Le voile cache pour dévoiler ; Dieu se révèle et donc Dieu se dissimule
Le thème du voile se trouve en 1 Corinthiens 11 : la femme doit avoir la tête recouverte d'un voile, mais pas l'homme. Ce texte est d'abord difficile pour nous aujourd'hui. Jean-Marie Martin à qui est dédié le présent blog, l'a abordé en 2009 dans le cadre d'une réflexion sur les rapports de couple en Ephésiens 5. Il en a profité pour donner un repère important dans la lecture des Écritures : « Le rapport du caché et du dévoilé n'est pas : c'est tantôt caché et tantôt dévoilé ; mais c'est d'autant plus dévoilé que c'est plus caché, et d'autant plus caché que c'est dévoilé. » C'est ce qui figure en 1ère partie du message.
Par ailleurs le rapport du caché / dévoilé est pour J-M Martin l'un des repères essentiels à connaître pour lire la Bible, (voir Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre...)
Pour compléter cette 1ère partie, une interview du grand bibliste Paul Beauchamp (1924-2001) figure en 2ème partie. Au milieu de l'interview il dit : « Dieu se révèle et donc Dieu se dissimule », c'est d'ailleurs ce qui a donné le titre de cet article qui est paru dans la Croix en juin 2000.
I – Le voile cache pour dévoiler
Par Jean-Marie Martin
Le chapitre 11 de la première épître aux Corinthiens est un chapitre sur le voile[1].
« 3Je veux cependant que vous sachiez que Christ est la tête de tout homme-mâle, que l’homme-mâle est la tête de la femme, et que Dieu est la tête de Christ. 4Tout homme-mâle qui prie ou qui prophétise, la tête couverte, déshonore sa tête. 5Toute femme, au contraire, qui prie ou qui prophétise la tête non voilée (akatakaluptos) déshonore sa tête, c’est comme si elle était rasée. 6Car si une femme n’est pas voilée, qu’elle se tonde. Or, s’il est honteux pour une femme d'être tondue ou d’être rasée, qu’elle se voile. 7En effet il ne faut pas que l'homme ait la tête couverte, étant image et gloire de Dieu ; la femme est la gloire de l'homme – elle est l'accomplissement de l'homme, elle est l'homme accompli – 8Car l'homme n'est pas tiré de la femme, mais la femme [est tirée] de l'homme 9car l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. – c'est la grande symbolique d'Ève tirée d'Adam en Gn 2 – 10C'est pour ça qu'il faut que la femme ait son exousia (sa puissance) sur la tête à cause des anges. – exousia signifie puissance, pouvoir, autorité, indépendance et, en grec, n'a jamais le sens d'une domination subie ; dans toutes les autres épîtres de Paul, ce mot a le sens actif – 11Outre que la femme n'est pas sans l'homme ni l'homme sans la femme dans le Seigneur.12En effet, de même que la femme a été tirée de l'homme, ainsi aussi l'homme [est tiré] de la femme, et le tout [vient] de Dieu. 13Jugez-en par vous-mêmes : est-il convenable qu'une femme prie Dieu sans être voilée ? 14La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas qu'il est déshonorant pour l'homme de porter les cheveux longs 15tandis que c'est une gloire pour la femme, car la chevelure lui a été donnée en guise de vêtement (peribolaion). »
Note. Le voile du début du traité (v.5,6,13) correspond à katakaluptô de kaluptô, envelopper, voiler, cacher –, ce n’est pas le mot du v. 15, péribolaion, qui désigne le voile, le vêtement, le manteau qui donne une identité.
Curieusement, la symbolique du voile est essentiellement une symbolique de la manifestation. En effet, le rapport du caché et du dévoilé n'est pas : c'est tantôt caché et tantôt dévoilé ; mais c'est d'autant plus dévoilé que c'est plus caché, et d'autant plus caché que c'est dévoilé. Et en particulier “cacher dévoile” c'est la fonction même du voile : le voile cache pour dévoiler.
Ceci fait partie de la symbolique du vêtement[2] qui est de toute première importance, plus importante que peut-être n'importe quoi dans la pensée antique. La maison, le vêtement sont des choses fondamentales à méditer mais qui sont à rebours de ce que nous en faisons.
Le vêtement dévoile, c'est-à-dire ressaisit ce qui est donné de façon brute par la nature pour être assumé et manifesté dans que ce que nous appellerions la culture. Il faut cependant voir que nature et culture ne sont pas exactement les mots qu'il faut choisir ici bien qu'il y ait chez Paul la distinction kata phusïn (selon la nature) et kata khrêsïn (selon l'usage), mais en fait les deux sont plus ou moins synonymes chez Paul. Ainsi la distinction culture / nature ne fonctionne pas chez Paul, donc ce que je dis n'est pas absolument pertinent mais ça nous indique quelque chose du chemin qui serait à penser dans la signification du vêtement.
Le vêtement, nous le pensons depuis très longtemps à rebours de la pensée symbolique authentique.
Longtemps le Christ a été dit[3] “revêtir l'humanité”, ou “l'humanité du Christ est revêtue de Dieu”. Et les conciles ont interdit cette formulation à un certain moment parce que le vêtement est quelque chose qui ne fait pas partie de l'essence de l'être, c'est quelque chose qu'on met, qu'on enlève, ce n'est pas l'union hypostatique. Oui, mais… c'est tout à fait dans les Écritures ; autrement dit la notion de vêtement dans les Écritures n'a rien à voir avec l'usage que l'Occident, dès les premiers siècles, fait de cette notion.
II – « Dieu se révèle et donc Dieu se dissimule »
Propos de Paul Beauchamp recueillis par Jean-François Bouthors
Dans le journal La Croix du samedi 24 juin 2000
Paul Beauchamp vient de publier Cinquante portraits bibliques. Ce jésuite, bibliste français parmi les plus importants, nous explique l'origine de son travail sur l'Ecriture sainte.
► Qu'est-ce qui a suscité votre appétit pour la Bible ?
Paul Beauchamp : Peut-être le fait que la Jeunesse étudiante chrétienne, dont je faisais partie, attachait une grande importance à la lecture de l'Evangile en groupe. Je pense également aux jésuites dont j'ai fait la connaissance, à Tours, comme Bernard Liran ou Arnaud de Solages. Saint Paul tenait chez eux une grande et forte place. Je crois que cela a été décisif. Je peux dire qu'à travers eux, saint Paul a été ma porte d'entrée dans l'Ecriture sainte, avec la question du rapport entre la liberté et la foi. Mais le terrain avait été en quelque sorte préparé. Lorsque j'étais enfant, mes parents m'avaient mis chez les religieuses de Sainte-Ursule, à Tours. Ces femmes nous enseignaient l'Histoire sainte, en ne laissant tomber aucun détail choquant ou horrible. Cela m'a beaucoup impressionné. Quand on vous dit, alors que vous n'avez que quelques années, qu'il y a eu des centaines d'enfants égorgés au moment où le Petit Jésus est né, ça vous marque profondément. Bien involontairement, elles ont imprimé en moi le caractère conflictuel et dramatique de la vie, elles ont fait surgir le sens tragique de la Bible.
► Cette dimension tragique était présente dès que vous êtes entré dans la Compagnie de Jésus, puisque vous commencez votre noviciat en 1940.
P B : Les Allemands occupaient la moitié de notre maison de Laval. Il y avait juste des palissades entre leurs cris rauques et le noviciat. J'ai vu des gens de mon âge s'engager, au risque de souffrir et mourir. J'ai été très secoué à la fin de cette période et j'ai vécu une crise en 1945. C'était dans la merveilleuse campagne qui environne Le Puy et j'ai été conduit, je ne sais plus exactement pourquoi ni comment, à décider de lire toute la Bible, pendant l'été, comme quelque chose dont dépendait toute ma vie. J'avais besoin de trouver mes racines et celles du christianisme. Cela a été un bouleversement complet, non pas une conversion, mais une entrée de lumière dont je sentais qu'il me faudrait des années entières pour l'expliciter. Je découvrais la somme d'espérance apportée par ce livre, quelque chose qui allait bien au-delà de ce qu'on dit d'ordinaire sur la bonté de Dieu. Les choses prenaient une densitéà comme le mot Providence, appliqué à toute l'humanité : Dieu propose de conduire toute l'humanité au bien. Personne n'a jamais dit le contraire mais le saisir avec cette force, voilà qui changeait tout.
► Dans vos livres, vous ne cessez d'articuler la lecture de l'Ancien et du Nouveau Testament. Quand en avez-vous eu l'idée ?
P B : Tout de suite. C'est le même Dieu depuis le début. D'une certaine façon, le Nouveau Testament est la clé de l'Ancien qui reste voilé, énigmatique. Comment se fait-il, notamment, que le Livre de l'Exode hésite à attribuer à Dieu ou à un ange exterminateur la mort des premiers-nés de l'Egypte ? C'est bien obscur. L'Ancien Testament a besoin d'une clé, et le Nouveau Testament se présente comme cette clé. Même si, par ailleurs, il reste plein d'ombres lui aussi.
► Vous avez développé une approche de l'Ecriture assez particulière, plus herméneutique qu'exégétique.
P B : Je me suis fixé la règle d'aller voir ce que pensaient les autres, et j'ai donc regardé du côté de ce que faisaient les exégètes. Mais il se trouve que je suis entré à Fourvière au moment où l'on remettait à l'honneur la lecture patristique, et j'en ai beaucoup profité.
● Dieu se révèle et donc Dieu se dissimule
► Aujourd'hui, nombre de chrétiens sont intéressés par les lectures psychanalytiques de la Bible.
P B : Que la psychanalyse s'intéresse à la Bible tient à ses origines juives. Freud a écrit Moïse et le monothéisme, un livre vraiment important. Et puis le donné biblique est très enraciné dans le sexe et le conflit, ce qui intéresse au plus haut point la psychanalyse. Mais au-delà de ça, il y a le caractère voilé du message biblique. La psychanalyse a tout de même découvert à quel point la vérité se cache et, dans la Bible, la révélation se cache.
Dieu se révèle et donc Dieu se dissimule. Pour dire mieux, il se déguise. Il accepte qu'on le prenne pour un autre. Nous sommes tentés de dramatiser en nous disant que ce n'est pas le vrai Dieu. Or la marche vers lui passe par cette traversée - qu'il conduit - d'images qui ne sont pas lui, qui trompent sur lui. Dans le simple fait de se tromper, la vérité est là. S'il n'y avait pas de vérité, on ne se tromperait pas. On comprend que cela attire les psychanalystes.
► Dans le portrait que vous dessinez de Jacob, vous montrez que son chemin n'est ni celui du bonheur ni celui de la perfection. Pourtant c'est lui qui reçoit le nom d'Israël...
P B : « Courts et mauvais ont été les jours de ma vie », dit-il. Il y a là quelque chose qui rejoint cette espèce de dénudation de la condition humaine qui frappe l'esprit du monde contemporain. Cette dénudation est une révélation qui s'accompagne d'une promesse. Plusieurs de nos contemporains en restent à l'isolement de l'image de l'homme déchu, tandis que la Bible retourne cette dénudation en promesse.
► Mais celui qui lit la Parole avec foi ne se découvre-t-il pas dans une situation paradoxale, où il lui faut tenir à la fois la promesse et le fait que son accomplissement ne se donne pas entièrement ? Le monde est toujours imparfait, la vie douloureuse, marquée par l'injustice.
P B : C'est la condition d'une vie spirituelle vraie. En fait, on ne saisit Dieu qu'à travers un chemin plein d'embûches, de ruptures et de discontinuités. On ne peut pas rassembler soi-même toutes ces choses contradictoires, mais on est appelé par Dieu vers la promesse qu'il est Celui qui unifie le tout ; il est l'Un de tout cela. C'est cela sa transcendance : il est présent dans toutes ces choses qui paraissent ou sont cassées. D'ailleurs, la Bible est pleine de coutures, de cicatrices.
► Pourquoi votre dernier livre est-il illustré ?
P B : J'y tenais absolument. Parce que même dans ma lecture de la Bible, je suis de l'école de saint Ignace. La lecture doit passer par le corps. Il faut sentir ce qu'on lit, et cela s'apprend. Evidemment, ce n'est pas le travail de l'exégète. Lorsque vous avez le mot nuit, dans un texte, aucun exégète ne va vous expliquer ce qu'il veut dire. Or le texte vous porte dans la couleur que le mot nuit a pour vous. Ou le mot fruit, ou le mot épée. Votre lecture dépend en bonne partie de ce que ces mots sont pour vous. Alors j'ai mis des images que je collecte, pour certaines depuis plus de quarante ans. Il faut prendre le temps de les regarder, de les comprendre.
► N'est-ce pas aussi une manière de dire qu'on ne lit pas la Bible tout seul ?
P B : C'est ma conviction la plus complète et mon expérience. Je n'ai jamais voulu rester seul dans ma lecture. En fait, on a besoin d'être libéré de toutes les lectures qui s'affirment comme la seule.
► Parmi vos différents livres, attachez-vous un prix particulier à La Loi de Dieu ?
P B : Oui, c'est mon livre fer de lance. Parce que je m'attaque à la question de la Loi. C'est un point de conflit fondamental. Beaucoup de chrétiens se disent aujourd'hui enthousiasmés par la lecture de l'Ancien Testament, mais il leur faudrait s'interroger sur leur rapport à la Loi. La scission fondamentale entre juifs et chrétiens porte sur la pratique de la Loi. Saint Paul dit : « Vous n'êtes plus sous la Loi », et en même temps il est lui-même habité par le conflit puisqu'il promulgue, lui aussi, des lois pour l'Eglise. C'est une vraie question, au moment où notre Pape fait une telle place au judaïsme dans son message. Regardez à quel point les chrétiens sont ahuris. Pour eux, l'Ancien Testament, c'est en quelque sorte la figure d'Abraham, mais pour les juifs, c'est plutôt Moïse !
[1] En fait J-M Martin n'avait lu que les versets 7-11, les autres versets ont été ajoutés ainsi que la note.
[2] Voir les messages du blog concernant cette symbolique, ils sont dans le tag ; symb. corps et vêtement.
[3] Saint Paul lui-même dit que « vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ » (Galates 3, 27-28), cf. Galates 3 : La figure d'Abraham et la justification par la foi ; le don de l'Esprit et autres thèmes.