Lecture suivie des Noces de Cana (Jn 2, 1-11) Par Jean-Marie Martin
Ce récit ne figure que dans l'évangile de Jean. Il relate le premier signe accompli par Jésus : l'eau devenue vin ! Partant d'une situation de manque détecté par la mère de Jésus, le repas se termine dans une situation d'abondance où le meilleur vin est servi, vin qui a la réputation de "réjouir le cœur de l'homme" ! Dans ces noces le marié n'est qu'évoqué une fois, et on peut se demander qui il est et qui est son épouse….
Dans cette lecture suivie[1] Jean-Marie Martin, spécialiste de l'évangile de Jean nous conduit pas à pas en nous faisant découvrir la richesse qui se cache derrière l'apparente anecdote.
Sur le blog vous avez aussi la transcription de tout un week-end sur ce même texte (tag JEAN 2. CANA).
Lecture suivie des Noces de Cana
Avec les Noces de Cana, nous avons affaire à un texte très court. Nous allons d'abord lire le texte dans l'une de vos Bibles.
- « 1Le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée, et la mère de Jésus y était. 2Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples. 3Or il n’y avait plus de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui dit : "Ils n’ont pas de vin." 4Jésus lui dit : "Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée." 5Sa mère dit aux servants : "Tout ce qu’il vous dira, faites-le." 6Or il y avait là six jarres de pierre, destinées aux purifications des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures. 7Jésus leur dit : "Remplissez d’eau ces jarres." Ils les remplirent jusqu’au bord. 8Il leur dit : "Puisez maintenant et portez-en au maître du repas." Ils lui en portèrent. 9Lorsque le maître du repas eut goûté l’eau changée en vin - et il ne savait pas d’où il venait, tandis que les servants le savaient, eux qui avaient puisé l’eau - le maître du repas appelle le marié 10et lui dit : "Tout homme sert d’abord le bon vin et, quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent !" 11Tel fut le premier des signes de Jésus, il l’accomplit à Cana de Galilée et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.
12Après quoi, il descendit à Capharnaüm, lui, ainsi que sa mère et ses frères et ses disciples, et ils n’y demeurèrent que peu de jours. » (Traduction Bible de Jérusalem)
Il y a une lecture première de ce récit qui est l’anecdote, mais Jean vise autre chose puisque chez lui, il faut "lire grand". Ceci n’est pas simplement le récit d’une noce en Galilée.
Cet épisode va d’où à où ? Le texte va de l’absence de vin au vin donné... Ce court récit va donc du commencement à la fin de l’humanité. En effet le vin a une signification eschatologique – à la messe il est question du “vin du Royaume” –, et de plus le thème des “noces” et du repas festif sont eux-mêmes eschatologiques, le mot "eschatologique" désignant ce qui est de l’ordre de l’accomplissement total. Ici les noces récitent l’accomplissement des rapports de Dieu et de l’humanité.
Autrement dit, ce qui se dessine sous cette petite anecdote, c’est l’histoire de l’humanité, du commencement à la fin, dans son rapport à Dieu. Ce petit texte contient tout. Et ceci est vrai de toute page de saint Jean : chaque petit texte de Jean - chaque épisode - contient tout l’Évangile. Ici, nous avons également cela. Il faudra le montrer avec précision.
« 1Et le troisième jour, il y eut des noces à Cana de Galilée...
“Le troisième jour” est une des toutes premières données qui appartient au cœur du Credo qu'on trouve chez saint Paul : « 1Je vous fais connaître, frères, l'évangile que je vous ai évangélisé et que vous avez reçu, dans lequel vous êtes établis fermement 2et par lequel vous êtes saufs. […] 3Car je vous ai livré en premier ce que j'ai moi-même reçu, à savoir que Christos est mort pour nos péchés, selon les Écritures, 4qu'il a été enseveli et qu'il a été réveillé (ressuscité) le troisième jour, selon les Écritures. » (1 Cor 15).
En fait, ce troisième jour est ici le septième depuis le début du chapitre 1. En effet, il y a d'abord “un jour”, puis “le lendemain” (v. 29) : ça fait deux ; puis “le lendemain” (v. 35) : ça fait trois ; puis “le lendemain” (v. 43) : ça fait quatre, et ici c'est le troisième jour après, or quatre et trois, ça fait sept. Autrement dit, Jean écrit dans une symbolique qui se rapporte aux “sept jours” du premier chapitre de la Genèse. Or par ailleurs, pour lui, le septième jour est celui qui contient toute l’histoire du monde : les six premiers jours sont les jours où Dieu dépose les semences du monde, et le septième jour cette déposition des semences cesse et commence une autre œuvre qui est la croissance des semences qui va depuis la semaille jusqu’à la moisson, c’est-à-dire depuis l’archè jusqu’à l’eschaton. Donc, il y a une dimension eschatologique dans ce septième jour qui est le jour dans lequel nous sommes.
Dans le chapitre 6 sur le “Pain de la vie” Jésus dit plusieurs fois: “Et je le ressusciterai au dernier jour”, ce qui signifie, puisque le futur est à entendre comme un inaccompli hébreu : “Et je commence à le ressusciter dans ce septième jour dans lequel nous sommes.”
Par ailleurs le thème de “l’œuvre” (qui correspond à la croissance) est développé implicitement dans le chapitre 5. Jésus a guéri un homme, et c'est un jour de shabbat, donc on le critique parce qu’il ne respecte pas le shabbat ; il réplique : “Mon père œuvre le septième jour et moi j’œuvre aussi”, ce qui est contraire à l’idée qu’au septième jour, Dieu se repose. En fit Jésus se réfère à un autre sens du verbe traduit en général par “se reposer”, qui est "cesser" : cesser un travail pour commencer une autre œuvre, donc ici, se reposer du travail de la semaille pour commencer un autre travail.[2]
Et c’est le Christ qui accomplit ce que saint Jean appelle “l’œuvre”. Et cela a rapport à la volonté car le mot “volonté” désigne chez Paul et chez Jean “la semence”, donc “faire la volonté de Dieu” et “accomplir son œuvre” sont deux choses qui vont ensemble. En tout homme il y a semence de christité qui demande à croître, c'est la volonté voulue de Dieu sur l’humanité qui demande à croître.
… et la mère de Jésus était là.
Ici, Marie est nommée “mère”. La figure de Marie est très peu évoquée dans les textes de saint Jean, on la trouve ici aux Noces de Cana, et on la trouve aussi à la croix : « 25Se tenaient près de la croix de Jésus sa mère, et la sœur de sa mère, Marie de Cléopas et Marie la Magdaléenne.26 Jésus donc voyant la mère et se tenant auprès, le disciple qu'il aimait, dit à la mère : "Femme voici ton fils". 27Ensuite il dit au disciple : "Voici ta mère". Et à partir de cette heure le disciple la reçut dans son propre. » (Jn 19). Les lieux de Marie que l’on connaît davantage, c’est le début des évangiles de Luc et de Matthieu. C’est là que se trouvent les grandes figures connues par la peinture : l’Annonciation, la Visitation, la naissance de Jésus...
À propos de Marie, je pense qu’il faut distinguer ce qu’en dit l’Écriture et ce qui est venu ensuite et qui n’est pas simplement le fait de l’Institution, mais plutôt le fait d’une dévotion populaire. Par exemple, une des questions posées a été : “Est-ce qu’on peut appeler Marie "mère de Dieu" (Théotokos) ?” et ça a créé une émeute populaire dans la ville d’Ephèse : il fallait absolument pouvoir dire “Mère de Dieu”, car Éphèse était célèbre par son grand temple d’Artémis. De même une dévotion populaire envers Marie s'est beaucoup développée dans l’Occident occidental proprement dit, en Gaule. Par exemple, à partir du VIe siècle, au Moyen Âge, cette dévotion s'est créé en référence aux sources, aux lieux...
Et ça va très loin. Par exemple c'est la piété populaire qui est à l'origine de quelque chose d’aussi étrange apparemment que le dogme de l’Immaculée Conception que presque tout le monde confond (y compris des théologiens), avec la naissance virginale de Jésus – le fait qu’on mélange les deux tient aussi à ce que la sexualité a l’air d’une tache (macula, maculé) en Occident alors que ça n’a rien à voir, mais c’est une confusion significative. En effet le Magistère a défini ce dogme en 1858 selon le principe que, puisque cette persuasion dure depuis longtemps et est répandue de façon universelle dans toute l’Église, cela ne peut venir que de l’Esprit Saint. Le dogme ici est donc la prise en compte par le Magistère de quelque chose qui n’est pas de lui-même. C’est intéressant et, en même temps, on peut se demander quelle est la fonction critériologique de cela.
La référence à Marie, nous en avons des traces dans les prénoms. Une fois, lors d'une retraite que j'ai prêchée près de Rennes avec des sœurs bretonnes de 90 ans environ, nous avons fait le compte que le nom de Marie et celui d'Anne, mère de Marie, se trouvaient dans le nom de 80% d’entre nous, y compris moi-même, puisque je m’appelle Jean-Marie, Johan et Anne étant de la même racine. Nous nous étions dit que nous étions tous “enfants de Marie”.
Pour autant il y aurait à regarder la question qui se pose par rapport à la femme : cette "maternité" de Marie, est-ce une célébration des femmes, ou bien est-ce une façon d’exclure “les femmes” que de parler de “la femme” ? ce sont là des choses dont on peut débattre. C’est complexe et on ne peut se contenter de slogans simplistes à ce sujet-là.
On sait par ailleurs que la symbolique du masculin et du féminin est une symbolique qui fait partie de la structure absolument fondamentale de l’Évangile[3].
2Jésus était invité aussi, ainsi que ses disciples 3et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : “Ils n’ont pas de vin.”
Le texte dit “Ils n’ont pas de vin”, et dans beaucoup de traductions vous trouvez : “Ils n’ont plus de vin.” On peut se demander s’il faut faire une différence entre les deux. En fait, pour le sens, ça n’est pas très important, parce que c’est la révélation de ce que nous sommes nativement dans une situation de manque : le mot “manquer” (hystérein) se trouve ici, et c'est un mot qui deviendra classique chez certains lecteurs du IIe siècle pour désigner la déficience fondamentale de l’humanité dans son état inaccompli. En effet, l’homme naît inachevé. C’est déjà vrai en un certain sens pour le bébé qui naît inachevé, mais c'est vrai aussi pour l’homme tout entier : par rapport à la vie christique, il naît inachevé. C’est cela qui explique par exemple la guérison de l’aveugle-né (son manque est de naissance) : en lui appliquant de la boue mêlée de sa salive sur les yeux, Jésus reprend le modelage d'Adam du chapitre 2 de la Genèse pour attester son inachèvement, puis il l'envoie à la source pour que l’homme soit pleinement accompli.
Et précisément, il faut remarquer que “accomplir” et “emplir” ont le même sens, et qu'ici aux Noces, “emplir” est intéressant puisqu'il s’agit d’emplir ce qui n’est pas plein, à savoir les six jarres. Et là on trouve justement le chiffre six qui est du côté du manque puisque c'est le sept qui est chiffre d'accomplissement… c’est pour cela que Jésus rencontre la Samaritaine “à la sixième heure”, c’est pour cela que Jésus meurt à “la sixième heure”.
Dans notre texte l’accomplissement se pense donc dans la symbolique de l'emplissement, emplissement des six jarres "jusqu'en haut".
Il est remarquable que la reconnaissance du manque – sa confession – soit quelque chose d’essentiel. Si on se refuse à reconnaître le manque, on n’est pas ouvert à l’emplissement de ce qui manque.
C'est ce que dit Jésus après avoir guéri l'aveugle-né : “Je suis venu pour ce jugement (ce discernement) que les aveugles voient – c'est-à-dire que "ceux qui se reconnaissent aveugles" soient amenés à voir - et que les voyants - c’est-à-dire "ceux qui se prétendent voyants" - deviennent aveugles. Autrement dit ces voyants-là n’ont pas la capacité de recevoir la vision puisqu’ils prétendent l’avoir déjà.
On trouve donc le thème de la reconnaissance du manque qu'il s'agit d'abord de déceler. Et qui décèle le manque, ici ? C’est “la mère” puisque c'est elle quilui dit : “Ils n’ont pas de vin.”
Comme je l'ai dit au début, il s'agit de vin lors d'une noce, or le vin comme la noce et le banquet, sont des thèmes eschatologiques, ils symbolisent l’accomplissement plénier de l’humanité. Et, de plus, nous sommes dans le septième jour, le dernier jour, c'est bien le jour de l’accomplissement et il commence par la reconnaissance du manque (“Ils n’ont pas de vin.”), du fait qu'on est dans le non-encore-accompli.
4Jésus lui dit : “Quoi de toi à moi, femme ?...
« Quoi de toi à moi » : cette expression n'est pas évidente pour nous, mais elle signifie simplement la prise de distance entre deux personnes : Jésus se distancie de sa mère. C'est là un premier indice de la contestation de la "maternité native". Je dis “native” pour ne pas dire “naturelle”, parce que je ne sais pas s’il y a une nature humaine mais je sais qu’il y a une condition native de l’homme.
N'oublions pas que "croire ", c’est-à-dire reconnaître le Christ pour ce qu'il est, ce n’est pas simplement ajouter quelques connaissances supplémentaires à celles que nous avons déjà mais c’est naître de nouveau ou naître d’en haut comme le dit Jésus à Nicodème. Nous naissons de nos parents dans une culture, dans une langue – nous avons une langue maternelle et un patrimoine culturel – mais l’Évangile n'appartient pas à une culture où les choses s’héritent par droit de naissance. On n’est pas chrétien parce qu'on est né d’une mère chrétienne alors qu'on est juif lorsqu'on est né d’une mère juive. Il faut naître de neuf, de plus originaire que la naissance qui nous vient de nos parents.
J'ai dit que l'Évangile met en cause la notion de maternité native. Et cette mise en cause touche à plus large que le rapport à la mère. En effet, ce qui appartient à la “constellation familiale” a besoin d’être remis en cause pour entendre ce que veut dire “père”, “mère” dans l'évangile. De plus, il faut bien voir que le “Notre Père” fait autant difficulté que la Vierge Marie. Il y a un langage de type familial qui est structurant du Nouveau Testament, et cependant, il comporte à l’intérieur de lui-même une critique de la donnée spontanée de cela pour en ressortir quelque chose d’autre – ce quelque chose d'autre n’est pas une simple application de données psychologiques ou psychiques de la paternité, de la maternité ou de la filiation... –, c’est même un des soucis majeurs de l’Évangile que de faire opérer ce passage.
Jésus lui dit « Femme...» et dans le langage de l’époque, ce n’est pas réputé marquer une légèreté, c’est la façon habituelle de s’adresser à une femme. Si nous réfléchissons sur le féminin, il faut voir que “femme” en soi n’est pas du tout dépréciatif, c’est même ce qui est capable de porter quelque chose de plus essentiel que mère, épouse, sœur etc... qui sont des aspects de la féminité, mais pas l’essence de la féminité.
D'après notre texte, parmi les personnes présentes, deux groupes se dessinent : d'une part il y a la mère et les frères, et d’autre part, les disciples… et il y a un débat implicite sur le rapport de ces deux groupes. Ce débat se trouve traité dans d’autres lieux du Nouveau Testament. D’une façon sommaire on peut dire que c'est la gestion de l’héritage. Qui est héritier de Jésus, est-ce la famille ou est-ce les disciples ? A quel titre est-on héritier de Jésus ? J'ai fait allusion tout à l'heure à l'autre scène du chapitre 19 où se trouve Marie, la scène où Jésus donne le disciple à sa mère comme fils, et où il donne sa mère au disciple comme mère, c’est une scène de testament, un legs qui est fait ! De même, il y a une espèce de legs plus complexe, dans les versets qui précèdent ceux-là, on est à la croix et la question étant de savoir qui hérite des vêtements et de la tunique de Jésus. Ort il est fait mention de quelque chose de spécial à propos de la tunique : elle est tirée au sort de façon à ce qu'elle ne se déchire pas. Là on est dans la symbolique du vêtement, une symbolique très importante dans le Nouveau Testament. Se profilent là un certain nombre de débats sur ce qu’il en est de la famille par rapport à ce qu’il en est de l’Évangile.
La prise de distance de Jésus par rapport à sa mère n'est donc pas dans l’emploi du mot de “femme”, mais dans “Qu’y a-t-il entre moi et moi ?”. Autrement dit, il y a sans doute quelque chose d'essentiel à l’Évangile qui est un examen critique de la famille, pour autant il ne va pas vers un rejet pur et simple, mais il va vers quelque chose qui se joue dans le langage même de la famille et qui est très important.
La question est celle de savoir ce qui constitue l’humanité d’un point de vue christique, ceci étant comparé aux liens différemment pensés soit à la dimension de la famille soit à la dimension de l’humanité tout entière. Renouveler l’homme, c’est renouveler du même coup ce qui constitue la relation constitutive de l’homme, l'homme n'étant jamais considéré dans l'Évangile comme un sujet isolé. Je ne fais qu’esquisser là quelque chose qui est très important.
…Mon heure n’est pas encore venue.”
“Mon heure” : cette expression désigne l’heure de l’accomplissement, l’heure eschatologique. Et cette heure c’est maintenant comme il est dit ailleurs : “L’heure vient et c’est maintenant” (Jn 5, 25). Ce n'est pas le “maintenant” fluent du temps, mais un autre “maintenant” qui met en cause la suffisance du temps mortel. Il est tout à fait normal de mettre en cause la suffisance de la mort, elle qui est infiniment "suffisante". En effet la Résurrection met en cause la signification du temps mortel – du temps mortel et meurtrier –, et c’est pour cela que s’ouvre le temps christique qui est "le temps de Dieu". Parler de “ temps de Dieu” est beaucoup plus intéressant que de parler d'éternité. Ce n’est pas que je trouve l’éternité trop longue que je dis cela, mais c’est parce que l'éternité telle que nous la pensons est un concept très insuffisant. Chez saint Jean le mot "vie" (zoê) désigne toujours la "vie éternelle", il dit une nouveauté du temps qui ne se calcule pas sur le mode de notre temps mortel.
Ainsi, quand Jésus dit “mon heure”, il dit “moi-même dans mon accomplissement” – le mot "heure" ici ne désigne pas simplement un cadre temporel –, de même que quand il dit “ma psyché” (mon âme), il dit “moi-même” sous un certain aspect, c’est une façon hébraïque de parler. Par exemple dans la Magnificat on a : “Ma psyché (mon âme) magnifie le Seigneur, mon pneuma (mon esprit) exulte en Dieu mon Sauveur” où "ma psychê" et "mon pneuma" sont deux façons de dire “moi-même”. De même “ma chair” est une façon de dire “moi-même”, c'est même précisément "moi dans ma faiblesse".
Je viens de dire que pour Jésus "mon heure" désigne l'heure de son accomplissement, mais il ne faut pas oublier que cet accomplissement c’est celui de l’humanité en lui. Jésus n’est jamais un individu séparé ou disjoint de sa tâche, de son œuvre qui est l’accomplissement de l’humanité tout entière. Et "son œuvre", c’est lui-même, c’est lui-même qui œuvre. Il y a des liens entre Jésus et l’humanité tels que dans ce contexte les termes de “frères”, de “père”, de “mari”, s'ils sont pris au sens usuel, sont inadéquats pour dire ce dont il s’agit.
« Mon heure n’est pas encore arrivée »... Quand est-ce qu’elle arrive ? Elle n’est pas arrivée au début du texte, mais elle est arrivée à la fin : c’est l’eschatologie ! La fin est eschatologique comme je vous l'ai dit. Le texte contient tout, toute l’histoire. Autrement dit, ce texte va de l’heure non accomplie, non arrivée, jusqu’à : “L’heure est là, c’est maintenant”.
5Sa mère dit aux serviteurs : « Ce qu’il vous dira, faites-le. » 6Étaient là des jarres de pierre, six, en vue de la purification des Judéens, posées, contenant jusqu'à deux ou trois mesures. 7Jésus leur dit : “Remplissez les jarres d’eau.” Ils les emplirent jusqu’en haut.
Ils emplissent “jusqu’en haut”. Par parenthèse, l’expression “jusqu’au bord” dit la même réalité, mais la signification du "haut" a une importance particulière chez saint Jean, donc, dans la traduction, on manque quelque chose de la symbolique du texte si on met “jusqu’au bord”. C'est vrai qu'il est tentant de dire “A ras bords”...
Ici les six jarres représentent la loi juive :
- quand elle n’est pas emplie – et elle ne l’est jamais, dit Paul – c’est de l’eau ;
- quand elle est emplie jusqu’au bord, jusqu’en haut, c’est du vin.
C'est en ce sens-là que Jésus ne détruit pas la loi, il l’emplit, il l’accomplit, et le fait de l’accomplir détruit son état d’inaccomplissement. Ici, chaque symbole est à entendre en affinité, c’est-à-dire aux confins des frontières qu'il a avec un autre symbole. Un symbole seul ne signifie rien du tout. Un mot seul ne signifie rien, ne symbolise jamais rien. C'est dans le passage de l’eau au vin, l’eau en prend un coup, c’est-à-dire qu'elle prend une signification d’insuffisance. Dans d'autres passages de saint Jean l’eau est prise dans un sens tout à fait positif, par exemple “l’eau de la vie”. Un symbole est toujours à prendre dans une union matrimoniale avec un autre.
8Il leur dit : “Puisez maintenant et portez au maître de table.” Et ils puisèrent. 9Quand donc le maître de table eut goûté l’eau devenue vin - il ne savait pas d’où c’était, mais les serviteurs, eux, le savaient, puisqu’ils avaient puisé -, le maître du repas appelle l'époux. 10Il lui dit : “Tout homme pose d'abord le bon vin et quand on commence à s'enivrer le moins bon, mais toi tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant.”
Qui parle ici ? Le maître de table. Et il faut voir qu'il a la même fonction, que celle du Baptiste. En effet, à la fin du chapitre 3, Jean nous donne une clef de lecture à la fois pour notre texte des Noces (chapitre 2) et pour la rencontre avec la Samaritaine (chapitre 4).
Il y a un débat (zêtêsis) entre les disciples de Jean et un Judéen à propos du baptême (Jn 3, 25) et on vient dire à Jésus : « “Celui qui était avec toi au Jourdain, il baptise lui aussi et voici que tous marchent derrière lui. 27Jean répliqua et dit : “Un homme ne peut recevoir que ce qui lui est donné du ciel.” – il y a la distinction de deux voix : la voix venue du ciel parle à partir du ciel, tandis que Jean est la voix qui parle à partir de la terre… mais parler à partir de la terre, c'est sa vocation puisque cela lui est donné du ciel – 28Vous-mêmes de moi vous témoignez que j'ai dit : "Je ne suis pas le Christos, mais j'ai été envoyé au-devant de lui." 29Celui qui a l'épouse est l'époux, mais l'ami de l'époux (le garçon d'honneur) qui se tient debout et qui l'écoute, se réjouit de joie à cause de la voix de l'époux. Donc cette joie qui est la mienne est pleinement accomplie. » Époux et épouse ici désignent le Christ et l’humanité, et le Baptiste est "l’ami de l’époux" c'est-à-dire “le chef de table” de la Noce ... Vous avez là quelques versets qui donnent la clef des noces de Cana qui précèdent et de la Samaritaine qui va suivre.
Au chapitre 4 le récit de la Samaritaine est celui des épousailles du Christ et de l’humanité. En effet, dans l’Ancien Testament, les rencontres des fiancés se font au puits et ici il est dit que le puits où Jésus rencontre la Samaritaine est “le puits que Jacob a donné à Joseph” etc... Donc le thème sponsal, le thème matrimonial, est important chez Jean.
Nous n’avons pas encore abordé l’essentiel de notre texte qui n’est précisément pas le thème des épousailles, mais nous avons appris à le lire dans sa véritable dimension, dans sa situation : sous l’apparence de raconter une noce en Galilée, il raconte ce qu’il en est de l’humanité christique, de l’humanité dans le Christ. C’est ça le véritable thème du récit.
11Ce fut l'arkhê (la tête, le premier) des signes que fit Jésus à Cana de Galilée. Et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.
Jean nous dit que ce que nous avons lu, c’est un sémèion (un signe). Mais attention, le mot “signe” ne signifie jamais “preuve” chez Jean où il y a une critique d’un certain usage du signe : on ne voit pas "pour croire", mais on voit "du fait de croire". C’est croire qui donne la dimension et la signification de signe à un événement, et c'est pourquoi Jean développe l’épisode comme signe du "signe unique". Chez les Synoptiques, il est dit explicitement qu'il n’y a qu’un signe, par exemple en Matthieu 12 : « 38Quelques-uns des scribes et des pharisiens lui adressèrent la parole : “Maître, nous voudrions voir un signe venant de toi.” 39Il leur répondit : “Cette génération mauvaise et adultère réclame un signe, mais, en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe du prophète Jonas. 40En effet, comme Jonas est resté dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, le Fils de l’homme restera de même au cœur de la terre trois jours et trois nuits. » Donc mort-résurrection. C’est la résurrection qui est “le” signe, un signe qui n'est pas à entendre comme une preuve. Et c'est parce que Jean célèbre explicitement la résurrection dans chacun des épisodes qu'il appelle “signe” également un thème comme celui-ci. En plusieurs endroits il compte les signes, et ici « ce fut le premier des signes. » En fait dans le texte on a le mot archê, et le traduire simplement par "premier" n’est pas suffisant car il ne désigne pas seulement un commencement dans le temps... C’est le premier mot de la Genèse et le premier mot de l’évangile de Jean...
“Et il manifesta sa gloire...” Le mot "gloire" désigne la présence de résurrection. Quand, au début du chapitre 17, Jésus prie, il demande : « Père, glorifie ton fils », et c’est la demande de résurrection. Dans l'Ancien Testament le mot “gloire” désigne la présence radieuse de Dieu, et ici il est entendu comme la présence de Dieu sur le visage du Christ, comme le dit saint Paul en 2 Cor 4, 6, cette présence qui est précisément la Résurrection.
“Et les disciples crurent en lui.” “Croire” signifie toujours “accueillir la résurrection”. Entendre l’Évangile, c’est-à-dire l’annonce de la résurrection, c'est laisser qu’elle habite en nous, qu’elle fasse œuvre en nous. Chez saint Jean le mot “croire” est inséparable du mot “résurrection” de même que le mot “résurrection” est inséparable du mot “croire”. “La résurrection”, c’est "ce qui vient", et “croire” c’est le nom de ce qui recueille – recueillir ce qui vient. Dieu “vient”, et sa venue, c’est la résurrection.
Après cela, il descendit à Capharnaüm, lui et sa mère et ses frères et ses disciples, et ils demeurèrent peu de jours.”
Jésus descend à Capharnaüm. Or Capharnaüm désigne les confins de la Galilée, et "descendre à Capharnaüm" signifie la résurrection.
[1] Cette lecture a été réalisée dans le cadre de deux sessions, le commentaire des deux étant mélangé.
[2] Ceci est traité dans Jn 5, 17-21: le shabbat en débat. Les 7 jours et les 2 œuvres de Dieu (Gn 1) .