales ne sont pas les mêmes.
De toute façon, même quand la naissance de Jésus à partir de la Vierge Marie est dans les Écritures et dans les écrits du IIe siècle, elle est toujours récitée dans le langage de la résurrection. Je vais vous en donner un exemple.
Le commencement de l'Évangile est traditionnellement le Baptême du Christ, c'est le cas chez Marc et chez Jean. Mais chez Mathieu et chez Luc, on a fait précéder le Baptême par ce qu'on appelle les évangiles de l'enfance[5]. Noël est d'ailleurs une fête tardive dans l'histoire des fêtes chrétiennes.
En Luc 2, 6 nous sommes ici dans la naissance de Jésus.
- « 6Et il fut, tandis qu'ils étaient là, que s'emplirent les jours où elle devait enfanter. 7Elle enfanta son fils premier né et elle le langea et le posa dans une mangeoire puisque ce n'était pas une place pour eux dans la salle commune (à l'auberge).
- 8Et des bergers étaient dans cette région, veillant et gardant les gardes de la nuit sur leurs troupeaux 9Et un ange du seigneur se tint auprès d'eux, et la gloire du Seigneur les illumina et ils craignirent d'une grande crainte. 10Et l'ange leur dit : "Ne craignez pas, voici que je vous évangélise (que je vous annonce) une grande joie qui est pour tout le peuple, 11c'est que vous est né en ce jour un sauveur qui est Christos Kyrios dans la ville de David. 12Et voici le signe : vous trouverez un bébé langé et posé dans une mangeoire". 13Et alors, aussitôt, l'armée des anges du ciel se met à chanter Dieu et à dire : 14"Gloire dans les hauteurs à Dieu, et sur terre paix, aux hommes eudokia. »
Ici, ce qui est intéressant, c'est que pour marquer la véritable dimension de cet événement apparemment infime, on évoque et on convoque le ciel et la terre :
- les habitants du ciel, les angéloï,
- et les gardiens de la terre, les bergers ;
donc ciel et terre, l'angélique et l'humain.
● Les gardiens de la terre, les bergers
Où naît Jésus ? Il naît aux bergers. Cela n'est pas du tout hasardeux, car il naît naturellement à la garde. Le berger, c'est l'homme de la garde, c'est-à-dire du soin, c'est-à-dire de la veille, c'est-à-dire à la fois de l'attention et de l'attente. Et vous allez me dire : « mais ces gens gardent des moutons et non pas la parole de Dieu, ces gens attendent le jour et non pas la lumière qui illumine tout homme venant dans le monde ». Or il pourrait se faire que ce soit la même chose. Jésus vient à nous et c'est pourquoi se constitue l'espace de la présence, l'espace de la présence qui est lumière : la présence radieuse de Dieu les enveloppe de lumière (perielampsen autous), la parole qui est l'ange. Est-ce que les anges existent ? Ceux-là oui ! L'espace de la présence existe. Et ce qui se passe là, dans ce tout petit épisode, c'est la totalité, du haut en bas, c'est-à-dire : « gloire dans les hauteurs, paix sur la terre… ». Il ne suffit pas de dire que nous avons ici un genre apocalyptique, ce qui est en effet assez attesté par le fait que la lumière, l'ange, la parole, le terme du ciel et de la terre, la référence au baptême par le thème de l'eudokia (au Baptême la voix du ciel dit : « Tu es mon Fils bien-aimé, en toi eudokia » Lc 3, 22). Il n'est pas assez de dire que nous avons là une constante littéraire, ce qui est vrai, mais nous avons une constante littéraire parce que nous avons une même expérience.
Nulle part le texte ne parle d'un constat de naissance. À chaque fois, il s'agit d'une expérience. Non pas qu'on n'aurait pas pu constater la naissance d'un enfant là, sans doute ! Si je dis cela, ce n'est pas parce que je soupçonne un tant soit peu que cela n'a pas eu lieu au sens moderne du terme, mais parce que cela ne dit rien, et parce que nous n'avons pas, sur la base de ces données minimales, à construire pour notre propre compte le sens supplémentaire. Ce qui nous est donné, ce n'est pas le fait brut quitte à ce que nous lui donnions sens. Ce qui vient, c'est le sens, car cela a lieu dans la parole.
● Les habitants du ciel, les angéloï
La parole qui est dite par les anges, je la traduit ainsi : « Gloire à Dieu dans le plus haut, et paix sur la terre, aux hommes eudokia », alors que la traduction courante est : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. ». En effet le mot eudokia signifie "le bon vouloir" entendu du reste au sens de "l'agrément", au sens fort du mot agrément « Jésus est le fils de mon agrément ». La traduction courante attribue cette eudokia aux hommes, mais on peut l'attribuer à Dieu, et entendre alors une division ternaire plutôt que binaire :
- gloire à Dieu au plus haut des cieux
- paix sur la terre
- aux hommes eudokia.
Le ciel, la terre et l'homme : l'homme est peut-être l'eudokia, c'est-à-dire l'agrément mutuel du ciel et de la terre. L'homme nouveau, l'homme qui apparaît en Jésus-Christ serait lui-même l'agrément du ciel et de la terre, ce qui serait assez intéressant parce que ça ne met plus l'homme simplement sur la terre mais dans un rapport, et un rapport positif, entre ciel et terre.
Par ailleurs le terme d'eudokia est le terme qui est indiqué dans le Baptême de Jésus : « Tu es mon Fils que j'aime (le Fils de mon eudokia) ». Vous avez donc ici une référence au Baptême du Christ qui est le commencement de l'Évangile. Et pourquoi ce Baptême est-il le commencement de l'Évangile ? Parce que c'est la première manifestation de la gloire, autrement dit de la Résurrection.
ANNEXE 1
‘Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ‘ (Ps 2, 7)[6]
Michel Gourgues, o.p.
Le premier des psaumes à figurer dans l’office liturgique de Noël est le Psaume 2. Il est encore cité dans le passage de l’épître aux Hébreux que nous fait lire la messe du jour de Noël : Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré Or, ce psaume paraît faire référence au rite de l’onction par lequel David ou l’un de ses successeurs était devenu roi d’Israël. (…)
Dans la troisième partie du psaume (versets 7-9), c’est le roi lui-même qui, à son tour, évoque le jour où il a reçu l’onction royale et les promesses qui lui ont alors été faites de la part de Dieu. C’est ici que se trouve l’énoncé solennel : Il m’a dit : ‘Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ‘ (v. 7). En tant que lieutenant terrestre de Yahvé, le roi était en quelque sorte adopté par ce dernier au jour de son intronisation. Le titre de fils de Dieu servait à exprimer cette relation unique et privilégiée par rapport à Dieu. En même temps il marquait une distance, en évitant de diviniser le roi comme cela se faisait en Égypte et dans d’autres cultures avoisinantes. En Israël, le roi n’est pas Dieu, tout en bénéficiant d’une relation unique à lui : il est le fils de Dieu. (…)
La déclaration solennelle : Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré (v. 7) pouvait, quant à elle, être lue en relation avec le baptême de Jésus, compris comme le moment où, tel un nouveau roi s’apprêtant à entreprendre sa mission, il avait reçu l’onction d’Esprit Saint et de puissance, comme le souligne Luc dans ses deux livres (Lc 4,18 ; Ac 10,38). L’intronisation solennelle du roi évoquée dans le psaume pouvait aussi être comprise en relation avec la résurrection de Jésus, exalté par Dieu et partageant désormais avec lui une seigneurie universelle (Ac 13,33 ; He 1,5; 5,5). Fidèle à son oint comme il avait promis jadis de l’être au roi dont parlait le psaume, Dieu, en le ressuscitant, avait révélé sa qualité de Fils – désormais entendue au sens fort – et fait tourner l’adversité en exaltation : Dieu l’a fait Seigneur et Messie et Seigneur, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié (Ac 2,36).
AJOUT. D'après le site Interbible, le psaume 2 est un psaume royal, c'est-à-dire un hommage proclamé par un poète de la cour à l’occasion de l’intronisation d’un nouveau roi. Il existe une dizaine de psaumes royaux parmi lesquels les psaumes 2, 18, 45, 71, 89 et 109.
ANNEXE 2
Extrait de deux éditos de Louis-Marie Chauvet pour l'entrée en Avent[7]
Le mot nativité ne désigne pas le jour de la venue au monde
À Noël, celui que nous attendons n’est pas simplement le « petit Jésus » du passé ; c’est, comme le dit le titre officiel de la fête de Noël, « le Seigneur Jésus ». Or, le terme de « Seigneur » est le titre que la première communauté chrétienne a donné à Jésus ressuscité. Dès lors, ce que nous attendons à Noël, c’est la venue aujourd’hui de ce « Seigneur » dans notre vie et dans celle du monde.
ce que nous fêtons à Noël, ce n’est pas un simple anniversaire de la naissance du « petit Jésus », c’est la venue (l’avènement) du SEIGNEUR Jésus, comme le dit le titre même de la liturgie de Noël. Voyez votre missel : vous y trouverez le titre « Nativité du Seigneur » (« Seigneur » est le titre que l’on donne à Jésus après sa résurrection). La traduction complète du titre latin est : « Jour de naissance de Notre Seigneur Jésus Christ ». A quoi il faut ajouter ce point qui, forcément, nous surprend : « le jour de naissance » en question est à relier à celui de l’empereur ou de quelque haut dirigeant. Il désigne alors non pas le jour de leur venue au monde, mais celui de leur accession officielle à leur charge. Ce jour-là, un peu comme le font nos actuels présidents de la République au Panthéon ou à la grande pyramide du Louvre, ils paradaient dans la ville en liesse…
[1] Un autre message du blog reprend cela : Résurrection et Incarnation.
[2] Pour la Bible, l'homme n'est pas une addition de corps et d'âme. Par exemple le mot "chair" ne désigne pas une composante de l'homme, mais l'homme tout entier vu sous un certain aspect. Cf. Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel).
[4] « Autrement dit, la théophanie de la Résurrection est la théophanie accomplie de la théophanie annoncée dans le "Fiat lux". » (J-M Martin, Session Symbolique des éléments).
[5] Le message précédent sur le blog justement traite de la virginité de Marie : « A été conçu du Saint Esprit, est né de la vierge Marie » : comment entendre ce qui concerne Marie ?.
[7] Louis-Marie Chauvet est actuellement vicaire sur le groupement paroissial d'Eaubonne (Val d'Oise) et écrit quelques éditos de la Newsletter du groupement paroissial. Il a été professeur de théologie à l'Institut Catholique de Paris, il est par ailleurs très connu pour ses livres, étant un spécialiste des sacrements.