L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage
Voici un extrait de session où Jean-Marie Martin, à partir de ce qui arrive au mot "chair" chez saint Jean , développe un thème auquel il se réfère souvent : la crucifixion / résurrection d'un mot (et donc du langage) : "En quoi consiste cette crucifixion ? Elle consiste en ce que quelque chose est gardé, puisque c'est la résurrection du même, mais quelque chose est évacué". Entre en jeu ici une symbolique de la crucifixion que les anciens connaissaient. Cette crucifixion/résurrection du langage correspond au "baptême des mots", la référence ici étant Rm 6, 4-6 où Paul parle du baptême . D'autres messages portent sur le même thème : Différents sens du mot chair chez Paul et chez Jean ; Jn 3, 6 ; Rm 1, 1-4 ; Jn 1, 13-14 ; L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage ; Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel)
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L'opposition chair-pneuma
La crucifixion/résurrection du langage
(Extrait [1] de la session Le pain et la parole)
I) L'opposition chair-pneuma
1°) Le verset 63 du chapitre 6 de l'évangile de Jean.
« 63Le pneuma est le vivifiant, la chair ne sert de rien ; les paroles que je vous ai dites sont pneuma et sont vie. » C'est un verset que je garde pour la deuxième heure[2] où nous aurons occasion d'affiner quelque chose que nous avons déjà commencé : méditer sur le rapport pneuma / sarx (chair).
Pour l'instant, dans le décours de la lecture, nous repérons le souci de Jésus de répondre d'une certaine manière à la difficulté des disciples, ce qu'il n'avait pas fait à propos de la foule. Il donne ici finalement un principe d'écoute. Nous verrons que cela signifie : tout cela doit s'entendre à partir du pneuma et non pas à partir de la chair. C'est là que nous avons une attestation que ce sont deux comportements, deux sites différents, deux points à partir d'où voir. Le pneuma est un point à partir d'où voir, le pneuma ne se voit que dans le pneuma. La chair ne voit pas les choses du pneuma, chair désignant ici un comportement, une façon d'être, l'homme au sens banal et usuel.
Nous apercevons comment là se constitue une réponse, en ce sens que cela indique un site d'où entendre ces paroles, un site qui soit un point d'où voir, un point de vue. Ceci ne s'entend et ne se voit qu'à partir du pneuma de résurrection, ce qui donne sens peut-être à ce qui précède : « Quand vous verrez le Fils de l'Homme montant là où il était auparavant ». Il s'agit ici de la révélation du pneuma : à partir de ce site on entend et on voit. À partir du site de l'humanité ordinaire qui est l'humanité faible, on ne peut entendre. L'humanité ordinaire, saint Paul l'appelle anthropos (homme), sarx (chair) ou asthénéia (faiblesse) qui sont tous des synonymes, en se rappelant que la faiblesse est la désignation de la condition d'homme dans l'avoir à mourir (donc son état faible et précaire), et dans l'être excluant et meurtrier d'une certaine matière.
2°) Autour des mots "chair" et "monde" ; la chair et le pneuma.
Le mot que nous allons retenir maintenant, c'est le mot de chair dans sa corrélation avec le mot de pneuma. Je fais précéder cela d'un autre mot johannique qu'on a rencontré dans ce chapitre : le mot monde (cosmos), qui est un peu le répondant johannique du mot de chair (chair entendu au sens proprement paulinien).
a) Les deux sens du mot "monde".
Le mot de monde est un mot qualifié qui ne dit pas le monde en notre sens. Notre mot de monde désigne quelque chose de neutre qui peut être pris en bonne ou en mauvaise part. Il est plutôt bon à la mesure où il est réputé être la création de Dieu. Chez Jean il a deux sens mais aucun des deux ne correspond au nôtre.
– Le sens dominant, c'est de désigner la région régie par le prince de ce monde, le diabolos, c'est-à-dire la région soumise (subordonnée) au principe du meurtre et de la mort, de l'avoir à mourir. En ce sens-là le monde ne peut entendre la parole, le monde est par essence le refus. Donc pour ce monde-là il serait tout à fait vain de prier. Ainsi « Je ne prie pas pour le monde » (Jn 17, 9) ne veut pas dire : « Je ne prie pas pour les gens ».
– Cependant le mot de monde est pris parfois dans une autre acception, comme dans notre chapitre même, dans le verset le plus central, celui que nous avons médité le plus longuement : « Le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde » (v. 51) ; ici le monde est susceptible de vivre, et dans ce cas-là il faut l'entendre comme désignant « les miens qui sont dans le monde ». Ça ne nous ramène pas à notre sens neutre.
Dans notre langage courant le monde désigne aussi les gens. Ici ce sont des gens qui sont qualifiés soit dans leur appartenance au monde négatif (ceux-là ne peuvent entendre), soit comme ceux qui sont "dans" le monde mais qui ne sont pas "du" monde, de la racine du monde. La différence est faite par saint Jean lui-même : « Vous êtes dans le monde et vous n'êtes pas du monde » (d'après Jn 17, 11-16 et 15, 19). "L'être de" dit la semence, dit la racine.
Je rappelle : dans l'expression « ceux-ci … ceux-là » il faut toujours entendre : cela de nous qui a partie liée (ou complicité) avec le sens négatif du monde, et cela de nous, cette semence plus originelle, qui, elle, est susceptible de lever, de croître, d'entendre la parole[3].
► D'où vient la "part de nous" qui est du monde ?
J-M M : La simple expérience montre qu'il y a du mal en quiconque. La figure d'Adam est d'une certaine façon un moyen d'en rendre compte mythiquement. C'est un mythe dans le grand sens du terme (puisque le muthos est aussi défiguré que le sumbolos !). C'est vrai que cette figure tend à donner un sens, mais ce n'est pas une historiette. Donc la figure de l'Adam pécheur, le péché originel, serait une réponse ; mais en même temps c'est l'ouverture d'une question puisqu'il n'est pas sûr que nous connaissions bien ce que veut dire "péché originel".
Voilà un début de réponse.
b) Le sens hébraïque du mot "chair".
On trouve chez saint Jean quelque chose de semblable à propos du mot de chair. D'abord il y a le sens proprement négatif selon lequel la chair désigne cela qui ne reçoit pas (ne peut pas recevoir) le salut ou la parole. C'est aussi le sens paulinien du mot de chair : « La chair et le sang – c'est une autre façon de dire la chair – n'hériteront pas le Royaume » (1 Cor 15, 50).
Selon un héritage hébraïque, le mot de chair désigne l'homme tout entier et non pas une partie composante de l'homme comme chez nous. Kol basar (toute chair) signifie toute l'humanité. Vous avez un trait de cet usage non encore qualifié dans le chapitre 17 de saint Jean : « Père glorifie ton Fils ce qui est que ton Fils te glorifie, selon que tu lui as donné d'être l'accomplissement de toute l'humanité (littéralement : de toute chair). » Dans les traductions vous lisez : « Selon que tu lui as donné pouvoir sur toute chair », ce qui ne vaut rien. C'est apparemment littéral, mais : « toute chair » signifie toute l'humanité, et en plus il ne s'agit pas de « l'exousia sur l'humanité », mais de « l'exousia de l'humanité ». Exousia signifie pouvoir mais aussi accomplissement : il lui a donné « d'être l'accomplissement (ex-ousia : la plénitude de l'être) de toute l'humanité ». Cet accomplissement, c'est la venue à la perfection de la vie éternelle, et l'accomplissement de la vie, c'est de connaître. Je rassemble ici différentes choses dans ces quelques versets.
Donc chair est une façon de dire l'homme. « Ma chair » est une façon de dire "moi". Ici intervient une autre considération que je ne développe pas maintenant, qui est le rapport des pronoms personnels et des dénominations comme « mon âme », « ma chair », « mon os » : c'est moi-même au travers de ces différentes choses qui ne sont jamais des parties ; le cœur, le pneuma, l'âme non plus. Tous ces mots sont susceptibles de dire l'homme : « Mon âme exalte le Seigneur, mon esprit exulte en Dieu sauveur ». Ce ne sont pas des parties mais des aspects, c'est-à-dire des façons de considérer le tout de l'homme. Par exemple la chair désigne l'homme sous l'aspect de sa condition faible, fragile (asthénéia), c'est l'homme dans sa condition d'être soumis à la mort et à l'exclusion.
Dire « la chair et le sang » est une façon d'accentuer encore cette divisibilité au sens de cette mortalité, de cette corruptibilité : nommer à part ce qui normalement est dans une unité, et qui, répandu, indique quelque chose de la faiblesse.
« Ceci est mon corps » ou « Ceci est ma chair » ?
Cette faiblesse que je viens de dire se déploie dans la signification d'être mortel et d'être meurtrier. À ce titre, le mot de chair, Paul ne l'emploie jamais pour désigner le Christ parce que le Christ n'est pas meurtrier : il est homme « sauf pour le péché », et en ce sens-là il n'est pas chair. C'est pourquoi, nous l'avons dit, à ce mot de chair se substitue le mot de "corps" qui, lui, de par ses différentes significations, n'implique pas l'idée de péché. Saint Paul et les Synoptiques disent à propos du Christ « Ceci est mon corps » alors que probablement, dans le langage araméen qu'il a dû employer, Jésus a dû dire plutôt : « Ceci est ma chair… ceci est mon sang », exprimant ainsi la division dans la mort, puisque l'expression "la chair et le sang" est une indication de l'homme.
c) Crucifixion du mot "chair" (Jn 1, 13-14) [4].
Chez saint Jean le mot même de chair, entendu en ce sens-là, est crucifié, c'est-à-dire qu'il meurt à un sens pour renaître à un autre sens. Qu'il y ait une crucifixion du vocabulaire, c'est la chose la plus élémentaire. La parole, c'est l'homme, l'homme Christ passe par la crucifixion : le vocabulaire passe par une crucifixion, par une mort de son sens natif pour pouvoir renaître dans un sens neuf qui le rend susceptible de dire quelque chose de la nouveauté de la résurrection. C'est ce qui se passe chez saint Jean entre le verset 13 et le verset 14 du Prologue. Il récuse « ceux qui sont nés de la volonté de la chair », c'est-à-dire de la semence qui fructifie en posture de chair, qui sont faibles. Ce mot "chair" est connu tel qu'il est dans cette expression "volonté de la chair", puis il est crucifié et il est ressaisi dans « Et le verbe fut chair. »
En quoi consiste cette crucifixion ? Elle consiste en ce que quelque chose est gardé, puisque c'est la résurrection du même, mais quelque chose est évacué.
– Ce qui reste du mot de chair c'est la notion de faiblesse.
– Ce qui est évacué c'est l'interprétation de la faiblesse qui inclut le péché.
Et ce qui change de sens la faiblesse, qui invertit la faiblesse, c'est le fait qu'elle est faiblesse acquiescée : le Christ choisit d'être faible. Ce n'est pas la faiblesse subie et héritée de la chair au sens complètement négatif. Du fait d'être acquiescée, le mot de chair change de sens et dit la mort dans un autre sens ; non pas la mort synonyme du péché comme dans certains textes, mais la bienheureuse mort qui est la même chose que la résurrection. Le bienheureux mode de mourir du Christ inclut la Résurrection, c'est pourquoi « il fut chair (dans ce sens nouveau) et nous avons contemplé sa gloire (sa résurrection). » Voyez le travail qui est fait sur le vocabulaire par la vertu de mort / résurrection du Christ chez saint Jean.
Nous avons un sens univoque de la mort : la mort c'est plutôt mal. Or même le mot de mort reçoit un sens nouveau parce que le Christ vit la mort d'une façon nouvelle, il la vit d'une façon donnée et non pas d'une façon subie. Cependant essayer de se préparer à la mort acquiescée est quelque chose de très difficile parce que le moment de la mort est une irruption et on se prépare très mal à une irruption. Et essayer de se préparer à une mort acquiescée, c'est tenter de suivre les pas du Christ pour autant que jamais nous n'aurons cette donation absolue qui, justement, est libérante, non seulement pour lui mais pour l'humanité tout entière. Méditer la mort est une chose essentielle dans la foi chrétienne. Il ne faut pas évacuer cela.
► Et la bonne mort ?
J-M M : Voyez, ce genre d'expression qui est très belle, peut être complètement pervertie, complètement usée, insignifiante ou dérisoire. La caractéristique des mots, c'est que plus ils sont usités et plus ils s'usent. C'est d'ailleurs, par parenthèse, la tâche du poète que de ressusciter les mots, que de donner aux mots usés une capacité neuve. C'est particulièrement important à propos des expressions, parce que les expressions, en ce qu'elles sont toutes faites et courantes sont donc le plus susceptible de s'user. Une expression est plus vite usée qu'un simple mot. Ressusciter des expressions – c'est tout à fait modeste… Par exemple, même s'il m'arrive de l'employer encore ici ou là, j'essaye d'éviter d'utiliser l'expression "le point de vue", expression dont on peut se demander quelle est sa signification ontologique. En revanche "le point d'où voir", ou "le point privilégié de vue", rien que cela oblige à penser l'expression de "point à partir d'où l'on voit". Et l'expression de "point à partir d'où l'on voit" est très importante, elle va même être mise en évidence dans l'opposition du pneuma et de la chair que nous avons dans notre texte.
d) L'opposition de la chair et du pneuma chez Paul et chez Jean.
J'en viens justement à ce qui est commun à Paul et à Jean, la signification du mot de chair quand elle est mise en rapport avec le mot pneuma (esprit). Là nous sommes toujours dans cette tentative des tenants. Un mot fait ressortir des choses différentes suivant le mot par rapport auquel il est pensé et énoncé. Le sens des mots change en fonction aussi du mode d'être en rapport, qui peut être un mode de similitude, un mode d'opposition, un mode de complémentarité.
Or l'expression « la chair et l'esprit » est toujours une opposition, mais ce n'est pas une opposition d'éléments, c'est une opposition de princes (de principes), une opposition de régions ou de postures, d'attitudes : deux façons opposées d'être homme, l'humanité selon la chair (sarx) ou l'humanité selon l'esprit (pneuma). Le "selon" est très important, et aussi sous la forme adjective (pneumatikos ou sarkikos) qui durcit encore le caractère d'opposition qu'il y a entre les deux. Donc ce sont deux modes opposés d'être homme.
Comme on voit, on entend à partir d'où l'on est : ce sont deux modes d'être, mais ce sont aussi deux points de vue et deux points d'entendre différents. C'est pourquoi "selon l'Esprit" peut fréquemment être traduit : « du point de vue du pneuma ». Et on a le point de vue du pneuma quand on est dans le point de vue de la résurrection, c'est-à-dire « quand on a vu Jésus montant au lieu où il était auparavant » (v.62). C'est là que le rapport de nos deux petites phrases s'éclaire.
Quand vous penserez ce qu'il en est de Jésus à partir du pneuma, à partir de sa dimension de résurrection, quand la dimension de résurrection sera en vous un être, et donc du même coup – puisque l'on voit et l'on entend à partir d'où l'on est – sera pour vous un principe de voir et un principe d'entendre, alors de là « Les paroles que j'ai dites s'entendent, car mes paroles sont pneuma et mes paroles sont vie » (v.62), vous avez cette expression-là qui suit.
« Si vous voyez le Fils de l'Homme montant là où il était auparavant » – résurrection : voir Jésus à partir de son lieu qui est attesté par sa montée, par sa résurrection, le voir dans sa dimension de résurrection, c'est là le pneuma. Et le pneuma – ce regard-là – c'est cela qui est vivifiant : le pneuma donne vie. En revanche la chair – entendez ici "le point de vue faible", le regard faible, la vue basse qui constitue l'humanité ordinaire – est nulle par rapport à ce qui est à voir et à ce qui est à entendre dans « les paroles que j'ai dites. » J'ai l'impression d'être clair.
e) Difficultés liées à ce qui vient d'être dit. La légitimité du trouble.
► Pourquoi opposer l'esprit et la chair, deux façons opposées d'être au monde ?
J-M M : Je ne comprends pas la question "Pourquoi ?". Il y a quelque part une opposition dans les choses. Ces mots-là sont choisis ici pour dire le statut de ce qui s'exclut.
► Donc ça peut être complémentaire ?
J-M M : Ça peut être complémentaire dans un choix de discours, mais alors vous ne sortez pas de la structure selon laquelle chair et esprit sont des parties composantes. Et je ne conteste pas que cela puisse se faire mais ce n'est pas le mode d'écriture ici : ces mots sont choisis là pour désigner justement ce qui est opposé. C'est une question de choix. Simplement il faut entendre le choix qui est fait. Notre culture fait un choix et ici il faut entendre qu'est opéré un autre choix pour marquer le type de relation entre ces deux mots : ils ne parlent plus de ce que nous appelons la chair et le pneuma. Si une structure de complémentarité se change en structure d'opposition, les deux termes de la structure ne restent pas ce qu'ils étaient, donc ne disent plus la même chose.
Je n'ai jamais pensé que d'une seconde à l'autre on passerait d'un langage à un autre. Mais j'ai pensé qu'on apercevrait le principe qui conduit à une intelligence différente des mots. Mon désir serait que simplement on aperçoive qu'il y a un point où les rémanences de difficultés que nous pressentons en nous sont solubles. Peut-être ne sommes-nous pas rendus à ce point mais nous devrions être en état de percevoir qu'il y a un point où ça pourrait se résoudre.
Parce que, dans un certain sens, cette opposition de la chair et de l'esprit, si elle est bien entendue, ne donne pas tous les sens du mot de chair ; et justement la mise à mort d'un certain sens du mot de chair, c'est ce qui glorifie la chair chez saint Jean, c'est ce qui lui permet de dire « Le Verbe lui-même est chair », c'est donc ce qui donne une nouveauté de vie au mot de chair.
Surtout ne vous bouleversez pas pour cela parce que c'est une affaire de long temps. Parce qu'il se trouve que je fréquente cela depuis longtemps, il m'arrive de l'oublier.
► Ne dites pas que vous n'avez pas l'intention de bouleverser quelque chose.
J-M M : Je dis : « Que votre cœur ne se trouble pas » et c'est justement la reconnaissance qu'il y a lieu à ce qu'il y ait trouble, et même qu'il faut qu'il y ait trouble d'une certaine manière, nous l'avons déjà dit. « Que votre cœur ne se trouble pas » c'est la reconnaissance de la légitimité d'un trouble, et la tentative d'aller plus loin que le trouble, qui est d'essayer de le tourner en nouveauté. Rien ne nous arrive de nouveau si nous ne subissons pas un séisme intérieur. C'est pourquoi tout trouble intérieur est parlant et signifie la capacité de nous reprendre et de ne pas rester dans un état de quiétude. Rien de nouveau n'advient à la quiétude, c'est du trouble que naît la question. Seulement la première question issue du trouble est toujours une recherche de formulation de la question. Et la question mal posée, la question que pour moi je n'entends pas, c'est probablement l'indice de l'authenticité de la recherche de question. L'homme est une question, mais il n'est pas une question posée. Il est comme l'oiseau, une question qui cherche à se poser. Et le cheminement de la recherche est justement d'arriver progressivement à dire mieux la nature même de notre trouble et de notre embarras.
Nous revenons ici à ce processus que nous avons évoqué, qui va du trouble à la recherche, à la position de la question et ultimement (dans le bon aboutissement) à la maintenance de la question sous la forme de la prière, c'est-à-dire d'une question adressée et d'une demande [5].
Ce qui est fructueux dans ce que nous faisons ici, ce n'est pas d'apprendre des théories nouvelles, c'est d'apprendre à se posturer dans un processus, dans un chemin.
► Je pense que c'est libérateur parce que nous souffrons beaucoup de langages assertifs, affirmatifs, qui disent : « c'est comme ça » (« la foi chrétienne c'est comme ça ») et on n'a pas le chemin qui permet de rentrer dans. C'est pour ça que l'Église n'est pas entendue, car elle passe son temps à asséner des trucs.
J-M M : Effectivement,une proposition qui n'a pas son chemin, c'est une fleur qui n'a pas sa tige, c'est une fleur qui se dessèche, qui perd son sens, qui perd sa vigueur, qui perd sa vie. Il ne faut jamais se bloquer sur une assertion, sur un mot ou une proposition. Mieux vaut une question sans réponse qu'une réponse sans question. Une réponse sans question c'est quelque chose qui ne rend rien parce qu'elle n'est pas dans son mouvement. Une question sans réponse, ça peut être douloureux, mais si la question devient progressivement question, elle a déjà sa réponse, du fait d'être question.
II) La crucifixion/résurrection du langage
Je vais aborder, sur le mode de la conversation car je ne suis plus sur un mode où j'enseigne, la question de la crucifixion du langage.
1°) Comment peut-on parler de crucifixion du langage ?
Paul le répète avec insistance, il faut prendre acte que nous sommes l'homme co-crucifié avec le Christ et même co-enseveli (« Nous avons été co-ensevelis avec lui par la plongée (le baptême) dans sa mort (…) Notre homme ancien a été co-crucifié avec lui » Rm 6, 4;6). C'est là la signification du baptême puisque l'ensevelissement rituel était fait dans l'eau[6].
Or l'homme est constitué de langage. Notre être le plus authentique est langage, est parole. Nous sommes au monde par l'oreille et par la bouche. Le langage, notre langue native, est notre milieu maternel. L'homme accède à l'humanité en accédant au langage. La tâche de faire naître n'est pas simplement biologique, elle est de faire accéder à la socialisation (comme on dit), accéder à la sphère de l'échange, à la sphère de la parole. Donc l'homme a de quelque manière à être co-crucifié pour co-ressusciter.
Le "pour" vous gêne peut-être, il semblerait dire "souffrir pour être heureux ensuite", or n'est pas cela : les conjonctions de subordination (afin que, parce que, etc.) telles que nous en usons ne sont pas de mise dans un discours comme celui-là. La crucifixion n'est pas pour la Résurrection, la crucifixion est l'autre face ou l'avers de la résurrection, de même que l'opposition est la condition, et même plus que la condition, elle est l'avers du changement, du mouvement, de tout progrès.
Donc il n'est pas du tout inouï d'employer l'expression crucifixion du langage.
2°) C'est une crucifixion de nos structures sémantiques et syntaxiques.
Voyons donc cette crucifixion de la sémantique (c'est-à-dire du sens des mots), et de la syntaxe (c'est-à-dire des structures syntaxiques qui nous constituent). Depuis le début de notre session nous avons essayé de tenir à distance, de suspecter et éventuellement de déconstruire nos apparentes évidences. En effet la nouveauté qui vient à l'homme n'est pas contenue dans ce que l'homme sait de lui, et elle n'est pas dicible sans modification dans le discours de l'homme natif. Cette façon de parler il la reçoit de sa langue maternelle, et cependant il n'a pas d'autre langue pour parler.
3°) La rature chez Paul.
Ceci se réfère à une autre chose que j'ai déjà pensée et enseignée et qui a une affinité avec ce que je suis en train de dire, à savoir la pratique paulinienne de la rature.
Paul énonce quelque chose, puis il dit : « Mais voilà que je parle selon l'homme (ou selon la chair) » c'est-à-dire qu'il constate qu'il parle selon l'humanité faible (selon la chair), puis il reprend son discours premier comme s'il n'avait pas raturé, parce qu'il n'a pas d'autre discours, pas d'autre langage.
Il faut bien voir que la situation implique quelque chose de décisif parce qu'il s'agit de la chose essentielle : il s'agit pour Paul de nommer l'appartenance à la nouveauté christique sous sa double forme de renonciation à une région (le monde natif), et d'appartenance commençante à la nouvelle région, à la nouveauté christique, à l'espace de résurrection.
C'est la même chose qui consiste à dire « Jésus est ressuscité », donc le cœur de la foi, et de confesser simultanément mon péché dont je me détourne, en sachant bien que « il est ressuscité » m'implique et me concerne.
D'autre part, à la façon dont il juge sa formule (ou les mots employés), on comprend que ce n'est pas une petite excuse. En effet il peut rien dire de pire parce que chez Paul et chez Jean il y a une distinction fondamentale entre d'une part ce qui est "selon le pneuma" et d'autre part ce qui est "selon la chair", le mot chair étant pris au sens paulinien du terme[7]. Autrement dit Paul confesse qu'il dit les choses concernant le pneuma de la Résurrection dans un langage qu'il caractérise comme étant selon la chair, c'est-à-dire selon l'ennemi même de ce qui est à dire. Paul atteste par là que pour dire la nouveauté christique nous n'avons rien d'autre que les mots de la vieillerie.
La nécessité de "dire".
Évidemment il nous est nécessaire de dire, mais il faut aussi savoir que ce que nous disons n'est pas adéquat à ce qui est à dire. Et le moment destructif de la suffisance de notre discours, c'est le moment qui fait place à la capacité de réassumer les mots.
4°) Les mots qui sont morts peuvent ressusciter.
De toute façon il faut parler avec les mots tels qu'ils sont dans le vocabulaire. Or les mots dans le vocabulaire sont morts : ils sont alignés dans les dictionnaires comme dans des tombes. Les dictionnaires sont la sépulture des mots, et c'est utile. Cependant les mots vivent lorsqu'ils sont habités. Et j'ai la conviction que prononcer un mot habité, c'est-à-dire détruire le sens usé du mot par la façon de le prononcer et de le joindre à d'autres mots, c'est accomplir quelque chose de la résurrection.
Par exemple on emploie le mot de "mort" à propos du Christ, mais il faut en dénoncer, en raturer le sens pour que notre pensée soit une pensée vive, une pensée vivante, une pensée re-suscitée de là.
On pourrait en dire plus. Si ça vous éclaire, si ça vous suggère des choses, c'est important. Cela n'a d'autre prétention que d'être des petites graines comme ça. Il suffit qu'il y en ait une un jour qui croisse. Il ne faut pas non plus vouloir tout ramasser.
► J'ai l'impression que c'est sacrilège de parler de crucifixion des mots.
J-M M : Ce n'est pas sacrilège pour Jésus-Christ ! Les mots sont quand même un peu moins que le Verbe ! C'est la crucifixion du Verbe, je n'avais pas encore pensé ça ainsi, merci.
5°) Opposition ou complémentarité.
Cette crucifixion est précisément une crucifixion de résurrection, il ne faut pas s'arrêter au moment de la destruction. Nous sommes toujours dans le rapport de l'opposition destructrice de la lumière et de la ténèbre où il n'y a pas de compromis entre les deux. Cependant le soir et le matin sont des compromis entre la nuit et le jour, sont des portes, des seuils, sont des mixtes, et dans ce cas on n'entend plus nuit et jour sur le mode de l'opposition mais sur le mode de la complémentarité. La belle alternance du jour et de la nuit c'est quelque chose de très beau. Donc quand nous voyons le mot nuit quelque part, la question à se poser c'est : est-ce que le mot nuit ici, est pensé dans la belle alternance du jour et de la nuit ou est-ce qu'il désigne la ténèbre par opposition à la lumière, puisque la ténèbre est dehors ?
Regardez : « Judas sort, il était nuit » (Jn 13) : le mot nuit ici joue comme ténèbre. Donc chez Jean la nuit prend son sens de la symbolique de la ténèbre mais ailleurs elle jouera dans les symboliques complémentaires de l'alternance du jour et de la nuit. C'est une des règles de la lecture symbolique : une lecture symbolique est toujours dans une parole et toujours dans une structure.
[1] Cette session qui portait sur le chapitre 6 de l'évangile de Jean a eu lieu à Saint-Jean de Sixt en septembre 2001. Il s'agit ici de deux extraits du chapitre 8 que vous avez sur le blog : chapitre 8. V. 60-71 : Jésus et les disciples. Le mot "chair", la figure de Judas, la mort. J-M Martin a commenté le matin les versets 60-71 (c'est la première partie) et a répondu à des questions l'après-midi (c'est la deuxième partie). Dans la première partie vous avez la crucifixion du mot chair expliquée en détail.
[2] En première heure J-M Martin fait une lecture suivie des versets 60-71. Vous avez en 2°) ce qui a été dit en deuxième heure.
[3] Sur cette distinction voir le message : La question de Satan. Les différentes facettes de la figure de Judas. .
[4] Ceci est traité dans le message du blog : Jn 1, 13-14, le retournement du mot de chair. Quid de l'incarnation et de la création ? . Les deux études se complètent.
[5] Ceci est traité dans la session sur La prière (tag LA PRIÈRE ). La première approche se trouve dans le message 4ème rencontre. Jn 14, 1- 14 : Le chemin qui va du trouble à la prière mais cela est repris dans d'autres rencontres.
[6] Quand il traite ce sujet de la crucifixion/résurrection du langage, J-M Martin emploie aussi l'expression de "baptême des mots".