Deux écrits de Karl Rahner sur le rapport langage poétique et langage chrétien
« La question de la manière dont nous considérons la poésie est une question très sérieuse et vraiment chrétienne, une question qui débouche dans celle du salut de l’homme » dit K. Rahner.
Deux écrits de Karl Rahner concernent plus particulièrement la parole poétique et la parole de Dieu, l'un étant la préface d’un recueil de poèmes d'un prêtre-poète, l'autre étant un article publié dans une revue à destination des éducateurs, ces deux textes ayant été republiés dans des livres de Karl Rahner.
Le message précédent du blog, "Éclairer le discours chrétien originel par le discours poétique" qui retranscrit un cours de théologie de Jean-Marie Martin, a montré la fécondité de rapprocher ces deux langages. Comme cela apparaît à la fin, ce cours de 1968 était relié au texte de Karl Rahner "La parole poétique et le chrétien" republié en 1968 dans le tome 9 des Écrits théologiques.
À noter que Karl Rahner est né le 5 mars 1904, il y a donc cent vingt ans et est mort le 30 mars 1984 il y a quarante ans. Un recueil de textes spirituels paru récemment offre de redécouvrir cette grande figure de la théologie du XXe siècle : Vie chrétienne (Œuvres 14), paru au Cerf.
Présentation des deux textes
Deux écrits de Karl Rahner concernent la parole poétique et la parole de Dieu :
- L’un, de 1955, "Prêtre et poète", écrit en allemand est la préface d’un recueil de poèmes du poète espagnol Jorge Blajot, jésuite, sur le thème du sacerdoce. Une édition française du texte paraît en 1964, dans un livre regroupant différentes contributions de Karl Rahner, Éléments de théologie spirituelle, de la collection "Christus". Il considère la relation entre la parole poétique et l’annonce de la parole de Dieu ;
- L’autre, de 1960, "La parole poétique et le chrétien", a été écrit en allemand pour la revue L’éducateur catholique. Cet article a été l’objet d’une traduction française dans le neuvième tome des Écrits théologiques publié en 1968. Il considère la relation entre la parole poétique et l’écoute de la parole de Dieu.
Ces deux textes ont été récemment mis en valeur par Denis Hétier qui a soutenu en 2017 une thèse intitulée "Éléments d’une théologie fondamentale de la création artistique Les écrits théologiques sur l’art chez Karl Rahner (1954-1983.
- En 2014, il a publié un premier article sous le titre : « Esquisse d’une théologie fondamentale de la création artistique. Les écrits théologiques sur l’art chez Karl Rahner (1954-1983) » dans Transversalités, 2014/2, n° 130, p. 111-128 (https://www.cairn.info/revue-transversalites-2014-2-page-111.htm).
- En 2018 il a publié un article sous le même titre dans Recherches de Science Religieuse 2018/3 (Tome 106), pages 467 à 486.
- En 2020 il a publié un livre sous le même titre aux Ed. Peeters Publishers, Préface de Vincent Holzer, 492 pages (cf. la table des matières sur https://theo.kuleuven.be/apps/press/theologyresearchnews/2021/02/05/elements-dune-theologie-fondamentale-de-la-creation-artistique/). Ce livre semble épuisé. Les textes qui figurent juste après viennent de ce livre.
/image%2F1371754%2F20240331%2Fob_906139_ecrits-sur-l-art-de-karl-rahner-par-d.jpg)
1er texte : PRÊTRE ET POÈTE (1955)
D’emblée, Karl Rahner pose l’unité des deux vocations, celles de prêtre et de poète, comme comptant parmi les "possibilités les plus hautes". (…) C’est cet accomplissement des deux dans l’unité (« le prêtre accompli et le poète accompli seront un ») que Karl Rahner veut tenter d’expliciter « pour rendre hommage aux vers qu’un prêtre a écrits sur le sacerdoce ».
Pour ce faire, Karl Rahner considère tout d’abord, dans une première partie, la parole poétique et le poète, puis, dans une deuxième partie et de manière parallèle, la parole de Dieu et le prêtre ; dans une troisième partie, il souligne les différences entre le prêtre et le poète ; enfin, dans une quatrième et cinquième partie, il envisage la corrélation possible entre la parole poétique et la parole de Dieu ainsi qu’entre le poète et le prêtre.
(…)
I. LE POÈTE ET LA PAROLE POÉTIQUE
(…)
3. Les "paroles originaires". Unir les parties et le tout, ouvrir à l’infini
Dans une deuxième considération, Karl Rahner distingue deux types principaux de paroles, relativement à leur effectivité :
« Il y a des paroles qui divisent et des paroles qui unissent » (Prêtre et poète, p. 269).
Tout le développement qui suit explicite ces deux modes opératoires distincts de la parole (diviser ou unir) auxquels correspondent respectivement la parole scientifique et la parole poétique. La dimension essentielle de la parole poétique est sa capacité d’unification. C’est aussi, pour Karl Rahner, la dimension première et originaire de la parole : c’est en ce sens qu’il parlera de "paroles originaires" ou de "mots originaires" [Urworte][1].
Karl Rahner confronte, donc, ces deux types de paroles. Il y a « les paroles fabriquées, techniques, les paroles utilitaires » qui « délimitent et qui isolent », qui « analysent le tout pour expliquer le particulier », qui sont « claires parce qu’elles sont plates et sans mystère », qui nous permettent de nous emparer des choses. Mais il y a aussi les paroles qui peuvent nous devancer ou naître soudainement, qui nous introduisent véritablement dans ce qu’elles signifient, qui « nous instruisent profondément en rassemblant l’un dans le multiple ». Ces paroles « font transparaître, à travers une chose particulière, l’infinité de toute réalité ». Elles sont :
« comme des coquillages dans lesquels résonne la mer de l’infinité, si petites qu’elles puissent être. Elles nous éclairent, et ce n’est pas nous qui les éclairons. Elles ont pouvoir sur nous parce qu’elles sont des dons de Dieu, non des fabrications de l’homme, bien que ce soit peut-être par des hommes qu’elles soient venues à nous » (Prêtre et poète, p. 269)
Karl Rahner souligne, tout en en donnant la raison, le caractère parfois obscur de ces paroles :
« [Elles] peuvent être obscures, parce qu’elles évoquent le mystère supralumineux des choses. Elles montent du cœur et éclatent en hymnes. Elles ouvrent les portes pour les grandes œuvres, et elles décident sur des éternités » (Prêtre et poète, p. 269).
Ces paroles sont les paroles originaires :
« Ces paroles qui jaillissent du cœur, qui s’emparent de nous, qui unissent par un charme, les paroles qui célèbrent et qui sont données, je voudrais les appeler des paroles originaires [Urworte] » (Prêtre et poète, p. 269).
Karl Rahner fait toutefois remarquer que les paroles ne sont pas définitivement réductibles à l’un ou l’autre type : elles peuvent s’abaisser ou s’élever de l’un à l’autre selon leur usage. Cela fait partie du « destin des paroles ». Les paroles ou les mots, précise-t-il encore, ont leur propre histoire. En tant que théologien, il place ce destin de la parole humaine dans sa dimension la plus profonde et la plus ultime, à savoir celle d’avoir été, aussi, la parole du Verbe fait chair :
« Les mots ont leur histoire. Et comme pour l’histoire des hommes eux-mêmes, un seul est le vrai Maître de cette histoire : Dieu. Lui-même est devenu porteur de cette histoire, il a prononcé là, dans la chair de cette terre, ces paroles, et il les a laissées écrire comme ses propres paroles » (Traduction modifiée ; Prêtre et poète, p. 270).
Pour illustrer ce destin multiple des mots, Karl Rahner montre que le mot "eau" n’a pas la même signification et la même portée lorsqu’il est prononcé par le Pauvre d’Assise ou réduit à une formule chimique. Il rappelle que, selon Goethe, l’eau évoque l’âme humaine[2]. Dans la confrontation de ce double usage d’un même mot, Karl Rahner s’oppose résolument à l’opinion qui ne tiendrait comme vraie que l’eau du chimiste, et qui reléguerait l’eau vécue par l’homme, l’eau du sacrement baptismal, l’eau du poète à n’être qu’une simple "sublimation poétique". Tout au contraire, l’eau vue à travers une formule est une régression et une dévaluation grave de la nature de l’eau telle que l’homme peut la vivre. Dans un même mouvement, Karl Rahner conteste la primauté de la clarté conceptuelle du mot et de la définition. Il accorde, bien plutôt, la priorité aux mots ou paroles originaires qui ne sont pas définissables, qui relèvent de la dimension spirituelle de l’homme et qui dans leur simplicité renvoient au mystère. Si la pensée conceptuelle qui définit clairement les choses est plus facile à saisir, il pose la question de savoir si celle-ci est pour autant "plus vraie" et "plus fidèle à la réalité". De même, il pose cette interrogation : « l’“être” est-il clair ? [ist “sein” klar?] », ou encore: « qu’est-ce que “est” et qu’est-ce que “rien”? [was ist “ist” und was “nichts”?] » (Prêtre et poète, p. 271).
Karl Rahner récapitule enfin, avec un certain lyrisme, mais avec beaucoup de précision, les différentes dimensions qui caractérisent les mots originaires. Il insiste sur leur ouverture secrète à l’infini, sur leur obscurité nécessaire, sur leur capacité d’unir l’un et le multiple, l’essence et le phénomène, la partie et le tout :
« Les mots originaires [Urworten] sont toujours comme la maison illuminée, de laquelle il faut sortir, même "s’il fait nuit". Ils sont toujours remplis comme d’une légère résonance de l’infinité. Ils peuvent parler de n’importe quoi, ils murmurent toujours quelque chose de tout. Essaie-t-on d’en faire le tour, on se perd toujours dans l’infini. Ils sont les enfants de Dieu qui ont toujours en eux quelque chose de la ténèbre lumineuse de leur Père. Il y a une connaissance qui se tient devant le mystère de l’unité dans la multiplicité, de l’essence dans le phénomène, du tout dans la partie et de la partie dans le tout. Cette connaissance se sert des mots originaires [Urworten] qui évoquent le mystère. Elle est toujours illimitée et obscure comme la réalité elle-même. Celle-ci s’empare de nous par ce genre de mots et nous attire dans ses profondeurs insondables. Dans les mots originaires [Urworten], l’esprit et la chair, le signifié et son symbole, le concept et le mot, l’objet et l’image, sont encore originellement, matutinalement un – ce qui ne signifie pas simplement la même chose » (Prêtre et poète, p. 271)
(…)
4. L’«obscurité» des paroles originaires
Karl Rahner revient sur la dimension d’obscurité inhérente aux paroles et aux mots originaires, déjà évoquée précédemment. Pour en rendre compte, il cite ces vers de Rainer Maria Rilke, se contentant de dire que seul celui qui les comprend saisit ce que sont les mots originaires et « pourquoi ils ont le droit d’être obscurs, et même ne peuvent qu’être obscurs » (Prêtre et poète, p. 273) :
« … Sommes-nous peut-être ici, pour dire : maison,
pont, fontaine, porte, cruche, arbre fruitier, fenêtre, –
tout au plus : colonne, tour… ? mais pour dire, comprends-le,
ô pour dire tout ce que les choses elles-mêmes jamais
ne pensèrent être dans leur intimité… »
(Prêtre et poète, p. 272, « Rilke, Élégies de Duino (Paris 1943), 9e Élégie, 93 »).
De la sorte, Karl Rahner renvoie chacun à sa propre capacité de perception poétique. Il fonde, par contre, cette obscurité des paroles originaires dans le caractère paradoxal de l’être humain lui-même, en tant qu’il est « unité irrévocable d’esprit et de chair, de transcendance et d’intuition, de métaphysique et d’histoire ». Ce fondement, il l’élargit plus encore à la question de l’unité des parties et du tout, unité secrète qui fait que « tout vibre en tout » et qu’ainsi « chaque mot authentique et vivant a des racines qui descendent à une profondeur infinie » (Prêtre et poète, p. 273). Nous retrouvons les trois caractéristiques des paroles originaires : unir, ouvrir à l’infini, l’obscurité. Ce sont des thèmes qu’il reprendra et développera dans l’article de 1960, "La parole poétique et le chrétien".
Ce mouvement de la poésie, Martin Heidegger l’exprime à sa manière dans sa conférence « … L’homme habite en poète… » :
« Mais le poète ne décrit pas seulement, s’il est poète, l’apparence du ciel et de la terre. Chantant les aspects du ciel, le poète appelle ce qui, en se dévoilant, fait apparaître justement ce qui se cache, à savoir comme ce qui se cache. Du sein des apparences familières, le poète appelle cette chose étrangère où l’Invisible se délègue pour demeurer ce qu’il est : inconnu[3]. »
5. Les "paroles originaires" comme présentation et accomplissement de la réalité
Karl Rahner aborde ensuite un autre aspect constitutif des paroles originaires, soulignant qu’il s’agit d’un point « à méditer encore plus attentivement que jusqu’à présent ». L’enjeu de cette analyse est de montrer que les paroles originaires ne se contentent pas d’indiquer, de signaler ou de renvoyer à quelque chose. Les paroles originaires créent une relation singulière et nouvelle entre la chose et l’auditeur de la parole, une relation qui est de l’ordre de la présence, du déploiement et de l’accomplissement.
La parole originaire opère une présentification :
« Le mot originaire [Urwort] est au sens propre la présentation de la chose elle-même » (Prêtre et poète, p. 273).
La parole originaire "apporte" la réalité, "la rend présente", la dresse et "l’offre". La parole originaire est un évènement :
« Mais toutes les fois qu’un tel mot originaire [Urwort] est dit, quelque chose survient [sich ereignet] : la venue de la chose elle-même pour l’auditeur » (Ibid.)
Karl Rahner précise que cet évènement n’est pas simplement de l’ordre de la connaissance ou de l’ordre intentionnel, mais, plus radicalement de l’ordre d’un saisissement mutuel et de l’ordre existentiel. La réalité, en étant ainsi nommée et connue, est rendue présente à l’homme ; elle advient à l’être-là de l’homme, et, par le fait même, advient à elle-même, se déploie et s’accomplit :
« Par le mot, le connu [das Gewuβte] entre dans la sphère de l’être-là de l’homme [in den Daseinsraum des Menschen], et cette entrée est un accomplissement [eine Erfüllung] de la réalité du connu [des Gewuβten] lui-même » (Ibid.)
Dans un long développement, Karl Rahner explicite cette dernière affirmation. Il s’oppose catégoriquement au simple objectivisme qui refuse toute nouveauté pour la réalité dans le fait d’être connue par l’homme, objectivisme qui, par ailleurs, pourrait considérer qu’il suffit à la réalité d’être connue et aimée de Dieu pour être pleinement elle-même.
Il réaffirme :
« Pourtant elles [les réalités] deviennent plus elles-mêmes et ne parviennent tout à fait à leur être accompli [zu ihrem erfüllten Wesen] que si elles sont connues et dites par l’homme. Elles-mêmes reçoivent, pour parler comme Rilke, une intimité de l’être, lorsqu’elles sont connues » (Prêtre et poète, p. 274).
Remarquons que cette expression reprise de Rilke appartient aussi au langage hölderlinien et heidegerrien. L’« intimité de l’être [Innigkeit des Seins] » signifie « la réalité intime d’un être, ce qui le rend différent de tout autre, mais qui en même temps assure sa communauté intérieure avec les autres »[4].
Poursuivant son argumentation, Karl Rahner rappelle que nous sommes tous inscrits dans un tout et que nous ne connaîtrons notre plein achèvement que dans l’achèvement de tous et de tout dans le royaume de Dieu.
Il montre, d’autre part, que, pour chacun d’entre nous, notre accomplissement consiste aussi à être connu, reconnu et aimé, dans un échange de paroles et d’amour ; cet accomplissement concerne notre réalité et notre être même. De même, toutes les réalités désirent leur "inauguration [Enthüllung]" dans la lumière de la connaissance, de l’amour et de la parole des hommes, et pas seulement de Dieu.
6. La "tâche rédemptrice" des paroles originaires
Cet accomplissement de la réalité dans la connaissance, l’amour et la parole, Karl Rahner le considère comme une "rédemption [Erlösung]" de la réalité. Il n’hésite pas à affirmer que « tout est racheté par la parole », que la parole est la "perfection des choses". Si, au tout début de son analyse, il avait montré que la parole est le "corps de la pensée" et, plus encore, la "pensée corporelle", à cette étape de sa réflexion et dans une sorte de renversement, il montre que la parole est le "corps spirituel" des réalités par lequel celles-ci s’inscrivent dans l’homme connaissant et aimant. En ce sens, la parole est "sacrement" des réalités :
« Toujours et partout la parole est le sacrement par lequel les réalités se communiquent à l’homme pour trouver elles-mêmes leur destination » (Prêtre et poète, p. 275).
Les paroles originaires, plus que les autres paroles, ont ainsi une "tâche rédemptrice" qui consiste à tirer toutes choses de leur obscurité pour les amener à la lumière de l’homme. C’est bien cette parole qui est "confiée au poète". Le poète œuvre dès que, par sa parole, les choses sont manifestées "comme au premier jour". Cette parole est, alors, nécessairement belle, car « la véritable beauté est la pure manifestation [Erscheinung] de la réalité » (Prêtre et poète, p. 276).
* *
*
2e texte : LA PAROLE POÉTIQUE ET LE CHRÉTIEN
II. LA PAROLE DE DIEU ET SON ÉCOUTE
Pour répondre à la problématique posée, à savoir, si, pour être chrétien ou le devenir, l’homme doit préparer ou développer en lui une faculté qui serait finalement une faculté poétique, Karl Rahner développe conjointement une réflexion sur la parole de Dieu et sur ce qui est requis de son auditeur. Il explicite quatre dimensions inhérentes à la parole de Dieu et, par le fait même, quatre dispositions inhérentes à l’écoute de cette parole, ou encore quatre conditions requises de l’auditeur pour que celui-ci entende la parole de Dieu comme elle demande à être entendue, conditions auxquelles il convient que celui-ci soit exercé et initié.
1. Des paroles dans lesquelles demeure le Mystère silencieux
La première condition requise de celui qui est auditeur de la parole de l’évangile est de s’ouvrir au Mystère silencieux dont celle-ci est porteuse. Karl Rahner développe, dans une longue et fine analyse, une tension inhérente à la parole de Dieu entre ce qui est immédiatement énoncé et audible, qui implique dénomination et distinction, qui délimite et définit, et un énoncé qui tout à la fois habite et dépasse cet énoncé audible et immédiat, qui le précède tout en étant visé par lui : «la mystique silencieuse de la présence de l’Ineffable » (La parole poétique et le chrétien, p. 187). Il appartient à l’auditeur de la parole de se tenir et de demeurer au sein de ces deux dimensions de la parole. Karl Rahner maintient fermement les deux dimensions et leur relation, bien qu’il insiste sur la primauté enveloppante du Mystère silencieux.
C’est proprement dans son énonciation que la parole rend présent ce qui la précède et l’enveloppe, et qu’elle nomme. Il y a donc, dans la parole énoncée, une tension entre une manifestation et un repli :
« Car par la parole, le nommé est appelé par devant. Et, ainsi, il surgit en sortant du fond enveloppant, muet et paisible d’où il s’avance et dans lequel il reste caché » (La parole poétique et le chrétien, p. 187, traduction modifiée).
(…)
2. Des paroles qui atteignent le cœur
La deuxième condition requise de l’auditeur de la parole est d’être capable de se laisser toucher en son "centre", autrement dit en son "cœur". Nous le savons, le mot cœur ne vise pas premièrement une dimension psychologique, affective et sentimentale, il est « cette faculté originelle de l’esprit personnel le plus intime ». Karl Rahner insiste sur le tout de l’homme, « l’homme dans son unité originelle, d’où s’élève la multiplicité de son existence ». C’est ce tout de l’homme qui est requis par la parole entendue en laquelle Dieu, en tant que Mystère, s’adresse à l’homme.
Karl Rahner reprend en condensé les distinctions qu’il avait développées dans son essai Prêtre et poète, en montrant que ces paroles ne sont ni de simples signaux instinctifs, ni de simples paroles sentimentales, ni des paroles purement rationnelles, ni des paroles objectivistes; elles ont ce caractère «sacral» et «sacramentel» car elles « apportent avec elles ce qu’elles signifient et le font pénétrer avec une force créatrice dans le centre originel de l’homme » (La parole poétique et le chrétien, p. 189)
Pour manifester les profondeurs en lesquelles l’auditeur de la parole doit se laisser atteindre en son cœur, Karl Rahner propose une comparaison intense avec la « lance qui atteint mortellement l’homme crucifié et fait jaillir les sources de l’Esprit ». Dans ce transpercement par la parole, l’auditeur est plongé dans « l’abîme du mystère éternel de Dieu », il est libéré, et peut ainsi être "bienheureux [selig]".
3. Des paroles qui rassemblent et unifient
La troisième condition d’une véritable écoute de la parole de l’évangile qui appelle le Mystère et touche le cœur, est la capacité d’en percevoir le mouvement "unifiant", allant du particulier énoncé à une totalité ou à un universel qui nous concerne. La possibilité de ce mouvement d’unification se fonde sur l’Origine unique de tout. Karl Rahner donne plusieurs exemples : lorsqu’il est question d’une mort, d’une joie, d’une solitude, d’une souffrance, d’un homme singulier, il s’agit de percevoir ce qui se joue de la mort de tous et de la sienne, de la joie de tous et de la sienne, de la solitude de tous et de la sienne, de la souffrance de tous et de la sienne, de l’homme que nous sommes chacun. C’est de cette manière que « les paroles authentiques unissent ». Plus encore, à travers la multiplicité des énoncés distinctifs, il s’agit de percevoir l’unique mystère d’amour. (…)
4. Des paroles incarnatoires
(…) Karl Rahner énonce cette dernière condition de la manière suivante :
« Mais la quatrième condition, la dernière qui doit être indiquée, pour l’audition du message de l’évangile, est la capacité de percevoir au milieu de la parole particulière ayant pour objet ce qui est déterminé corporellement, de percevoir, disons-nous, sans mélange certes, mais sans séparation, le mystère ineffable, la capacité de découvrir le mystère incompréhensible incarnatoire et incarné, d’entendre la Parole devenue chair. »
Il rappelle, en effet, que le chrétien n’est pas simplement un métaphysicien "du principe obscur", mais le confesseur de l’incarnation de la Parole, de cette Parole en laquelle le Père « s’énonce intégralement dans son éternité » et par laquelle, lui qui est le Mystère inengendré, il « vient à soi-même ». (…) Cette Parole est devenue chair, elle est devenue une réalité déterminée et particulière sans cesser d’être tout, elle s’est énoncée elle-même (…) dans le "ici" et "maintenant", dans la "parole humaine". Karl Rahner souligne que « depuis lors et dans cette Parole incarnée, la parole humaine est devenue pleine de grâce et de vérité ». Dans l’incarnation et en raison de celle-ci, la parole humaine reçoit gracieusement une dimension nouvelle : elle ne fait plus seulement qu’indiquer le Mystère incompréhensible et silencieux, elle a été habitée par lui ; elle trouve un "achèvement essentiel suprême" dans la "parole sacramentelle" (Karl Rahner ne précise pas plus, mais nous pouvons comprendre qu’il s’agit principalement des paroles eucharistiques). Dans sa foi, le chrétien est, donc, appelé à écouter la parole de l’évangile avec cette dimension nouvelle :
« Mais alors le chrétien doit être ouvert à cette grâce conférée à la parole dans le Logos qui s’est fait homme. Il doit être initié au mysterium de la parole qui, par la PAROLE incarnée, est devenue corps [Leib] du Mystère infini, et non seulement un panneau indicateur indiquant au loin ce Mystère » (La parole poétique et le chrétien, p. 191).
III. LA VALEUR INITIATRICE DE LA PAROLE POÉTIQUE
Au cours de l’explicitation des quatre conditions d’écoute relatives aux quatre dimensions de la parole de l’évangile, Karl Rahner n’avait pas manqué de souligner l’importance pour le chrétien de s’y exercer. Cette dimension de l’exercice vise précisément ce qui de l’homme est sollicité dans son devenir chrétien. Or, Karl Rahner montre que ces quatre capacités requises dans l’écoute de la parole de Dieu (moyennant la grâce) correspondent effectivement à quatre capacités exercées dans l’écoute même de la parole poétique, relativement à quatre dimensions fondamentales de cette dernière. Aussi, le questionnement se déplace-t-il vers la parole poétique proprement dite (…)
Karl Rahner ne confond pas pour autant parole poétique et parole de Dieu ; il fait remarquer, d’une part, que bien des paroles de l’Écriture ne sont pas poétiques tout en sollicitant pourtant ces quatre conditions, et, d’autre part, que sont attendus de la parole poétique bien d’autres aspects. Toutefois, il affirme que la « capacité de percevoir la parole poétique et l’exercice de cette capacité sont une condition de l’audition de la parole de Dieu ». Cette capacité est tout au moins créée par la grâce dans et pour l’écoute de la parole de Dieu.
La "conviction fondamentale [Grundeinsicht]" soutenue par l’argumentation rahnérienne est que la dimension poétique appartient de manière essentielle au cœur de l’homme et qu’elle est nécessairement requise comme condition d’une véritable écoute de la parole de Dieu :
« La parole et l’audition poétique appartiennent si intimement à l’essence de l’homme que, là où cette capacité essentielle du coeur serait réellement tout à fait détruite, l’homme ne pourrait plus entendre la parole de Dieu dans la parole humaine. En son essence suprême, le poétique est une condition [Voraussetzung] du christianisme » (La parole poétique et le chrétien, p. 193).
[1] Robert Givord traduit "Urwort" par "parole originelle", tandis qu’Yves Tourenne traduit par "parole originaire" ; nous opterons pour la traduction d’Yves Tourenne. Notons que ce dernier souligne que ce terme, essentiel dans le texte "Prêtre et poète", l’est aussi « dans les réflexions que fait Rahner sur le Cœur de Jésus et son culte », voir Y. TOURENNE, "Amorce d’une esthétique théologique chez Karl Rahner ?", in Recherches de Science Religieuse 85 (1997), no 3, 416-418, p. 386, note 8. Plus loin, p. 394, note 39, il indique que ce terme rappelle le thème heideggérien de l’Ursprache, et renvoie au livre de M. ZARADER, Heidegger et les paroles de l’origine, préface de E. LÉVINAS, Paris, Vrin, 1986 (…)
[2] Ce rapport de l’eau à l’âme humaine est aussi une thématique de Gaston Bachelard : « Il [le lecteur] devra reconnaître que l’imagination matérielle de l’eau est un type particulier d’imagination. Fort de cette connaissance d’une profondeur dans un élément matériel, le lecteur comprendra enfin que l’eau est aussi un type de destin, non plus seulement le vain destin des images fuyantes, le vain destin d’un rêve qui ne s’achève pas, mais un destin essentiel qui métamorphose sans cesse la substance de l’être », G. BACHELARD, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière (Le Livre de Poche/Biblio Essais, 4160), Paris, Librairie Générale Française, [1942] 2007, pp. 12-13.
[3] M. HEIDEGGER, « …L’homme habite en poète… », in Essais et conférences, trad. A. PRÉAU, Paris, Gallimard, 1980, 224-246; citation p. 240
[4] Voir le commentaire du traducteur H. CORBIN in "Hölderlin et l’essence de la poésie", in M. HEIDEGGER, Approche de Hölderlin, p. 46, note 1. Voir, aussi, La parole, in M. HEIDEGGER, Acheminement vers la parole, pp. 11-37 ; cette conférence fut prononcée par le philosophe en 1950. D’un point de vue biographique, nous pouvons remarquer que Karl Rahner se trouvait à Fribourg-en-Brisgau dans les années 1934-1936, années pendant lesquelles il a suivi les cours de Martin Heidegger ; or, Martin Heidegger commence son premier cours public sur le poète Hölderlin pendant le semestre d’hiver 1934-1935.