Débat entre asservissement et liberté à partir Rm 8,15 et Rm 6,18 ; introduction à l'écriture de Paul
Jean-Marie Martin, spécialiste de saint Jean et saint Paul a proposé un chemin pour entrer dans l'énigme suivante : un texte de Paul nous dit « Vous n'avez pas reçu un pneuma de servitude mais de filiation (de liberté) » et un autre dit : « Libérés du péché vous avez été asservis à la justice (le mot justice étant un des noms de la sphère positive) ». Pour cela il nous donne quelques clefs de lecture et dévoile l'enjeu sous-jacent.
C'est dans le cadre d'une session qui a eu lieu à l'espace Sainte-Bernadette de Nevers à la pentecôte 1998, sur le thème du "Serviteur".
L'énigme posée par Rm 8,15 et Rm 6,18
L'Évangile est un débat entre le règne de l'esclavage et le règne de la liberté, c'est ce qui se trouve chez Paul. Nous allons prendre deux grands versets de l'épître aux Romains et je vous préviens que c'est difficile. J'en manifeste la difficulté tout de suite, nous essaierons ensuite de la résoudre.
1) Introduction à l'énigme posée par Rm 8,15 et Rm 6,18
Rm 8, 15. « Car vous n'avez pas reçu un pneuma de servitude (douléias) qui vous ramènerait vers la peur, mais vous avez reçu un pneuma de filiation dans lequel nous crions "Abba, Père". »
Le mot pneuma (Esprit) est susceptible d'être traduit partiellement comme étant une qualité d'espace, ici c'est l'espace de la filiation c'est-à-dire de liberté, et c'est le pneuma reçu à la Pentecôte. Mais il y a une autre région régie dont la qualité d'espace est la servitude.
Le pneuma que vous avez reçu c'est toujours "le pneuma de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts". Le mot "spirituel" est un mot qui vient à toutes les sauces, on oppose le spiritualisme au matérialisme, on parle aussi de spiritisme etc., donc il faut savoir se repérer. Or il y a dans le Nouveau Testament une expression qui revient à plusieurs reprises et chez saint Jean et dans les Actes des apôtres, « le pneuma de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts ». Ce pneuma-là n'est pas du spiritualisme par opposition au matérialisme, mais c'est la constitution de l'espace de la Résurrection.
Nous avons donc deux régions, l'une est caractérisée comme la région de la servitude et l'autre comme la région de la filiation ou de la liberté.
Aujourd'hui, d'une certaine manière, nous pensons le fils par rapport au père. Et quand nous parlions du rapport du père et du fils dans un sens biblique, nous considérions le fils comme la manifestation de ce que le père est en semence, en caché, le fils étant tout le visible, tout le donné à voir, tout le venir du père. Dans cette perspective nous disions que le fils c'est ce qui est en semence dans son père, c'est-à-dire qu'un bon fruit ne vient pas dans un arbre mauvais. Il y a donc pour nous comme une espèce de nécessité : le fils ne peut rien faire d'autre que manifester les qualités du père dans la perspective que nous indiquons maintenant.
En voici que dans ce verset, saint Paul oppose le fils à l'esclave comme la servitude s'oppose à la liberté. Le fils est à la fois le libre et le fidèle au père. Et ce qui nous pose question c'est la question de la fidélité et de "l'être voué à" (ou de "l'obéissance à"), car c'est la même question.
Dans ce texte "servitude" signifie une chose bien précise, en opposition à la région de la filiation c'est-à-dire de la liberté.
Maintenant je prends Rm 6, 18 que je pointe comme lieu référentiel, mais bien sûr il faudra regarder les entours. « Ayant été libérés du péché vous avez été asservis (édoulôthêté) à la justification », autrement dit : vous avez été asservis à Dieu. Tout à l'heure il y avait ou bien la liberté ou bien la servitude, et voilà que maintenant on passe d'une servitude à une autre servitude. C'est à dessein que je garde ce mot de "servitude" puisque le verbe grec "être asservi" a la même racine que le mot douléias du texte précédent.
La thèse essentielle de Paul est que celui qui adhère à la résurrection est libéré de la loi – il n'y a plus de loi – il est libéré de la loi, libéré du péché… et voici que maintenant on déclare que sa liberté consiste à être asservi à autre chose que la loi, à ce qui est appelé ici la "justification".
Dikaiosunê qu'on traduit en général par "justification" est un mot important que je préfère souvent traduire par "ajustement" – ajustement à Dieu, à moi-même, à autrui. Il désigne la région nouvelle, c'est-à-dire la "région qui vient", région où règne le bon ajustement. Donc voici que je suis asservi à cet ajustement.
Voyez l'emploi contradictoire du mot "servitude" avec le texte de Rm 8, 15. Il va falloir résoudre cette difficulté. La réponse que nous allons donner est fondamentale car elle délivre un principe fondamental de lecture qui se trouve chez Paul de façon explicite, et qui est aussi dans l'ensemble du Nouveau Testament. Il y a à ce sujet-là beaucoup à dire.
● Parenthèse sur les énigmes que nous avons à affronter.
Avant de répondre je vais simplement dire une chose qui est marginale et secondaire. On me posait récemment la question : « Comment entendre le “Tu honoreras ton père et ta mère” ? du Décalogue » Et ça me fait penser au fait que l'Écriture c'est la parole qui dit « Tu honoreras ton père et ta mère », et c'est la même parole qui dit aussi : « Si quelqu'un ne hait pas son père et sa mère, il ne peut me suivre » (d'après Luc 14, 26). Cela veut dire que l'Écriture n'est pas une collection de slogans. Parfois chez le même auteur, et de façon délibérée, on trouve des affirmations qui ont l'air d'être contraires. En effet la vérité réside dans le mode d'habiter cette lutte, ce conflit de paroles. Il n'y a pas une parole sur laquelle on puisse se reposer comme sur une chose acquise, ou qu'on puisse proférer comme un slogan qui dispenserait de penser. La parole est toujours l'invitation à entendre dans leur bon lieu chacune des phrases… en effet si c'était exactement dans le même lieu, ce serait une simple contradiction. Il faut voir en quel sens cela est audible à tel endroit, et à partir d'où.
Le risque de ces phrases contradictoires, c'est que vous ayez des gens qui choisissent. Il y a des gens qui n'entendent que d'une oreille. On n'entend que ceci et pas cela, et on se constitue assez facilement un ensemble assez cohérent. Mais on n'entend pas l'invitation au chemin de pensée, c'est-à-dire au fait d'avoir à lever le pied du sol où je me croyais bien assis pour le remettre en jeu en l'air, n'ayant qu'une moitié d'assise ! Parce que c'est ainsi que quelque chose chemine, que quelque chose s'ouvre, que quelque chose a du sens.
Dans toutes les grandes sources spirituelles, avec l'énigme ou l'apparente contradiction, la parole est faite pour ouvrir un espace de marche. C'est ça la parole du maître, du rabbi, du gourou. Ce n'est pas une parole qui donne le catéchisme à réciter. C'est une parole qui invite à marcher dans les difficultés de la parole, et ça c'est une chose très importante.
Je viens de parler du débat entre deux affirmations qui sont des affirmations à l'intérieur du même texte ou à l'intérieur du même auteur. Mais le plus souvent, nous avons débat entre des affirmations dont l'une est de l'Écriture et l'autre de gens compétents dans leurs connaissances. Par exemple l'Écriture dit « Si quelqu'un ne se hait pas… » (d'après Jn 12, 25), et le psychologue dit en son lieu : « Ah ! Sans narcissisme fondamental, c'est-à-dire sans un minimum d'amour de soi, nul ne peut aimer autrui ou vivre ou être homme ». Quel est le rapport entre ces deux affirmations ? Autre exemple à propos du mot "loi". Aujourd'hui la loi a la grande faveur dans le champ des psychosociologues, c'est ce qui permet à quelqu'un de vivre. Mais alors si j'entends dans le champ du psychologue ce que dit Paul, « il n'y a pas de loi », j'arrive à la pire perversion. La question est donc : comment dialoguent, comment s'entretiennent, quel rapport est noué entre ces affirmations qui sont pertinentes l'une et l'autre dans leur lieu ? Il n'y a pas d'erreurs, il n'y a que des vérités déplacées de leur lieu. L'erreur c'est une vérité qui n'est pas dans son lieu, qui ne parle pas à partir d'où elle a à parler.
Je dis ça pour que nous réfléchissions sur le fait que la parole, et pas seulement la parole de l'Écriture mais la parole dont nous avons à user tous les jours, n'est pas le catalogue simpliste de quelques vérités toutes faites à annoncer. Apprendre à être, c'est apprendre à marcher, à marcher avec, et avec des paroles qui ne cessent de nous poser des énigmes, des énigmes qui ouvrent la marche.
2) Proposition de chemin par la considération de l'écriture de Paul
Nous avons une énigme à résoudre, ne demandez pas à l'Esprit Saint la réponse ! En revanche demandez-lui l'attention, le goût, la capacité de la trouver.
Cette énigme, je vous la rappelle en deux mots : un texte de Paul nous dit « Vous n'avez pas reçu un pneuma de servitude mais de filiation (de liberté) » et le second texte dit : « Libérés du péché vous avez été asservis à la justice (le mot justice étant un des noms de la sphère positive) ».
Répondre à ces difficultés est beau quand on a longuement cherché et que cela se découvre. Il est néanmoins difficile d'en faire part rapidement si le chemin n'est pas fait par les interlocuteurs. Je vais cependant tenter de le faire parce que ceci nous reconduit à l'écriture de Paul. Il faut nous mettre dans son encre, dans sa façon d'écrire.
● La syntaxe de Paul
Pour Paul le verbe "être" ne fonctionne pas au sens où il fonctionne de la façon la plus usuelle chez nous. Chez Paul, être c'est toujours "être à", la préposition "à" ne signifiant pas nécessairement tout de suite appartenance, mais "être par rapport à". D'où des expressions qui ne sont pas usuelles chez nous comme "mourir à" et "vivre pour" quelque chose.
Et il faut voir que comme on est toujours à, si l'on cesse d'être à quelque chose, cela signifie qu'on a déjà commencé d'être à autre chose.
Remarquez que les contemporains de Paul connaissent aussi des "être à", et particulièrement des "être avec". Chez les stoïciens tout est "avec", sun en grec. Et Paul hérite de cela partiellement : « être avec le Christ », « être co-ressuscité » ; « être co-héritiers » …
Mais le langage de Paul a la particularité de penser "l'être à" comme un être dessous/dessus c'est-à-dire dans le rapport dessous (hypo) / dessus (hyper), nous n'avons pas ça chez saint Jean par exemple. Ainsi chez Paul on a le mot obéissance, hypo-akoué, qui signifie littéralement "être sous l'écoute" ; la patience, hypomonê alors que chez saint Jean on a le verbe méneïn, demeurer.
● L'hypotaxe (la subordination) et les deux manières dont Paul l'utilise.
Chez Paul il y a surtout un mot fondamental, un mot structurant qui est hypotaxis. Taxis, c'est le rang ou l'ordre, donc hypotaxis signifie "sub-ordination". C'est le mot qui par exemple est traduit parfois par "soumission", en particulier dans le chapitre 5 des Éphésiens à propos de la femme. Le malheur c'est qu'on croit que Paul parle de morale conjugale alors qu'il fait de la grammaire.
Je veux dire que la pensée la plus élevée, la plus haute est celle qui articule en premier le discours. Nous, ce qui organise notre discours commun, le fait de tenir ensemble, nous appelons ça "la syntaxe", avec le même mot taxis.
Le discours de Paul est donc régi par une hypotaxe, un principe de subordination et ça, du haut jusqu'en bas. Il nous faudra apprendre que "être sous" ça n'est pas moins que "'être au-dessus", c'est même en fait souvent beaucoup plus… ou plus exactement ça ne se situe pas dans l'appréciation du plus et du moins. En effet tout est en hypotaxe chez Paul : la femme par rapport à l'homme, l'Église par rapport au Christ, le Christ par rapport au Père. Avec le Père et le Fils, nous avons un bon exemple de ce qu'il n'est pas question d'infériorité puisque pour Paul il n'y a pas inégalité entre le Père et le Fils, comme pour saint Jean, ils sont un.
Où est-ce que Paul a pris ce mot-là ? Il l'a pris dans les psaumes : « Il a placé toutes choses sous ses pieds[1] » c'est-à-dire qu'il a subordonné la totalité.
L'hypotaxe peut aller non seulement de la plus haute subordination de type de celle que je viens d'évoquer avec le Père et le Fils jusqu'à la réduction totale des ennemis : « Le dernier ennemi réfuté c'est la mort car il a subordonné la totalité sous ses pieds. » (1Cor 15, 26-27). Donc le mot "hypotaxe" couvre tout le domaine, depuis l'égalité jusqu'à l'exclusion.
Ce qu'il nous faut comprendre, c'est que la considération de ce que, en ce monde il n'est rien d'autre que des rapports de force, est le point de départ de la réflexion de Paul, mais que ce point de départ se trouve, d'une part renversé, et d'autre part d'une certaine manière travaillé par le langage comme nous l'avons dit.
Nous venons de voir que le mot hypotaxe (subordination) va jusqu'à l'expression de la servitude. Comme le mot de liberté, il est cependant utilisé de deux manières, à savoir comme un mot de désignation et comme un mot de fonction.
D'une part il y a ce qu'on pourrait appeler la "désignation" de régions. En effet le mot "liberté" et le mot "servitude" désignent deux régions opposées, les deux régions dont nous avons souvent parlé qui sont deux régimes : il y a le régime de la liberté et le régime de la servitude qui s'opposent[2].
D'autre part, conformément à tout le passage que je viens de faire auparavant, ces deux mots servent aussi pour dire le "fonctionnement" à l'intérieur de chaque région. Il s'agit donc d'une fonction et non plus d'une désignation. La fonction c'est "l'appartenir à". Il n'y a rien qui ne soit appartenant, qui ne soit dépendant. Paul n'a pas la naïveté qui fut longtemps celle de l'Occident et qui l'est encore d'une certaine manière, de considérer l'homme comme un sujet indivisible, un atome. La psychologie sait bien qu'il n'en est rien. La logique a articulé notre langue pour faire de l'homme un sujet absolu et autonome. Mais il faut voir que tout appartient, tout "est à" ; ça régit ou c'est régi ; ça se subordonne quelqu'un ou c'est asservi à quelqu'un. Et il n'y a rien d'autre sinon la nouveauté évangélique qui est un retournement de cela, c'est-à-dire qu'appartenir à la région de la liberté, c'est être seigneur ; autrement dit, être asservi à la région de la liberté, c'est être seigneur.
Quand, de façon positive, le Christ se subordonne toute l'humanité, ça signifie qu'en lui l'humanité accède à la seigneurie qui est la véritable liberté.
● Le principe de rature chez Paul.
Alors bien sûr, Paul n'est pas sans voir que pour l'auditeur, parfois, cela procure des difficultés que d'être asservi à la liberté ; même si ça signifie être libéré, ça fait problème. Il est conscient de cela à tel point que sa lettre aux Romains est remplie de "ratures"[3].
Dans le contexte de la phrase que je vous ai citée, au chapitre 6 des Romains vous avez : « Libérés du péché, vous avez été asservis à la sphère de la justification – et Paul ajoute – je parle selon l'humain – et il commente cela en disant – à cause de la faiblesse de votre chair. » En effet, "faiblesse" et "chair" sont deux mots synonymes. Le mot "chair" est la traduction du mot hébreu basar qui désigne tout l'homme en tant qu'il est soumis à la mortalité[4].
À plusieurs reprises vous avez donc des correctifs de ce genre chez saint Paul, ce que j'appelle des ratures. Est-ce que cela change son discours ? Pas du tout. En effet, une fois qu'il a dit ça, il reprend exactement le même vocabulaire de la servitude. Ça signifie que pour dire la nouveauté christique, nous n'avons à notre disposition pas d'autre langage que le langage de l'expérience mortelle et meurtrière, notre langage est un langage sous la mort. Autrement dit, sous peine de ne rien dire, il faut utiliser ce langage, mais l'ayant utilisé, il faut aussitôt le biffer, le raturer comme langage insuffisant pour dire ce qu'il en est.
Peut-on trouver un meilleur langage ? Non, pas du tout, il n'y a pas de meilleur langage, c'est-à-dire que chacune de nos tentatives de dire est une tentative vouée à l'échec. Il n'y a pas de langage qui puisse retenir et détenir enfin de la bonne façon le message évangélique une bonne fois pour toutes. L'Évangile est aux prises constamment avec la difficulté de se dire. L'Évangile est présent dans l'acte de tenter de dire, puis aussitôt de préciser qu'il n'a pas dit ce qu'il voulait dire. D'où la radicalité du langage de Paul.
Tout ceci est très connu dans ce qu'on a coutume d'appeler la théologie négative. En effet la théologie positive dit « Dieu est » alors que la théologie négative dit « Dieu n'est pas ». Ah bon, Dieu n'est pas ? Non, ça veut simplement dire que notre concept d'être n'est pas suffisant pour dire ce qu'il en est de Dieu. Dans cette perspective Dieu n'est pas l'Être suprême, expression qui a eu beaucoup de succès auprès des déistes et qui a ensuite été gardée au début du XVIIIe siècle. Non, Dieu n'est pas le plus grand Être, Dieu est "plus qu'être", et comme tout notre langage est lié au verbe "être", ça veut dire que Dieu est "plus que dicible".
Ainsi notre langage est constamment nécessaire et constamment voué à l'échec. Le malheur du langage chrétien a lieu dans les moments où il repose sur un langage acquis et où il n'est plus dans la créativité de son propre discours. Ceci est d'une grande importance pratique.
● Penser c'est être au lieu du combat pour viser l'extrême du dicible
Ce que je dis peut paraître complexe et j'avoue qu'en résumant en un quart d'heure des recherches que j'ai menées pendant longtemps pour tenter de résoudre cette énigme, je sais bien que je fais quelque chose qui est voué, d'une certaine manière, à l'échec. J'ai voulu indiquer un chemin de réflexion.
"Être asservi à la liberté", c'est ce que la rhétorique a appelé un oxymoron, de oxys (pointu), ça signifie la partie pointue, la partie ultime du langage qui réside dans des expressions comme "la ténébreuse clarté", "la sobre ivresse". Ce sont des expressions qui ont été utilisées par des mystiques, par des Pères de l'Église etc. La pointe de la pensée se trouve à ces endroits-là qui sont des apparentes contradictions.
Être asservi à la liberté, ça peut vouloir dire : la servitude et la liberté c'est pareil. Mais non, ça ne veut pas dire ça, c'est-à-dire que ce sont deux expressions qui sont là pour se combattre, et on ne peut pas les faire tomber dans une vaine uniformité du pareil. Ça veut dire que penser c'est être au lieu du combat c'est-à-dire tenir la conflictualité qui est à l'intérieur du discours pour viser l'extrême du dicible. Ce qui n'est pas pensable dans l'un ou l'autre de nos concepts usuels a besoin d'un conflit de concepts, c'est une bataille. En ce sens-là la pensée réside dans une bataille. Ça ne veut pas dire que la pensée se bat pour arriver à la paix. Pas du tout. La paix est au cœur de la bataille, au cœur de ce conflit qui est l'opposition de la lutte et de la paix. Ici il s'agit de cela : la paix réside dans la permanence du frottement conflictuel de nos concepts et ce n'est pas reposant mais c'est ça le repos suprême !
Est-ce que j'ai fait apercevoir quelque chose ?
● Au sujet de notre rapport à autrui, à nous-même et à Dieu.
Vous auriez pu me dire : mais pourquoi saint Paul choisit-il donc des mots durs parce que dans les multiples façons d'être deux, il n'y a pas que la servitude dans son rapport à la liberté, par exemple il y a l'amour ; il n'y a pas que le duel, il y a le duo. Eh bien non. Faire jouer le duo plutôt que le duel ne nous laisserait pas dans le champ effectif de ce qui est en question, parce que c'est une façon d'éviter le conflit, et c'est aussi une façon de dénier la radicale soupçonnabilité de tout ce qui est de notre expérience. Les plus beaux duos, si vous regardez de près, sont souvent de sournois duels, et en particulier il y en a dans la mystique ecclésiastique du mariage qui a eu lieu dans ces années dernières et qui est infiniment soupçonnable. Qui a raison ? C'est le regard impitoyable du soupçonneux, c'est-à-dire de celui qui comporte le moins de déni de ce qu'il en est de nous. Mais il faudrait que ce regard-là ne soit pas meurtrier, ne rajoute pas à la lutte et au conflit… Et quand je dis "de nous", c'est aussi entre vous et moi, mais c'est aussi entre moi et moi, entre moi et Dieu, entre moi et le monde, c'est-à-dire que nous sommes constamment dans une polarité, une polarisation masculo-féminine, même à l'intérieur de chacun d'entre nous. Et ceci n'est pas à recouvrir, ce n'est pas à dénier, ce n'est pas à édulcorer, ce n'est pas adoucir, mais c'est à confesser et à reconnaître, et à reconnaître de façon non-dépitée. Et qu'est-ce qui nous permet de le reconnaître ainsi ? c'est l'annonce que cela n'est pas le dernier mot, c'est-à-dire que le meurtre n'est pas mortel, c'est-à-dire que la résurrection est plus grande que le meurtre.
On peut toujours essayer d'ajuster son discours. Ajuster son discours évite le conflit. Mais justement l'Évangile est institué sur un conflit à mort, qui va jusqu'à la mort de la mort.
Autre chose à ce sujet, c'est qu'il faut être très rigoureux dans l'analyse que nous faisons de la soupçonnabilité pour nous-mêmes. En revanche, il est très important de se déclarer a priori et d'avance incompétent pour ce qu'il en est d'autrui. Est-ce que je dis ça parce qu'il n'est pas constitué comme moi ? Si… seulement ce qui est soupçonnable et chez moi et chez autrui peut très bien être ce qui relève de la christité. Il y a de la christité en tout homme, de même qu'il y a de la caïnité en tout homme.
La figure de Cain avec l'introduction de la première mort et du meurtre, joue un grand rôle dans la méditation du Nouveau Testament, singulièrement dans la méditation de saint Jean. Le fratricide est le lieu majeur de la fraternité. C'est le lieu premier, et c'est par rapport au fratricide que la fraternité prend un sens, mais je ne le connais que dans cela qui s'annonce comme dépassant et le meurtre et la mort, c'est-à-dire la résurrection, c'est-à-dire dans la christité. Ceci peut nous aider probablement à relire notre texte.
● Nous sommes nativement dans la compétition à mort
Nous avons fait une grande parenthèse sur l'emploi du mot de "servitude" chez saint Paul et ceci d'ailleurs donne un sens au mot de Kyrios (seigneur, maître) qui est le mot majeur. Mais il faut bien voir qu'il n'y a pas de maître sans esclave, il n'y a pas de maîtrise sans servitude, c'est un vieux problème et au IIe siècle il y a des traces de cela. Seulement la signification anthropologique fondamentale de cet espace où nous sommes, de maîtrise et de servitude s'inverse et change de sens de par le fait de l'Évangile.
La raison profonde est que nous sommes nativement dans le meurtre, ce qui signifie que nous sommes nativement dans la compétition à mort, c'est-à-dire que tout est structuré de telle sorte que c'est ou toi ou moi, et vous n'y pouvez rien. La révélation de l'Évangile, c'est que c'est d'autant plus toi que c'est moi, et d'autant plus moi que c'est toi. Autrement dit, le rapport de moi et de toi n'est pas un rapport de compétition, et ce n'est pas par raison inverse mais par raison directe.
Et la chose probablement la plus importante c'est que ceci est révélé premièrement à propos de notre rapport à Dieu. Nous ne cessons de poser la question : est-ce Dieu ou est-ce nous ? Si nous n'avons pas un rapport meurtrier à l'égard de Dieu, la réponse c'est ce que c'est d'autant plus nous que c'est Dieu, et d'autant plus Dieu que c'est nous.
La pensée occidentale est tout entière conduite par cette alternative. : ou Dieu ou l'homme ? Dieu a été plutôt gagnant dans les premiers temps, et parfois sans doute il a mis à mort plus ou moins l'homme ; et en ce moment, c'est plutôt l'homme qui serait gagnant et Dieu est plus ou moins mort. C'est normal dans un combat à mort, il y a des épisodes, et toute la question est de sortir du combat à mort, c'est-à-dire d'arrêter de dire que Dieu c'est l'autre. En effet, si je pense Dieu comme l'autre sur le mode sur lequel spontanément je vis mon rapport à autrui, c'est-à-dire sur le mode de la compétition, alors avec le Tout Autre c'est encore pire, c'est la compétition absolue, c'est la guerre à mort.
Certes Dieu n'est pas moi, mais il n'est pas l'autre correspondant à mon concept de moi. Il est sans doute plus moi que je ne suis moi. En tout cas, quand je dis « que ta volonté soit faite », je ne dis pas : « que ta volonté soit faite en dépit de la mienne » car sinon je rentre à nouveau dans la compétition. En effet la volonté profonde de moi que je ne sais pas, qui est mon moi insu, correspond à "ta volonté" puisque la volonté de Dieu révélée est que je vive, et donc je demande qu'elle soit réalisée, celle-là.
Nous entrons dans des questions qui ne sont pas fréquemment regardées, examinées. Ça paraît onéreux, ça paraît coûteux. C'est pour ça que je tout à l'heure je vous disais de façon apparemment complaisante de ne pas prier l'Esprit Saint pour qu'il vous donne la solution, mais de le prier pour qu'il vous donne le goût de la trouver, c'est-à-dire que ce n'est pas "ou lui ou vous" mais que c'est "d'autant plus lui que c'est vous" ; et si c'est lui, ça n'exclut pas que ce soit vous, c'est au contraire lui qui ouvre que ce soit vous.
Tout ceci veut dire finalement que "moi", je ne sais pas ce que c'est, et que je suis en attente de moi.
Ce qui est sous-jacent au texte de Paul est plus important que ce texte, car c'est une mise en question de ce que veut dire "homme".
► Est-ce que je peux poser une question ? Vous avez dit : « Cela se subordonne ou cela régit », et je me suis demandé quel était le postulat de départ de votre raisonnement. Et peu après j'ai pensé : le postulat c'est peut-être la résurrection…
J-M M : Oui tout à fait, c'est bien pensé. Et néanmoins il se peut qu'on dise cela sans la résurrection. Personnellement mon postulat c'est la résurrection et je pense quant à moi que sans la parole qui est l'extrême ouverture au-delà de la mort et du meurtre qui est annoncée dans l'Évangile, peut-être que nous n'aurions pas le courage ou même la possibilité de porter un jugement aussi implacable sur ce qu'il en est de l'humanité. Et c'est très vrai que cela n'a de sens bon et heureux que pour autant que tout cela soit entendu à partir de la résurrection… c'est-à-dire que la résurrection me libère du déni, et par rapport à cette analyse de l'homme, je pourrais avoir du ressentiment, c'est-à-dire que c'est assez terrible. Mais en fait ce qui serait terrible ce serait de ne pas reconnaître ce ressentiment, c'est-à-dire de vivre en le déniant, en ne le reconnaissant pas. On m'a rapporté ce mot de Denis Vasse : « Le déni du ressentiment, c'est la porte ouverte au ressentiment ».
En revanche, cela est tenté parfois par les penseurs les plus exigeants de notre Occident. Vous avez peut-être entendu parler de Nietzsche. Il me semble infiniment préférable dans sa dureté et son implacabilité à toutes les dogmatiques édulcorantes et à toutes les interprétations de l'homme. Il est vrai qu'explicitement en tout cas, sa parole ne se laisse pas entendre dans la perspective de la résurrection. L'aspect nihiliste ou pessimiste est très fréquent chez les personnes lucides et exigeantes qui ne sont pas de la lucidité de l'Évangile, et cependant leur leçon est très importante à entendre. Lire Nietzsche c'est éprouvant mais c'est préférable à une lecture qui, d'emblée, est faussement bienveillante et adoucissante à l'égard de ce qu'il en est de l'homme.
► Vous avez dit que pour des phrases comme "asservis à la liberté", il est en quelque sorte vain de le traduire parce que ça risque d'éviter le conflit. Mais pour certains mots comme "justification" que nous entendons du côté de la morale, vous cherchez à trouver un autre mot, un mot neuf. Dans quels cas est-il souhaitable de chercher un bon mot pour pouvoir transmettre ?
J-M M : Jamais un mot ne sera "le" bon mot, mais s'il n'y a pas le bon mot ça ne veut pas dire qu'on peut dire n'importe quoi. Au contraire ! c'est-à-dire qu'à chaque fois, il s'agit d'être laborieusement en écoute, c'est-à-dire en tentative de dire pour trouver le mot neuf, le mot original, le mot qui, prononcé, donnera quelque chose à penser au-delà de ce qu'on ne fait que ressasser. Et pour cela il faut la plus grande soumission au texte. Vous ne pourrez trouver – et pas toujours –, un mot neuf et heureux qui dira véritablement la chose du texte que si vous avez été longuement à l'écoute du texte. Là aussi, c'est la servitude au texte qui donne la liberté de parole. Celui qui n'est pas vraiment asservi (dans le bon sens du mot) au texte, s'il a le soin d'avoir la charge de transmettre une formule, il va se crisper sur sa formule et il n'aura pas d'autre recours puisqu'il doit transmettre coûte que coûte. Par contre, celui qui a médité la chose du texte en allant jusqu'en haut, c'est-à-dire au point pour lui-même, de penser positivement le verbe "asservir", celui-là, de par sa fidélité, acquiert la capacité d'être libre.
En disant cela, nous sommes ici dans les problématiques du texte lui-même. Autrement dit notre mode d'être au texte est écrit dans le texte. Et on n'entend le texte que si on se met de bonne manière dans ce que le texte dit, et c'est ce que nous sommes en train d'essayer de faire ici, nous essayons de nous asservir au texte.
De toute façon, même d'un point de vue psychologique si vous voulez, c'est seulement ceux qui ont eu un maître absolu qui peuvent dire quelque chose de neuf. Celui qui n'a rien entendu n'a rien à dire. D'ailleurs il n'a pas la parole car la parole vient dans l'entendre. Celui qui n'aurait pas entendu et pas écouté n'aurait rien à dire.
Par rapport au texte, le mot "fidélité" est un autre mot que le mot "asservissement" qui donne le même paradoxe puisque la fidélité au texte libère. C'est ce que dit saint Jean : « Si vous demeurez – c'est un mot qui dit la fidélité – dans ma parole, vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera. » Il n'y a pas de liberté sans fidélité, de même qu'il n'y a pas de fidélité sans liberté, celui qui n'est pas libre ne peut pas être fidèle.
[1] Le formule du Psaume 110, verset 1 « jusqu'à ce que je place tes ennemis escabeau de tes pieds » est reprise en Ac 2, 34-36, en Lc 20, 42-44 et chez saint Justin. En 1 Cor 15 elle se trouve dans une citation couplée avec le psaume 8, verset 7 : « 25Car il faut que lui règne jusqu'à ce qu'il place tous les ennemis sous ses pieds – c'est la citation du psaume 110 – 26Le dernier ennemi réfuté c'est la mort – 27car il a subordonné (hupotaxen) la totalité sous ses pieds – citation du psaume 8 – Quand il dit que la totalité a été subordonnée, il est évident que c'est à l'exclusion de celui qui se subordonne la totalité– c'est le Père. – 28 Quand donc la totalité lui sera subordonnée, alors lui-même le Fils serasubordonné à celui qui lui a subordonné la totalité, afin que Dieu soit tout (complètement) en tous. » Cf. Relectures du Ps 110, 1-4 par le N T et les premiers chrétiens. Les titres Seigneur, Fils de Dieu....