Jn 1, 13-14, le retournement du mot de chair. Quid de l'incarnation et de la création ?
En début d'une session sur le Prologue[1] Jean-Marie Martin a proposé aux participants de dire leurs réactions face au texte, et certaines questions concernant la compréhension du mot "chair" ont suscité des réponses très développées.
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Le retournement du mot de chair (Jn 1, 13-14)
Quid de l'incarnation et de la création ?
► Quelque chose me paraît important dans le Prologue, c'est : « La parole a été faite chair » (v. 14). J'y vois une valorisation de la condition humaine.
J-M M : Moi je veux bien, il y a peut-être quelque chose de fécond quand on pense cela, mais je ne crois pas que ce soit le sens du texte.
Au verset 14 le mot "chair" désigne la mort du Christ.
En effe le mot de chair ici ne désigne pas ce que nous appelons la chair. Il désigne l'homme en entier, mais pas l'homme en entier tel qu'il est défini et compris par l'Occident, ce n'est pas ce que nous appelons la nature humaine. Autrement dit il n'est pas question de l'incarnation, même entendue au sens théologique dans ce texte. Nous verrons que le mot de chair au verset 14 désigne la mort du Christ.
Ce texte est essentiellement centré sur mort et résurrection et non pas sur nos concepts de création et d'incarnation. Car ce qui régit la théologie classique que je connais bien puisque j'ai été professeur de théologie, c'est création-incarnation, deux mots et deux concepts qui n'appartiennent pas en propre au Nouveau Testament. Le propre du Nouveau Testament c'est mort-résurrection. Évidemment ce texte n'est pas écrit d'après nos conceptions théologiques. Et mort-résurrection sera le premier lieu du texte que nous allons voir. Nous n'allons pas commencer par étudier les mots "logos" et "commencement" du verset 1, nous allons commencer par le verset 14 parce que c'est le lieu où en clair se dit la mort-résurrection du Christ.
Les deux sens du mot de "chair".
► Mais si chair veut dire mort, alors on lit « Et le Verbe s'est fait mort et il a demeuré parmi nous. »
J-M M : C'est cela. Quand Jean dit « Nous avons été transférés de la mort à la vie » (1 Jn 3, 14) ce que nous appelons la vie c'est cela qu'il appelle la mort au début. Mort et vie ne sont pas dans une opposition simple. Ce qu'il vise c'est l'opposition entre une vie mortelle qu'il appelle mort et la vie de résurrection.
► Si le mot chair désigne la mort, que signifie la "volonté de la chair" au verset 13 ?
J-M M : Voilà, vous avez ici quelque chose de prodigieux : deux emplois différents du mot de chair l'un au verset 13 et l'autre au verset 14.
V. 13 : le mot "chair" désigne l'homme en tant que faible et meurtrier.
Au verset 13 il s'agit de la "volonté de la chair" : que veut dire cela ? Chair ici désigne la situation faible de l'humanité qui est mortelle et meurtrière. Il ne faut pas spéculer sur ce que veut dire le mot chair chez nous. L'humanité est mortelle d'être meurtrière, et meurtrière d'être mortelle. Pourquoi cela ?
Le mot chair désigne tout l'homme, pas une partie de l'homme, tout l'homme mais sous son aspect de faiblesse. Chez Paul chair et faiblesse (asthénéia) sont deux synonymes. Quelle faiblesse ? La faiblesse qui apparaît pour nous la première, c'est d'être mortels, c'est notre dépendance, notre non-possession de nous-mêmes, notre subordination native. Or la mort et le meurtre sont pensés simultanément. Pourquoi ? Là il faut suivre un processus qui n'est pas le nôtre. Ceci, c'est au chapitre 3 de la première lettre de Jean que c'est développé : la mort comme toute réalité est pensée à partir de son archétype, c'est-à-dire de sa première apparition dans la Bible. Quelle est la première apparition de la mort ? Quel est le premier mort ? C'est Abel. La première mort est un meurtre. Le monde entre dans la mort et dans le meurtre simultanément. Et par meurtre il ne faut pas entendre seulement le meurtre sanguinolent, mais tout processus d'exclusion, tout processus de réduction, tout ce qui constitue la déchirure de l'humanité. Et c'est cela qui est appelé la chair. Ce n'est pas la viande !
► Vous êtes pessimiste.
J-M M : Non, pas du tout. Si cela révèle que nous sommes nativement meurtriers, pour autant ça ne peut être dévoilé, et nous ne pouvons l'accepter, que dans la mesure où ça nous est révélé dans la parole qui nous permet de le surmonter, c'est-à-dire dans la mesure où c'est révélé dans la parole du pardon au sens fort du terme.
Toute prédication sur le péché est plus peccamineuse que le péché lui-même si elle n'est pas dans la parole du pardon. Et spéculer ou causer sur le péché, ou bien imputer le péché… est péché.
► Pourquoi y a-t-il une distinction entre "volonté de la chair" et "volonté de l'homme" ?
J-M M : C'est une question que nous allons nous poser. Je n'ai pas tout à fait la réponse mais je vais donner des possibilités de réponse qu'on peut trouver.
Le mot homme ici c'est le mot mâle (anêr et non pas anthropos) il s'agit donc d'une "volonté du mâle". De toute façon l'expression « les sangs » qui est la première expression, est une expression qui signifie le meurtre.
► Moi j'ai "sang" au singulier dans mon texte.
J-M M : En français il n'y a pas de pluriel alors qu'en hébreu on a le pluriel damim, c'est le mot employé pour désigner le sang répandu à la suite d'un meurtre.
Du reste il n'est jamais question de l'homme tout seul, il est toujours dans un rapport. Quand le rapport à autrui est un rapport non accompli, c'est une déchirure, et nous naissons dans un rapport inaccompli de relation mutuelle. Or la relation mutuelle n'est pas quelque chose qui s'ajoute à l'être-individu. Nous sommes toujours déjà dans la relation, nous ne sommes "je" que si nous savons dire "tu". "Je" apparaît avec la capacité de dire "tu". Seulement il y a la capacité meurtrière de dire "tu" et la capacité agapétique[2].
► Vous tuez le narcissisme.
J-M M : Je ne pense pas que je tue le narcissisme, mais simplement je ne m'en préoccupe pas beaucoup parce que le niveau dans lequel j'évoque la question n'est pas le niveau de l'analyse psychologique qui a pris la figure de Narcisse pour développer un certain nombre de ces choses. Peut-être que si je prenais, au plan qui est le mien, la figure de Narcisse, à nouveau je la développerais entièrement et de façon également intéressante. Mais c'est la psychologie qui s'en est occupé. Je ne parle pas à partir de la psychologie quand je dis ces choses.
Quel est le registre non-psychologique qui permet de parler de 'je' et du 'tu' ? Il est difficile à déterminer mais il existe.
► Est-ce que cela aurait rapport avec le "Je" du « Je suis » dont vous parliez ?
J-M M : Ce qu'on peut dire c'est qu'il y a "je" et "je", et en particulier "je" ne se réduit pas à ce que je sais de moi, y compris ce que je sais ne pas savoir de moi, c'est-à-dire l'inconscient. C'est pourquoi dans mon langage, pour bien éviter cela, je dis "l'insu" et jamais "l'inconscient" pour traduire « Le pneuma tu ne sais » (Jn 3). Je sais que le mot insu n'est pas un substantif sinon dans l'expression « à l'insu de » mais ça ne fait rien, je force un peu la langue.
► Pour moi les ténèbres c'est toujours le mal et la lumière le bien.
J-M M : Ce n'est pas si mal. Ce qui est intéressant là, c'est déjà que vous ne réduisiez pas la ténèbre et la lumière au sens métaphorique que ces mots ont dans l'Occident où ce qui est privilégié, c'est plutôt « avoir des lumières » (le siècle des lumières), à savoir une connaissance par opposition à une ignorance. Ça a à voir avec plus large. Plus précisément la ténèbre c'est le nom du meurtre, et la lumière est un des noms de l'agapê. Donc nous sommes bien dans une distinction de ce genre. Mais encore une fois ce rapport binaire est susceptible de bien des infléchissements de figures. Et les infléchissements de figures commandent les infléchissements de la signification des termes.
V. 14 : le mot de chair dit une faiblesse qui n'est pas meurtrière mais féconde.
► Pour poursuivre sur cette histoire de ténèbre, Jean dit : « Si le grain de blé ne meurt… » (Jn 12, 24) donc il y a bien un passage dans la ténèbre.
J-M M : Voilà. Là il y a le lieu christique par excellence qui est indiqué : entrer de façon non-pécheresse dans la participation à la mort, c'est-à-dire ne pas subir la mort mais acquiescer à sa propre mort. Ce qui fait la différence de la mort christique, c'est-à-dire de la faiblesse christique, par rapport à la faiblesse meurtrière dont nous avons parlé, c'est que c'est une faiblesse voulue, ce qui retourne le sens de la faiblesse, et fait de la faiblesse meurtrière une faiblesse donatrice et féconde. C'est ce en quoi la mort christique est unique.
Ce que je viens de dire commente le lieu peut-être le plus important de l'évangile de Jean – mais je le dis pour toutes les pages donc ça n'a plus de sens – le lieu le plus essentiel : « Ma psychê (ma vie) nul ne la prend, je la donne. » (D'après Jn 10, 18) On la lui prend apparemment mais on se méprend parce qu'elle n'est pas prenable, non pas parce qu'il est trop fort mais parce que c'est donné, et que ce qui est donné n'est plus prenable par violence. Donc c'est une méprise.
Ce retournement intérieur fait de la mort du Christ une mort pour la vie, donc ça retourne le sens de la mort. C'est pourquoi, dans notre Prologue, le mot de chair qui dit la mort se trouve travaillé entre le verset 13 et le verset 14 : « Ceux qui ne sont pas nés … de la volonté de la chair… 14Et le Verbe fut chair. » Il se passe quelque chose dans cet impossible rapport : tout l'Évangile passe entre le verset 13 et le verset 14. C'est le mot même de chair qui subit une crucifixion et une résurrection : le mot chair du verset 13 est d'une certaine façon exclu par la crucifixion-résurrection qui est dans le mot chair du verset 14.
C'est pourquoi la résurrection n'est pas quelque chose qui arrive à Jésus après coup. La résurrection est inscrite dans son mode de mourir.
Pour la méditation du mystère christique central qui est si mystérieux, il a fallu à la théologie des concepts juridiques, concept de compensation, de mérite, de satisfaction, des concepts sacrificiels que nous ne comprenons pas. En fait c'est très simple, c'est écrit au cœur du chapitre 10 : « Ma vie, personne ne la prend, je la donne », et c'est cette inversion qui donne un nouveau sens au mot mort, donc au mot chair : un sens de mort pour la vie et non pas mort pour la mort. Le mystère christique se tient là.
Quid de l'incarnation ? .... Du bon usage des dogmes.
Le mystère christique n'exige pas de spéculer sur une création et une incarnation. Le mystère christique consiste à lire de l'intérieur le nouveau sens qui apparaît pour le mot homme et pour le mot Dieu, et même pour le mot monde, et pour le mot chair, à partir de ce lieu christique.
► Si « Le Verbe fut chair » n'est pas l'incarnation, que veut dire : « Il a séjourné parmi nous » ?
J-M M : Justement. Peut-être que le mot incarnation n'a pas un sens très précis pour vous.
Pourquoi est-ce que je m'en prends au mot incarnation ici ? Parce que c'est un concept théologique et que ce n'est pas un symbole biblique. C'est une fabrication théologique, à savoir l'affirmation : « Jésus est l'union de la nature divine et de la nature humaine ». Voilà ce que signifie le mot incarnation.
Est-ce que je m'élève là contre ? Pas du tout. La question ne m'intéresse pas parce que le concept de nature divine n'est pas un concept biblique, et que le concept de nature humaine n'est pas non plus un concept biblique. Le concept de nature est ce qui régit l'Occident.
Alors, que l'Occident se questionne, c'est bien légitime, et que l'Église dise que dans ce questionnement-là : « il est bon de dire ceci » et « il n'est pas bon de dire cela » c'est très bien, mais ça ne remplace pas l'écoute originelle qui ne fonctionne pas à partir de ce concept de nature. Et introduire les concepts de la théologie dans la lecture de la Bible, c'est mortel pour la Bible.
Ceci ne veut pas du tout dire que les concepts théologiques n'ont pas de sens, sont nuls et non avenus, n'ont pas une signification très importante. Mais ils ne peuvent pas être ce qui me permet d'entrer dans l'Écriture, même s'il s'agit de concepts qui sont dans des propositions entérinées comme dogmes.
On oublie ce que c'est qu'un dogme : c'est une chose très importante qui a sa fonction propre et pas une autre[3].
Quid de Dieu créateur ?
► Parler de Dieu créateur c'est un concept qui ne vous intéresse pas ?
J-M M : Je vais vous dire pourquoi. C'est qu'on ne sait pas ce que veut dire le mot bara en hébreu : « Bereshit bara Elohim (Au commencement Dieu "créa" (ou "fit") l'homme) » et que le mot créateur chez nous signifie « causalité efficiente ».
► On dit pourtant « Je crois en Dieu créateur » ?
J-M M : Ici créateur n'a pas le sens de causalité efficiente. Par ailleurs vous semblez dire que tout commence à la création (« Je crois en Dieu créateur »). Pas du tout. « Je crois en Dieu Père, tout-puissant, créateur » : voilà trois noms différents.
– Le mot de Père est un mot qui vient en premier, autrement dit le Fils est déjà contenu dans "Dieu Père", donc tout ne commence pas par l'idée de création.
– Le mot tout-puissant, on ne sait pas s'il faut dire « Père tout-puissant » ou « tout-puissant créateur ». Or ici ce n'est pas un adjectif, c'est le mot pantocrator qui signifie « celui qui règne ». Tout l'Évangile est suspendu à cette question : « Qui règne : le prince de ce monde ou le prince de la paix ? » L'Évangile est l'annonce de la victoire du prince de la paix sur le prince de ce monde, c'est la victoire annoncée. Tout l'Évangile est là. Donc la première question ce n'est pas « Qui a fabriqué le monde ? » c'est « Qui règne ? » parce que « Qui règne ? » c'est la question « À quoi suis-je subordonné, de qui est-ce que je dépends ? »
– Et enfin vient le mot créateur qui ne signifie pas la fabrication du monde de la physique nucléaire. Il prend son sens non pas de la fabrication mais de la donation. Le mot créateur au sens où nous l'entendons est à bannir. Cependant il y a un certain emploi de ce mot qui, même s'il n'est pas premier et s'il est remis à sa place, a un sens. C'est d'ailleurs la même chose pour le mot incarnation si on veut, sauf que le mot incarnation n'est pas un mot biblique.
[1] Ceci vient de la session Le Prologue (Jn 1, 1-18) qui a eu lieu à Saint-Jean-de-Sixt en septembre 2000 (tag JEAN-PROLOGUE). On voit que les auditeurs ne sont pas habitués à entendre ce que dit J-M Martin ! Vers la fin J-M Martin répond à une question sur l'incarnation. Un message ultérieur parle des différentes façons de considérer la naissance du Christ : Résurrection et Incarnation.
Le même sujet a été traité dans la session Jean 6, Pain et parole, qui a eu lieu à Saint-Jean de Sixt en septembre 2001, puisque le mot de chair se retrouve à propos du Christ, il est question de « manger ma chair ». L'analyse du mot chair y est faite plus longuement. Vous trouvez cela dans le chapitre 8, première partie, au 3°) (Autour des mots chair, monde), et en deuxième partie au 2°) b) (La crucifixion du langage, la rature chez Paul). Vous avez cela sur le blog : JEAN 6, PAIN ET PAROLE chapitre 9. V. 60-71 : Jésus et les disciples. Le mot "chair", la figure de Judas, la mort
[2] Agapê est un mot grec qu'on traduit par "amour".
[3] Voir deux messages sur le blog qui traitent de cela : Du bon usage des dogmes ; Statut des paroles dans l'Église, légitimité des dogmes, légitimité du Magistère