Par M-M DAVY : Le symbolisme de Marie-Magdeleine, article de "La vie spirituelle" 1979
La symbolique du féminin dans la Bible est très délicate du fait que "féminin" et "masculin" ne sont pas à entendre au sens biologique. Dans le dossier l'avant-dernier message Jean-Marie Martin (à qui est dédié ce blog) en parlait. Le présent message donne la parole à une femme, Marie-Madeleine DAVY (1903-1998) qui parle de sa patronne si on peut dire ! M-M Davy est docteur en philosophie et en théologie et a écrit de nombreux livres sur le symbolisme, en particulier "Tout est noces".
Ici, en plus de citer des textes d'évangiles et de l'AT, elle cite aussi : plusieurs Pères de l'Église, Philon d'Alexandrie, le passage très connu de l'Évangile selon Thomas qui se termine par « toute femme qui se fera mâle entrera dans le Royaume des cieux. ».
L'article est légèrement modifié : plusieurs références sont ajoutées ; certains mots latins sont expliqués ; les citations de Lc 10 et Jn 20 sont actualisées…. Du fait que M-M Davy utilise les mots "masculin" et "féminin" en un sens "non-biologique" comme elle le dit elle-même, ces mots sont affublés d'une étoile comme dans cette phrase : « Le passage du vieil homme à l'homme nouveau signifie le passage du féminin* au masculin*. »
Attention : Dans cet article le mot anima désigne l'âme, et M-M Davy la met du côté du féminin*, elle ne s'appuie pas sur le fait que "âme" est un mot féminin en français. Mais par ailleurs elle met pneuma (esprit, souffle) d'abord du côté masculin* puis tout à la fin, du côté neutre. Là encore elle ne s'occupe pas de grammaire ni en français ni en latin ni en grec ni en hébreu. En effet les termes "esprit" et "souffle " sont bien masculins en français, mais ils correspondent tous deux à pneuma qui est neutre en grec, et à rouah qui est féminin en hébreu ! Il faut donc bien situer le niveau où on entend la phrase suivante : « L'audition-femelle est à la vision-mâle ce qu'est l'âme (anima) à l'esprit (pneuma). »
Lien vers l'avant-dernier message : La distinction masculin/féminin comme élément structurant de toute la symbolique biblique.
Le symbolisme de Marie-Magdeleine
D'après Marie-Madeleine DAVY,
article de "La vie spirituelle" n° 636 de novembre-décembre 1979
Dans l'Évangile, le thème de Marie-Magdeleine est fort délicat. Il serait tout d'abord nécessaire de préciser ce qui lui est imputable personnellement en la distinguant des autres femmes portant un nom identique. Ce sujet très controversé ne sera pas ici retenu. C'est le symbole qu'elle signifie qui sera exposé en partant de trois épisodes appartenant au Nouveau Testament :
- le repas chez Simon le pharisien (Luc 7, 36-50)
- Marthe et Marie à Béthanie (Luc 10, 38-42)
- Marie-Madeleine au tombeau du Christ (Jean 20, 11-18).
Il est possible d'ailleurs que ces trois passages ne concernent pas la même femme.
I – MARIE-MAGDELEINE LA COURTISANE.
Luc (7, 36 s) raconte longuement l'épisode suivant lequel un pharisien nommé Simon invite Jésus à sa table. L'ayant appris, une femme qui menait "une vie déréglée" apporte un vase d'albâtre plein de parfum qu'elle répand sur les pieds du Christ ; elle les baigne de ses larmes, les couvre de baisers et les essuie avec ses cheveux. Chacun de nous connaît l'anecdote, l'étonnement de Simon devant un acte gratuit, apparemment inutile ; le prix du parfum aurait pu être offert aux pauvres… Ensuite les louanges de Jésus à propos de cette femme pécheresse à qui il dira : « Tes péchés te sont pardonnés. » Le motif de ce pardon est auparavant explicité : « Ses nombreux péchés lui sont pardonnés parce qu'elle a beaucoup aimé. » Le primat est donné à l'amour qui non seulement efface les fautes mais fait disparaître les plis de l'âme (cf. Platon) résultant de celles-ci. Comment ne pas évoquer ici Isaïe (1, 18) parlant des péchés qui, semblables à l'écarlate, deviennent blancs comme la neige.
Ainsi Marie-Magdeleine sera présentée comme une pécheresse repentante dont l'amour appelle le pardon. Mais cette femme de conduite déréglée, cette courtisane signifie-t-elle la prostitution au sens habituel du terme ? Il importe de se poser la question en se référant à une autre courtisane dont il est parlé dans l'Ancien Testament.
Marie-Magdeleine et Rahab.
Il existe une loi de correspondance entre certains personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ainsi Tobie frappé de cécité recouvre la vue, Zacharie perd l'usage de la parole qui lui sera rendue.
D'une certaine manière, Marie-Madeleine est une réplique de Rahab.
Dans l'Ancien Testament, le livre de Josué (2, 1) fait allusion à une prostituée qui se nommait Rahab et habitait Jéricho. Deux éclaireurs chargés d'examiner le pays sont envoyés par Josué ; poursuivis, ils se cachent chez cette courtisane. Apprenant l'incident, le roi de Jéricho demande à Rahab de lui livrer les deux hommes. Celle-ci refuse. Par là même, elle témoigne de sa foi en YHWH dont elle espère la protection. Grâce à une corde qu'elle suspend à une fenêtre, les deux fugitifs s'évadent. Rahab leur recommande de se cacher durant trois jours dans la montagne afin d'avoir la vie sauve. À leur tour, souhaitant la remercier de son hospitalité qui met sa vie en danger, les éclaireurs lui demandent d'attacher un fil écarlate à sa fenêtre, ainsi les partisans de Josué décèleront aisément le symbole de ce signal et pourront la protéger elle et sa maison lors de leur venue à Jéricho.
Les Pères de l'Église commenteront abondamment cet épisode, retenant à son propos deux principaux traits.
– Tout d'abord ils remarquent que cette prostituée symbolise les païens appelés à faire partie du peuple de Dieu, donc à s'incorporer à l'Ecclêsia. Cette adhésion leur permet d'échapper au malheur qui accable ceux qui se tiennent en dehors de la communauté.
– En second lieu, Rahab est douée du don de prophétie. N'a-t-elle pas conseillé aux fugitifs de se cacher durant trois jours ?
L'intérêt de ce récit est le suivant : le thème de la courtisane, de la prostituée ne signifie pas la prostitution mais l'idolâtrie.
Jean Daniélou qui a consacré un chapitre à « Rahab figure de l'Église » dans son ouvrage sur Les figures du Christ dans l'Ancien Testament, remarque que le thème de la courtisane Rahab jouait un rôle dans la spéculation juive au temps du Christ[1]. Pour récompenser cette femme d'avoir reçu dans sa maison des amis de Josué, la tradition rabbinique va lui attribuer des prophètes et des prêtres dans sa descendance, sans toutefois l'incorporer parmi les ancêtres de David. Mais Matthieu (1, 5) retient son nom ainsi que celui de Ruth. Et cela, très probablement « pour souligner les éléments non juifs de l'ascendance du Christ et pour signifier par là l'universalisme du salut qu'il venait apporter. » Ayant fait cette constatation, Jean Daniélou poursuit : « Ainsi nous aurions là une indication typologique. Rahab aïeule païenne du Christ, apparaîtrait comme la figure des païens que le Christ devait sauver. »
Notons que ces éclaireurs reçus et cachés par Rahab sont comparés à la Trinité par Irénée, aux anges par Origène. Pour ce dernier, Rahab représente une partie de la figure de l'Église, celle qui, formée par les païens, se différencie de la Synagogue. Cette femme nommée Rahab, qui était auparavant impure et impie apparaît remplie de l'Esprit Saint. Pour Origène, le symbole de Rahab ne saurait s'appliquer à la Rahab de l'histoire, il s'agit plutôt d'une prophétie. Origène explique comment le rameau de l'olivier sauvage est greffé sur le tronc de l'olivier franc. Ainsi ceux qui sont greffés « à la foi d'Abraham, d'Isaac et de Jacob… sont incorporés à Israël. »[2]
Le rapprochement entre Rahab et Marie-Magdeleine apparaît significatif. Marie-Magdeleine la courtisane représente les païens qui sont appelés à faire partie du Royaume. Ils n'ont pas encore reconnu le Christ… qu'ils confessent son nom avec foi, qu'ils lui donnent leur amour, les voici pardonnés de leurs erreurs. Plus encore, ils peuvent occuper une place de choix. Le Christ n'a-t-il pas dit : « Les publicains et les prostituées vous précéderont dans le Royaume des cieux » (Mt 21, 31) ? Ce qui signifie que les païens peuvent devancer les chrétiens dans le Royaume, leur foi et leur amour effacent les traces de leurs erreurs, c'est-à-dire de leur idolâtrie.
S'inspirant d'Origène, Jean Daniélou pourra écrire : « Ainsi de Rahab à la courtisane d'Osée, de celle-ci à Marie-Madeleine dont le nom s'étend jusqu'aux extrémités de la terre, de Marie-Madeleine à l'Église des nations, la chaîne typologique déploie sur le registre légal, prophétique, évangélique, ecclésial, eschatologique le thème unique de la rédemption »[3] Marie-Magdeleine représente donc ceux qui, n'étant ni juifs, ni chrétiens, sont invités à participer à la rédemption du Christ.
Ce même thème peut être considéré à un autre plan sur lequel nous entraîne Grégoire d'Elvire en disant : « Faites attention à l'économie du mystère… dans beaucoup d'endroits de l'Écriture nous rencontrons cette courtisane, non seulement comme hôtesse mais comme épouse des saints. »[4]
II – MARIE-MADELEINE ET L'AMOUR CONTEMPLATIF
Le Christ est à Béthanie chez les deux sœurs. Marthe prépare le repas tandis que Marie Magdeleine se tient assise aux pieds du Christ et l'écoute parler. On connaît le récit : Marthe demande au Christ d'inviter sa sœur à l'aider. Et le Christ de répondre : « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses. Une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas ôtée » (Lc 10, 38-42).
Les Pères symboliseront la vie active et la vie contemplative par Marthe et Marie. Fidèles au texte évangélique, ils donneront la préférence au choix contemplatif, sans pour autant le déterminer comme exclusif. Action et contemplation désignent deux étapes se situant sur une voie unique.
On verra plus tard Eckhart exalter Marthe de préférence à sa sœur (Sermon 86). Sans doute voulait-il inciter ses auditrices religieuses à ne pas mésestimer les travaux manuels et ne pas confondre la contemplation avec la rêverie et la paresse. Eckhart aimait provoquer des chocs pour mieux retenir l'attention.
Chez Origène et les Cappadociens, vie active et vie contemplative ne s'excluent pas l'une l'autre, elles sont complémentaires. Une telle interprétation est fidèle à l'idéal stoïcien. Dans le De Vita contemplativa, Philon parle des Esséniens adonnés à la "vie pratique" (active) et des Thérapeutes qui se consacrent uniquement à la contemplation.
Augustin devait séparer ces deux modes d'existence. Une telle distinction – aboutissant à une opposition rigoureuse – aura d'immenses conséquences en Occident. Tout d'abord dans fondation des Ordres religieux contemplatifs ou actifs. Les travaux manuels étant mésestimés seront confiés aux frères convers. (C'est grâce à Vatican II que la division entre choristes et convers sera abolie dans la plupart des Instituts). Cette opposition entre l'action et la contemplation introduit une tragique dualité. Ainsi les arts manuels et la philosophie – en tant que sagesse – paraissent s'exclure. La position la plus juste serait de comprendre que la vie pratique (active) conduit à la contemplation (theoria). En effet, l'ascèse précède la vie contemplative ; la correction des passions et l'exercice des vertus conduisent à l'hesychia[5]. De même qu'il existe un passage nécessaire par l'anima[6] (symbolisant le féminin*) pour avoir accès au pneuma (signifiant le masculin*)[7], action et contemplation signifient deux étapes s'inscrivant à l'intérieur d'un même parcours.
Les deux modes de connaissance.
Il se présente, en effet, deux modes de connaissance, l'un est féminin* et l'autre masculin*. Mais ce féminin* et ce masculin* n'ont absolument aucun rapport avec la biologie. Toute créature est féminine*.
Êve désigne (cf. Origène) la connaissance sensible. Il est nécessaire de passer par Êve avant de parvenir à l'état d'Adam (connaissance des intelligibles). La créature est vase, matrice recevant la semence divine, lui donnant son acquiescement, la couvrant pour la faire éclore et croître.
Ainsi le niveau animal, c'est-à-dire le plan le plus bas, correspond au féminin* que partage initialement toute créature, qu'elle soit mâle ou femelle. Le niveau psychique est encore féminin*, il correspond cependant au commencement d'une mue, en quelque sorte il l'amorce avant de déboucher sur l'état parfait. Toutefois, il y a risque que l'état psychique ne soit jamais dépassé. La majorité des individus demeurent dans le psychique durant toute leur existence.
La hiérarchie présentée par Philon comprenant trois niveaux (état animal - psychique - parfait) concerne tout homme dans sa progression spirituelle, donc dans son rapport avec Dieu et autrui. Ainsi la religion peut se vivre au plan de l'âme ou à celui de l'esprit.
– Au plan de l'âme, c'est-à-dire du féminin*, elle comporte des anathèmes, des persécutions, des assassinats ; à l'égard de Dieu, elle se tient au service d'une idole : la religion de l'âme est idolâtre.
– Au niveau de l'esprit, l'homme religieux éprouve une immense et tendre compassion envers ses frères, il ne les fixe pas dans les incidences de leur transit, il sait que Dieu les aime et peut changer leur cœur. À l'égard de l'ineffable, l'homme spirituel plonge dans le mystère en sachant que seule l'expérience du divin implique une relation, une rencontre, une adhésion.
Quand se réalise la naissance de Dieu dans l'âme et de l'âme en Dieu (cf. « Ce n'est pas moi qui vit, c'est Christ qui vit en moi », Ga 2, 20) la créature animale, psychique (féminine*) disparaît. Le passage du vieil homme à l'homme nouveau signifie le passage du féminin* au masculin*.
La connaissance féminine – et l'amour qu'une telle connaissance implique – se situe dans la dualité.
Marthe n'opère pas dans le féminin* quand elle s'adonne aux soins que réclame la réception d'un hôte (le Christ), mais elle s'abandonne à la dualité féminine* par son inquiétude et son souci. Si Marthe s'était tenue dans l'apatheia (l'impassibilité), elle n'aurait pas quitté pour autant la contemplation en se livrant à une action extérieure. Que ces deux personnages, Marthe et Marie, soient historiques ou non, le fait est secondaire. L'importance réside dans l'enseignement que ces deux femmes représentent. On pourrait même dire qu'on se trouve face à deux aspects d'un même individu que chacun porte en lui. Ces deux réalités devraient n'en faire qu'une. En raison de la faiblesse humaine, l'être est divisé en lui-même. C'est l'inquiétude de Marthe qui est psychique, tandis que la quiétude de Marie, son absence de souci est masculine*, c'est-à-dire pneumatique.
D'après Paul, l'homme est semé "animal", il ressuscite "spirituel" (1 Cor 15, 45). Adam a instauré l'homme animal, le Christ – nouvel Adam – l'instaure spirituel.
Or, comme l'a très bien montré Irénée, la "récapitulation" opérée par le Christ ne concerne pas seulement l'homme dans sa totalité mais tous les hommes. Adam et le Christ se situent à deux niveaux différents : l'un charnel, l'autre spirituel, et l'homme est appelé à passer d'Adam au Christ.
Origène, s'inspirant de Philon a développé l'allégorie de la création, en disant que « l'homme à l'image de Dieu a été fait mâle et femelle. L'homme intérieur est composé d'âme et esprit. L'esprit est appelé homme, l'âme (anima) est nommée femelle. » (Hom. Gen. I, 15). Selon Ambroise « c'est à bon droit que l'esprit est représenté par le symbole de l'homme ; la sensation par celui de la femme » (De Parad. 2). Passer de l'âme à l'esprit, du féminin* ou masculin*, c'est donner le primat à l'homme intérieur animé par l'Esprit. Quand Marie-Magdeleine se tient au pied du Christ, elle a accompli cette mutation ; elle abandonne la sensation, la connaissance sensible en faveur de la connaissance des intelligibles. Elle choisit la voie royale, c'est-à-dire la voie directe qui récuse tous les détours. Dieu est Esprit et Marie-Madeleine est saisie par l'Esprit de Dieu.
Le passage de l'anima au pneuma (de l'âme à l'esprit).
Quelques textes vont permettre de mieux comprendre la mutation du féminin* au masculin*, du psychique en pneumatique (pneuma = esprit), de la dualité mâle/femelle en androgyne, l'homme androgyne signifiant l'homme parfait.
Dans l'Évangile selon Thomas (Log. 114, 18 sq) Simon-Pierre s'adresse au Christ et lui dit : « Que Marie sorte du milieu de nous, car les femmes ne sont pas dignes de la vie » Jésus lui dit : « Voici que je la guiderai afin de la faire mâle, pour qu'elle devienne, elle aussi un esprit vivant car toute femme qui se fera mâle entrera dans le Royaume des cieux. » Commentant ce logion, Henri-Charles Puech définit le sens à donner à la métaphore de la femme en mâle : « Pneuma (esprit) c'est-à-dire quelque chose, un mode d'être qui n'est en soi ni masculin ni féminin, mais une réalité neutre, indifférente à toute qualification ou distinction sexuelle […] L'absorption de la féminité dans la virilité amènera, à son tour, la disparition de celle-ci. »[8]
Guillaume de Saint-Thierry, l'ami de Bernard de Clairvaux, reprenant à Philon sa division des trois états dont il a été précédemment parlé, définit l'état charnel comme féminin*. L'âme est attachée au corps, elle ne peut penser que par le truchement d'images sensibles, elle ne conçoit les réalités spirituelles qu'à la manière dont elle regarde habituellement ce qui concerne le corps. L'abandon de la féminité* permet de vivre dans l'Esprit Saint source d'unité[9]. Un thème identique se trouve dans un ouvrage appelé Sœur Katrei qui n'est peut-être pas d'Eckhart, mais en tout cas appartient à son école ; cette religieuse dira à son père spirituel qu'elle sait bien qu'elle doit devenir mâle, ce qui pour elle signifie l'abandon du charnel en faveur de la dimension spirituelle.
Ces différents exemples montrent la nécessité de passer du charnel au spirituel, de l'homme ancien à l'homme nouveau, de l'âme à l'esprit. L'homme unifié n'appartient plus à la génération charnelle signifiée par l'expression "enfants de la femme", il est devenu "fils de l'homme". Henri-Charles Puech parlant de l'Évangile selon Thomas dans lequel les "isolés", les "solitaires" sont appelés "bienheureux", remarque que l'expression "enfants de la femme" désigne la dualité des sexes et du couple, tandis que l'expression "fils de l'homme" doit être envisagée comme un retour par réduction de toute dualité à l'unité – primitive autant qu'essentielle – de l'être personnel, d'où le terme de monakhos appliqué au "spirituel", au "gnostique", à celui qui possède la connaissance.
III – MARIE-MADELEINE ET LA CONNAISSANCE PAR L'OUÏE
Après sa mort, un vendredi, le corps du Christ est déposé dans un sépulcre neuf. Le premier jour de la semaine, le dimanche, Marie Madeleine se rend au sépulcre et voit que la pierre a été enlevée (Jn 20, 1). Elle prévient aussitôt Simon-Pierre et Jean. Plus tard, s'étant penchée au-dessus du tombeau, elle aperçoit deux anges qui lui conseillent de ne pas s'affliger. Se retournant, elle remarque un homme debout. C'est le Christ, mais elle ne le reconnaît pas et le prend pour un jardinier. Celui-ci l'interroge : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » La femme explique le motif de sa douleur. Jésus lui dit « Marie. » Alors Marie le reconnaît. Le Christ lui demande de ne pas le toucher car il n'est pas encore remonté vers son Père et il la prie d'annoncer aux disciples ce qu'elle a entendu (Jn 20, 15 s.). La voici donc chargée de remplir une fonction d'intermédiaire.
Marie-Madeleine est appelée "femme" par le Christ. (Il emploie ce terme à l'égard de sa Mère en Jn 2, 4). Or, Marie-Madeleine a reconnu le Christ uniquement quand il l'a appelée par son nom. D'où l'on peut parler à son propos d'une connaissance par l'ouïe.
Symboliquement, l'ouïe est féminine*, et masculine* la vision. Celui qui voit – dira Philon – c'est le sage, et l'ascète met beaucoup de soin à échanger l'oreille pour l'œil. « Il obtient l'héritage où règne la vue, quand il a dépassé le stade de l'audition » (De migratione Abrahami, 38). Philon fait allusion aux auditeurs qui deviennent spectateurs, aux yeux qui sont actifs et de type mâle (ibid.), aux "oreilles déployées" (De Legum allegoriae, III, 77). Celles-ci sont capables d'entendre intérieurement ; « que celui qui a des oreilles pour entendre entende » (Ap 2, 7.29 ; 3, 6.13.22).
Marie-Madeleine, douée d'une oreille intériorisée, a pu percevoir la sonorité de son nom, ce qui signifie sa propre vocation. La voix est devenue voie dans un même mystère.
L'étape féminine* de l'ouïe peut provoquer des pensées, des discours, des doutes, des angoisses, voir un certain bavardage. Le niveau masculin* de la vision est porteur de semences spirituelles ; la fécondité du "pneumatophore" ("porteur de l'Esprit") est illimitée. Celui qui voit est silencieux. Et comme le dira Henri Le Saux, le "regardant" disparaît progressivement dans le "regardé". L'amant devient amour, le connaissant connaissance. En raison de son caractère ineffable, la contemplation ne saurait s'exprimer, d'où la perfection de son silence. Encore une fois, ces divisions n'ont rien à voir avec la biologie, elles sont d'ordre symbolique.
L'audition-femelle est à la vision-mâle ce qu'est l'âme à l'esprit. Ces deux degrés appartiennent à une voie unique. Il importe de monter de degré en degré afin de parvenir à la plénitude de la vision. « L'audition précède la vision » dira Bernard de Clairvaux. Il en fut ainsi pour cette femme Marie-Magdeleine que l'amour intuitif fit promptement passer de l'ouïe à la vue. […]
* * *.
Telles sont certaines interprétations susceptibles d'être retenues à propos des symboles signifiés par Marie-Madeleine, à supposer que les trois textes précédemment cités concernent le même personnage. De toute manière, ces récits présentent un enseignement. Ce qu'il importe surtout de retenir concerne la connaissance féminine et masculine que Marie-Magdeleine représente à des moments différents.
Cette dualité, cette double connaissance féminine et masculine est transitoire. Dans une perspective eschatologique, Paul dira « ni homme ni femme, ni grec ni juif » (Ga 3, 28). Il ne s'agit pas ici seulement d'une division d'ordre biologique ou ethnique. L'homme transfiguré est appelé à un amour et à une vision situés au-delà de toutes les composantes physiques passagères. L'apprentissage de cette unité s'ébauche déjà durant la condition terrestre, sinon l'être humain serait après la mort totalement désorienté !
N'oublions pas qu'une telle ascension concerne tous les hommes et que Marie-Madeleine symbolise aussi ceux qui, originairement, se tiennent au-dehors et sont invités au festin. Mus par l'Esprit, revêtus de la robe nuptiale, ils y seront reçus en indigènes car eux aussi, en raison de leur foi et de leur amour, auront lavé leur robe dans le sang de l'agneau (cf. Ap 7, 14).
Après avoir tenté de parler du symbole de Marie-Magdeleine, qu'il soit permis, pour conclure, de l'interroger avec l'hymne chanté le jour de Pâques :
« Dis-nous, Marie-Madeleine
qu'as-tu vu en chemin ? »
……………………………
« J'ai vu la gloire du Ressuscité. »
La vision intérieure de cette gloire est réservée à ceux qui, émergeant au-delà du monde sensible, sont devenus capables de donner une réponse à Celui dont il est dit : « Éternel est son amour. »
[1] Jean Daniélou « Les figures du Christ dans l'Ancien Testament », Sacramentum futuri, Paris, Beauchesne 1950, p. 217
[2] Origène, Homélie VII. En fin du présent paragraphe, allusion est faite à un texte de Paul : «Si toi, en effet, retranché de l'olivier sauvage auquel tu appartenais par nature, tu as été, contrairement à la nature, greffé sur l'olivier franc, combien plus ceux-ci seront-ils greffés sur leur propre olivier auquel ils appartiennent par nature ! » (Rm 11, 24)
[3] Jean Daniélou, ibid. p. 224-225.
[4] On trouve de semblable interprétation chez Cyrille de Jérusalem, Augustin, Jérôme, etc.
[5] En grec hesychia (prononcer hésikia) signifie : repos, calme, silence, sérénité, quiétude.
[6] Ici anima est le terme latin pour désigner l'âme. En grec cela correspond à la psyché. C'est pourquoi c'est le psychique qui correspond à anima.
[7] Comme le dira plus loin M-M Davy, le féminin et le masculin ne sont pas à prendre au sens biologique, c'est pourquoi dans le texte une étoile a été rajoutée pour le signifier. De plus il faut voir que les termes "esprit" et "souffle " sont bien masculins, mais qu'ils correspondent tous deux à pneuma qui est neutre en grec, et à rouah qui est féminin en hébreu !
[8] Henri-Charles Puech, En quête de la gnose, Paris, Gallimard 1978, t. II, p. 280.
[9] Sur ce thème, voir M-M Davy, Initiation médiévale, la philosophie au XIIe siècle. Janvier 1980, Albin Michel, p. 260 s.