Péché et pardon dans le langage courant, puis dans la 1ère lettre de Jean. Le pardon précède la création
Les mots péché et pardon comme les mots sacrifice et pitié ont subi une grande déperdition de sens depuis l'origine. Il faut prendre conscience de ce qui nous habite avant de nous laissser mettre en cause radicalement devant la résurrection. C'est ce que Jean-Marie Martin a fait dans le chapitre de son cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris en 1977-78 dont la transcription figure ici et où il y a aussi des réflexions personnelles très fortes (par ex. au II, 6°).
Cette année-là il s'appuyait sur les textes de saint Jean (évangile et lettre). Ici il s'est surtout référé à la 1ère lettre et également "l'Agneau égorgé (ou immolé) dès l'origine du monde" mentionné dans l'Apocalypse. Cela l'amène à parler de péché et de meurtre, de sang, à remettre en cause le rapport que nous mettons entre péché et pardon puisque pour nous le pardon arrive après le péché alors qu'ici le pardon précède la création !!!
Péché et pardon
Nous avons rencontré à plusieurs reprises chez Jean le mot hamartia (péché). Toute la question est de savoir si, quand Jean pense et dit hamartia, et quand nous pensons péché, nous pensons et disons la même chose.
INTRODUCTION
Par mode d'introduction, je voudrais d'abord rechercher la situation du péché dans le discours chrétien moyen et dans le langage courant, avant d'aborder le texte de Jean ; autrement dit, détecter à partir d'où notre mot péché prend sens. Cela nous préparera à la perception d'un autre site.
Notre mot de péché suit naturellement l'écartement que nous avons constaté souvent entre la philosophie et l'histoire. Ici j'ajouterai, en plus de la philosophie et de l'histoire, un site plus contemporain du côté de la psychologie, et alors je pense que nous aurons pris conscience de ce qui est impliqué par notre emploi usuel du terme de péché.
1/ La Philosophie. Quand le langage de la métaphysique domine, la question du péché prend place dans la région subalterne de l'éthique ou de la morale. La métaphysique traitait de ce qui est vrai, et l'éthique concerne la région du bien : fournir les normes du bien et du mal, telle est la fonction de l'éthique. D'ailleurs le rapport entre la métaphysique et l'éthique ainsi entendue, suit lui-même l'écartement du "théorique" par rapport au "pratique". C'est clair et même trop clair en ce sens que ce sont des choses qu'on ne prend même pas la peine de redire. La moralité réside notamment dans le volontaire, et une notion aussi complexe que la notion de "sacrifice" est d'abord lue chez nous comme désignant un acte intérieur ou volontaire. Les modalités que prendra le sacrifice se liront à leur tour dans la région subalterne de la signification et de la consommation, cette fois conformément aux notes sensibles et sociales de l'homme. En effet, la signification est nécessitée par le caractère sensible de l'homme, alors que la communication est fondée sur son être social.
Au fond, j'ai ici esquissé la définition, en théologie classique, du sacrifice. Ce qui la caractérise au point qui nous occupe maintenant, c'est qu'elle-même se coule dans l'écartement âme / corps, c'est-à-dire le volontaire (l'intention), et l'expression sensible qui est communicable dans le rite. Si par exemple, à la place de "âme-corps", j'avais dit "vie-sang", j'aurais obéi au même écartement, et j'aurais posé du même coup notre incapacité à lire pour le fond la symbolique du sang dans les origines. Tout cela est de la structure de la théologie classique, mais c'est simultanément des résidus de cela qui occupent le discours courant à propos des mots péché, pardon, sacrifice, etc.
2/ L'histoire. Dans le discours chrétien moyen, l'histoire elle-même se déroule dans le cadre préalable de la nature, et la question du péché et du salut se lit dans l'espace de l'histoire. Ici, nous assistons à l'écartement entre Dieu Créateur de la nature et Dieu Sauveur. Et nous considérons alors que dans les premiers moments de cette histoire se situe l'accident ponctuel d'un libre et volontaire péché du premier homme, ce qui s'appelle le péché originel ou originant (les théologiens distinguent en effet le péché originel originant qui est l'acte d'Adam, et le péché originel originé qui est celui des descendants d'Adam par suite de son acte). À la suite de cet accident ponctuel, nous connaissons la décision de Dieu de réparer, l'envoi de notre Seigneur Jésus-Christ, tout cela qui constitue "l'histoire" du salut - j'allais dire "l'historiette" du salut.
Ce qui est intéressant à noter, c'est que la requête de type philosophique que nous avons évoqué d'abord et cet imaginaire de l'histoire que j'énonce maintenant composent entre eux pour constituer ce que j'ai appelé parfois la structure anecdotico-logique du discours chrétien moyen. Vous connaissez cette histoire : premièrement Dieu crée, c'est-à-dire pose un homme libre qui prend l'initiative du péché, ce qui a pour conséquence que, dans un moment de l'histoire, Dieu envoie son Fils, et l'histoire se poursuit, etc. C'est la représentation logico-imaginaire qui sous-tend ce que les chrétiens ont censément à dire aujourd'hui.[1]
Par parenthèse, puisque nous avons évoqué la question du "péché d'Adam", notez que la question est fréquente de savoir s'il s'agit là d'une figure ou d'un événement. Cette question-là reproduit l'écartement entre l'enseignement et le fait ; ici : l'enseignement figuré et l'histoire effective. C'est une question courante à laquelle nous savons déjà qu'il faut répondre : ni l'un, ni l'autre, puisque c'est précisément au niveau où nous nous situons maintenant cette question-même qui est mise en question. Autrement dit, c'est cet écartement questionnant – entre une doctrine et un fait –, c'est cet écartement même qui fait le fond de notre soupçon ici.
3/ Le site psychologique. J'ajoute que la question du péché dans le langage banal ne s'évoque pas sans susciter une masse confuse de sentiments, et parfois d'obsessive culpabilité. Cette région que je viens d'évoquer a été érigée comme site propre par la psychanalyse qui ainsi détecte, mais du même coup conforte, une modalité de l'existence moderne. À ce propos, deux conséquences : au plan du vécu et puis au plan du discours.
Au plan du vécu, cette lecture de soi-même laisse parfois interdit (au sens de stupéfait) le discours de la foi, et de cette révolution – au dire de mon ami Maurice Bellet[2] plus importante que la copernicienne –, de cette révolution, les conséquences sont loin d'être perçues. Pratiquement, cette situation dans l'entretien réclame une extrême délicatesse de la part du discours de foi.
Au plan du discours, cette lecture rejoint une critique assez commune – attestée aussi par ailleurs par exemple chez Nietzsche[3], et dans un autre temps chez Marx -, de ce qu'on appelle à ce propos couramment la tradition judéo-chrétienne.
Nous pensons donc spontanément le terme de péché à partir d'un lieu mixte qui combine l'éthique, l'histoire, le sentiment de culpabilité, alors qu'il faudrait penser le péché et le pardon à partir d'où ces mots parlent dans le Nouveau Testament. Telle est notre tâche ici.
Je voudrais dire un mot de la marche que nous allons suivre. Nous aurons à montrer que chez saint Jean le péché ne se pense pas à partir de ce qui a été évoqué jusqu'ici, mais qu'il se pense à partir du pardon. Une première approche du péché nous conduira rapidement à la question du pardon. Ensuite nous verrons que cette notion de pardon renouvelle la notion de péché, mais que cette notion de pardon ne coïncide pas avec ce que nous appelons couramment le pardon.
I – PÉCHÉ (1)
Lecture de 1Jn 1,6 – 2,6
Voici d'abord une lecture simplement paraphrasée par les quelques éléments que des approches antérieures de ce texte nous ont permis d'entendre[4].
« 6Si nous disons que nous avons koïnônia (espace commun) avec lui alors que nous marchons dans la ténèbre – nous savons par ailleurs que cette ténèbre désigne le principe du meurtre : par les versets de 1Jn 2,7-12 où agapê traduit "lumière", et ensuite par le passage chapitre trois qui fait apparaître la figure de Caïn meurtrier, choses que nous retrouverons dans notre troisième partie Péché (2) – nous mentons et nous ne faisons pas (nous ne laissons pas venir) la vérité (l'ouverture). 7Si nous marchons dans la lumière comme lui est dans la lumière – ceci désigne le donc la qualité de l'espace commun, de la koinônia – nous avons espace commun les uns avec les autres et le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché – le mot sans qui figure ici est l'aspérité, la chose non encore entendue.
8Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes et la vérité (le découvrement) n'est pas en nous. 9Si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste (bien ajusté), pour lever nos péchés et nous purifier de tout désajustement. 10Si nous disons que nous n'avons pas péché, nous le faisons menteur, et sa parole n'est pas en nous.
Ch 2. 1Mes petits enfants, je vous écris en sorte que vous ne péchiez pas. Et quand quelqu'un pèche, nous avons un paraclet auprès du Père, Jésus Christ, le Juste. 2Il est hilasmos (expiation) pour nos péchés, non seulement des nôtres, mais de tout le monde. 3Et en cela nous connaissons que nous l’avons connu, (en cela) que nous gardons ses dispositions. 4Celui qui dit : je l’ai connu, et qui ne garde pas ses dispositions est menteur, et la vérité n'est pas en lui ; 5celui qui garde la parole, véritablement en lui, l'agapê de Dieu est pleinement achevée. À ceci, nous connaissons que nous sommes en Lui. 6Celui qui dit demeurer en Lui, doit marcher comme lui a marché. »
1°) Deux affirmations sur le péché
Ce texte est constitué par l'entrelac de deux affirmations qui se trouvent nouées en 2,1 :
- « Je vous écris cela pour que vous ne péchiez pas » – c'est-à-dire que le chrétien ne pèche pas ;
- le chrétien pèche et non seulement il pèche mais il est important qu'il confesse qu'il pèche.
Ces deux affirmations se distribuent dans l'ensemble du texte que nous avons lu :
– le verset 6 du chapitre 1 se réfère à la première : avoir communauté avec lui, c'est marcher dans la lumière, ce qui se retrouve au chapitre 2 à partir du verset 3 ; le connaître, c'est garder sa voie, et le même espace de marche qui est d'être dans la lumière occupe tout le reste du paragraphe jusqu'au verset 7 ;
– alors que la deuxième affirmation sur la confession du péché (sa reconnaissance) se trouve au chapitre 1, verset 7 et suivants.
Je reprends ces versets : « Si nous marchons dans la lumière comme lui est dans la lumière, nous avons espace commun les uns avec les autres et le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché (c'est-à-dire de tout meurtre). » Nous avons entendu tout à l'heure que la ténèbre était le principe du meurtre, qu'il y avait un rapport étroit entre le meurtre et le péché, et évidemment il y a un rapport étroit entre le meurtre et le sang. De savoir que le mot hamartia, ici, consonne avec le mot "meurtre" ne sera sans doute pas inutile dans notre troisième partie pour entendre de façon positive la signification du sang du Christ qui nous purifie.
« 8Si nous disons que nous n'avons pas de péché (c'est-à-dire de meurtre), nous nous trompons nous-mêmes et la vérité n'est pas en nous. Si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour lever nos péchés et nous purifier de tout désajustement… » Ceci est également repris en 2,2 « Et quand quelqu'un pèche, nous avons un paraclet auprès du Père, Jésus Christ, le juste. 2Il est hilasmos (expiation) pour nos péchés, non seulement des nôtres, mais de tout le monde. »
2°) Vocabulaire du pardon
Je voudrais maintenant relever le vocabulaire du pardon.
En 1,7, le sang qui nous purifie de tout péché.
En 1,9, il nous remet les péchés, et ce verbe se retrouve en 1Jn 3, 5, au début d'un court passage important à propos du péché.
En 2,1 il y a le terme paraklêtos qu'on vous traduit par intercesseur, avocat, défenseur, consolateur, un terme pour lequel nous ne choisissons pas maintenant de traduction, terme déjà utilisé dans l'évangile de Jean à propos du pneuma (de l'Esprit). Notons simplement l'emploi ici de ce terme à propos du Christ, et d'ailleurs l'Évangile n'exclut pas cette application au Christ puisqu'il dit : « Je prierai le Père, et il vous donnera un autre paraclet » (Jn 14,26). Paraclet n'est donc pas un nom propre de ce que nous appelons aujourd'hui la troisième personne de la Trinité. Et cette idée de paraklêtos, de parler pour, de parler vers le Père, n'est sans doute pas sans dire quelque chose de l'essence même du Logos, de la Parole qui est "tournée vers" comme le dit le début de l'épître de Jean et comme il est dit dans le premier verset de l'évangile de Jean.
Notons en passant que paraklêtos n'est pas le seul terme employé pour désigner Jésus-Christ, mais qu'il y a une fois le terme pistos (fidèle) et plusieurs fois le terme dikaïos (juste). Qu'en est-il de cette justice, de cette justification évoquée par le mot dikaios, nous le trouverons dans notre partie IV (Pardon 2) où la notion de justification sera examinée pour elle-même.
En 2,2 nous avons le terme hilasmos (propitiation, expiation) un terme qui se trouve également en 1Jn 4,10.
Cette notion d'expiation est profondément impensée pour nous au point où nous en sommes maintenant, et nous n'avons fait jusqu'ici que préparer le chemin à l'intelligence de notre question en faisant des relevés par rapport à ce texte. Nous allons voir comment le mouvement même du texte nous éclaire par rapport à la question que nous avons posée.
3°) Mouvement du texte
Nous voici au point central de notre première étude du péché qui nous est indiqué par le mouvement même du texte. Notre question est : à partir d'où se pense le péché ? Et je dis : c'est le mouvement même du texte qui nous va nous aider à répondre à cette question. Reprenons donc le texte en étant cette fois attentifs au mouvement.
«6Si nous disons que nous avons koïnônia avec lui alors que nous marchons dans la ténèbre, nous mentons […] 7 … le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché. » Il y a d'abord le terme "ténèbre", puis "nous mentons". Le mot "péché" intervient au verset 7 ; nous notons qu'il est nommé non pas pour lui-même, mais dans la notion de "purification de péché". Puis intervient la question « 8Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes […] 10Si nous disons : nous n'avons pas péché, nous le faisons menteur – c'est-à-dire que nous ne recueillons pas sa parole, et cette parole c'est toujours le témoignage : "Tu es mon fils".
À propos de témoignage, nous retrouvons les expressions employées au chapitre 5, versets 9 et 10 : « 9Si nous recevons le témoignage des hommes, le témoignage de Dieu est plus grand. Et c'est ceci le témoignage de Dieu, c’est celui qu’il a témoigné au sujet de son Fils. – Ce témoignage, c'est la parole : "Tu es mon Fils bien-aimé". – 10 Celui qui croit au Fils de Dieu a le témoignage en lui. »;
Notre question était : à partir d'où se pense le péché ? Réponse : le péché se pense à partir de parole de la filiation. Cela pose à nouveau une question pour nous : comment la parole de filiation est-elle parole de pardon qui, par suite, détecte le péché, découvre le péché ?
Mais déjà, ce que nous avons acquis, c'est que le lieu à partir duquel s'entend ce que veut dire "péché" chez saint Jean, c'est la parole de filiation Tu es mon Fils, qui est tout à fait structurante par rapport l'ensemble des questions que nous sommes amenés à nous poser. Il nous reste à comprendre comment la parole de filiation donne le sens du péché. Je n'ai pas dit comment encore, j'ai simplement dit que le mouvement du texte nous affirmait que c'est de là que se tirait la notion de péché.
4°) Repères
Avant d'arriver au comment qui sera traité dans la partie "Pardon", je voudrais pour terminer cette première partie "Péché", déjà donner un certain nombre de repères utiles qui découlent de ce que nous avons déjà commencé d'apercevoir.
1/ D'abord dire que "pardon" est un des noms de la résurrection. Nous venons de voir que pardon est un des noms de la filiation, or nous avons abondamment dit que la filiation est un des noms de la résurrection. Pour cela nous avion fait référence à des textes : « Dieu l'a ressuscité des morts… selon ce qui est écrit dans le psaume 2 : “Tu es mon fils, aujourd'hui je t'ai engendré”. » (Ac 13, 33sq) ; « Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre séparé pour l'Évangile de Dieu, qui a été préévangélisés à travers les prophètes dans les Écritures saintes, évangile au sujet de son Fils, devenu de la semence de David selon la chair, déterminé fils de Dieu en puissance selon un esprit de sainteté de par la résurrection des morts. » (Incipit de l'pître aux Romains).[5]
Cela nous aide à répondre à la question de notre propre comportement à l'égard des textes. En effet, on conçoit très bien un chercheur ou un exégète qui étudierait sémantiquement le terme de "péché" en milieu juif dans l'histoire de l'Ancien Testament ou chez les contemporains de saint Jean, et c'est un travail qui se fait, qui existe. Mais ce que nous faisons ici, et qui n'exclut pas cette possibilité, et qui même la reconnaît comme largement possible et souhaitable à d'autres endroits, ce que nous faisons ici, c'est de percevoir comment l'expérience de la résurrection éclaire le mot péché. Ce faisant, nous ne nous évadons pas du texte, mais au contraire, il apparaît à première lecture du texte que tout y parle à partir de l'expérience de résurrection qui est le seul mot du kérygme : Jésus est ressuscité. Et ce mot réassume, reprend, transforme le monde ; c'est une nouvelle création, et donc déjà pour le vocabulaire.
Vous voyez quelle est notre tâche ici, comment elle n'est nullement exclusive ni méprisante d'autres processus. Elle nous paraît nécessaire à ce point de lecture pour nous libérer des multiples présupposés qui nous encombrent. En effet, faire fonctionner la sémantique ou faire fonctionner l'histoire n'est pas se mettre en cause radicalement devant la résurrection. Et c'est pourquoi au début, j'ai fait état des présupposés qui supportent notre notion courante de péché. Pour dire cela il faut déjà un décalement par rapport à la prétendue évidence, et il faut sans doute que quelque chose d'autre soit apparu. En effet, si vous êtes contents de la notion divulguée du péché qui circule dans l'Occident et dans le monde chrétien, eh bien je vous souhaite bien du plaisir, moi je n'en suis pas content du tout !
2/ Autre repère, pratique celui-ci. Retenez bien cela : il est inepte de parler du péché ailleurs que dans la lumière du pardon. C'est une chose pratique et quotidienne, mais c'est inepte et du reste parfaitement inutile. Le repère tient en une formule que nous retrouverons à plusieurs reprises dans ce chapitre : le pardon précède le péché. Nous n'avons pas fini de crosser cette phrase que je veux volontairement paradoxale.
3/ Autre repère. Le pardon n'est pas le retour ou la négation du péché préalablement conçu en concept éthique ou en sentiment de culpabilité. Nous avons vu dans la première partie que ce qu'évoquait d'abord le mot de péché chez nous se disait à partir du concept de bien et de mal, ou à partir du sentiment de culpabilité. Or le pardon n'est pas un simple contraire de cela, et il ne se pense pas à partir de la négation de notre concept ou de notre sentiment. Par ailleurs, lorsque la notion originelle de pardon et de péché nous adviendra, nous verrons que cette notion ne justifie pas purement et simplement après coup les premières appréhensions que j'évoque ici dans le domaine de l'éthique ou dans le domaine du sentiment.
4/ Autre repère. Le pardon ne se pense pas à partir de notre expérience du pardon. Nous verrons que notre expérience du pardon, en tant que nôtre, est pour une bonne part expérience du péché, je veux dire du meurtre. Je veux dire que ce meurtre est de réduire et de convaincre de, et de réfuter, et que c'est une façon d'assurer sa supériorité propre. Ce sont là autant de forme du meurtre au sens où ce terme est employé dans nos textes. Or nous avons peine à penser et à exercer le pardon sans qu'il n'y soit inclus un reproche. Il est rare que notre pardon ne soit pas une façon d'exercer notre générosité supérieure. Il est rare donc que ce que nous appelons le pardon ne relève pas de la même racine que le péché. C'est pourquoi pour nous, l'emploi des mots pardon et réconciliation, la pratique de la pénitence impliquent toujours le sentiment de recevoir des reproches. Si Dieu pardonne, c'est autre chose : pardonner sans qu'il y ait la racine d'un reproche, c'est quelque chose qui nous est assez peu accessible.
Il y a d'autres mots corrélatifs comme ce mot de péché, par exemple le mot pitié. Pour toute personne un peu bien constituée, faire pitié fait horreur. Or cependant, quotidiennement aussi, nous disons : Seigneur prends pitié, sans plus d'attention à ce que nous disons ! Cela veut dire que si pardon et pitié ont un sens en Dieu, ce sens ne découle pas de notre expérience du pardon et de la pitié, mais reste intégralement à découvrir.
Je considère cette petite remarque comme très importante, et s'il en est ainsi, il vaut la peine de constamment essayer de réentendre le texte à partir de la nouveauté d'où il parle, et non pas trier entre ce que nous appelons le bien et le mal, l'égoïsme et l'altruisme, toutes ces choses qui sont des variantes du même.
5/ Un dernier repère qui risque de vous étonner aussi. Le meurtre est inévitable. Le meurtre fait partie de la vie. Que nous vivions constamment de la mort d'autrui, c'est une chose qui est assez proche de ce qui se passe dans ce que nous observons de la nature. Vous pourriez me dire : Dieu aurait pu faire une nature telle que le meurtre n'y fût point. Je réserve cette question des "aurait pu" qui est une question importante dans l'ordre des questions sur la liberté, la grâce, et l'idée que l'Occident se fait de Dieu en général. Simplement, au niveau où nous en sommes, je vous dis : le meurtre fait partie de la vie. Cela d'ailleurs peut dédramatiser le meurtre ! Mais si ! Et du reste le meurtre est au cœur du mystère chrétien.
Ces dernières choses un peu énigmatiques seront réexaminées attentivement dans la partie III : "Péché 2" où nous allons étudier particulièrement la notion de meurtre, dans saint Jean précisément.
II – PARDON (1)
Nous avons vu que le péché prend son sens à partir de la révélation du pardon. Mais quelle est cette révélation du pardon ? Cela va nous conduire à la notion de péché : quel sens du péché découle à nouveau de là ? Cela nous conduira ensuite à considérer des aspects complémentaires de ce pardon.
1°) Le pardon ne se pense pas à partir de notre expérience de pardon
Nous avons vu que la notion de péché telle qu'on essaie de l'entendre chez saint Jean ne se tire pas de notre expérience de la culpabilité. Elle ne se tire pas non plus du contraire de notre expérience de la culpabilité qui est notre expérience du pardon. En réalité, il y a dans la zone de notre expérience, une certaine expérience de culpabilité et une certaine expérience de pardon, mais qui se distinguent de péché et de pardon au sens johannique, au sens de la Révélation.
Je vais prendre un exemple. On a dit très souvent que l'égoïsme était notre fait par nature, et que l'altruisme était le fait de la révélation chrétienne. Il n'en est rien. De notre fait, il y a simultanément une attention à nous et une attention à autrui. Mais alors, qu'est-ce que le christianisme apporte ? Pas d'altruisme. Il apporte une autre manière d'être à autrui et à soi. Il n'est pas une partie de ce premier couple, il est une autre manière de ressaisir le couple égoïsme-altruisme, ou, ici : culpabilité-pardon.
Vous savez que cette provocation à l'altruisme comme caractéristique de la morale issue du christianisme a été prônée très longtemps par toute une tradition de la philosophie allemande jusqu'au jour où Nietzsche a fait une critique radicale de cet altruisme en faveur d'un égo-ïsme, et j'avais comme conscience que le christianisme n'était pas tellement touché par cette critique nietzschéenne de la pensée occidentalo-chrétienne du XIXe siècle.
Pour en revenir au pardon, il faut voir que notre expérience du pardon est toujours une expérience impliquant plus ou moins une volonté de supériorité, donc une certaine façon de mise à mort d'autrui par la générosité du pardon.
C'était donc notre première réflexion : le pardon ne se pense pas à partir de notre expérience de pardon.
2°) Le pardon se pense à partir de la parole qui dit le pardon
et il faut voir que cette parole qui dit le pardon est une parole étrangère à notre expérience.
Ceci pose une question que je me borne à évoquer. S'il n'y avait aucune expérience chez nous de ce qui est en question ici, il n'y aurait aucun lieu d'accueil de cette parole qui resterait toujours totalement extérieure, pure extériorité. Il doit donc y avoir chez nous de quoi entendre. Je pense bien que vous n'en êtes pas à considérer que la parole d'autrui se verse comme un liquide tout à fait extérieur dans votre pensée pour s'y poser. Entendre, ce n'est pas cela. Il doit donc y avoir de quelque manière un élément d'accueil. Cependant, il peut se faire que cet élément d'accueil ne puisse se dire comme tel, en dehors de l'entente, donc il n'est pas à présupposer comme une étape préalable explicite. Nous n'avons pas à établir une psychologie naturelle du pardon avant, et d'autre part, si nous avons à soupçonner où peut se trouver cet élément, je crois que nous aurons occasion au cours de ce chapitre d'apercevoir qu'il se trouve peut-être dans un fonds symbolique de nous-mêmes rendu très silencieux par tout notre discours clair et conscient.
D'autre part, je note ici en passant toute l'ambiguïté du mot en nous-mêmes. Le mot en nous-mêmes est ambigu parce que nous ne savons pas les limites du dedans et du dehors de nous-mêmes. Le soupçon que j'évoque ici sur l'incertitude des limites de nous-mêmes pourrait paraître peu sérieux si on continuait à se mouvoir dans la perspective d'une pensée qui connaît très bien la définition de l'homme. Le mot définir (fini) signifie limite, et il y a une définition classique de l'homme pour l'âge qui a mis en avant la notion de définition. Or cet âge, notamment pour ce qui concerne l'homme, est pour une bonne part révolu, et quand j'énonce aujourd'hui que nous ne connaissons pas très bien les limites de ce qu'est l'homme, je me laisse tout à fait spontanément entendre dans des registres très différents : psychologique, ethnologique, etc. Je ne précise pas du tout le lieu d'où je parle, qui n'est ni la psychologie, ni l'anthropologie, mais ce que je dis peut s'entendre.
Nous avons dit que le pardon se pense à partir de la parole qui dévoile. Quelle est cette parole ? C'est le témoignage « Tu es mon fils », témoignage dont nous savons qu'il égale la résurrection.
Pour montrer cela je m'appuie sur 1 Jn 2, 12-14. « Je vous écris enfants que (ou parce que) les péchés vous sont remis à cause de son nom. Je vous écris, pères, parce que vous avez connu celui qui est de l'origine ; je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le mauvais. » Nous avons déjà eu occasion de rencontrer ces versets, et nous avions remarqué que la deuxième mention, à propos des pères, et la troisième à propos des jeunes gens, étaient très lisibles : père fait retour vers ce qui était à l'origine ; jeunes gens indique l'idée de force et de victoire. En revanche, nous rencontrions ce que nous appelions une aspérité, une difficulté dans le texte, en ce qu'il n'était pas évident pour nous qu'il y ait un rapport entre enfants et la remise des péchés. Or nous savons qu'il faut nous diriger pour entendre ce que veut dire fils et enfant vers ce verset, c'est-à-dire que, contrairement à ce que spontanément signifient ces mots dans notre langage, il y a une affinité dans le discours de Jean entre le fait d'être enfant et le fait d'être pardonné.[6]
Et comme le fait d'être enfant est entendu dans le Tu es mon fils qui s'adresse au Christ, le pardon se dit dans ce témoignage. Tel est notre chemin.
À propos de cette affinité, je rappelle ce que j'ai dit une fois en passant : qu'il y a une analogie dans la langue allemande puisque le mot Sohn qui signifie "fils" est de la même racine que die Versöhnung qui signifie le pardon. Nous ne parlons pas spontanément l'allemand, alors ce n'est pas très causant pour nous, mais c'est une occasion de voir que parfois de profondes unités symboliques existent dans la langue. On trouverait un bon nombre d'exemples en français, mais à d'autres propos, qui ont été ensuite recouverts par un fonctionnement postérieur de cette même langue.
4°) Les enfants et le Fils Monogène (un et unifiant)
C'est une articulation capitale chez Jean de percevoir le rapport qui existe entre le Fils qui est plus particulièrement appelé chez Jean le Monogenês – dont la caractéristique est d'être singulier – et les tekna (les enfants) qui est toujours un pluriel. Il y a donc à penser un rapport entre le singulier et le pluriel. Ce rapport est intéressant ici parce que, dans le Fils, il n'y a pas de péché, mais les tekna sont essentiellement ceux qui confessent leur péché chez saint Jean. C'est-à-dire que, entre absence-de-péché et péché d'une part, et singulier et pluriel d'autre part, il y a un certain lien.
À ce propos, il y a le fait que la pluralité des tekna soit rassemblée dans l'unité, unité qui est le pardon de la pluralité, l'unité du Monogenês, autrement dit que les enfants soient enfants dans le Fils – "être dans le Fils" est une expression commune à Jean et à Paul :
« Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis… dans le Bien-aimé » (Ep 1, 1) – nous : être-dans le Bien-aimé.
Cela est dit aussi par saint Jean dans sa 1ère lettre et dans son évangile.
« 9Si nous recevons le témoignage des hommes, le témoignage de Dieu est plus grand. C'est ceci le témoignage de Dieu, [c’est celui] qu’il a témoigné au sujet de son Fils. - au moment du baptême : "Tu es mon Fils bien-aimé", ce qui est identique au fait que Dieu le ressuscite -. 10Celui qui croit au Fils de Dieu a le témoignage en lui. Celui qui ne croit pas à Dieu le fait menteur, puisqu'il ne croit pas au témoignage que Dieu a témoigné au sujet de son Fils. 11 Et c’est ceci le témoignage, que Dieu nous a donné la vie éternelle et que la vie est dans son Fils. » (1Jn 5, 9-10).
Jn 1. « 12Mais à tous ceux qui l'ont reçu, il leur a donné l'accomplissement de devenir tekna (enfants) de Dieu, à ceux qui croient en son nom, 13ceux qui ne sont pas nés des sangs, ni du vouloir de la chair, ni du vouloir du mâle, mais qui sont nés de Dieu. 14Et le Logos fut chair, et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire comme du Monogène (Fils Un) d'auprès du Père, plein de grâce et vérité. » Il est donc rempli du don qui est déjà pardon.
Jn 11. « 49Or l'un d'entre eux, Caïphe, étant grand prêtre de cette année-là, dit : "Vous ne savez rien, 50ne calculez-vous pas qu'il vous est bon qu'un seul homme meure pour le peuple et que toute la nation ne soit pas détruite (ne périsse pas)". 51Il dit cela non pas de lui-même, mais étant grand prêtre de cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, 52 mais non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu dispersés (ta dieskorpisména : les déchirés) il les rassemble pour être un. » On a ici le merveilleux lapsus de Caïphe ici où est posé le sens de l'unité par rapport aux dispersés, aux multiples.
Nous avons perçu ici que ce qui se joue c'est le rapport du singulier et du pluriel, plus exactement, de l'unité et de la dispersion.
5°) Nos obstacles
Qu'est-ce qui nous empêche d'entendre ce qui est en question dans ce que nous venons de commémorer ? C'est d'abord que nous distinguons nettement un ordre ontique (de l'être) et un ordre éthique (de la morale). “Un ou multiple”, c'est une question d'abord ontique ou ontologique, c'est une question qui se réfère à la question de la création ; alors que “amour et haine” se réfère à l'ordre éthique, à l'ordre de la morale. C'est cette distinction-là qui nous fait obstacle pour entendre ce que Jean dit à propos du péché dans le pluriel. Ne traduisez pas que la multiplicité ontique des êtres est déjà du péché, parce que vous restez dans cette distinction-là. Il ne s'agit pas de dire que le péché n'est pas simplement une affaire d'éthique, mais aussi une affaire d'ontologie, non ! Il s'agit de voir que cette distinction entre ontologie et éthique n'est pas le lieu à partir duquel parle Jean.
En effet, dans le langage banal, nous distinguons clairement le corps et l'âme : le corps est évidemment de l'ordre matériel, cosmique, alors qu'à l'âme revient de toujours la morale. Le physique et le moral, voilà, on y est dans le langage banal ! Dans la physique nous distinguons très nettement ce qui relève de l'entretien du physique et qui est par exemple la nourriture, la consommation, et par ailleurs cela de la réparation du physique qui est malade, et alors c'est la médecine. On est en plein banal. Mais dans le domaine du moral, la théologie classique elle-même, qui l'a préalablement distingué comme il est évident, a ensuite distingué sur le schéma que je viens d'indiquer ici (nourriture et médecine) deux fonctions différentes de l'action de Dieu qui correspondent à la distinction entre nature et surnature :
- il y a la grâce élevante, parce que l'homme qui est par nature une créature, est en outre surnaturellement (c'est-à-dire d'une façon qui n'est pas accessible à la nature elle-même) appelé à un ordre au-dessus de cet ordre préalablement établi qui est la nature humaine : il est élevé à la dignité de fils de Dieu (voilà où se situe le mot fils, filiation),
- et en outre, comme l'homme ainsi déjà composé de la nature et de la surnature s'est historiquement compromis et déchu, est devenu malade, il a besoin d'être guéri, d'où la grâce sanante (c'est le terme technique du verbe sanare, guérir), la grâce guérissante qui est le pardon.
Dans la théologie classique, la notion de nature humaine, la réalité du corps humain, la notion de filiation divine, la notion de pardon sont des concepts parfaitement distincts les uns des autres et qui ne disent pas le même. Et cela se retrouve au niveau d'une certaine banalité utilisée analogiquement dans le domaine de ce que nous appelons le physique. Je vous dis d'avance que ces distinctions sont exprimées dans le langage : Dieu aurait pu… L'homme Adam aurait pu ne pas pécher, il y a tout ces "aurait pu" qui, à chaque fois servent à déterminer une notion.
Or il y a un certain anthropomorphisme à dire : "Dieu aurait pu". Et par exemple, dans toute la question de la liberté de l'homme et de l'initiative divine, la question de la grâce, cet "aurait pu" joue constamment un rôle important. Ne croyez pas que nous soyons là dans des théories abstraites parce que c'est de notre requête quotidienne et jamais pleinement comblée que de dire : « Mais enfin Dieu aurait pu faire un monde où il n'y aurait pas… » ! Là je fais signe vers d'autres questions.
À propos du rapport entre nourriture et médecine, je voudrais indiquer rapidement qu'il y a une sorte d'analogie avec l'idée banale de Dieu Créateur et Dieu Sauveur, avec tout ce que cet écartement-là implique. En effet, dans la mesure où le Dieu créateur est le Dieu qui pose les matériaux, et le Dieu Sauveur est quelqu'un qui intervient dans l'histoire en ce qui concerne la morale, il y a un écartement extrême. Or, si on entend bien les Anciens, le mot servator qui est traduit par "sauveur", signifie aussi ce qui conserve, ce qui tient dans l'être. C'est un indice, n'est-ce pas ? Et si je n'emploie pas le mot de "salut" mais celui de "sauvegarde", c'est par e que "la garde dans l'être" et "la sauvegarde" demandent à être pensées ensemble.
Or cet écartement extrême du Dieu créateur et du Dieu Sauveur, de l'ordre ontologique et de la morale – je simplifie ici, mais ce sont les schèmes que vous avez -, vous empêche de comprendre ce qu'il y a de vital à tous égards lorsque le mot de Salut est prononcé dans nos Écritures. Il y va de l'être et pas seulement de l'être bien ou mal. Or la distinction entre l'ontique et l'éthique sur laquelle nous vivons couramment se traduit par une distinction entre être et être bien ou mal : ontique égale être ; éthique c'est bien ou mal.
Je viens de parler de la distinction entre l'ontique et la morale, mais nous avons d'autres distinctions qui nous gênent et que j'ai indiquées aussi. Par exemple la distinction du corps et de l'âme fait distinguer le pain quotidien qui nourrit le corps et le pain de l'eucharistie qui nourrit métaphoriquement l'âme. C'est vrai à certains égards, mais cependant si on articule de façon décisive cette distinction, on s'empêche de comprendre la vérité de l'eucharistie. En effet le pain c'est ce qui tient, qui maintient, qui empêche de dépérir, qui nourrit…
Nous n'avons pas fini de rencontrer les obstacles qui nous empêchent d'entendre la Parole. L'important ici, c'est de voir que ce sont des doctrines qui structurent la théologie classique – et dont je répète qu'elles sont conformes à l'extrême banalité de notre discours - qui nous empêchent d'entendre le texte de Jean que nous approchons en ce moment.
6°) Tentative de penser au-delà de la notion courante de sacrifice
L'Apocalypse nous parle du sacrifice de l'Agneau égorgé (ou immolé), et dans la première lettre de Jean, nous avons le terme hilasmos (propitiation ou expiation). Or toutes les distinctions que nous venons d'évoquer précédemment rendent inintelligible la notion de sacrifice dans son unité originaire. Il faut bien voir que la notion authentique de sacrifice nous est étrangère. Elle n'a pas de place à l'intérieur de notre vie, et il est intéressant de noter les attitudes successives de la pensée occidentale à l'endroit du sacrifice.
Il serait intéressant par exemple de prendre connaissance d'une explication théologique du sacrifice au XVIe siècle où toutes les distinctions que nous avons commémorées sont en œuvre, et donc où le sacrifice devient une notion extrêmement composite. La distinction entre l'âme et le corps joue profondément dans la notion de sacrifice à la mesure où le sacrifice est considéré comme étant essentiellement un acte intérieur, un acte de l'âme qui, ensuite, est signifié de l'extérieur par l'immolation ou autre chose de ce genre.
Il y a eu une sorte de moralisation de la notion de sacrifice qui a ouvert le chemin pour la signification la plus vulgaire du mot sacrifice aujourd'hui. Dans la rue, on trouve le mot sacrifice dans "prix sacrifiés" ! Cela n'a rien à voir avec la notion originelle de sacrifice. Même les "petits sacrifices" de la spiritualité enfantine de naguère sont éloignés de la notion authentique de sacrifice. Et la notion théologique de sacrifice que je viens d'évoquer est le chemin vers cela. C'est la traduction dans un langage étranger d'une notion qui n'a plus sa place dans ce langage.
Alors on a, au cours du XIXe siècle notamment, pris conscience de cela, non pas dans la pensée théologique, mais parmi les ethnologues, avec cette persuasion que pour entendre le sacrifice il fallait radicalement critiquer nos présupposés et retrouver une mentalité autre qu'on appelait parfois "primitive". Mais cela, c'est une étape. Ensuite s'est installée une sorte de phénoménologie du sacrifice qui devient un des éléments constitutifs de certaines mentalités qui, comme telle est étudiée phénoménologiquement par exemple par Van der Leeuw et autres spécialistes de ce genre.
Ici, nous ne voudrions ni être les théologiens classiques du sacrifice, ni de simples phénoménologues du sacrifice bantou par exemple. Autrement dit, nous soupçonnons que l'effective foi chrétienne donne à penser sur le sacrifice de façon originale qui ne soit ni l'une ni l'autre des voies que nous avons évoquées. En cela nous nous distinguons d'une pratique assez courante qui consiste, dans les cours de théologie, à faire une première heure sur la notion ethnologique de sacrifice, et par exemple une deuxième heure sur les modifications ou le surplus que cette notion acquiert dans le christianisme. Cette addition ne nous permet pas d'entrer, d'approcher de la notion originelle de sacrifice.
Alors, nous allons en quelques mots ici essayer de penser… sans pour l'instant nous interroger sur l'épistémologie de ce que nous faisons. Est-ce que nous sommes dans la psychanalyse ou dans l'ethnologie ou dans la foi ? Nous ne nous en occupons pas pour l'instant. Laissez-nous penser d'abord, on verra bien ensuite…
Tout se passe comme si déchirer la terre pour l'agriculture - la terre qui, de toute façon, pour les Anciens n'est en aucune façon un matériau mais quelque chose comme la mère -, tout se passe comme si déflorer la mère (déflorer la terre) par la cueillette des fleurs et des fruits, tout se passe comme si écraser la grappe pour le vin, tout se passe comme si égorger l'animal pour la nourriture, tout se passe comme si tuer l'ennemi pour la sécurité (pour la sauvegarde), était, dans une symbolique profonde, ressentie comme une violence ou une rapine qui ne peut être justifiée que parce qu'avant d'être rapine c'était d'une autre manière toujours déjà un don, ou plus exactement un pardon. Il y a le nécessaire déchirement, la nécessaire mise à mort de la nature, tout cela qui montre qu'on ne vit guère sans mettre à mort autrui, sans prendre sa place, sans le limiter, et cependant tout se passe comme si cela devait toujours déjà être précédé de ce qui, absolvant, le laisse être. Il y va d'être au monde et d'être au monde de façon conciliée. L'existence doit être déjà conciliée, réconciliée, pour être.
Le vin : « Ceci est mon sang », l'agneau : « Voici l'agneau de Dieu ». Mais le vin, l'agneau, ne sont pas des signes conventionnels surajoutés : en eux il y va radicalement - c'est-à-dire dans les racines symboliques de l'existence humaine -, il y va de ce qui permet l'existence. Et donc, d'une certaine manière, le pardon précède la création ; c'est l'envers de la façon habituelle de penser où il y a d'abord une création, et dans cette création il y a ensuite un accident pour lequel on demande pardon.
7°) Le pardon précède la création
Le pardon précède la création, c'est ce que dit Jean en Ap 13, 9 avec la formule la plus ramassée, la plus proche de ce que nous avons à dire, et il y a un très grand nombre de formules un peu semblables : « l'agneau tué (ou égorgé) avant la création du monde (ou dès l'origine du monde) ». Cette formule est impensable dans notre christologie classique car ce qui est dans la christologie classique dès l'origine du monde, c'est la divinité de Jésus-Christ, et c'est son humanité qui, seule est immolée comme agneau, et non pas dès avant la création du monde, elle est un moment de l'histoire.
Or saint Jean dit : « l'agneau égorgé dès avant la création du monde ». Parlant ainsi, il parle dans la mouvance de son discours, le discours que nous lisons dans sa première lettre également.
La christologie classique a une parade par rapport à cette difficulté, c'est la distinction entre l'effectivité et la prévision. Cela veut dire que, dans le dessein de Dieu (le plan divin, la prévision, la prédestination), l'humanité du Christ est de toute éternité, c'est-à-dire avant, "pensée comme", mais l'effectivité de l'immolation se produit à un moment de l'histoire.
Mais cette distinction de la prévision et de l'effectivité, du prévu et de réalisé, est très différente de la distinction qui structure le Nouveau Testament qui est la distinction du caché et du manifesté[7]. Et énoncer cette distinction (prévu / réalisé), c'est se maintenir dans notre problématique occidentale en dépit des paroles de Jean, c'est ne pas accomplir l'effort qui convient pour entendre ce que dit Jean qui dénonce cette distinction – distinction qui est du reste étonnamment anthropomorphique –, c'est interpréter le langage de Jean comme une figure de style ou un genre littéraire, notions chéries, l'une par les théologiens, et l'autre par les exégètes.
III – PÉCHÉ (2)
1°) Péché et meurtre (au sens générique)
Pour saint Jean, le péché se pense essentiellement comme le meurtre et c'est ainsi qu'il a rapport immédiat au sang. Par exemple en 1Jn 1,7 : « Si nous marchons dans la lumière, comme lui-même est dans la lumière, nous avons espace commun les uns avec les autres, et le sang de Jésus son fils nous purifie ». Cette mention du sang est pour nous une aspérité, mais elle s'impose, elle est intelligible si on pense que le péché se pense essentiellement comme le meurtre.
C'est le meurtre qui, conformément à une très vieille symbolique, me fait être dans la ténèbre qui est le lieu de la mort et non pas dans l'existence lumineuse. Ténèbre et lumière sont des mots qui dominent tout le passage de la première lettre de Jean auquel nous faisons ici allusion. La ténèbre est le lieu de la mort pour celui qui est tué et pour l'homicide.
Nous avons ceci en 1Jn 3,15 : « 15Tout homme qui hait son frère est homicide, et vous savez qu'aucun homicide n'a la vie éternelle demeurant en lui. » Notez cependant que la haine ici n'est pas une intention morale qui aurait ensuite à se réaliser dans l'effectivité du sang répandu, haine et meurtre disent la même chose chez Jean ; de plus, le mot "haine" est générique, ça peut être de la jalousie et non un meurtre sanguinolant.
2°) La figure de Caïn
Dans les versets précédents cela est lu dans la figure de Caïn, 1Jn 3,11 : « 11Car c'est ceci l'annonce que vous avez entendue dès l'origine, que nous nous aimions les uns les autres, non pas comme Cain qui était du mauvais et qui a égorgé[8] son frère. Et pourquoi l'a-t-il égorgé ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises et celle de son frère bonnes. » Remarquez ici que le fait d'être mauvais est antérieur à l'acte de tuer, et non pas vice-versa comme chez nous.
J'en profite pour lire la traduction de Chouraqui.
- « 3Et c'est au terme des jours, Caïn apporte des fruits du sol en offrande pour IHVH-Adonaï. 4Èbèl apporte, lui aussi, des aînés de ses troupeaux et leur graisse. IHVH-Adonaï agrée Èbèl et son offrande. 5Caïn et son offrande, il ne les agrée pas. Caïn s'enflamme fort, sa face fond. 6IHVH-Adonaï dit à Caïn : "Pourquoi cela t'enflammer, pourquoi ta face fond ? 7N'est-ce pas, que tu t'améliores à porter ou que tu ne t'améliores pas, à l'ouverture, la faute est tapie ; à toi, sa passion. Toi, gouverne-la". 8Caïn dit à Èbèl, son frère... Et c'est quand ils sont au champ, Caïn se lève contre Èbèl, son frère, et le tue. 9IHVH-Adonaï dit à Caïn : "Où est ton frère Èbèl ? Il dit : "Je ne sais. Suis-je moi le gardien de mon frère ? 10Il dit : "Qu'as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère crie vers moi du sol. 11Maintenant tu es maudit du le sol qui a fendu sa bouche pour prendre les sangs de ton frère, de ta main. 12Quand tu travailleras le sol, il ne t'ajoutera pas le don de sa force. Instable, fugitif seras-tu sur la terre". »
3°) La figure d'Abel ; la dimension du don qui précède tout
Abel est la figure du Christ. Et d'ailleurs il y a un rapport entre le pasteur et l'agneau, donc entre Abel le premier pasteur et "l'Agneau de Dieu qui enlève le péché", un rapport très subtil, qui ici ne dit pas le complément du soin et du soigné mais dit plutôt le même dans la région pastorale par opposition à la région agricole, sédentaire.
En 1Jn 3,16 se révèle la véritable dimension d'Abel dans le Christ : « 16À ceci nous avons connu l'agapê, que celui-ci a déposé pour nous sa vie ». Ce qui joue ici c'est l'opposition entre la vie donnée et la vie ravie. C'est tout le thème de la Passion selon saint Jean que ravir la vie du Christ est illusoire car elle est toujours déjà donnée, pardonnante.
C'est un thème qui se trouve explicitement au chapitre 10 de l'évangile de Jean : « 17Pour ceci le Père m'aime, que je pose ma vie, ce qui est qu'en retour je la reçoive. » On traduit souvent d'une façon qui indique un calcul assez bizarre : "je la donne pour (hina en grec) la recevoir". Mais chez Jean, le hina n'a jamais le sens du "pour" calculant[9], mais pourrait être traduit par "ce qui est que". Autrement dit, une certaine manière de donner, en fait, c'est accueillir. On ne ravit pas la vie du Christ, c'est illusoire puisqu'effectivement, à travers sa mort, il vit ! C'est la résurrection dans la mort. « 18Personne ne me l'enlève. Je la pose de moi-même - thème structurant de l'évangile de Jean -, et j'ai pouvoir de la poser et le pouvoir de la recevoir en retour. Et c'est ceci la voie que j'ai reçue d'auprès du Père ».
J'indique que la dimension du péché se dévoile par la dimension du don, c'est-à-dire de cette mort-résurrection qui est le pardon, et je pense que cela éclaire un passage difficile comme celui de 1Jn 3,4 : « Tout homme qui fait le péché fait aussi la transgression (anomia), et le péché est la transgression. » Dans le grec, on a l'autre mot que hamartia pour le péché, à savoir anomia. La racine de anomia, c'est nomos, la loi. Or, à propos de la loi, il y a, comme très souvent dans le Nouveau Testament, des choix de vocabulaire très différents suivant les passages. Je vous donne deux exemples.
- Chez Paul le mot "loi" est toujours pris négativement par opposition à la grâce : la loi désigne l'ancienne loi qui est dénoncée par la grâce, et qui est du reste un adjuvant du péché, qui fait advenir le péché à son comble. Mais ici, ce n'est pas le sens possible pour le mot loi.
- En revanche, dans un certain premier judéo-christianisme nomos est un des noms du Christ, c'est-à-dire que le Christ assume la spiritualité de la loi, comme chez saint Jean il assume la spiritualité de la parole, et chez saint Paul la spiritualité de la sagesse, ce sont tous des termes de la mystique juive, donc pris en bonne part.
Et donc en 1Jn 3,4 anomia serait plus fort que hamartia, ce serait le comble du péché qui est le meurtre du Christ, c'est-à-dire que ce terme dirait qu'il y a un rapport entre tout péché et la mise à mort du Christ : tout péché est anomia. Il faudrait voir, toujours dans ce vocabulaire du péché, en 1Jn 5,16, la distinction entre un péché du frère pour lequel on peut prier, et puis un péché tourné vers la mort et pour lequel on ne peut pas prier. Je pense qu'il ne s'agit pas de péché mortel qui se réfère à une problématique très postérieure, un tout autre langage. Je pense que tout péché est soumis à la prière fraternelle, mais que "le péché qui est pour la mort" au sens fort du terme – c'est-à-dire le meurtre même du Christ - n'est pas soumis à la prière fraternelle, sous-entendu peut-être qu'il n'est rémissible que par la prière du Christ lui-même. En effet, la pointe c'est le comble. Mais cette dernière lecture, je la suggère comme une possibilité conforme à la lecture que nous faisons de ces choses.
IV – PARDON (2)
La mort est pensée à partir du fratricide chez Jean. D'où le libre espace de parole, le libre espace d'être-devant qui constitue l'agapè fraternelle, constitue en même temps l'attitude filiale. D'être pardonné et d'être fils, c'est le même. D'être fils c'est à nouveau pouvoir parler au Père, pouvoir dire "Père" ; C'est à nouveau être à l'aise, c'est-à-dire fils, c'est-à-dire enfant.
Ici il y a deux mots qu'il faudrait voir, d'abord le mot de justification (dikaiosunè) que nous retrouverons à propos de la justification des péchés, de même qu'un des premiers titres du Christ c'est d'être juste (dikaïos) : juste, cela veut dire "à l'aise devant", ce qui permet de parler, et c'est pourquoi il est celui qui parle au Père (paraklétos pros ton patéra). Dès le début il est parole tournée vers le Père, mais désormais il est la parole chargée de nous et "parlant pour" au Père (1 Jn 2, 1).
Après dikaiosunê, le deuxième mot à retenir est le mot parrêsia (rhêma c'est la parole). Cela désigne la parole aisée, la parole à l'aise. Ce terme ponctue la première lettre de Jean en 2,28 ; 3,21 ; 4,17 ; 5,14. En 1Jn 2, 28, cette parrêsia est mise en opposition avec la honte, la peur de se montrer qui est le contraire de l'être à l'aise, et dans deux au moins des autres citations, ce terme est mis en rapport avec la prière. C'est l'être à l'aise devant qui constitue le prier. Et comme nous savons que l'essentiel chez Jean c'est que Dieu dise « Tu es mon fils », il va de soi que l'essentiel, chez les chrétiens, c'est de dire « Notre Père ».
[1] En revenant à la première pensée chrétienne, J-M Martin propose une autre compréhension de la venue du Christ, voir . Résurrection et Incarnation
[2] J-M Martin et M. Bellet ont animé de nombreuses rencontres en commun. Sur le présent blog la Christité dédié à J-M Martin figurent aussi des textes de M.Bellet (tag Maurice BELLET).
[4] J-M Martin a commenté ce texte à d'autres reprises, voir tag 1ère-lettre-Jn.
[6] Tout ceci est traité plus longuement dans Filiation et levée du péché. Les deux disent le même d'après 1 Jn 2, 12-17 et les 2 voix au Baptême de Jésus.
[8] Le mot "égorgé" ne se trouve pas dans le texte de Genèse 4, il est dit simplement qu'il se lève contre son frère et qu'il le tue. Cela vient du midrash : « Rabbi Azaria et rabbi Yonathan ben Haggaï au nom de rabbi Itshaq dirent : “Caïn avait discerné par où son père avait égorgé le jeune taureau [pour ce sacrifice] dont parle le verset "Cela sera plus agréable pour YHWH qu'un bœuf ou qu'un jeune taureau (Ps 69,32). C'est là même qu'il porta son coup meurtrier, à la gorge, à l'endroit des signes » (Genèse Rabba 4, 8 p.253-254)..