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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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18 août 2020

Par J. PIERRON. Ep 2, 1-10 Le mystère du Christ maintenant. Partie 1 : v. 1-3

Ce texte du chapitre 2 de l'épître aux Éphésiens n'est pas le plus facile ! Les lettres aux Colossiens et Éphésiens marquent le dernier stade de la pensée de Paul. Il est fort possible qu'elles aient été construites sur un schéma paulinien et aient été mises en lettres par des disciples… Il semble qu'ici l'évangile rencontre un nouveau milieu culturel, celui des religions à mystères, celles où les dieux morts ressuscitent. Ce sont des religions d'initiation.

Est transcrite ici la parole de Joseph Pierron (décédé en 1999), ami de J-M Martin (cf. tag  Joseph Pierron). Une douzaine de fois dans l'année, le dimanche matin à Paris en 1995, il parlait environ 1 heure dans le cadre du Centre Pastoral Halles-Beaubourg (dénommé Centre Pastoral Saint-Merry depuis 2015). Comme il a passé deux séances sur ces dix versets, pour faciliter la lecture, sa parole est publiée en deux temps : versets 1-3 puis versets 4-10 (prochain message).

 

Pour information, voici les versets 1-3 dans la TOB :

  • 1Et vous, qui étiez morts à cause de vos fautes et des péchés 2où vous étiez autrefois engagés, quand vous suiviez le dieu de ce monde, le Prince qui s’interpose entre ciel et terre, l’esprit qui agit maintenant parmi les rebelles… 3Nous étions de ce nombre, nous tous aussi, qui nous abandonnions jadis aux désirs de notre chair : nous faisions ses volontés, suivions ses impulsions, et nous étions par nature, tout comme les autres, voués à la colère.

 

 

Ep 2, 1-10 Le mystère du Christ maintenant.

Par Joseph Pierron

 

Avant de lire le chapitre 2 de l'épître aux Éphésiens, je rappelle ce qui précède. Dans le chapitre précédent, Paul commence par une magnifique bénédiction qui remplace l'action de grâces, puis fait un deuxième exposé sur ce qu'il en est de l'annonce chrétienne, et il le fait à partir de la découverte de la marche de la parole au travers de la communauté d'Éphèse. Au début du chapitre 2 il reprend une troisième fois le même thème, mais sous un autre aspect ; il essaie de décrire le mystère du Christ tel qu'il se joue maintenant dans la communauté.

Je vais essayer de lire littéralement ces versets 1-10, ce sera probablement mettre en cause certaines de vos lectures, au moins celles qui sont proposées dans vos bibles !

  • 1Et vous, étant morts aux fautes et aux péchés (aux chutes, aux titubements, le fait de tomber à côté) 2dans lesquels autrefois vous marchiez selon l'éon de ce monde, selon le prince de la puissance de l'air, de l'esprit qui manifeste sa puissance maintenant dans les fils de la révolte, 3dans lesquels nous tous aussi nous étions autrefois situés, dans les désirs de notre chair, faisant les volontés de la chair et des pensées qui en découlent. Et nous étions nativement des fils de la colère comme aussi bien les autres.
    – La phrase s'arrête là, elle reste suspendue, il y a une description sans verbe principal,.
    4Mais le Dieu étant riche en miséricorde, par son amour nombreux (débordant) dont il nous a aimés, 5et alors que nous étions morts aux chutes diverses, il nous a fait vivre avec le Christ - car vous êtes sauvés par la grâce -, 6et il nous a éveillés avec lui, et il nous a assis dans les hauts cieux (dans le monde supra terrestre), dans le Christ Jésus, 7afin qu'il montre dans les éons à venir, la richesse surabondante de sa grâce, dans la bonté qu'il a sur nous dans le Christ Jésus. 8Car c'est par grâce que vous êtes sauvés au travers de la foi, et ceci ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu ; 9cela ne vient pas des œuvres, afin que personne ne se gonfle (ne s'enfle, ne se vante) 10car nous sommes son œuvre (poiéma, création, poème), ayant été créés dans le Christ Jésus en vue des œuvres bonnes que Dieu avait prédéterminées afin que, en elles, nous marchions. »

 C'est un texte très riche, ce qui le caractérise c'est qu'il est à la fois dans la ligne de pensée paulinienne et qu'en même temps il est tributaire d'un vocabulaire qui se fait jour et qui n'existait pas dans Paul. Un exemple : on a "le pneuma (l'esprit) de celui qui travaille dans les fils de révolte". Ici c'est donc un esprit mauvais. Or, partout ailleurs, dans les textes de Paul, l'esprit c'est toujours l'esprit du Christ ressuscité. Il y a donc ici une autre pensée plus marquée par le dualisme, plus marquée par l'opposition qui est en train de se faire jour. Je dirais qu'on est vers une communauté qui est à la frontière du gnosticisme. On essaie de comprendre ce qu'il en est de l'homme, ce qu'il en est du bien et du mal, ce qu'il en est du salut, en se référant soit aux religions à mystères, soit à la pensée gnostique.

 

Partie 1 : Ep 2, 1-3

 

Verset 1.

  • 1Et vous, étant morts aux fautes et aux péchés

Paul écrit une lettrePaul commence par un kaï (et) qui est en suspens. Je crois qu'il faut l'interpréter comme une volonté de souligner la répétition de son propos. Il essaie de répéter une nouvelle fois, dans un nouveau langage, ce qu'il pense de la mort et de la résurrection du Christ. Il l'a déjà fait deux fois : en 1, 3-14 et 1, 15-23. Le "et", c'est une nouvelle fois. Pourquoi y a-t-il cette répétition ? C'est parce qu'il sait qu'il ne peut pas exprimer correctement et définitivement ce qu'il en est de la révélation de Dieu. Il ne peut pas dire la vérité, elle ne peut pas s'enfermer, d'où une recherche continuelle, une remise en question des mots qu'il utilise ; d'où une distance plus grande des mots qu'il a trouvés, des mots qui étaient à l'origine du premier christianisme. Il s'éloigne par exemple du fait de lever (de ressusciter), il va vers un autre mode d'expression, mais pour tenter de dire une vérité qui lui échappe de partout. Il faudra donc lire cela "symboliquement", la caractéristique du symbole étant toujours que c'est le moins connu qui explique le plus connu. C'est donc du moins connu, à savoir de l'inouï de la résurrection, qui est la lecture première, qu'il faut partir.

En général on est tenté, quand on veut parler de la résurrection du Christ, de partir du plus connu c'est-à-dire des récits d'apparitions et ensuite, on essaye de se baser sur ces faits que l'on posséderait, que l'on tiendrait, pour parler de la résurrection elle-même. Si on prend cette méthode-là, on aboutit à une foi qui ne repose sur rien, on a une foi qui se réfère à des anecdotes, qui se réfère à des récits, mais qui n'a pas de sens. Alors que par exemple, quand Jean parle de la résurrection, il utilise des récits, cependant son but n'est pas de dire l'anecdote qui s'est déroulée, car c'est le sens qui éclaire l'anecdote. Par exemple, si on prend l'apparition à Marie-Madeleine, ce qui compte, c'est qu'il y a une distance, qu'elle ne le reconnaît pas, et qu'il lui faut être appelée par son nom. Le fait que ce soit un jardinier est là pour une autre symbolique, il renvoie à ce jardin dont parle le récit de Gethsémani, ce jardin où il n'y avait que des tombeaux neufs et aussi de grands arbres, or ce jardin, c'est forcément le jardin de la Genèse. Donc pour Jean c'est plus important de montrer que l'apparition à Marie-Madeleine donne le sens à la création que de dire ce qui s'est passé au niveau de l'apparition.

Dans notre texte c'est la même chose, et le kaï de Paul nous avertit : « Faites bien attention, je vais redire le même événement, la même réalité, mais je vais tenter d'utiliser d'autres approches. »

« Et vous ». On est renvoyé à "vous". Certainement, cela désigne en premier lieu les membres de la communauté d'Éphèse, en tout cas les chrétiens de la vallée du Lycus. Je pense toujours que cette lettre a été une lettre encyclique, une lettre envoyée pour la série de communautés qui étaient autour d'Éphèse, c'est-à-dire Milet, Laodicée, etc. On a certains manuscrits qui portent non pas "épître de Paul aux Éphésiens", mais "épître de Paul aux Laodicéens". C'était donc une lettre encyclique, une lettre qui devait circuler. En tout cas, ce "vous" renvoie, semble-t-il, à ces gens-là, mais nous allons voir que, dès le verset 2, Paul réintroduit le "nous" des prédicateurs c'est-à-dire qu'au fond, l'opposition ne va pas tenir.

La difficulté vient de la traduction de ce qui suit le "et vous". On peut traduire comme ont traduit la BJ et la TOB « et vous étant morts à cause de vos péchés et de vos chutes (ou "par suite de vos fautes et de vos péchés") », c'est une possibilité de traduction qui met un lien de causalité entre la mort et "les péchées et les chutes", des péchés qui auraient pour conséquence la mort. C'est un thème classique de la faute qui entraîne une punition, c'est le cycle infernal de la rétribution, et c'est un des points les plus difficiles en théologie qu'il faut voir de près. Personnellement je pense, avec d'autres, que le mot n'est pas à traduire "par" ou "avec" (par vos fautes, avec vos fautes), mais au contraire : « et vous, étant morts aux fautes et aux péchés » autrement dit le mourir ne serait pas l'acte de mort biologique. Ce que viserait Paul, ce n'est pas le fait de mourir.

Cela ne veut pas dire que le mot "mort" ne serait qu'une image ou qu'une métaphore ; je pense au contraire que Paul, au travers de ce mot de "mort" vise une réalité bien plus importante que la mort naturelle : le fait d'être mort, c'est le fait d'appartenir au domaine de la mort.

De plus, "mourir à" suppose qu'on va "appartenir à". Et Paul, dans ce passage, ne traiterait pas du passage entre un état de vie d'innocence que l'on aurait perdu et que l'on aurait retrouvé, mais ce qu'il décrit ici, c'est uniquement l'événement chrétien tel qu'il s'est produit. Le "ils étaient morts" signifie : ils étaient sous la domination de l'exclusion, sous la domination du sans-espérance, sous la domination de l'éphémère, ils étaient dans la zone de la rupture, donc ils étaient esclaves d'un domaine de la mort ; mais maintenant ils sont morts à ce monde-là, par la foi, ils sont morts au péché et au désordre.

Et attention, "les péchés et les fautes", ce ne sont pas les fautes individuelles, mais seulement le monde désajusté, le monde dont Paul a parlé, le monde où on ne trouve pas le lieu de son existence. Ils étaient donc morts à ce qui était le péché et à ce qui était le désajustement…

Or pour les sémites on ne peut pas rester sans appartenance, car "être" n'existe jamais dans l'absolu, le mot être c'est toujours "être à", "être avec", "être dans". Et donc ici, si je ne suis plus au péché, si je ne suis plus dans ce qui est la chute, à ce moment-là, j'appartiens à ce qui est la vie. Paul est donc en train de leur décrire ce qu'il en est du passage, il ne décrit pas quel a été le passage, mais il indique qu'ils vont vers un autre type d'appartenance.

Donc Paul ne se préoccupe pas de savoir quelle est l'origine du mal, il ne se préoccupe pas de savoir qui l'a causé et qui l'a fait. Ce qu'il dit, c'est : Vous êtes des croyants, donc vous êtes morts au péché et à la chute, et vous appartenez un autre monde.

Et c'est ici que l'on va voir ce qu'il en est de cet autre monde. En fait il s'agit de ce que Paul appellera le règne, ça correspond à ce qu'annonce le Christ dans sa toute première parole : « Les temps (les aïons) sont accomplis, le royaume s'est approché… il s'est tellement approché qu'il est là. » On peut citer aussi le texte de Romains 5, en particulier le verset 21 : « De même que le péché a régné dans la mort, de même aussi la grâce règne par la justice pour la vie éonique par Jésus Christ notre Seigneur. » Donc la première affirmation paulinienne, c'est que Dieu est redevenu le Dieu des vivants, c'est que les croyants y sont des vivants.

 

Verset 2.

« … Fautes et péchés 2dans lesquels autrefois vous marchiez selon l'éon de ce monde…. »

« Autrefois (poté) » Cette vie ancienne, fautes et péchés, il va les caractériser. Le mot poté veut dire "une fois", "autrefois", "n'importe quand". Je suis toujours tenté, en trouvant des mots comme celui-là, de les traduire du point de vue du déroulement purement temporel : il y aurait une période passée et il y aurait maintenant une autre période : autrefois vous étiez dans la mort, maintenant vous n'y êtes plus. Mais, si je prends ces mots (autrefois, maintenant) du point de vue du discours temporel, il est évident que l'affirmation de Paul est fausse : il est bien évident que j'ai beau avoir la foi, je n'ai pas éloigné de moi ce qui est le péché, l'exclusion et le désajustement. Il est bien certain que le salut ne s'est pas réalisé, donc que je ne peux pas tenir un "autrefois" et un "maintenant". Je crois donc il faut prendre poté en un autre sens.

Il y a deux mots qui s'opposent : ce mot poté (jadis, autrefois) et il y a nun (maintenant) qui n'est pas dans notre texte. L'opposition n'est pas simplement celle de deux périodes : jadis, à l'époque des juifs, et maintenant à l'époque de l'Église. Non !

– D'abord, opposé au "autrefois", le mot nun désigne le maintenant définitif, le maintenant eschatologique : la fin est déjà présente, la fin est déjà enracinée, elle est déjà semée, mystérieusement présente. C'était valable aussi bien pour Adam que pour Abraham que pour Moïse, et c'est valable encore pour nous aujourd'hui.

– Et il y a par ailleurs un poté, un truc occasionnel, quelque chose qui passe, un règne de l'éphémère mais un règne quand même dans lequel je suis.

Quand je vis dans le poté, je vis sous un double aspect : d'une part je vis dans le monde qui est le mien, dans le monde tel que je l'ai reçu et tel que je le fais par ma parole, ma présence, mes actes - c'est l'aspect éphémère, un aspect qui est du côté du règne de Satan ; et d'autre part, de l'autre côté, je vis en même temps au travers de la foi, ce qui est radical, ce qui est la racine, c'est le fait que la parole du Christ me traverse et me transforme.

On voit donc que le poté est difficile à comprendre. Par exemple si je prends un récent converti, c'est-à-dire quelqu'un que la foi aurait touché, si je mets le poté (autrefois) dans la période où il n'était pas chrétien et le nun dans le maintenant où il est chrétien, ça ne va pas. En effet le salut, la présence était déjà secrètement semée, c'était déjà à l'œuvre, c'était déjà présent avant. Il n'y a pas opposition de deux périodes, il y a opposition de deux modes d'être qui coexistent au travers de la même personne. C'est pour cela que je ne peux jamais, dans l'Église, mettre d'un côté les pécheurs et de l'autre côté les sauvés. On est tous à la jonction, sur un fil du rasoir, où d'une part j'ai cet aspect du kaukhêsis qui est le fait de vouloir me donner mon salut, de vouloir me l'approprier, et d'autre part j'ai cet autre aspect où je peux l'accueillir et le recevoir.

C'est là que Paul est très astucieux. Il dit « 2dans lesquels (ces fautes et ces péchés)…. autrefois vous…. 3dans lesquels nous tous aussi » donc eux, les juifs, eux, les apôtres… Il y a trois catégories concrètes :

  • d'une part ces Éphésiens qui sont devenus chrétiens ; la majeure partie venait du paganisme et il y avait quelques juifs. Ils venaient donc des religions à mystères ou des courants de pensée du stoïcisme populaire ;
  • d'autre part les juifs, mais les juifs peuvent être aussi dans la catégorie de ceux qui ne croyaient pas car ils pouvaient fort bien mal interpréter l'Écriture. Mais là encore ce qui est premier, ce n'est pas le fait qu'on a compris, c'est au contraire le fait qu'on a mal-entendu : au point de départ tous on a mal-entendu ;
  • et troisième catégorie, il y a ceux qui ont reçu mission de porter la parole… et c'est tous !

Et par rapport à cette troisième catégorie, Paul va mettre tous les autres dans le même sac : tous nous étions pécheurs, tous nous marchions dans…

C'est le plan de l'épître aux Romains que Paul résume ici dans une seule phrase. En effet, dans l'épître aux Romains on a une première partie qui indique la première entrée du péché dans le monde avec tous les païens qui sont sous le péché ; puis une deuxième partie qui dit que tous les juifs sont sous le péché ; et en troisième partie on a la conclusion : tous les hommes sont sous le péché ! Ensuite, à partir du verset 21 du chapitre 3 Paul indique que tous, juifs et païens, sont sauvés gratuitement par la venue du Christ Jésus. Cela, c'est le ressort, la façon que Paul a de considérer l'homme. Nous, nous avons tendance à trouver des bonnes qualités et des mauvaises qualités, à sortir un catalogue de vertus et de vices auquel on peut se référer, mais on tombe alors sur le fait que l'on voudrait posséder le bien et le mal, on voudrait connaître le bien et le mal. Or vouloir connaître le bien et le mal c'est l'unique péché, c'est ne pas reconnaître le pardon de Dieu dès le point de départ. Le seul péché c'est celui-là, et s'il y a un péché originel, ce n'est pas d'avoir transgressé la loi, c'est d'avoir voulu s'emparer de la connaissance du bien et du mal. Bien sûr cela pose le problème de la morale, mais c'est quand même la donnée fondamentale de la révélation chrétienne : le pardon précède tout, mais ce n'est valable qu'à partir de cette considération que l'autrefois c'est encore dans l'aujourd'hui, comme le maintenant est dans l'aujourd'hui.

L'événement qui sépare l'autrefois et le maintenant, c'est la croix et la résurrection du Christ. Paul a bien saisi que cette croix était plantée dès l'origine, que l'arbre de la croix c'est la même chose que l'arbre de vie, la même chose que l'arbre de la connaissance du bien et du mal. L'erreur d'Adam (de l'homme) c'est d'avoir cru qu'on pouvait le prendre alors qu'on ne pouvait que le recevoir. Dès le départ l'homme ne pouvait pas rester sain et sauf, il ne pouvait pas porter l'espérance s'il n'y avait eu le pardon déjà semé et déjà présent.

 

Paul dit « … 2dans lesquels… vous marchiez selon l'éon de ce monde ». Le verbe péripateïn (marcher) désigne le fait de circuler, de se conduire. C'est le mot des péripatéticiens, ces disciples d'Aristote qui se promenaient avec lui sous le portique et qui discutaient. Cela correspond au verbe hébreu halakh (marcher) qui signifie aussi se conduire, être orienté, et c'est ça qu'il faut entendre dans notre texte. La marche est forcément orientée, elle oriente aussi.

Ce qui caractérisait poté (l'autrefois) c'est qu'on était sous un autre régime, sous une autre puissance, quelque chose régnait. Paul dit que c'était « selon l'éon de ce monde ». Le mot aïon est un mot difficile, et pas seulement à traduire. La TOB a été obligé de prendre une périphrase : « …vos fautes et vos péchés dans lesquels vous étiez autrefois engagés quand vous suiviez le dieu de ce monde » alors que le texte est un peu différent : « ces péchés et ces fautes dans lesquels autrefois vous marchiez selon l'éon de ce monde ».

Le mot grec aiôn (éon) traduit le mot hébreu olam. Qu'est-ce que c'est que olam ? C'est l'horizon que vous avez devant vous quand vous êtes à chameau. C'est à la fois un espace et un temps. Et le mot aïôn garde fondamentalement ces deux dimensions, la dimension spatiale et la dimension temporelle. Quand vous êtes à chameau dans le désert, l'horizon que vous avez devant vous va toujours s'éloigner, si bien que vous aurez l'horizon des horizons pour dire ce qui va advenir. Si bien que les juifs, à l'époque du Christ, distinguaient le monde qui est ici (ce monde-ci) et le monde qui vient. Et dans notre texte on a justement “selon l'éon de ce monde”. C'est le monde de la division, de l'exclusion, de la haine, du meurtre, de la mort. Et il y a par ailleurs le monde qui vient : ce n'est pas celui vers lequel je vais, ce n'est pas le monde que je traverse, c'est au contraire celui qui vient parce que Dieu vient. Donc le monde qui vient est du côté positif, du côté de la venue de Dieu.

Dans notre texte, il est bien certain que ce qui est caractéristique c'est que cet éon est un éon mauvais : on est selon la région, selon le régime, selon le règne de quelqu'un qui est de ce monde-ci.

Ce monde-ci - qu'on trouve aussi en 1 Cor 3, 19 et 5, 10 - est un mot que Paul reprend aux grecs. Or pour les Grecs le cosmos est le monde (l'univers) en tant qu'il est régi par le logos, par la parole, qu'il tend vers l'unité de l'harmonie, qu'il tend vers un monde harmonieux. C'est la grande visée des stoïciens : ce monde est un monde corporel, et c'est ce monde qui est le grand dieu ; le grand dieu c'est cet ensemble où chacun doit jouer sa partie, sa compréhension et sa mélodie. C'est donc une vision optimiste du monde qui doit advenir harmonieux. Pour Paul au contraire, ce monde-ci c'est du vent, c'est du vide, c'est l'équivalent du tohu bohu, c'est le monde en tant qu'il est non-animé, en tant qu'il est la glaise (la adama de la Genèse) quand Dieu n'a pas encore soufflé. Ce monde-là c'est celui du rien (mais qui n'est pas rien), c'est celui qui tue, celui qui tranche ; il est régi par le prince de ce monde. Et Paul dit : c'est le monde dans lequel vous êtes, un monde qui n'a pas de soi une visée optimiste de l'humanité. Il n'y aura cette visée optimiste que parce que le Christ viendra. En venant il n'ajoute pas l'humanité à sa divinité non, mais il advient en humanité ce qu'il est véritablement, comme s'il avait besoin de l'humanité pour traduire sa filiation par rapport au Père. À ce moment-là on a deux règnes : d'un côté il y a ce monde-ci qui est le monde du vide, le monde qui conduit à la mort ; et de l'autre côté il y a ce monde qui vient parce que Dieu vient. L'origine du bien et de la lumière n'est pas l'intelligence de l'homme, n'est pas la compréhension de l'homme ; mais le monde du bien vient de l'intention de Dieu, du désir de Dieu.

C'est pour cela que ce monde-ci est opposé à ce qu'il en est de la visée de Dieu. Dans les épîtres aux Corinthiens, Paul parle de la sagesse de ce monde qui est folie selon Dieu. La sagesse du monde ne peut être que folie aux yeux de Dieu, de même que la sagesse de Dieu sera folie pour les Grecs et scandale pour les juifs. Il y a une incompréhension entre ces deux mondes. C'est un des thèmes pauliniens : le salut vient de l'extérieur, non pas comme compréhension de l'homme, mais par l'accueil du Dieu qui vient. On peut voir cela en 1 Cor 1, 18 et dans tout le chapitre 2. Ce sont de très beaux chapitres de Paul où il y a ce monde qui vient de Dieu, là se rassemblent tous les hommes appelés par le Christ.

Dans le verset 2 Paul continue à caractériser ce monde-ci. « … dans lesquels autrefois vous marchiez… selon le prince (le principe, la norme) de la puissance de l'air ». La TOB interprète : « selon le prince qui règne entre ciel et terre » et la BJ « selon le prince de l'empire de l'air ». On voit à quoi ces deux traductions font allusion. Dans la grande mythologie sémitique en particulier assyrienne et babylonienne, on avait toujours un dieu du ciel, un dieu de la terre et un dieu de l'intermédiaire. Le grand dieu du ciel était le dieu tout puissant, celui de la transcendance, et par ailleurs il y avait le dieu de la terre qui concernait le monde des humains, le monde du malheur ; et entre les deux, il y avait l'espace des jeux de dieu, le dieu de la tempête, de l'inspiration (de l'air) mais aussi de la violence. Ici donc, les traductions de vos bibles se référeraient à une certaine conception mythologique : le prince de ce monde-là sera le monde de l'intermédiaire.

Il est vrai que le mot arkhôn (prince, principe) qui se trouve aussi dans saint Jean renvoie forcément à celui qui domine, ç celui qui est au principe, à celui qui est à l'origine, donc qui est à la fois le principe, l'origine et la puissance. Saint Jean dira que “maintenant le prince de ce monde a été jeté dehors” en faisant allusion à la croix du Christ. Le prince de ce monde : il y a là une sorte de représentation assez mythologique de ce qui est la violence, de celui qui domine par la puissance. Il a été mis dans les airs, dans l'intermédiaire, pour bien indiquer qu'il y a quand même aussi le dieu qui est intouchable, donc il n'est pas, même pour eux, le grand dieu. Mais ils soulignent aussi que ce prince - qui s'appelle aussi Satan ou le diabolos - n'est pas celui qui est l'origine du mal. Mais là on a une question beaucoup plus importante : si l'homme n'est pas responsable du mal, n'est pas coupable du mal, si le serpent (le Satan, le diabolos) n'est pas responsable du mal, qui en est responsable ? Quel est le rôle, la fonction du mal, même si je ne peux pas en voir l'origine ?

C'est un très gros problème car il se trouve courir à travers toute la Bible. On a toujours tendance, nous, à lire ce que l'on a appris, à savoir que l'homme a été créé innocent. Il a été créé dans l'innocence ou dans la sainteté, et Dieu l'a même "posé"  -c'est le même mot pour dire que Dieu se repose le septième jour - dans le jardin. Mais alors, on imagine le jardin comme étant le paradis alors que ce n'est pas le paradis du tout - le mot "paradis" a été introduit dans la traduction grecque, il n'est pas dans l'hébreu. L'homme est donc dans le jardin, et ce jardin est à cultiver parce qu'il est sec, parce qu'il ne donne rien. Le mal existe donc avant l'homme et il existe avant le Satan. Le problème du mal est de nouveau projeté devant nous…

En tout cas l'illusion, d'après notre texte, c'est qu'ils se mettaient dans le régime de ce prince de l'empire de l'air, c'est-à-dire qu'ils acceptaient que les commandements viennent d'ailleurs. Ils acceptaient que les règles, les normes, viennent des interprétations religieuses, viennent des décrets qui étaient portés par des prêtres.

On trouve ce "prince de l'empire de l'air" dans des textes juifs apocalyptiques. Par exemple dans le Testament de Benjamin, Béliar (l'équivalent du Bélial dont parle Luc) est l'esprit de l'air. Dans le Papyrus de Berlin 5025[1] on a une prière d'Adam : « C'est pourquoi, viens sur moi, toi qui domines tous les anges, toi qui es bien au-dessus de moi, toi qui peut contraindre celui qui a la puissance, le démon, le prince de l'air » Dans sa prière Adam dit : “Tiens bien enfermé ce diable-là qui est dans l'intermédiaire et qui risque de me contraindre”.

Sphères célestes, Oresme

Paul reprend donc ici une formule mythologique, non pas qu'il croit à la valeur littérale de ces formules mythologiques, mais il les utilise parce que ses correspondants ont certainement entendu parler de ces principautés. N'oubliez pas qu'il est vraisemblable que des gens d'Éphèse croient qu'il faut que l'homme remonte jusqu'à la divinité. Pour cela il faut une connaissance de tous les intermédiaires.

Entre le monde qui est le nôtre et la divinité, il y a sept sphères qui s'imbriquent et qui tournent et qui, tournant l'une dans un sens, l'autre dans l'autre, créent une harmonie. À chacune de ces sphères correspond une lettre, correspond un son de la flûte aulique, et tout cela crée une harmonie. Ils pensent donc qu'il faut remonter jusqu'à la divinité… et Paul dit négligemment : « c'était là-dedans que nous vivions, nous étions tous plongé là-dedans ; on faisait notre petite cuisine en obéissant selon le chef de l'empire de l'air. Voilà où on était. Mais surtout, n'allez plus vous en occuper. Ils n'ont pas été capables de vous sauver, ils n'ont été capables que de vous conduire au mensonge et à la mort. » On est donc ici dans une reprise du message chrétien, à partir de ce que pense le peuple du prince de l'air.

 

« … dans lesquels autrefois vous marchiez… selon le prince de la puissance de l'air, de l'esprit qui manifeste sa puissance maintenant dans les fils de la révolte, ». Paul l'appelle "un esprit" (pneumata). La difficulté de la traduction vient de ce que ce mot est au génitif (tou pneumatos). On avait « selon le prince de l'empire de l'air », et si l'esprit est au même niveau, on devrait donc avoir maintenant "selon l'esprit" c'est-à-dire kata to pneuma... Je pense donc que tou pneumatos (l'esprit) n'est pas l'équivalent du prince, mais qu'il faut le mettre en apposition de aeros, donc de l'air.

L'idée de Paul est malveillante pour ses adversaires. Ce qu'il a en tête, c'est que la résurrection du Christ est efficace, c'est le fait que l'Esprit de résurrection (l'Esprit du Ressuscité) c'est ce qui les met debout, c'est ce qui les console, c'est ce qui les conduit, c'est ce qui les met en route. Et à cet Esprit du Christ il oppose donc l'esprit (le pneuma) qui n'est que le vide intermédiaire, qui n'est que le lieu du souffle, le lieu du vent, le lieu de la déception.

Il y aurait volontairement ici, de la part de Pau ou de son disciple, la volonté d'évaluer ce qu'il en est de l'autre recherche de son salut personnel : vous croyez vous sauver par votre connaissance, par votre révélation, par votre soumission à des puissances supra-terrestres ; en fait c'est du vent, ce n'est rien d'autre, mais cela produit quand même ce qu'on vit "maintenant" (…qui manifeste sa puissance maintenant…)ce "maintenant" (nun) est opposé au "maintenant" dont je vous ai parlé avant et qui est celui du Christ.

Cela produit des fils de révolte, des fils d'incompréhension. On arrive ici à une formule très voisine de celle de Jn 15, 24 où il s'agit du moment de la passion, du moment décisif qui est pour Jean le moment du jugement : « Maintenant ils ont vu et ils se sont mis dans la haine contre moi et contre mon Père. » Ce que dit Jean, c'est que, au sein de leur référence, ils ne peuvent arriver qu'à la déception ou à la révolte ; ils sont les fils de ceux qui sont dans la désobéissance, dans la non-écoute, ceux qui ne se situent pas sous la bonne écoute.

Là encore on retrouve une des grandes thèses de Paul, c'est que, si je dois "appartenir à", du fait que je ne me donne pas l'existence, du fait que pour "être à", je dois être appelé, je dois être consolé, je dois être soutenu, de ce fait, je dois "être sous", je dois être en position de retrait. Mais le "sous" n'est pas de l'ordre de la soumission, le "sous" est de l'ordre de la bonne situation, de la bonne orientation.

 

Dans ces deux premiers versets du chapitre, Paul parle de la libération des croyants que sont les Éphésiens, libération qui est comme celle des apôtres. Fondamentalement, cette libération est mort aux fautes (aux trébuchements) et aux péchés, et que par le fait même, il y a rupture avec l'ancienne domination, là où on était esclave de l'éon de ce monde, du fait d'être enfermé dans ce monde, du fait que ce monde, je ne peux que le parcourir, à la différence du "monde qui vient" dont il faut attendre qu'il vienne. Je ne peux pas être du côté de ce monde-ci, je ne peux être qu'en attente du monde qui vient. Par le fait même, je suis libéré de la domination de ce qu'il appelle "le chef de l'empire de l'air" c'est-à-dire de ce personnage mythique qui représente notre monde, personnage déifié qui présenterait la possibilité de salut aux hommes eux-mêmes. Justement, ce prince qui est le prince de l'intermédiaire n'est que le prince du vent, de ce qui passe, il ne fait que créer la déception ou la révolte.

On voit que dans la pensée de Paul :

– il y a un rapport entre "le péché" et "la mort", mais nous n'avons pas encore vu ce qu'il en était de la mort. Nous avons simplement dit qu'il ne s'agissait pas de la mort biologique, de la mort physique de l'homme.
– il y a un rapport interne entre ce monde-ci et le péché, c'est-à-dire que ce n'est pas dans cet espace et dans ce temps qu'est le salut.
– enfin il y a un rapport à établir entre le salut et "l'esprit", mais à condition que "l'esprit" ne soit pas simplement le vent de l'intermédiaire qui ne fait que créer la révolte ou la désobéissance. Or, il va le préciser après, c'est justement de cette façon qu'est caractérisée la période ancienne.

 

Verset 3.

« … 3dans lesquels nous tous aussi nous étions autrefois situés, dans les désirs de notre chair, faisant les volontés de la chair et des pensées qui en découlent. Et nous étions nativement des fils de la colère comme aussi bien les autres. »

Cette façon de percevoir l'humanité dans sa globalité correspond à ce que Paul dit en Rm 1, 20. Il semble la voir de façon pessimiste, en y voyant un monde de vices, de fautes sans aucune lumière. On pourrait alors penser que, pour lui, il y aurait avant le Christ un monde qui serait sous l'empire des puissances mauvaises qu'on ne contrôle pas, un monde livré aux désirs et aux volontés de la chair ! Mais si je pense que ce que je viens de dire représente la pensée de Paul, je fausse radicalement ce qu'il en est…

Premièrement Paul ne distingue pas entre un avant le Christ et un après le Christ. Ce qu'il met sous "autrefois" et maintenant" ne correspondent pas à des périodes successives de l'existence humaine, encore moins à des périodes de l'histoire humaine (cf. le début du commentaire du verset 2). Cela décrit deux modes d'être qui se trouvent en tout homme et dans toute l'humanité. Et le rôle du Christ est de révéler, à la fois le plus originairement possible et de la manière la plus accomplie, ce qu'il en est d'être un homme. Par le fait même, ce que Paul décrit, c'est ce qu'il en est de l'homme quand il se fie à lui-même.

Ce que veut dire Paul, c'est qu'il n'est pas possible que l'homme se sauve par lui-même. Dès le moment où l'homme apparaît, il est celui qui est à sauver. Paul pas plus que Jésus ne va chercher quelle est l'origine du mal. Quand l'homme est, il est déjà tout à la fois dans le mal subi et il est aussi dans le mal qui s'accomplit par lui ; il est pris par les deux côtés dans le mal subi et dans le mal commis. Le problème pour Paul c'est que, justement, étant situé de cette façon-là, le mal ne soit pas reproduit, mais qu'il y ait une prise de conscience et un retournement possible.

C'est ce qu'il dit au début du verset 3 « dans lesquels nous tous aussi nous étions autrefois situés… » Et je crois qu'avant de prendre conscience de ses péchés, il faut d'abord prendre conscience du mal subi… éventuellement pour certains, ça peut être même le fait d'être né dans ce monde… C'est ici qu'on retrouve le fait dont je vous ai parlé en session, que, autant le mal nous précède, autant la volonté de Dieu nous précède. Donc c'est le pardon de Dieu qui va être premier.

 

Remarquez que le texte de Paul est très bien construit puisque au kaï umas (et vous) du verset 1, on a le kaï êméis (et nous, nous aussi) du verset 3, et les deux vont se trouver opposés à Dieu puisqu'on a "o de théos" (mais le Dieu) au début du verset 4 que nous allons lire.

La question qui est posée ici c'est : est-ce qu'il y a possibilité de communication ? est-ce que Dieu reste un Dieu qui tue, un Dieu lointain, un Dieu qui commande ?

Or ce qui est premier pour Paul, comme d'ailleurs pour Matthieu, c'est que le pardon de Dieu précède le don d'après la fameuse phrase de Mt 18, 14 : « car le Père qui est dans les cieux n'a jamais eu aucune décision volontaire pour qu'un de ces petits soit perdu. » Donc il n'y a jamais eu - et il n'y aura pas - de décision volontaire de Dieu pour qu'un homme soit perdu. Et c'est ça qui est premier.

C'est là que Paul sera attaqué et devra se battre puisqu'on lui dit : « On n'a qu'à pécher et on sera pardonné. » Et il va dire : « Vous ne pouvez pas agir ainsi, sinon vous vous mettez en contradiction avec la gratuité que vous recevez. Il faut être cohérent ! » Ce qui est donc premier, c'est la grâce.



[1] Depuis 1845 environ, le musée de Berlin possède deux importants papyrus magiques, achetés à Thèbes par Lepsius., P. 5025 et 5026.

 

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