Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 125 443
Archives
29 décembre 2023

Quelques clés concernant l'écriture d'un poème à partir d'une strophe d'Apollinaire et d'un quatrain de J-M Martin

L'écriture d'un poème est différente d'une dissertation ou d'une narration, et ils ont une rigueur qui n'est pas la même. Or les textes bibliques sont plus proches de l'écriture poétique que des autres. Il est donc intéressant de se pencher sur l'écriture d'un poème pour apprendre à lire la Bible.

Jean-Marie Martin a écrit nombre de poèmes dont certains figurent sur le blog (tag Poèmes de JMM), et lorsqu'il animait les sessions sur la lecture de saint Jean, aimait parler des poèmes.

Le texte mis ici provient d'une session à l'espace Sainte-Bernadette de Nevers en 2001, le texte étant celui des vendeurs chassés du Temple en Jn 2, 13-22. Le quatrain de J-M Martin qu'il commente ici est la 9e strophe du poème intitulé Malinconia cité en entier dans un autre message  (Aperçu sur la médecine des humeurs et sur la gnose valentinienne avec en toile de fond "Malinconia", un poème de J-M Martin). Je ne possède pas le texte du poème d'où est tiré le 2e quatrain qu'il ne commente pas, et il contient peut-être des erreurs car ceci vient de la transcription d'un fichier audio.

 

Quelques clés concernant l'écriture d'un poème

 

Le poème est cette forme d'écriture dans laquelle la syntaxe articulaire de notre discours quotidien est invitée à se plier à une autre invitation qui est l'invitation de la signification des mots par la simple proximité. Dans un poème, les mots ne jouent pas seulement selon les articulations syntaxiques (sujet, verbe) mais ils ont sens de par le simple fait qu'ils sont posés les uns à côté des autres. Il y a même la recherche d'une proximité qui est tout à fait illogique et qui s'indique dans la rime. La rime est une plus haute raison. La rime, c'est-à-dire le semblable, est un des modes du proche. D'ailleurs c'est une chose qui se trouve chez saint Jean, la proximité du semblable, je l'indique simplement.

Pour nous, occidentaux, pour qu'un mot soit à côté d'un autre, il faut une raison et une seule. Il faut et il suffit, c'est l'idéal de l'écriture mathématique. Or il y a poème quand un mot a plus d'une raison d'être à côté d'un autre.

 

Apollinaire, AlcoolsIl y a des articulations pré-syntaxiques qui sont les articulations de l'ordre parental. Voici une strophe de la Chanson du mal-aimé de Guillaume Apollinaire[1] :

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Ce qui m'intéresse, ce sont les deux premiers vers. Il y a rapprochement entre le ciel et la terre, et c'est ce qui existe entre la Voie lactée et la terre de Canaan puisque la terre de Chanaan est la terre où coulent le lait et le miel[2].

Le rapport entre "Voie lactée ô sœur lumineuse" et "les blancs ruisseaux de Chanaan" est un rapport de frère à sœur ici. Donc le rapport du ciel et la terre est frère et sœur.

Les poèmes gardent souvent des rapports de ce genre : frère et sœur, père et mère, homme et femme, époux et épouse, amant et amante. Ce sont l'indication de proximités qui dépassent de beaucoup la distinction de l'actif et du passif, ou celle du sujet et de l'objet. Ce sont des proximités qui sont suggestives.

 

Je vous lis un petit quatrain que je commente après :

      Jardin planté d'hendiadys
      Et de mélisse et d'oxymore
      De tous les noms que l'on ignore
      Et du chardon avec le lys

Ici vous avez un vocabulaire de deux choses que l'on appelle des figures de style, à savoir l'hendiadys et l'oxymore, et il y a des noms de fleurs. Cela justifie ce qu'on appelle la métaphore. Un texte c'est un jardin de mots, un jardin planté d'hendiadys et d'oxymores.

Et ce qui est important dans un jardin, c'est le mariage des tonalités diverses, des fleurs qui sont les unes à côté des autres.

      Il est vain le vœu de la laine
      Qui retient la place des fleurs
      Par les noces de leurs couleurs
      Chacune avec l'autre s'enchaine

Vous savez, les noms des fleurs sont bizarres. D'ailleurs elles ont deux noms, un nom très usuel et puis un nom donné par les botanistes. Et quelquefois, quand quelque chose d'insolite arrive dans un jardin, on lui donne un nom insolite à l'oreille. « Tous ces noms que l'on ignore », c'est le propre du vocabulaire botanique, puisqu'il est plein de ces noms que l'on ignore.

Le jardin est planté d'hendiadys et de mélisse, le premier est une figure de style et le deuxième est une fleur.

Il est planté de mélisse et d'oxymore. Oxymore est de nouveau une figure de style mais on peut rapprocher mélisse et oxymore. Oxymore désigne la jonction insolite de deux mots qui sont censés s'exclure comme "ténébreuse clarté", "sobre ivresse". Son nom est formé de oxy comme dans oxygène ou oxyde, ça indique ce qui est pointu, pointant. En revanche la mélisse est un nom du miel. Donc le rapport de la mélisse et de l'oxymore est double car l'un est une figure de style et l'autre est une plante, mais l'un dit la douceur et l'autre le tranchant.

Pour excuser cela le poète dit : « de tous les noms que l'on ignore ».

Le « et du chardon avec le lys » parle de deux mots qui ne sont pas quotidiens, et qui présentent à nouveau une opposition.

Le mot de "chardon" vient ici parce que le poème s'appelle Malinconia et que la Mélancolie est une gravure de Dürer, cette gravure étant un lieu de méditation très important comme signe de la sagesse (sagesse pas au sens usuel). Un autoportrait de Dürer (qui n'est pas la Mélancolie) le représente avec un chardon[3]. Le chardon du poème vient de là.

 

Dans le jardin du poème, il y a une accumulation de mots : l'hendiadys, la mélisse… Le poème ne travaille pas du tout à partir de la syntaxe, mais à partir de juxtapositions. D'ailleurs, quand il y a de la syntaxe dans un poème, il faut se méfier ! De toute façon ici il y a une autre articulation qui est celle de la rime, de la mêmeté.

J'ai souvent dit que c'est la mêmeté qui l'emporte sur la plus haute altérité. La mêmeté est d'autant plus serrée que l'écartement normal des choses est fort, comme l'écartement du chardon et du lys. Le chardon est l'emblème de la mélancolie (chez Dürer) et pourtant il est à proximité du lys dans ce jardin.

Je vous ai dit tout cela parce qu'il faudrait qu'à propos de l'Écriture, nous apprenions à lire les mots dans leur tenant fondamentalement poétique et non pas comme ce qui est devenu prioritaire dans notre langage, c'est-à-dire la dissertation ou la narration anecdotique. La raison pour laquelle les mots sont appelés, convoqués à être présents dans ce jardin, dans cette page, est signifiant déjà de par la simple proximité qui est à la fois mise en marche pour la recherche du sens et indication de sens.

Dürer, Melancholia     

Dürer, Autoportrait au chardon

 

 



[1] Recueil : "Alcools"

[2] D'après Exode 33, 3.

[3] La photo est sur Wikipedia qui précise : Le peintre âgé de 22 ans se représente tenant à la main un chardon, symbole de l'amour et de la fidélité conjugale à Strasbourg où Dürer séjourne en 1493. On croit que cette œuvre était un cadeau de noces pour Agnes Frey (qu'il épouse le 7 juillet 1494) ou encore une référence à la Passion du Christ, toujours en raison du chardon, mais également de la citation dans le haut du tableau : « Myj sach die gat/Als es oben schtat » (Mes affaires sont dans la main de Dieu). L'œuvre est entrée au Louvre en 1922.

 

Commentaires