Jean 12, 12-16. L'entrée de Jésus à Jérusalem et les Rameaux
C'est dans le cadre d'une étude sur le temps johannique en octobre 2008 que ce texte de saint Jean a été lu par Jean-Marie Martin. L'occasion était le verset 16 qui parle de la remémoration opérée par les disciples. J-M Martin à qui est dédié ce blog (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?) a fait une lecture commentée des cinq versets. Dans son commentaire du v. 16[1], après avoir dit qu'il y a une mémoire du présent et une mémoire du futur, il y a une parenthèse sur le thème de la mémoire chez Heidegger, un passage de Bâtir habiter penser auquel il se réfère souvent. En dernière réflexion il a abordé le thème de la pensée comme imprégnation (la pensée est comme une huile qui oint, qui pénètre) en rapprochant cela du chrisma de 1Jn 2, 27.
Jean 12, 12-16
L'entrée de Jésus à Jérusalem et les Rameaux
Le chapitre 12 de l'évangile de Jean est apparemment un peu composite. Il y a d'abord la scène du parfum répandu sur Jésus par Marie de Béthanie[2], ensuite le lendemain c'est la montée de Jésus à Jérusalem qu'on appelle les Rameaux que nous regardons en ce moment, puis il y a un petit texte sur « Nous voulons voir Jésus », question posée par les Hellènes où se trouve « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt… »[3] Et à la fin il y a des éléments de dialogue.
Ce qui va nous intéresser, c'est l'épisode des Rameaux.
« 12Le lendemain la foule nombreuse venait pour la fête ayant entendu que Jésus vient à Jérusalem. 13Ils prirent des rameaux de palmiers et sortirent à sa rencontre, et ils criaient : “Hosanna, béni soit celui qui vient dans le nom du Seigneur, le roi d'Israël”.
« Béni celui qui vient » : accueillir la parole bonne, celui qui vient, qui vient dans le Nom c'est-à-dire dans l'identité du Seigneur, le roi d'Israël. Nous avons ici une sorte d'entrée royale. Nous savons que c'est une entrée dérisoire puisqu'elle n'aura pas de suite, et néanmoins, en tant que telle, elle est assumée comme entrée royale et ouvre largement les chapitres qui seront ceux de la Passion. En effet la Passion selon saint Jean est un récit de l'intronisation royale de Jésus[4]. Tout au long du récit de la Passion ces deux choses vont de pair : le récit de la Passion est un récit de souffrance, et simultanément, dans le récit même, se lit l'intronisation royale. C'est pourquoi c'est le mot qui est retenu par Pilate lui-même : l'intitulé « Roi des Judéens », avec la question de Pilate : « Es-tu roi ? ». Il s'agit du roi messie, du roi oint. Jésus assume tout cela en sachant néanmoins que ce qui se passe échappe à ceux qui prononcent certaines paroles, que leurs paroles ont un sens autre que celui qu'ils peuvent calculer ou cogiter. On a ça en particulier à propos de la parole bien connue de Caïphe à la fin du chapitre précédent : « Il est meilleur qu'un seul homme meure et que tout le peuple ne périsse pas » qui ouvre le commentaire suivant : « 51Il dit cela non pas de lui-même, mais étant grand prêtre de cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, 52mais non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu dispersés il les rassemble pour être un.». Voilà qu'un sens nouveau émerge, qui se dit en dépit de l'intention des acteurs. C'est pour dire comment sont écrites ces pages.
Ensuite nous avons le petit texte de l'entrée de Jésus assis sur l'âne.
14Jésus, trouvant un petit âne, s'assit sur lui selon qu'il est écrit : 15“Ne crains pas, fille de Sion, voici que ton roi vient assit sur le petit de l'âne”.
L'âne est un animal messianique, par opposition au cheval qui est celui de l'envahisseur. Cette différence est citée dans un certain nombre de passages de notre Écriture.
Le récit est minime : il s’agit d’une gestuelle de la foule et de deux citations (Psaume 118, 25-26 et Zacharie 9, 9). Jean en fait une double lecture : ce qui se passe et ce qu’il lit dans l’épisode.
16Ses disciples ne connurent pas ces choses d'abord – le verbe connaître (ginôskô) est ici est pris dans un sens fort, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas l'intelligence de ce qui se présente, de ce qui se manifeste. Ils sont donc en train de raconter des choses qu’ils n’ont pas connues, dont ils n’ont pas trouvé le sens.
Le récit des évangiles n'est pas d'abord le récit de ce que les disciples ont vécu, c'est le récit de ce qu'ils ont manqué à vivre, c'est-à-dire de ce qu'ils n'ont pas vu dans ce qui était à voir, mais qu'ils relisent à la lumière de la Résurrection.
… mais quand Jésus fut glorifié ils se souvinrent que cela avait été écrit sur lui, et que [c'était] cela qu'on avait fait pour lui. »
Entendre la présence de l'absent, c'est l'attestation de la résurrection. Il est absent du point de vue de notre sensorialité native. Ce n'est pas, non plus, une présence imaginaire. La glorification, c’est la résurrection, l’effusion de l'Esprit : « Le Paraclet, l'Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » (Jn 14,26). C’est à partir de là que sont écrits les évangiles.
Les disciples se souviennent simultanément de l’Écriture et du geste qui a été fait par la foule qui l’acclame (avec des branches de palmier).
Le but n’est pas de raconter une anecdote mais de remémorer des choses vécues et surtout des choses ratées, et d’annoncer la nouveauté de l’expérience de Résurrection. La Parole n’est pas la répétition de ce que Jésus a dit, puisque sur le moment, les disciples ne comprenaient rien. La Parole est celle que l’évangéliste a écrite à la lumière de la Résurrection, quand il comprend, enfin !
Dans une session[5], j'avais lié ce texte des Rameaux avec le récit du parfum répandu qui précède (versets 1-8). En effet, il peut y avoir des raisons subtiles pour que des textes apparemment disparates soient l'un près de l'autre. En effet, le texte du parfum répandu ne parle pas immédiatement de mémoire, mais c'est un texte sur l'odeur, et il y a une subtile égalité de l'odeur à la mémoire, d'autant plus qu'il y a une parole qui paraît indiquer quelque chose comme cela : Jésus dit qu'elle a gardé le parfum pour son ensevelissement qui n'a pas encore eu lieu dans le texte, alors qu’elle le dépense. Le geste de Marie est donc une sorte de prophétie de l'ensevelissement à venir, mais Jésus le vit maintenant, c'est son heure.
C'est ce qu'on trouve dans l'évangile de Jean : « L’heure vient et c'est maintenant ». Tout vient chez Jean : c'est le Christ, c'est "mon heure". Cette heure n'est pas une heure parmi les heures, mais c'est l’Heure de l’ouverture de la retenue des temps qui se déploient. La mémoire, c’est cela : la retenue des temps qui se déploient. C’est un déploiement ! La temporalité est un des modes de déploiement. Nous, nous le vivons non pas sur le mode du déploiement mais sur le mode du déchirement : une heure chasse l’autre, tue l’autre ; et la dernière nous tue ! C’est le temps mortel ! Le temps du Christ est le temps de résurrection ; c'est un temps qui retient en lui la présence simultanée (non pas contemporaine). C’est un maintenant, mais pas un maintenant du temps.
Dans le grand sens, le mot "mémoire" n'est pas simplement la capacité de remémorer des factualités du passé car il y a une mémoire du présent et une mémoire du futur.
► Parenthèse sur Heidegger.
Cela se lit par exemple chez Heidegger. Il y a des choses magnifiques qui sont dites sur la mémoire par Heidegger, non pas dans Être et temps, mais dans la deuxième partie d'un cours de l'année 52 qui a été publié sous le titre Qu'appelle-t-on penser ? C'est une étude sur Parménide, mais il y a une grande première méditation sur la mémoire. Pour autant il ne s'agit pas de prendre ce texte de Heidegger pour s'en servir, et d'ailleurs la problématique dans laquelle se trouve Heidegger n'est pas celle dans laquelle nous sommes maintenant. Cependant il y a des choses à entendre qui peuvent être précieuses pour nous. Heidegger joue sur des ressources qui sont fournies par la langue allemande et dont nous n'avons pas l'équivalent en français. En effet, Gedächtnis (la mémoire) a la même racine lointaine que Danke (merci), c’est-à-dire l’action de grâce. Cependant le commentaire de Heidegger n'est pas fondé sur des spéculations étymologiques.
À propos de la mémoire vous avez une phrase de Heidegger dans Bâtir habiter penser[6], qui peut être éclairante. Il dit :
- « Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même [de Darmstadt] au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple, auprès du contenu d'une représentation logée dans notre conscience. Nous pouvons même, sans bouger d'ici, être beaucoup plus proches de ce pont et de ce à quoi il « ménage » un espace qu'une personne qui l'utilise journellement comme un moyen quelconque de passer la rivière. »
Il dit « plus proche » mais, en bon phénoménologue, il sait très bien qu’il n’est pas auprès de la pensée du pont de Heidelberg qui serait dans sa tête. Non ! Sa pensée ne va pas à quelque chose dans sa tête, sa pensée va véritablement vers le pont de Heidelberg. Ça, c’est le b-a-ba de la phénoménologie. La pensée ne se termine pas à un concept qui serait dans la tête de l’homme, elle vise la chose et cette visée est instauratrice d’une proximité qui est évidemment une proximité qui ne se mesure plus avec les mètres et les kilomètres. La proximité qu’il nourrit avec le pont de Heidelberg quand il était à Darmstadt ne se mesure pas au kilomètre, mais c’est une proximité ! Voilà un exemple très éclairant[7].
► Réflexion de fin de séance sur l'imprégnation et la pensée.
J'ai dit que la glorification, c’est la résurrection, l’effusion du Pneuma (de l'Esprit). Cette effusion est une imprégnation. Le verbe chrieïn (oindre) veut dire imprégner.
Chez les Anciens, et dans notre évangile, il y a plusieurs lieux où on peut subordonner que la pensée (ce qui est pensé) c'est ce dont est oint notre pneuma. Notre pneuma est oint du pneuma de Dieu c'est-à-dire que Dieu nous donne de sa pensée : la pensée est comme une huile qui oint, qui pénètre. Paul lui-même dit que Dieu nous a donné de son pneuma : il nous a donné de son savoir, du contenu de son pneuma. Dieu nous a enduits de son connaître[8].
Et le lieu sur quoi ceci aboutirait, c'est un passage extrêmement étrange qui se trouve au chapitre 2 de la première lettre de Jean[9] : « 20Vous avez un chrisma à partir du sacré et vous savez tous… » c'est-à-dire il y a une source intérieure de connaissance dont vous avez été pénétrés. Il faudrait d'ailleurs voir que connaître, c'est essentiellement pénétrer. En hébreu c'est connu puisque, c'est ce qu'on appelle "la connaissance au sens biblique" (« Adam connut sa femme, elle enfant un fils… » Gn 4, 1). Mais attention, ici l'imprégnation ou la pénétration n'est pas à entendre au sens chimique ou empirique. Au sens biblique, connaître, c'est que se rassemble ce qui se ressemble. C'est le thème de la proximité ; et la pénétration est l'extrême proximité. Vous avez cela aussi chez les présocratiques.
« 27Mais vous, le chrisma que vous avez reçu de lui, qu’il demeure en vous. Et vous n'avez pas besoin que quelqu’un vous enseigne. Mais comme le chrisma vous enseigne au sujet de tout… » c'est-à-dire que vous êtes oints de la vérité de résurrection. » Ça a à voir avec la royauté, puisque la royauté messianique est celle d'un roi oint qui doit venir.
Donc vous avez une accumulation de termes qui s'appellent les uns les autres, qui sont ressaisis dans la parole d'Évangile pour dire la vérité christique, mais non pas sans qu'ils soient rebaptisés. Les mots endossent des vêtements en quelque sorte. Nous étudierons la symbolique du vêtement : dans la Bible, le vêtement c'est la révélation de l'essence de l'être ; le vêtement ou l'onction sont plus que la chose qui est ointe ou revêtue. Le vêtement c'est mon "être à venir" (voir le Chant de la Perle[10]).
[1] Certaines choses ont déjà été mises dans Le thème de la mémoire dans l'évangile de Jean
[2] Cf. : Jn 12, 1-8 : le parfum répandu par Marie de Béthanie. Odeur et mémoire du futur et L'onction de Marie (Jn 12, 1-11) suivie de réflexions sur la mort et le deuil ;.
[4] Cf. La Passion comme intronisation royale. Résurrection et Pentecôte à la Croix (Jn 19, 28-37 et 1 Jn 5, 5-10).
[6] Cela se trouve dans Essais et Conférences, Gallimard, p. 186-187.
[7] J-M Martin a abordé ce thème à partir d'un poème qu'il a écrit : Le véritable être-au-temps est dans l'expérience du temps. Méditation à partir d'un quatrain
[8] Dans une autre rencontre J-M Martin disait : « Il s'agit de penser toutes choses et en particulier de penser les étants comme "émanés" (ekporeuetai), non pas fabriqués ; c'est le terme qu'emploie saint Jean qui est traduit par "procession", c'est-à-dire "ce qui procède de", "ce qui émane de". « Quand viendra le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père, le Pneuma de la Vérité qui procède (émane) du Père, lui témoignera de moi. » (Jn 14, 26) La notion d'émanation a beaucoup d'importance, c'est la bonne odeur et ça a à voir avec l'onction. Pour les Anciens d'ailleurs la pensée elle-même est une onction. Nous sommes enduits de pensée. « Dieu nous a donné de son pneuma » c'est-à-dire qu'il nous a enduits de son connaître. Ça a à voir aussi avec le souffle…. L'"impression", l'onction, l'insufflation.