Par François Quiévreux, Le récit de la Multiplication des pains dans le 4e évangile (symbolique des nombres)
Lors d'une session sur le chapitre 6 de saint Jean, Jean-Marie Martin (à qui est dédié ce blog) a fait état de la symbolique des nombres dans la multiplication des pains : « Chez saint Jean la symbolique des nombres est significative... Que les nombres cités soient importants, cela est confirmé par le fait qu'il y a cinq pains et que le mot pain est cinq fois dans le texte, qu'il y a deux poissons et que le mot poisson est deux fois dans le texte. Ça fait partie de l'écriture de Jean. Il nous faudra néanmoins interpréter les chiffres 5 et 12 qui sont très importants, car ils ont une signification décisive pour comprendre le texte. Autrement dit, ce que nous apercevons ici c'est que dans ce langage les chiffres ne disent pas simplement des quantités mais d'abord des qualités. C'est-à-dire qu'il y a une qualité du chiffre 5 et une qualité du chiffre 12. »
Voici un article qui prolonge ce qu'il a dit sur la symbolique des chiffres dans ce texte mais aussi dans l'évangile de Jean.
- Pour lire, télécharger, imprimer l'article de F. Quiévreux, voici le texte en fichier pdf : multiplication_des_pains_QUIEVREUX. (L'article initial se trouve sur la page http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1967_num_41_2_2467 )
- Lien vers ce que disait J-M Martin : Symbolique des chiffres en Jn 6, 1-13 et autres textes. Accomplir et abolir..
- Lien vers un autre article plus complet: La Structure symbolique de l'évangile de saint Jean d'après un article de François Quiévreux.
Résumé fait par RSR : Le récit de la multiplication des pains dans le quatrième Évangile présente de grandes ressemblances avec les récits des trois synoptiques. Il existe toutefois un certain nombre de différences, qui caractérisent le récit du quatrième évangéliste. Leur analyse détaillée, ainsi que l'observation du symbolisme des nombres mentionnés dans ce récit, permettent de dégager le sens plénier du texte et de mettre en lumière la valeur historique et théologique du quatrième Évangile.
Le récit de la Multiplication des pains dans le 4e évangile
article de François Quiévreux
Revue des Sciences Religieuses, Année 1967, Volume 41, Numéro 2 pp. 97-108
Le récit de la multiplication des pains dans le quatrième évangile (Jean 6, 1-13) présente de nombreux traits communs avec les récits des trois autres évangiles (Matth. 14, 13-21), (Marc 6, 32-44), (Luc 9, 10- 17). Tout d'abord, dans chacun des quatre récits, les provisions qui sont disponibles pour nourrir une foule de 5.000 hommes consistent en 5 pains et 2 poissons[1]. Quand la foule a été nourrie et rassasiée, on emplit 12 corbeilles avec les morceaux qui restent. Ces chiffres (5.000 hommes, 5 pains, 2 poissons, 12 corbeilles) sont identiques dans les quatre récits. Autre trait commun, un entretien entre Jésus et les disciples dans les trois premiers évangiles, entre Jésus et un disciple dans le quatrième. A noter encore dans les quatre récits la mention que Jésus rend grâces avant la distribution des pains.
Entre les trois synoptiques, il y a finalement très peu de différences. Marc seul (6, 40) précise qu'on fait asseoir les gens par rangs de cent et de cinquante (par rangs de cinquante chez Luc 9, 14). Matthieu n'en fait pas mention.
C'est avec Marc que le récit de Jean présente le plus de ressemblance. C'est ainsi que Marc met dans la bouche des disciples une question : « Irions-nous acheter du pain pour 200 deniers et leur donnerions-nous à manger?» (Marc 6, 37). Jean fait mention de ce même détail et cite la même somme, mais son récit est plus précis et plus vivant. L'entretien a lieu, non entre Jésus et les disciples, mais entre Jésus et Philippe. C'est Jésus qui demande à Philippe pour l'éprouver : « Où achèterons-nous des pains ?» Et Philippe répond naïvement : « Deux cents deniers de pains ne suffiraient pas » (Jean 6, 5-7). Il a son importance : la saison des pluies est terminée ; c'est donc bien l'époque de la Pâque.
Le récit de Jean se distingue par les points suivants :
1) II est plus précis et moins anonyme que celui des synoptiques. Jésus interroge Philippe. Un autre de ses disciples, André, frère de Simon-Pierre, lui annonce qu'un jeune garçon parmi la foule a avec lui 5 pains et 2 poissons.
2) Jean apporte au début de son récit une précision chronologique importante : « La Pâque, la fête des Juifs était proche ».
3) Jean est seul à faire mention d'une phrase prononcée par Jésus après le miracle : « Rassemblez les morceaux qui restent, afin que rien ne se perde » (Jean 6, 12).
4) Jean ne mentionne pas une parole du Christ que les trois autres évangélistes rapportent dans des termes identiques : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ». On saisit aisément la raison pour laquelle Jean n'a pas retenu cette parole du Christ. Comme nous le verrons, pour Jean, le récit de la multiplication des pains est eucharistique. La suppression de cette phrase donne une orientation toute différente au récit. Dans le repas eucharistique, c'est le Christ lui-même qui donne à manger, plus exactement qui se donne lui-même comme nourriture puisqu'il est le pain de vie (Jean 6, 35).
5) Une autre différence, moins apparente mais tout aussi importante, va dans le même sens. Chez les trois synoptiques, ce sont les disciples qui distribuent les pains à la foule. Chez Jean, c'est Jésus lui-même (Jean 6, 11).
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Nous nous proposons de montrer maintenant qu'on peut entrer plus avant dans la compréhension du récit johannique de la multiplication des pains en examinent sa structure symbolique[2].
Une première observation saute aux yeux.
- Il est question de 5 pains. Or le mot grec artos, pain, est répété 5 fois dans la péricope Jean 6, 1-13 (versets 5. 7. 9. 11. 13).
- Le nom de Jésus est de même répété 5 fois (versets 1. 3. 5. 10. 11).
- Il est question de 2 poissons, et le mot opsarion, poisson, apparaît 2 fois (versets 9. 11).
- D'autre part, les noms de trois disciples, Philippe, André, Simon-Pierre sont prononcés 3 fois au cours du récit (versets 5. 8. 8) et le mot mathetes, disciple, apparaît trois fois (versets 3. 8. 12).
Bien entendu, tous les comptages ci-dessus sont faits sur le texte grec[3]. On notera qu'en ce qui concerne les mentions des mots que nous venons d'examiner, aucune variante n'intervient pour les mettre en doute.
Les remarques que nous venons de faire ne constituent nullement dans le quatrième évangile un cas exceptionnel. Il s'agit au contraire d'une règle générale. Lorsqu'au chapitre 1 de l'évangile, les deux premiers disciples rencontrent Jésus (Jean 1, 35-39), le mot « disciple » apparaît deux fois. La femme samaritaine a eu cinq maris : le mot « mari » apparaît cinq fois. La place nous manque pour citer d'autres exemples, mais il est clair qu'il s'agit d'un procédé constamment employé par l'évangéliste. Il est donc impossible de croire à des coïncidences fortuites et il faut bien admettre que cette disposition symbolique a un sens et que nous devons en tenir compte pour dégager le sens plénier du texte.
Une objection vient à l'esprit : n'est-il pas arbitraire de limiter le récit de la multiplication des pains aux versets 6, 1-13 ? Ne pourrait-on pas aussi bien inclure dans cette péricope les versets 14 et 15 ? On observera tout d'abord que ces deux derniers versets racontent ce qui s'est passé après la multiplication des pains, et non les circonstances mêmes du miracle, auxquelles ont trait les versets 1 à 13. L'objection soulevée n'est d'ailleurs qu'apparente, car c'est d'un bout à l'autre de l'évangile que le langage symbolique des nombres vient compléter le sens littéral de chaque récit et en rendre les limites parfaitement évidentes[4].
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On constate qu'on ne trouve chez aucun des trois synoptiques les particularités que nous avons relevées chez Jean. Tout au plus peut-on remarquer que chez Marc, le mot « pain » revient à 5 reprises, soulignant le fait qu'il y avait 5 pains. Mais il n'y a pas concordance entre le nombre des mentions du nom de Jésus et celui des pains.
Cette concordance chez Jean apparaît au contraire comme le centre du symbolisme : par l'identité du nombre de mentions, Jean veut exprimer le fait que Jésus est lui-même le pain. Le discours sur le pain de vie qui va suivre (Jean 6, 26-58) ne fera que développer l'idée déjà exprimée sous une forme symbolique dans le récit de la multiplication des pains.
Il importe ici de rechercher le sens du nombre 5 dans l'Ancien Testament. Il se rapporte à ce qui est consacré, mis à part pour Dieu. Les 5 pains que David et ses compagnons obtiennent à Nob du prêtre Ahimelek (1 Samuel 21, 2-7) étaient des pains consacrés, c'est-à-dire destinés à être offerts sur l'autel.
On objectera que dans le récit de multiplication des pains que contient l'Ancien Testament (2 Rois 4, 42-44), le prophète Élisée nourrit cent personnes avec 20 pains d'orge. La contradiction n'est qu'apparente, car précisément le nombre cinq apparaît ici dans le rapport entre le nombre de personnes (100) et le nombre de pains (20).
Dans le langage symbolique du quatrième évangile, le nombre 5 a la même signification que dans l'Ancien Testament. Il s'applique à ce qui est saint, consacré (c'est-à-dire mis à part pour Dieu). Nous relevons parmi les mots les plus caractéristiques employés cinq fois dans tout le quatrième évangile :
- agios, saint
- anothen, d'en haut
- basiléia, royaume.
Il n'est pas douteux que Jean a vu dans l'épisode de la multiplication des pains, non seulement un miracle, mais un Signe. Jean d'ailleurs n'emploie jamais le mot grec « terata » qui signifie « miracle, haut-fait, prodige » pour parler des miracles accomplis par Jésus. Il les nomme des séméion, mot qui signifie Signe, et qu'il emploie 17 fois dans tout l'évangile, comme l'expression « Vie éternelle ».
D'ailleurs, immédiatement après le récit de la Multiplication des pains figure le mot "signe". « Ces gens, ayant vu le signe que Jésus avait fait, disaient : celui-ci est vraiment le prophète qui doit venir dans le monde» (Jean 6, 14).
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Attachons-nous maintenant à pénétrer le sens des « deux poissons ». Le mot opsarion, poisson, que Jean emploie deux fois dans le récit de la multiplication des pains, apparaît cinq fois dans tout l'évangile. Jean emploie par ailleurs 3 fois le mot ichtous, qui signifie également poisson. Le nombre total de ces deux mots réunis est de huit. Il correspond certainement au symbolisme baptismal. Les poissons (opsarion), par leur symbolisme total de cinq, appartiennent comme les pains de la multiplication au domaine de ce qui est mis à part pour Dieu.
Mais pourquoi y a-t-il deux poissons ? Le nombre deux est celui de la division. Il symbolise la rupture de l'unité. Il faut reconnaître toutefois que, dans le quatrième évangile, un grand nombre de mots dont le sens est très divers sont employés deux fois et que de ce fait, il est difficile de dégager les mots-clefs. On retiendra cependant que dans tout l'évangile, Jésus est désigné deux fois comme le Messie, et deux fois comme l'Agneau de Dieu (Jean 1, 29 et 36). Jésus, à la fois Messie et Agneau, par son incarnation, assume la faiblesse humaine. Il accepte d'appartenir au monde de la division pour rétablir l'unité « afin que tous soient Un, Moi en eux et Toi en Moi » (Jean 17, 23).
L'Agneau de Dieu nous oriente vers le symbolisme eucharistique de la nouvelle Pâque, dont la Pâque de l'Ancien Testament était la figure, le signe. C'est une idée centrale du quatrième évangile que Jésus est lui-même l'agneau de la Pâque : il meurt sur la croix à l'heure où les Juifs mangent la Pâque[5].
Le symbolisme numérique qui s'applique à la Pâque dans le quatrième évangile est celui du nombre dix. La fête juive de la Pâque commémore en effet la dixième plaie, qui eut lieu la nuit où Yahvé frappa tous les premiers-nés dans le pays d'Égypte. L'ange exterminateur épargna les maisons des enfants d'Israël, dont le seuil était marqué du sang de l'agneau pascal (Exode 2, 1-14). Cette fête se célèbre le dixième jour du premier mois de l'année (Ex. 12, 2-3).
Le symbolisme de la Pâque étant celui du nombre 10, il contient le symbolisme des nombres 5 et 2 qui sont ses facteurs premiers. Les pains assumant le symbolisme de 5, il était donc nécessaire que les poissons expriment le symbolisme de 2[6].
Écartons ici une possibilité d'erreur qui touche à l'essence même du signe ou symbole. Si l'auteur de l'évangile avait conçu son récit comme une allégorie, il aurait de son propre arbitre, ayant assisté à la multiplication des pains, choisi les nombres de 5 pains et de 2 poissons afin de souligner le rapport entre la multiplication des pains et la Pâque, correspondant au nombre 10. Mais ce serait le pire des contre-sens de croire que l'évangéliste a procédé ainsi. En réalité tous les événements, quels qu'ils soient, sont accompagnés de signes. Ceci reste vrai dans le monde qui nous entoure, mais la pensée moderne est devenue, du moins dans notre civilisation occidentale, inapte à l'observation et au déchiffrement des signes. L'auteur du quatrième évangile a au contraire toute son attention appliquée à l'observation et au déchiffrement des signes.
Il en est ainsi, par exemple, le jour où les deux premiers disciples rencontrent Jésus, que Jean-Baptiste désigne en disant : « Voici l'agneau de Dieu ». Jean remarque que ceci se passe à la dixième heure du jour, et il déduit de ce signe que cette phrase s'applique à l'agneau de la Pâque (Jean 1, 35-39)[7].
Ainsi, si nous revenons au déchiffrement des signes mentionnés dans le récit johannique de la multiplication des pains, il apparaît avec évidence que la mention de la Pâque au verset 4 du récit n'a pas seulement une portée chronologique, mais qu'elle est destinée avant tout à souligner le rapport entre la multiplication des pains et la Pâque. Pour Jean, la multiplication des pains est un repas pascal, le premier repas pascal. Si le nombre de participants est de 5.000 hommes, c'est qu'ils constituent la figure de ceux qui sont mis à part pour Dieu, « les saints », suivant le langage des premiers chrétiens, c'est-à-dire l'Église.
La foule (oklos) est nommée deux fois dans le récit 6, 1-13. Ce même terme oklos est employé 20 fois dans tout l'évangile[8]. Peut- être y a-t-il là aussi un symbole de l'Église. En effet les frères, adelphos sont nommés 14 fois dans l'évangile, et les sœurs, adelphé 6 fois. Le nombre total 20 se rapporterait ainsi à l'Église.
Le fait que Jean situe la multiplication des pains sur la montagne (6,3), alors que les autres évangélistes font mention seulement d'un lieu désert, n'est pas à négliger. La montagne (oros) n'est mentionnée ici qu'une seule fois, mais le mot oros apparaît en tout cinq fois dans l'évangile. Le caractère sacré des sommets appartient à un symbolisme très ancien. Il est naturel que Jean l'ait conservé et ait tenu à rappeler que ce premier repas de la Pâque nouvelle a eu lieu sur une montagne.
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Reste enfin à expliquer le symbolisme des morceaux de pains qu'on rassemble après le repas et celui des 12 corbeilles. Ces morceaux (klasmata) sont nommés deux fois (Jean 6, 12-13) et ce sont les deux seules apparitions de ce mot dans l'évangile. Le nombre deux est le symbole de la division, et il s'agit de rassembler ces morceaux.
La traduction « Ramassez les morceaux » est impropre. Le verbe sunago, rassembler a une très haute signification symbolique. Il apparaît en tout sept fois dans l'évangile et figure en particulier dans le verset Jean 11, 52 « afin de rassembler en un les enfants de Dieu dispersés ». Nous rappellerons également ici les deux mentions de l'agneau de Dieu (Jean 1, 29 et 36) qui figurent au début de l'évangile. L'agneau est le centre de la Pâque, et la mort du Sauveur est le lien entre tous les « morceaux » qui constituent l'Église.
Tout symbole est ambivalent, et de même que les deux poissons peuvent se rapporter au Christ lui-même ou aussi bien aux chrétiens baptisés, ainsi que le dit Tertullien, de même les morceaux qui restent après la multiplication des pains peuvent se rapporter au Christ lui-même, l'Agneau de Dieu, ou à ceux qui vivent en Lui, son Église, et en qui iI vit.
Jean est seul parmi les quatre évangélistes à rapporter cette parole du Christ (Jean 6,12) : « Rassemblez les morceaux afin que rien ne se perde ». Le sens en est très évidemment symbolique. Ces morceaux de pain, qui ne doivent pas se perdre sont le symbole de la vie éternelle, la vie en Christ, que communique le repas eucharistique à ses participants. « La volonté de Celui qui m'a envoyé est que je ne perde rien de ce qu'il m'a donné, mais que je le ressuscite au dernier jour» (Jean 6,39).
« Mes brebis entendent ma voix, je les connais et elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle. Elles ne périront jamais » (Jean 10, 28). Le verbe apollumi qui est traduit ici par « périr » est employé également en Jean 6,12 à propos des morceaux de pain qui ne doivent pas se perdre. Il est aussi celui qui figure en Jean 6,39.
Par la Cène, il y a transmission non seulement d'un message, mais d'une présence, la présence du Seigneur, plus encore d'une vie. Il y a une transmutation entre le Christ et son Église. Par l'eucharistie, le Christ vient demeurer en nous.
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Et que sont les douze corbeilles ? A priori, il semble évident qu'il s'agit des douze apôtres. Les apôtres sont mentionnés au début du récit de Marc et ils accompagnent Jésus dans le lieu désert où va avoir lieu la multiplication des pains. Marc note même qu'ils n'avaient pas encore eu le temps de manger (6, 30-31).
Dans le récit de Luc, les Douze s'approchent de Jésus pour lui suggérer de renvoyer la foule afin qu'elle aille s'acheter des vivres (Luc 9,12). Cette mention des douze apôtres en tête du récit et des 12 corbeilles à la fin (kophinoï dodeka) (Luc 12, 17) paraît bien confirmer que, pour Luc comme pour Marc, les 12 corbeilles symbolisaient les 12 apôtres.
Dans le récit de Jean, les 12 corbeilles sont nommées par le même mot que chez les trois autres évangélistes. Ce sont des « couffins » (kophinoï), mais aucune mention n'est faite des Douze dans ce récit.
Dans l'ensemble de l'évangile, Jean emploie le mot dodeka, douze, 6 fois, dont 4 fois pour parler des Apôtres. Le fait d'employer le mot douze six fois dans l'évangile est bien conforme à une règle générale du symbolisme, qui fait très souvent employer indifféremment un nombre ou sa moitié pour exprimer la même signification symbolique.
Le fait que les Douze sont nommés quatre fois dans l'évangile n'est pas en désaccord avec le symbolisme de 12, nombre qui est le produit de 3 et de 4. Toutefois le nombre 4 est également dans l'évangile celui des mentions du mot « Israël ». Or, dans l'Ancien Testament, le nombre 12 s'applique avant tout aux douze tribus d'Israël. Dans le quatrième évangile, le mot « Jérusalem », ainsi que le mot graphê, écriture, sont employés 12 fois. Il est remarquable que, dans le quatrième évangile, Philippe est également nommé 12 fois, alors que d'après son nom qui est d'origine grecque, il s'agit d'un disciple qui n'est pas un israélite.
Si Jean ne mentionne que rarement les Douze, il dénomme le plus fréquemment ceux qui accompagnent Jésus « les disciples ». Le mot grec mathetes, disciple apparaît 78 fois dans le quatrième évangile[9]. Il paraît certain que ce nombre n'a pas été choisi au hasard, car le verbe didomi, donner est également employé 78 fois, de même que le mot kosmos, monde. « Tout ce que le Père me donne viendra à moi» (Jean 6, 37). D'autre part le nombre 78 est le nombre triangulaire construit sur le nombre 12, c'est-à-dire que : 1 + 2 + 3 + ...+ 12 = 78.
L'emploi des nombres triangulaires est assez fréquent chez Jean. L'exemple le plus connu est celui des 153 poissons de la pêche miraculeuse (Jean 21, 11). 153 est la somme de tous les nombres de 1 à 17. Le nombre 17 étant lui-même celui des mentions de la Vie éternelle (zoê aionios) dans l'évangile, le nombre 153 symbolise l'ensemble de tous ceux qui seront appelés à la vie éternelle, comme l'explique Saint Augustin dans plusieurs de ses Sermons.
De même, le nombre 78 symbolise l'ensemble de tous ceux qui deviendront des disciples, en y comprenant tous ceux qui sont nommés dans la prière sacerdotale au verset 17, 20 : « Ce n'est pas pour eux seulement que je prie, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole».
Le nombre 78 ayant même sens que le nombre 12, à la remarque près qu'il englobe tous les disciples indistinctement, présents et futurs, il n'est pas douteux que les 12 corbeilles symbolisent tous les disciples présents et futurs de Jésus, dont la mission est de rassembler les morceaux[10].
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Que signifie le symbolisme de la seconde multiplication des pains, rapportée seulement par Matthieu et Marc (Matth. 15, 32-38 et Marc 8; 1-9 ? Il est question cette fois de 7 pains, de quelques petits poissons, de 4.000 hommes et de 7 corbeilles de restes.
Nous inclinerions à croire qu'il s'agit d'une seconde tradition du même événement, les nombres ayant été modifiés pour faire apparaître un symbolisme qui soit plus éloigné de celui de l'Ancien Testament. C'est du moins l'opinion qu'expriment les Pères de l'Église, en particulier Hilaire, Jérôme et Bède[11]. Les 5 pains et les 12 corbeilles sont devenus 7 pains et 7 corbeilles pour faire apparaître le nombre 7, celui des 7 églises, qui est aussi celui du Saint-Esprit. Ceci nous éloigne des 12 corbeilles qui semblaient se rapporter exclusivement au peuple élu. Les 4.000 hommes représentent tous les peuples de la terre, venus des quatre parties du monde (Saint Hilaire). Il s'agirait donc d'une réaction au judéo-christianisme, cette seconde tradition ayant pour but de faire apparaître un symbolisme eucharistique plus universel.
Quoi qu'il en soit de cette interprétation que nous n'avançons qu'en nous appuyant sur les Pères de l'Église (il s'agit d'un symbolisme qui n'est pas soutenu scripturairement comme dans le cas du quatrième évangile par toute une structure symbolique cohérente), il est remarquable que Matthieu 16, 9 et Marc 8, 17 mettent dans la bouche du Christ une parole se rapportant au sens de la multiplication des pains : « Êtes-vous sans intelligence et ne comprenez-vous pas ?» Il n'est pas question seulement de l'événement, mais aussi de sa signification. Il apparaît donc probable qu'il y a eu un enseignement donné par Jésus, relatif au sens de la multiplication des pains. Pourquoi cet enseignement ne serait-il pas celui que rapporte le quatrième évangile dans le discours eucharistique de Jean 6, 26-58 ?
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Résumons cet exposé. Il nous est apparu que le discours eucharistique que Jean met dans la bouche du Christ au chapitre 6 de son évangile était déjà contenu en essence dans le récit de la multiplication des pains.
Que devons-nous en conclure, nous chrétiens du XXe siècle, chez qui une pensée rationaliste, héritée des siècles précédents, a fait perdre le sens du symbole ? Tout d'abord que tout repas eucharistique est un Signe, tout comme le fut elle-même la multiplication des pains, un Signe sacré où le Christ lui-même est présent dans le Sacrement et se communique ineffablement à nous. Étant nous-mêmes changés en Christ — ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi — nous devenons membres du corps du Christ, qui est l'Église. Nous sommes un fragment du Christ unique, un de ces morceaux de pain qui ne doivent pas se perdre, et en qui mystérieusement réside l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde.
Il nous semble ensuite qu'après le déchiffrement qui nous a permis de dégager le sens plénier du récit, la valeur historique et théologique du quatrième évangile nous apparaît à sa vraie lumière et dans toute sa profondeur. Jean n'a pas inventé les symboles des cinq pains et des deux poissons. Les évangiles synoptiques avant lui les avaient déjà rapportés. Il les a seulement interprétés et leur a donné toute leur signification en faisant apparaître leur relation avec la Pâque nouvelle, dont le Christ est l'agneau, et dont la Pâque de l'ancienne Alliance était la figure.
A notre époque où les églises chrétiennes mettent au premier plan de leurs préoccupations une tendance œcuménique nouvelle, nous avons la certitude que bien des malentendus théologiques qui ont créé des fossés profonds, pourraient disparaître par une étude approfondie de l'évangile de saint Jean.
Puisse le Saint-Esprit inspirer de nouvelles recherches dans ce sens « afin que tous soient Un ».
ANNEXE
« Et il vint un homme de Baal-Salisa, qui portait à l'homme de Dieu des pains des prémices, vingt pains d'orge, et du froment nouveau dans son sac. Elisée dit : “Donnez à manger au peuple.” Son serviteur lui répondit : “Qu'est-ce que cela pour servir à cent personnes?” Elisée dit encore : “Donnez à manger au peuple; car voici ce que dit le Seigneur : Ils mangeront, et il y en aura de reste.” Il servit donc ces pains devant ces gens; ils en mangèrent, et il y en eut de reste, selon la parole du Seigneur. » (2 Rois 4, 42-44)
[1] Matthieu (15, 32-39) et Marc (8, 1-10) sont seuls à parler d'une seconde multiplication des pains où il est question de 7 pains et de quelques petits poissons pour nourrir 4.000 hommes. Nous verrons plus loin quel nous paraît être le sens de ce second épisode.
[2] F. QUIÉVREUX, La Structure Symbolique de l'évangile de saint Jean, R.H.P.R., n° 2, 1953, pp. 123-165.
[3] Nous avons utilisé le texte grec de E. Nestlé, Novum Testamentum graece, 23e éd., Stuttgart, 1957.
[4] On sait que la division actuelle en chapitres et en versets fut introduite au XIIIe siècle par l'archevêque de Canterbury, Stephen Langton. Elle est donc sans valeur pour nous. L'observation des nombres nous permettra de vérifier si elle correspond on non à la structure conçue par l'auteur de l'évangile. C'est ainsi par exemple que le nombre des mentions du nom de Jésus dans l'ensemble des chapitres 18 et 19 de l'évangile montre que le récit allant de 18,1 jusqu'à la fin du chapitre 19 constitue bien un tout, Jésus y étant nommé 40 fois. Le nombre 40 a le même symbolisme que 4, symbole de la croix.
[5] Le récit du repas du chapitre 13 de l'évangile de saint Jean n'est pas le repas pascal ; il se situe avant la Pâque (Jean 13,1).
[6] C'est une règle générale, déjà observable dans l'Ancien Testament que le symbolisme d'un nombre est celui de ses facteurs. En matière de symbolisme numérique, les nombres se multiplient et ne s'additionnent pas, sauf s'il s'agit du symbolisme de deux mots différents, synonymes ou voisins, qui dans ce cas s'ajoutent. Ce dernier cas est fréquent chez le quatrième évangéliste.
[7] La première déclaration de Jean-Baptiste « Voici l'agneau de Dieu qui ôte le péché du monde » (Jean 1, 29) se rapporte au Serviteur souffrant des prophètes, à « l'agneau conduit à la boucherie » d'Esaïe 53, 7. La seconde déclaration de Jean-Baptiste, à l'agneau de la Pâque, ce que souligne le symbolisme de la dixième heure. L'évangéliste se propose de montrer que Jésus est à la fois le Serviteur de Yahvé annoncé par les prophètes, et en même temps l'agneau de la Pâque.
[8] Le mot ekklêsia, église, apparaît 20 fois dans l'Apocalypse de saint Jean.
[9] Le nombre des 78 mentions du mot mathetes, disciple est bien établi et n'est pas sujet à discussion ; il est celui retenu par R. Morgenthaler, Statistik des Neutestamentlichen Wortschatzes, Zurich, 1958, p. 118.
[10] Le symbole est celui de l'unité. Il est confirmé par le fait que le mot kophinos, corbeille, n'est employé qu'une seule fois dans tout l'évangile.
[11] Nous nous rapportons aux citations qui leur sont attribuées dans la Catena Aurea de Saint Thomas d'Aquin.