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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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26 avril 2025

Jean 21, 1-19. Pêche miraculeuse, repas et figure de Pierre

Ce passage provoque de nombreuses questions : que représente la figure de Pierre par rapport au disciple bien-aimé ? Que signifie cette pêche miraculeuse ? Pourquoi saint Jean la raconte-t-il après la résurrection alors que Luc la raconte bien avant ? Que signifient les 153 poissons pêchés ? et le poisson frit qui est déjà là ? Pourquoi Jésus pose-t-il à Pierre trois fois de suite à peu près la même question ? etc.

Voici le commentaire fait par Jean-Marie Martin à Saint-Bernard-de-Montparnasse en 1986-87. La majeure partie a déjà été transcrit dans le dernier chapitre de la session Jean 20-21 (tag JEAN 20-21. RÉSURRECTION).

Notez que, J-M Martin appelle "Jean" le disciple bien aimé et que c'est l'auteur de l'évangile. Il choisit de suivre la tradition, considérant que les autres tentatives d'identification ne sont pas assez solides.

Il identifie le poisson grillé au Christ, et il n'est pas le premier à le faire puique saint Augustin a dit : Piscis assus est Christus passus, ipse est et panis qui de caelo descendit — « Le poisson grillé est le Christ souffrant, c'est lui aussi qui est le pain descendu du ciel » (In Iohannem tractatus 123 (p.l. 35, 1966).) 

 

Voici en préalable le texte dans la version de la TOB, mais J-M Martin traduit à partir du texte grec qu'il a sous les yeux.

1Après cela Jésus se manifesta aux disciples sur les bords de la mer de Tibériade. Voici comment il se manifesta. 2Simon-Pierre, Thomas qu'on appelle Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et 2 autres disciples se trouvaient ensemble. 3Simon-Pierre leur dit : « Je vais pêcher. » Ils lui dirent : « Nous allons avec toi. » Ils sortirent et montèrent dans la barque, mais cette nuit-là, ils ne prirent rien. 4C'était déjà le matin lorsque Jésus vint se placer sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c'était lui. 5Il leur dit : « Eh, les enfants, n'avez-vous pas un peu de poisson » ? « Non », lui répondirent-ils. 6Il leur dit : « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous trouverez. » Ils le jetèrent et il y eut tant de poissons qu'ils ne pouvaient plus le ramener. 7Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre : « C'est le Seigneur ! » Dès qu'il eut entendu que c'était le Seigneur, Simon-Pierre ceignit un vêtement, car il était nu, et il se jeta à la mer. 8Les autres disciples revinrent avec la barque, en tirant le filet plein de poissons : ils n'étaient pas bien loin de la rive, à 200 coudées environ.

9Une fois descendus à terre, ils virent un feu de braise sur lequel on avait disposé du poisson et du pain. 10Jésus leur dit : « Apportez donc ces poissons que vous venez de prendre. » 11Simon-Pierre remonta donc dans la barque et il tira à terre le filet que remplissaient 153 gros poissons, et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne se déchira pas. 12Jésus leur dit : « Venez déjeuner. » Aucun des disciples n'osait lui poser la question « qui es-tu ? » : ils savaient bien que c'était le Seigneur.

13Alors Jésus vient ; il prend le pain et le leur donne ; il fit de même avec le poisson. 14Ce fut la 3e fois que Jésus se manifesta à ses disciples depuis qu'il s'était relevé d'entre les morts.

15Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci » ? Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime », et Jésus lui dit alors : « Pais mes agneaux ».16Une seconde fois, Jésus lui dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu » ? Il répondit : « Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime ». Jésus dit : « Sois le berger de mes brebis ».17Une 3ème fois, il dit : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu » ? ; Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une 3ème fois : « M'aimes-tu » ? Et il reprit : « Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t'aime ». Et Jésus lui dit : « Pais mes brebis.18En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas ».19Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu ; et sur cette parole, il ajouta : « Suis-moi ».

 

Jean 21, 1-19

 

Jean-Marie Martin

 

1°) La pêche miraculeuse (v. 1-8).

« 1Après cela, Jésus se manifesta de nouveau (palin) à ses disciples sur la mer de Tibériade. » Après le chapitre précédent qui était situé à Jérusalem où il constituait une sorte d'unité, nous sommes désormais en Galilée.  Le lac est appelé ici "mer de Tibériade" et non pas "lac de Génésareth", mais il s'agit du même lac. Le nom de Tibériade redouble la signification de la Galilée. En effet la Galilée s'appelle la Galilée des nations : c'est un lieu de passage, un lieu de métissage, de dispersion à côté de la pureté de Jérusalem qui est aussi le centre. Tibériade est une colonie romaine construite sur un cimetière juif ; c'est donc une ville polluée, une ville de prostituées. Cela renforce la signification péjorative de la Galilée. La signification de Génésareth est au contraire positive

 « Il se manifesta ainsi. » C'est le deuxième emploi du mot « manifester » qui est employé pour dire l'épiphanie du Ressuscité. Nous le retrouverons au verset 14 qui conclut la partie concernant la pêche miraculeuse et le repas : « Ainsi pour la troisième fois se manifesta Jésus à ses disciples étant ressuscité d'entre les morts ». Nous aurons aussi trois fois le mot kurios (seigneur). Nous savons qu'il n'est pas vain de remarquer ces choses-là, même si à terme elles restent sans emploi. Nous savons qu'il est bon de les remarquer comme ayant une signification possible parce qu'on sait que Jean (ou le dernier rédacteur de l'évangile de Jean) est attentif aux chiffres qu'il nomme mais également au nombre de fois où un mot se trouve dans un texte.

 

●   v. 2-3. Les apôtres et leur pêche infructueuse de nuit.

« 2Étaient ensemble Simon-Pierre, Thomas – ce qui signifie Didumos (jumeau) – Nathanaël qui est de Cana de Galilée, et ceux de Zébédée, et deux autres d'entre ses disciples. » Remarquez que nous avons ici une énumération de 7 disciples. Et je vous signale que le mot disciple se trouve sept fois dans le texte. On sait que le chiffre sept a une signification générale chez saint Jean. Est-ce qu'il a ce sens-là susceptible d'être repris pour la signification fondamentale de ce texte ? C'est une question que nous nous posons.

Ici nous avons sept disciples dont cinq sont nommés :

– Simon-Pierre et les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, qui sont souvent énumérés tous les trois dans les évangiles : à la Transfiguration dans les Synoptiques, et dans un certain nombre d'épisodes majeurs.

– Thomas vient d'être traité comme personnage central du passage précédent à la fin du chapitre 20 et Nathanaël renvoie à la seule autre nomination qu'il ait dans l'évangile de Jean au chapitre 1 où il a droit à tout un développement. Donc Thomas et Nathanaël ont eux aussi une grande importance, l'un au début et l'autre à la fin de l'évangile.

– Les deux autres ne sont pas nommés. Jean est l'un des deux. Il n'est pas nommé par son nom dans l'évangile qui porte son nom mais il est nommé par une périphrase ; parfois c'est « l'autre disciple », le plus souvent c'est « le disciple que Jésus aimait ».

« 3Simon-Pierre leur dit : "Je vais pêcher". Ils lui disent : "Nous allons nous aussi avec toi". Ils sortirent et montèrent dans la barque, et cette nuit-là ils ne prirent rien. » Ceci nous rappelle la scène de la pêche miraculeuse (Lc 5, 1-11) qui est située avant la mort-résurrection du Seigneur. Un certain nombre de détails sont semblables dans les deux récits, et cela nous ouvre à la question : comment peut-on facilement transférer un récit pré-pascal à un récit d'apparition post-pascale, ce qui pour nous a une signification tout à fait autre ? Nous nous interrogerons sur cette question, et il est possible que cela nous conduise à transformer notre façon d'être au texte.

En effet lorsqu'on est au texte on a toujours une sorte de préjugé sur ce qu'il en est du texte : il raconte une anecdote, il raconte une histoire. Mais qu'est-ce que ce serait que raconter une anecdote post-pascale ? Autrement dit : radicalement qu'est-ce que c'est que rencontrer le Ressuscité ? Nous nous demanderons si le texte ne répond pas de lui-même à cette question parce qu'il y va là de l'identité de Jésus, c'est-à-dire de la façon dont nous l'identifions, ce qu'évoque spontanément chez nous le mot Jésus : qu'est-ce que c'est qu'être à Jésus, être à ses gestes, et à cette symbolique multiple qu'on trouve avant et après ? Qu'est-ce que ce traitement symbolique pour dire quoi ? Et même ultimement quel est le référent ? Quelle est la chose du texte ?

 

●   v. 4-8. L'intervention de Jésus

« 4Le matin déjà étant venu – il peut être intéressant aussi de noter que pendant la nuit on ne prend rien et que le matin venu il en va différemment. Nous avons remarqué que, dans le chapitre précédent, « au matin », il y eut la première apparition du Seigneur : comme ici, il y a un rapport entre le jour qui se lève et l'apparition qui se donne à voir.

Jésus se tint debout sur le rivage – c'est le terme qui se trouve à plusieurs reprises dans le chapitre précédent et qui indique la présence de Jésus. Il se tient debout, de même que le soir précédent, dans la salle fermée par la peur, il était debout – et cependant les disciples ne savaient pas que c'était Jésus. »

À nouveau nous trouvons un thème déjà attesté ailleurs, par exemple dans le récit des pèlerins d'Emmaüs où ils ne reconnaissent pas Jésus qui les rejoint. Ce thème se trouve chez Jean lui-même au chapitre précédent, dans la deuxième phase des expériences successives de Marie-Madeleine, lorsque Jésus "se tient" mais elle ne sait pas que c'est Jésus. Tant qu'elle cherche un corps dont on dispose, que l'on dépose, que l'on pose, que l'on lève, un corps disponible, si elle voit Jésus elle ne peut pas l'identifier. Il faut qu'elle se ré-identifie elle-même à l'écoute de son propre nom « Mariam » pour pouvoir l'identifier, car on n'identifie pas Jésus sans se réidentifier de l'intérieur. Nous avons vu que, si Marie-Madeleine était la figure de la ressaisie des multiples et successives expériences que pouvait faire l'humanité de ce qu'il en est du Seigneur (du Ressuscité), cela faisait peut-être allusion à la phase de sa convivialité pré-pascale avec Jésus ; Jésus était là, mais elle ne le savait pas, en ce sens qu'il n'était pas identifié pour ce qu'il est essentiellement, c'est-à-dire Seigneur. Autrement dit, il y aurait là une ressaisie de situations pré-pascales à l'intérieur de ce récit.

Nous savons que, pour saint Jean, c'est la résurrection qui identifie Jésus pour ce qu'il est, qui le glorifie, c'est-à-dire qui le rend présent et identifiable. C'est le lieu à partir de quoi il se reconnaît pour ce qu'il était de toujours. Donc ceci fait que l'expérience antérieure se trouve dénoncée comme méprise, comme une présence qui n'est pas reconnue pour ce qu'elle est.

Et d'une certaine façon, tous les évangiles sont construits comme cela. En effet, peut-être plus que la mémoire positive de ce qui a été vécu avec Jésus, les évangiles sont construits comme l'histoire de la méprise des apôtres. Jésus a de toujours une dimension de Ressuscité et il parle comme Ressuscité, mais très souvent « Ils ne comprirent pas ce qu'il disait ». Donc il y a dans le récit pré-pascal à la fois la vue à partir de la résurrection et une dénonciation de la méprise par rapport à cela. C'est peut-être d'ailleurs ce qui caractérise le récit vivant, c'est-à-dire le récit qui n'est pas une mémoire morte. Si nous pensons que le récit consiste à se remémorer des choses qui ne sont plus, bien sûr on va dans l'ordre du passé puis du présent et on spécule sur l'avenir. Si en revanche on est attentifs au moment même du récit, si ce qui est premier c'est le présent, le présent qui donne lieu à un jugement c'est-à-dire à un tri, qui donne lieu à recueillir et à dire ce que je sais maintenant qui était déjà là, et à dire simultanément la méprise par rapport à ce qui était déjà là, alors nous avons une autre articulation ; et peut-être que ceci est extrêmement important parce que ce n'est pas de l'histoire au sens de la mémoire morte. Nous nous complaisons à l'histoire de la mémoire morte, nous aimons beaucoup cela, et peut-être est-ce pour nous un moyen d'oublier le présent. C'est ce qui fait qu'un récit de ce genre est essentiellement et premièrement célébration maintenant du présent, et que la mémoire n'est pas simplement la mémoire de ce que j'ai vécu avec lui, mais aussi la mémoire de ce que j'ai manqué avec lui.

Nous reviendrons sur ces questions parce que c'est un des éléments qui nous permettraient d'avancer sur la question que j'énonçais tout à l'heure : comment se fait-il que des thèmes qui sont répétés dans la biographie pré-pascale de Jésus puissent être situés ici ? Voilà que se déplace un peu notre regard initial sur ce que peut être un récit d'Évangile, qu'il soit situé avant ou après. Et nous allons voir que cela a une incidence, pas simplement sur le mode de lire, mais même sur ce qu'il en est de Jésus lui-même. Quelle christologie peut s'entendre à partir d'un processus qui, pour l'instant, est simplement et petitement mis en route pour nous ?

« 5Jésus leur dit : "Les enfants, avez-vous quelque nourriture ?" » Nous avons ici une introduction de Jésus qui prend l'initiative et qui sonne à peu près comme la rencontre avec la Samaritaine (« Donne-moi à boire »). Ce dialogue est initialement une méprise comme dans le cas de la Samaritaine, jusqu'à ce que tout s'ouvre. Ici ce type, cet individu qu'ils ne reconnaissent pas, demande à manger.

« Ils lui répondirent : "Non" » : "Nous n'avons rien, nous n'avons pas à manger". Peut-être que la nourriture que Jésus demande n'est pas exactement ce qu'ils entendent ; c'est peut-être celle qu'il donnera, lui, de même qu'après avoir demandé de l'eau à la Samaritaine, il lui a parlé de « l'eau que je donnerai » (Jn 4, 14). De même ici il parle de la nourriture qu'il donne, et nous verrons qu'il va la donner à la fin, dans la scène du repas. Mais contrairement à ce qui se passe dans la multiplication des pains, ici les disciples n'ont pas à être simplement inertes par rapport à cette nourriture puisque nous allons les voir reprendre la pêche et participer à cette nourriture : celle-ci sera donnée en ce qu'elle est merveilleuse, ce qui n'empêche pas qu'ils peinent en tirant leurs filets.

Notre texte a d'ailleurs des rapports multiples avec celui de la multiplication des pains : c'est au bord du même lac, la thématique de l'eau s'y trouve également, il y a déjà quelqu'un qui a cinq pains et deux poissons. Donc on s'achemine vers l'intelligence de ces textes comme disant pour une part la pêche et la récollection de l'ensemble de l'humanité jusqu'au repas eschatologique, et d'autre part la tâche même des disciples est ici indiquée, c'est-à-dire que nous sommes dans la perspective où tout est donné, et où cependant ce qui est donné à l'homme c'est qu'il puisse "tâcher" à ce que ce soit donné, ou à la chose qui est ainsi donnée.

« 6Celui-ci leur dit : "Jetez le filet dans les côtés droits de la barque et vous trouverez". » On peut noter la signification éventuelle de la droite : tout ce qui a un sens judiciaire n'est pas sans rapport avec l'aspect eschatologique de cette situation de la droite et de la gauche, c'est une chose possible. Il faut aussi entendre dans « Jetez et vous trouverez », quelque chose comme « Cherchez et vous trouverez ». De même en d'autres endroits, « lever le grabat et le porter » consonne avec « prendre sa croix (la porter) et suivre (marcher) ». Il y a des variantes de choses qui sont peut-être des motifs symboliques initiaux, des données tout à fait fondamentales qui se retrouvent à peine commentées dans une ressaisie ici et là, et qui sont sans doute les choses les plus précieuses du Nouveau Testament.

« Ils jetèrent donc ». On peut remarquer tout d'abord que la parole de Jésus est efficace : « Jetez » … « ils jettent ».

Des gens sont souvent frappés par le fait que les apôtres obéissent à un homme qu'ils ne connaissent pas. C'est assez intéressant parce qu'il s'agit là d'une question psychologique, c'est-à-dire qu'on essaie de voir comment psychologiquement ils ont pu réagir lorsqu'un inconnu leur a dit : « Faites ceci » et qu'ils l'ont fait sans plus. Or si on se place au niveau de l'écriture, en essayant de conjecturer ce qu'ils ont pu penser derrière l'écriture, on a ceci : lorsque Jésus leur a dit : « Jetez » ils ont jeté, et pourtant ils ont conscience, au moment de l'écriture, que quand ils ont fait cela, ils n'avaient pas identifié Jésus. Vous voyez que si, au lieu de lire ce récit comme une anecdote plane, on le lit constamment dans la différence, dans la distance de leur mémoire du présent, je crois que c'est justement là que l'on trouve des choses. Alors ce qui est à faire, ce n'est pas de reconstituer la vraisemblance psychologique du déroulement de ces choses, mais de suivre le chemin de l'écriture, le chemin de ce qui se passe dans l'esprit de celui qui écrit, qui dit la parole. Ceci déjà nous déplace comme mode de lecture.

On peut voir par exemple que le traitement de cette même situation est différent chez saint Luc puisque, dans le récit de Luc, Jésus apparaît en tant que ressuscité et que Simon peut lui dire : « Sur ta parole je jetterai… » (Lc 5, 5). Dans le récit de Jean, paradoxalement, il s'agit d'un Jésus non ressuscité que les disciples n'ont pas encore identifié pour ce qu'il est. Comme Luc traite les scènes prépascales à partir de Jésus ressuscité, la parole qu'il fait dire à Simon est en fait une parole d'après la Résurrection, une parole qui était prononcée lors de la célébration pascale de la communauté. On a là une espèce de renversement invraisemblable et c'est intéressant d'ailleurs.

Si j'insiste là-dessus, c'est parce que j'aimerais qu'on s'habitue à lire autrement qu'à partir de l'œuvre telle qu'à première écoute elle saute à l'oreille, en essayant de conjecturer ce qui a bien pu se passer dans l'esprit des gens qui vivent l'anecdote racontée. Il faudrait au contraire se mettre à lire ce qui se passe dans l'écriture de qui écrit, c'est-à-dire au moment où le récit s'écrit. On imagine qu'un récit est le reflet matériel, la caméra zoomante de quelqu'un qui était là, alors que le récit est une prodigieuse sélection, une prodigieuse reprise. C'est vrai même à un niveau tout à fait banal, et c'est vrai à plus forte raison lorsqu'il s'agit d'un récit qui n'est pas seulement au titre du présent fluant, mais au titre du présent de la résurrection, parce que tout récit est dans le présent de celui qui récite.

On peut aussi remarquer que c'est la même question au moment de l'appel des disciples (Jn 1) : pourquoi suivent-ils Jésus puisqu'ils ne l'ont pas encore identifié ?

« Et ils ne pouvaient plus le tirer à cause de la multitude des poissons. » Ils pouvaient à peine tirer le filet. La notion de multitude doit avoir ici aussi une certaine importance : ce n'est pas un mot très johannique, il est plutôt de consonance paulinienne, mais il se trouve ici. Nous verrons au verset 11 qu'il y a 153 poissons, ce qui représente une totalité. La multitude des poissons désigne probablement la totalité des chrétiens de tous les temps, ce qui, par parenthèse, fait allusion au thème des Synoptiques : « Vous serez pêcheurs d'hommes » (Mt 4, 19), thème qui ne se trouve pas tel quel dans l'évangile de Jean, sinon ici de façon figurée.

Je signale l'ambiguïté du poisson : d'une certaine façon les poissons, ce sont les chrétiens, mais on verra qu'il y a une autre thématique aux versets 15-19 qui est la thématique du banquet eucharistique, et le poisson est ce qu'on y mange. Donc ce sont les hommes et c'est la nourriture des hommes. Ceci paraît une ambiguïté mais c'est une incitation à penser.

« 7Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre – là nous entrons dans la série des épisodes comparatifs de Pierre et de Jean qui sont assez nombreux – "C'est le Seigneur". » Le mot kurios (seigneur) est ici au sens plein, c'est le Ressuscité, car tous les grands titres (Seigneur, Christ, Fils de Dieu) prennent leur sens plein à partir de la résurrection. Ainsi Marie-Madeleine dit « J'ai vu le Seigneur » dans l'épisode du chapitre précédent.

Nous trouvons ici la bonne promptitude de Jean. Dans le chapitre 20 il y a tout un dégradé de figures, de moyens divers d'accéder au Seigneur. Or Jean est le prompt, mais le prompt de la bonne promptitude alors que, dans les évangiles et pas seulement chez Jean, Pierre est l'homme de la mauvaise promptitude, c'est-à-dire de la promptitude audacieuse, celui qui se jette et de fait il se jette dès qu'il entend cela.

« Alors Simon-Pierre entendant que c'est le Seigneur, se ceignit du vêtement de dessus car il était nu et il se jeta lui-même dans la mer. » Ceci rappelle une autre scène qui se trouve dans les Synoptiques également, parce que les disciples sont dans les barques, ils voient Jésus qui marche sur les eaux et pensent que c'est un fantôme : c'est le thème de la marche sur les eaux. Le thème du fantôme n'est surtout pas repris après la Résurrection, cela eût été trop suspect.

Ici Pierre se jette à la mer. Nous avons là un trait caractéristique de la figure de Pierre qui est déjà traité ailleurs et qui, pour une part au moins, se trouve ressaisi ici. La figure de Pierre est marquée à la fois par cette promptitude, mais aussi par sa capacité de conversion, c'est un trait très important sur lequel nous reviendrons.

Pierre « se ceint de son vêtement de dessus car il était nu ». Pierre travaille, il est en caleçon, il est nu ; mais parce que c'est le Seigneur, il se revêt. Se vêtir ici, ce n'est pas se déshabiller pour se mettre à l'eau, c'est se revêtir pour s'approcher de Jésus. Je pense qu'on peut rapprocher cela de la prophétie qui se trouve à la fin de notre chapitre, ce que dit Jésus à Pierre : « Quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même – donc la possibilité de se vêtir de sa propre initiative qui est un mode de se présenter, d'être ce qu'on est – quand tu auras vieilli… un autre te ceindra » (v.18).

« 8Mais les autres disciples vinrent avec la barque car ils n'étaient pas loin de la terre, mais à environ 200 coudées, en tirant le filet des poissons. » Donc ils n'ont pas pris les poissons dans la barque.

 

2°) Le poisson déjà là et les 153 poissons du filet (v. 9-11).

Ensuite il y a le thème du repas qui est tuilé avec le récit précédent.

« 9Tandis qu'ils descendent à terre, ils constatent un feu de braise se trouvant là et un poisson frit (opsarion) posé dessus et un pain. »

Toute la scène a à voir avec la pêche, avec la mer ; et la pêche c'est aussi bien la prise des poissons que la nourriture qui est une nourriture de poissons. Or un symbole peut désigner tout et n'importe quoi, mais il ne devient symbole effectivement que dans une parole qui lui donne un certain nombre de possibilités de significations à l'exclusion d'autres. Ainsi la symbolique du poisson a une indéfinité de possibilités de significations.

Ici, dans ce qui en est retenu et qui joue dans la symbolique initiale de notre texte, il y a plusieurs éléments que nous avons déjà notés : la pêche ; la signification déjà connue de pêcheurs d'hommes que nous ferons intervenir tout à l'heure comme une espèce de métaphore ; la signification de la mer ; enfin la signification du poisson comme nourriture qui dépend du contexte : si ce sont les hommes qui sont pêchés, ce sont les chrétiens ; si c'est la nourriture comme ici, c'est le Christ, c'est l'eucharistie. Il y a donc des glissements ou des incertitudes pour nous, des incohérences avant que nous n'entrions dans un fonctionnement effectivement symbolique qui permettrait le rapport harmonieux de ces différentes choses.

J'ai rappelé que nous sommes dans un ensemble cohérent. Cependant ce récit nous avait renvoyé à une autre scène, celle de la multiplication des pains où ce qui était central, c'était le pain, mais où en plus il y avait deux poissons. Comment ces deux scènes se répondent-elles ? Quelle est signification de l'ajout des deux poissons par rapport aux pains au chapitre 6, et du pain par rapport aux poissons ici ? On peut déjà remarquer que la première scène est essentiellement une scène agreste puisqu'il y avait de l'herbe, alors qu'ici c'est une scène au bord de la mer. Par parenthèse nous allons trouver dans notre texte la symbolique pastorale puisque par la suite le thème du pasteur revient (« Pais mes brebis » v.16-17).

Il faudrait d'ailleurs voir comment les lieux symboliques fondamentaux composent entre eux, comment ils se tiennent à l'intérieur d'une symbolique générale du Nouveau Testament. C'est une question qui pourrait être intéressante.

« 10Jésus leur dit : "Apportez maintenant des poissons (opsariôn) que vous avez pris". » Ce repas est très curieux parce qu'un poisson est déjà là sur le feu mais il faut qu'ils apportent des poissons qu'ils ont pris. Ce qui est étrange aussi, c'est qu'en grec le poisson vivant s'appelle ichtus et qu'ici le mot employé pour le poisson déjà pêché signifie « poisson frit ». Nous sommes donc déjà dans la perspective du repas.

 « 11Pierre monta donc et tira le filet jusqu'à terre, un filet plein de grands poissons, 153. » Nous arrivons à ce chiffre 153 qui reste très mystérieux. L'interprétation la plus satisfaisante, c'est que 153 est le chiffre triangulaire de 17, car on obtient le chiffre 153 en faisant la somme de 1 à 17 :  1 + 2 + 3 + … +16 + 17 = 153. Les anciens connaissaient parfaitement ce processus, c'est une des données les plus fondamentales dans le pythagorisme contemporain après la naissance du christianisme, peut-être aussi dans un pythagorisme plus ancien.

Dans le pythagorisme contemporain que je connais un peu mieux ça fonctionne à tout-va. Le nombre triangulaire qui fonctionne pleinement est la Tétrade (mot qui signifie quatre) : 1 + 2 + 3 + 4 = 10. Ici 153 est le nombre triangulaire de 17, et donc cumule les symboliques des chiffres 7 et de 10 pris dans leur plénitude puisque 17 est la somme des deux. Nous savons que ces chiffres sont fondamentaux dans l'évangile de Jean : on n'en finirait pas de relever les traces du 7 dont la signification est l'accomplissement eschatologique ; et le chiffre 10 a la signification de la multitude et de la plénitude, de ce qui multiplie de façon préférentielle. Il y a ici l'idée de recueil de la multitude dans l'accomplissement. Cela pourrait être quelque chose qui par ailleurs est tout à fait attesté dans le texte en dehors du concept que nous essayons de voir ici. Pour nous le chiffre est plus difficile à déchiffrer que le récit peut-être.

« Et, bien qu'ils furent aussi nombreux, le filet ne se déchira pas. » Le filet qui ne se rompt pas nous a fait penser à la tunique du Christ, donc ce thème a peut-être une signification eschatologique.

 

3°) Le repas (v. 12-14).

 « 12Jésus leur dit : "Venez déjeuner". Alors personne parmi les disciples n'osa lui poser la question : "Toi, qui es-tu ?", sachant que c'était le Seigneur. » On peut noter, comme pour Marie-Madeleine, qu'il y a d'abord la phase où on ne le reconnaît pas, et ensuite une phase où on le reconnaît. On peut entendre le fait que personne ne lui pose de question au sens où ce serait une audace inutile pour eux de demander, puisqu'ils savent.

Ce que nous disons ici s'orienterait vers la mise en évidence que l'identification de Jésus se fait dans le repas partagé, une signification à la fois sacramentaire et communautaire. Il y a certainement quelque chose de cela qui joue ici.

 « 13Vient Jésus et il prend le pain et leur donne, et le poisson (opsarion) semblablement. » Ceci nous renvoie aux différents épisodes de repas avec le Seigneur : la multiplication des pains, la Cène etc. On peut remarquer que le pain est cité en premier : il y a là comme une sorte de mémoire de l'attitude eucharistique telle qu'elle se prolonge dans la première communauté.

« 14Et c'était la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples, ressuscité d'entre les morts. » Cette remarque fait le lien avec le chapitre 20.

► Alors qu'est-ce que c'est que ce poisson frit qui est sur le feu de braise ?

J-M M : Au chapitre 4 ce sont les disciples qui disent à Jésus : « Rabbi mange » car ils étaient allés chercher de la nourriture pendant que Jésus était occupé avec la Samaritaine. Mais Jésus leur répond : « 32 "J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas". 33Alors les disciples se disent entre eux : "Est-ce que quelqu'un lui a apporté à manger ?" 34Jésus leur dit : "Ma nourriture est que je fasse la volonté (la volonté secrète, thélêma) de celui qui m'a envoyé, et que j'accomplisse son œuvre". » Souvent les gens se posent la question sur ce que Jésus mange : est-ce une nourriture commune ou est-ce une nourriture spécialement sélectionnée pour un corps ressuscité ? La réponse vient de Jésus lui-même : « Ma nourriture c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'achever son œuvre ». On ne trouve pas ça dans les supermarchés. Or c'est ça le poisson : le poisson c'est Jésus lui-même en tant qu'il vit. Le poisson qui est posé avant que les disciples n'apportent les poissons qu'ils ont pêché, c'est Jésus lui-même.

► Le texte ne dit pas cela.

J-M M : C'est dit par la symbolique du rapport entre le poisson déjà là sur le feu de braise et les multiples poissons. Nous avons là le rapport du Monogène (du Fils Un) et des tékna (des enfants), et le mot "poisson frit", en un certain sens, se prête à cette lecture, bien qu'à d'autres égards ce ne soit pas satisfaisant. C'est à nouveau ce thème qui structure tout l'évangile de Jean : le rapport du monos (du un) et de la totalité des dispersés rassemblés dans le Fils un. Les tékna diéskorpisména (les enfants démembrés, déchirés, dispersés) sont rassemblés en un (Jn 11, 52), c'est de cela qu'il est question ici.

La nourriture, ce n'est pas d'abord la matière, mais c'est essentiellement ce qui tient en vie. Or ce qui tient en vie Jésus, c'est de se donner à manger pour que nous vivions. C'est d'être pleinement donné qui lui donne de se recevoir dans cette perpétuelle respiration qui constitue ce vivre, dans ce perpétuel venir qui constitue ce demeurer.

Je dis souvent que le verbe "donner" est probablement celui qui fait l'unité secrète de demeurer et venir. Nous rencontrons quelque chose de ce genre ici dans cette situation inattendue. Mais les meilleures choses viennent quand on ne les avait pas prévues.

Que Jésus soit le pain qui rassemble les fragments, c'est une symbolique compréhensible. Mais pour le poisson on ne peut pas parler de fragments.

J-M M : Le poisson qui est posé ici est posé comme le pain sur la table. À propos du pain Jésus a dit : « Le pain que je donnerai c'est ma chair » (Jn 6, 51) et il a dit aussi « je pose ma vie pour mes brebis » (Jn 10, 15), c'est-à-dire que « le pain que je pose c'est moi-même ». De plus le poisson posé est mis en rapport avec la multiplicité des poissons. Les poissons ne sont pas fragmentés, mais ils ont pour signification le pullulement, la multitude, l'abondance ; ce sont des mots qui se trouvent dans notre texte. Le poisson est traditionnellement un symbole de fécondité, de pullulement.

Il est bien clair que Jean veut ici introduire simultanément des symboliques qui lui sont familières, comme "la symbolique de l'un et des multiples" et "la symbolique du poisson qui est posé d'avance". Alors il cumule à la fois un récit de pêche miraculeuse pour cette raison que c'est le symbole de la multiplicité, et puis un repas. Ce sont probablement deux épisodes distincts, mais il les travaille ensemble.

Si on veut se familiariser avec l'Écriture, il est intéressant de ne pas avoir une explication exhaustive de tel ou tel épisode, mais de laisser entendre les capacités de symbolisation d'un certain nombre de données qui appartiennent à un même champ. Par exemple les différents éléments de la symbolique du repas sont : le pain, le poisson, l'agneau et le vin. Nous avons le pain et le poisson ici et lors de la multiplication des pains, et puis nous avons le pain et le vin à la Cène. Donc ces différents éléments se trouvent groupés plus ou moins. Par exemple vous avez, dans les représentations des catacombes du premier art chrétien, un repas dans lequel il y a Jésus entouré des disciples, et puis le pain, le vin et le poisson, si bien qu'on se pose des questions : on ne sait pas si cette figuration de repas est une représentation de la Cène, une représentation du repas sur la plage, une représentation des repas funéraires que font les premiers chrétiens dans les catacombes, ou une représentation du banquet eschatologique… On ne peut pas dire "c'est ceci" avec certitude. Mais ce qui intéresse, ce n'est pas de se référencer à un élément anecdotique, c'est de célébrer l'ensemble de ce qui est évoqué par la symbolique du repas.

► On n'a pas de rite où on mange du poisson.

J-M M : Dans le multiple champ de possibilités symboliques, il y en a qui restent au niveau de la parole et il y en a qui vont jusqu'à la gestuation. Par exemple Jésus est le poisson, Jésus est l'agneau, Jésus est le pain, or nous n'avons pas de rite de manducation d'agneau ni de rite de manducation de poisson, mais nous avons un rite de manducation du pain. Et ça, on ne peut le déduire a priori. Il y a une sacramentalité de la parole qui couvre un champ et même des champs déterminés, et cette sacramentalité-là, dans certains cas, elle se gestue. C'est un point de départ essentiel et il n'y a pas à prétendre prédéterminer ce qui se gestuera et ce qui ne se gestuera pas. C'est l'Église qui nous permet, dans son histoire, d'apercevoir et de pouvoir dire : il y a douze sacrements ou il y en a sept. Au XIIe siècle, vous avez des théologiens qui disent qu'il y a 12 sacrements, d'autres qu'il y en a 40, et d'autres qu'il n'y en a que 3, et tout ça ne fait problème à personne. En effet le mot sacramentum n'a pas encore sa définition. Dès l'instant qu'on aura défini le sacrement on ne pourra plus dire que : « il n'y en a que sept », mais cela ne va pas de soi. Il y a une ressource sacramentaire au sens originel du terme, au sens riche du terme, qui dépasse de beaucoup les gestuations que nous en avons retenues.

4°) Quelle différence entre les chapitres 20 et 21 ?

Le chapitre 21 s'ajoute au chapitre 20 qui pourtant se présente lui-même comme une conclusion. Mais d'une certaine façon, il y a une connumération qui chevauche les deux chapitres puisqu'il est dit, au verset 14 que nous venons de lire, que c'est la troisième fois que Jésus ressuscité d'entre les morts se manifeste à ses disciples. En effet il y a eu deux apparitions au chapitre 20 et ici une troisième ; et d'un autre point de vue il y a une césure, une coupure qui paraît plus importante au terme du chapitre 20. Il y a aussi une distance : tout le chapitre 20 a lieu à Jérusalem, le chapitre 21 a lieu en Galilée. Tout cela mérite à mon sens que nous y revenions pour que les choses en nous, peu à peu, prennent leur place et par suite leur sens.

Je dirais volontiers que le chapitre 20 relate l'expérience de résurrection comme telle, d'une façon déjà complexe. Il y a la promptitude de la connaissance matinale de Jean ; il y a la même chose dans l'enveloppement de la journée (matin et soir), et la même chose est reprise dans le cycle de l'octave, huit jours après. Mais tout cela relate l'expérience comme telle qui correspond à ce que dit saint Jean au début de sa première lettre : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux… ».

Ce que je veux marquer ici, c'est la différence d'avec ce qui suit.

En effet, Jean dit : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont tâté au sujet du logos de la vie (au sujet de la résurrection) […] cela nous vous l'annonçons pour que vous ayez koïnônia (espace commun) avec nous. » (1Jn 1, 1-3). L'expérience d'entendre, voir, toucher est celle du chapitre 20, et le processus effectif de l'annonce, de la constitution de la communauté (ou de l'espace commun) est ce qui se manifeste dans le chapitre 21. Je dirais d'une façon un peu provocatrice que le chapitre 21 est un peu comme les Actes des apôtres johanniques.

Le but n'est plus d'interroger sur les modalités de l'expérience elle-même, à tel point qu'ils n'osent même plus poser la question : « Qui es-tu ? », ils savent que c'est le Seigneur. Cependant ici, ce qui est marqué, c'est l'activité apostolique (la pêche ou le repas pris en commun), et puis, dans la suite du chapitre la place respective de chacun, car c'est une prophétie sur ce qu'il adviendra de Pierre et de Jean. C'est un petit peu les Actes des apôtres ou, plus exactement, parce qu'on ne sait pas pourquoi les Actes des apôtres s'arrêtent là, c'est plutôt l'histoire de l'Église qui n'est pas racontée sur le mode de l'histoire, bien sûr, mais qui est racontée dans ses grands motifs, dans ses grandes articulations.

Le référent de ce chapitre 21 n'est en aucune façon un épisode, c'est-à-dire une anecdote, mais c'est l'indicible même de la vie de l'Église. Et nous aurons à voir que cet indicible est l'objet même, mais qu'il ne peut trouver à se dire qu'à travers les motifs-mêmes de ce qui est apparu de Jésus au cours de sa vie pré-pascale, d'où la ré-assomption de ces éléments pour dire cette fois l'aspect outre-galiléen, c'est-à-dire diffusé, de l'expérience dont il a été question au chapitre précédent.

Même les indices sur l'unité du filet qui ne se rompt pas, tout cela dit quelque chose sur l'Église, ou plutôt sur ce que nous appelons l'Église car ce n'est pas un mot johannique. Voilà un premier point qui va se préciser quand nous serons revenus sur le chapitre 20.

► De quelle Église est-il question ici ?

J-M M : Le mot "Église" est un mot structurellement ambigu. Il s'entend à la fois de la convocation accomplie de la totalité de l'humanité – c'est le sens premier du mot Ekklêsia tou Théou (Église de Dieu) – et il désigne aussi ce que nous appelons couramment l'Église. Ce n'est pas par hasard qu'il a ces deux sens, parce que l'Église est essentiellement la tension entre les deux. En effet l'Église au sens petit est ce qui a pour tâche de faire voir et de faire venir ce qu'est l'Ekklêsia au sens plus grand. C'est ce que dit Lumen Gentium d'entrée : « L'Église est sacramentum » et c'est expliqué selon le sens théologique du mot sacrement : c'est un signe et un instrument, c'est-à-dire ce qui donne à voir et ce qui fait venir l'unité plus grande, le sens plus grand de l'Ekklêsia qui est l'humanité tout entière. Donc ces deux choses-là sont simultanément traitées dans notre chapitre[1]

Il faut lire ce chapitre dans toute son ampleur et il faut le lire aussi dans la perspective de la gestion du temps de l'Église. Ce souci, on peut penser qu'il préside au débat qui a pu avoir lieu entre les premières communautés chrétiennes, les communautés de référence pétrine et les communautés de référence johannique. Il n'y a pas de standard central qui puisse recevoir le même ordre. Les premières communautés se sont développées autour de cela qui est entendu du Christ, et l'heure vient rapidement de comprendre leurs rapports, leur unité, leurs différences. Ce qui préside à la préoccupation de Jean, c'est le souci de bien apprécier le rapport des figures pétrine et johannique de l'Ekklêsia.

On reconnaît à Pierre des termes qui étaient plutôt employés dans le langage johannique à propos de Jean : disciple, aimé que nous allons le voir dans les versets suivants.

Deux choses sont essentielles dans ce qui sera montré de Jean : la rapidité et la demeure, deux choses qui paraissent contradictoires. La rapidité dans la course, la rapidité dans le coup d'œil : « Il vit et il crut » au sens où ce n'est pas qu'il a d'abord vu pour ensuite croire, puisque c'est un hendiadys, donc ça ne désigne pas deux actes successifs. Or ceci nous reconduit à la première invocation : « "Venez et voyez". Ils vinrent, ils virent, ils demeurèrent » : voir où il demeure, c'est demeurer. Et à la fin du chapitre 21 il est dit que Jean est celui qui demeure.

Cela qu'on peut appeler une négociation entre des communautés est en fait la gestion de l'intelligence plus grande des différentes figures de la foi, mais aussi des différentes fonctions de la foi dans l'Église.

 

5°) Quelle différence entre Jésus pré-pascal et Jésus post-pascal ?

Ce que je voudrais considérer maintenant, c'est en quoi Jésus pré-pascal et Jésus post-pascal est et n'est pas le même.

Au chapitre 20 Marie-Madeleine entend et voit le Ressuscité, le toucher étant différé. Il s'agit maintenant de redécouvrir le sens de ces mots (entendre, voir, toucher) qui sont des mots de notre empirie, de notre expérience. Mais ce qu'il en est d'entendre, de voir et de toucher au sens usuel est ajusté aux objets qui sont de notre entendre, de notre voir, de notre toucher. Comme ce qui se montre dans la résurrection n'est pas de cet ordre et est proprement indicible dans le langage de notre empirie, il faut que le langage joue un autre rôle, une autre fonction, soit pris dans un autre sens.

En effet, la résurrection n'est pas, nous le savons, le retour pur et simple de ce que Jésus était, pour autant qu'il se donne dans un autre sens à entendre, voir et toucher. Il faut donc que ces mots de l'expérience de la sensorialité soient désormais pris dans un sens qui est travaillé de l'intérieur de lui-même et qui soit en rapport avec la nouveauté même de ce qui est à entendre, à voir et toucher. Cet indicible ne pourra se dire que par la reprise dans un autre mouvement de ce qui était les motifs mêmes de la vie pré-pascale de Jésus.

► On nous a toujours dit qu'entre la mort et la résurrection il y avait une coupure qui était un passage.

J-M M : Que Jésus soit vu faire des choses avant sa mort ou après sa mort, pour nous cela change du tout au tout : entre Jésus pré-pascal et Jésus d'après la Résurrection nous mettons une coupure radicale. Il est vrai que c'est essentiellement un passage, et pourtant, pour les évangiles, ce passage est de nulle importance, du moins à certains égards. À la fois il est beaucoup plus important que nous ne le pensons, puisque toute l'heure du Christ réside dans la Passion / Résurrection, et il l'est beaucoup moins que nous ne le pensons pour les évangélistes à un autre niveau. En effet, des thèmes circulent aisément chez Jean dans l'avant et dans l'après de la Résurrection. C'est cette circulation des thèmes qu'il est bon d'abord de mettre au jour : notre chapitre 21 est plein de choses qu'on a déjà entendues ailleurs.

Par exemple nous pouvons remarquer que, chez Luc au chapitre 5, l'épisode de la pêche merveilleuse est déjà dans la célébration pascale, et que la même chose est reprise ici comme un épisode non encore pascal qui ressaisit la mémoire de l'expérience des disciples.

●   La croix : jugement et sauvegarde.

Regardons maintenant en quoi Jésus pré-pascal et Jésus post-pascal n'est pas le même : ce qui fait la différence, c'est la croix, c'est-à-dire l'heure. Or le tout premier christianisme a médité sur la croix, et il en est ressorti un certain nombre de données, mais il y a une sorte d'adage qui revient constamment et qui est celui-ci : la croix a une double fonction, elle sépare et elle confirme ; ou, dans le langage que nous avons utilisé jusqu'ici : elle dénonce et elle ressaisit à un niveau de réaffirmation autre.

Je vais d'abord parler de cette double fonction de la croix, et puis je reviendrai sur l'application de ce regard à la question de la constitution même de l'Évangile.

Pris en lui-même, le thème de la double fonction de la croix est un thème johannique. Il est affirmé surtout au IIe siècle sous la forme que j'ai dite, à savoir que la croix sépare et confirme, et chez Jean il prend la forme des rapports entre jugement et sauvegarde. Le jugement est le discernement au sens de ce qui sépare, et le salut ou la sauvegarde est la confirmation, c'est-à-dire la remise à l'abri de ce qui était. Il y a au moins deux passages fondamentaux de Jean qui parlent de ces choses, ils se trouvent dans les chapitres 3 et 12[2].

La mort / résurrection du Christ est quelque chose qui porte la croix, non pas simplement sur ce qu'il en est du Christ, mais sur ce qu'il en est d'accueillir la chose du Christ. C'est un événement qui concerne le mot foi et par suite les articulations symboliques de la foi comme voir, entendre, toucher etc.

●   La foi comme événement de dénonciation et de confirmation.

La question du voir est surtout développée par Jean au chapitre 12 lorsque les Hellènes se présentent et disent : « Nous voulons voir Jésus » (v.21). La réponse c'est : « Si le grain ne tombe en terre et ne meurt… » (v.24), et c'est ce qui est en question. Ces gens sont invités à deux choses : leur vouloir a besoin de se modifier ; et le mot "voir" a besoin de changer de sens, il a besoin d'être à la fois dénoncé pour la courte vue qui est dans la visée, et simultanément ressaisi et repris pour avoir désormais un sens ajusté à ce qui est à voir, ajusté à ce qui en question dans cette affaire. Toute cette partie du chapitre 12 va à dire ce qu'il en est de voir Jésus, c'est-à-dire ce qui l'identifie.

Or nous savons que ce qui identifie Jésus, c'est la résurrection car c'est ce qui le déclare Fils de Dieu, donc qui dit ce qu'il est. Mais l'identifier implique que l'acte de recueil soit lui-même un événement de mort et de résurrection en celui qui recueille. Cet acte de recueil (qui s'appelle couramment la foi) est donc un événement de dénonciation et de confirmation en celui qui accueille, et c'est précisément ce que font les évangiles. L'indicible de la résurrection est dit dans la re-prise ou dans la re-surrection de ce qui a été vécu dans la vie pré-pascale ; c'en est la confirmation, c'en est la reprise à un autre niveau, et c'est pourquoi nous trouvons naturellement ce chapitre 21 que nous étudions maintenant. Mais cette confirmation n'est qu'au prix d'une dénonciation, c'est-à-dire l'affirmation que je n'ai pas vécu ce qui était à vivre, ce que nous trouvons dans les évangiles sous la forme : « ils ne comprenaient pas ce qu'il disait ». C'est la dénonciation de la mémoire morte.

Il ne faut pas oublier en effet que la confirmation est l'avènement de la mémoire du présent, et non pas simplement le rappel d'une anecdote et d'un événement. On a ici la base d'une réflexion sur le temps en tant qu'appréhendé dans sa dimension de présence ou de remémoration ou d'espérance. C'est une reprise qui laisse alors loin dans les décombres des choses habituellement ressassées sur le caractère spécifiquement linéaire du temps chrétien par rapport au temps grec. Ce n'est pas vraiment ça.  

La résurrection est la mise en question de la mort, c'est-à-dire du temps mortel. Le temps est un facteur prodigieux de mort, de maturation aussi. Et l'expérience d'intériorisation que suppose la mise en question du temps ne peut pas ne pas réagir sur ce qu'il en est d'écrire l'histoire, sur ce qu'il en est de dire les choses qui ont été vécues. Tout le monde s'accorde à dire que les évangiles ne sont pas des recueils d'anecdotes ou de chroniques au sens banal du terme. Mais s'ils ont cette forme, ce n'est pas par conformité à un genre littéraire qui passait par là, c'est parce que c'est de l'essence même de ce que veut dire la résurrection. La lecture d'un texte de façon historique n'est pas le seul mode de compréhension possible et il n'est pas sûr du tout que notre compréhension de l'histoire ait eu cours à l'époque de Jésus. Pour autant que nous nous bornons à chercher l'anecdote, c'est-à-dire à nous représenter les choses pour elles-mêmes, en tant qu'elles se reposent dans un passé qui ne nous toucherait plus mais serait le fondement sécurisant et absolument sûr de ce que nous devons croire aujourd'hui, cela n'atteint pas le mode de la parole d'Évangile.

●   Conséquences pour notre lecture.

La question que nous avons mise au départ était de savoir sur quel mode il convient que nous essayions de lire ce texte. Nous avons vu comment la croix nous invitait à ne pas rester à un niveau de lecture qui se propose spontanément à nous et à ce que nous sommes, et à essayer d'opérer une transformation. Cette transformation du reste est commémorée au sein même des épisodes d'après Pâques. On le voit par exemple chez Marie-Madeleine car le passage où elle constate Jésus sans le reconnaître dénonce quelque chose de la période prépascale : elle ressaisit les épisodes de son expérience quand elle était près du Seigneur sans l'avoir identifié pour ce qu'il est, c'est-à-dire Fils de Dieu qui se manifeste dans la résurrection. Et c'est seulement après ce processus qu'elle peut dire « J'ai vu le Seigneur » c'est-à-dire le Ressuscité.

 

6°) La triple confession de Pierre (v. 15-17).

À partir du verset 15 on a la figure de Pierre, il y aura ensuite la figure de Jean dans les versets 20-23. Pour ce qui est de Pierre, il y a deux moments : le moment de la triple confession, et puis un second moment qui pourrait être interprété comme une prophétie sur la destinée de Pierre, sur la mort de Pierre.

On change de champ symbolique puisqu'on passe du champ maritime au champ pastoral. La thématique pastorale se trouve à plusieurs endroits de l'évangile de Jean. En particulier Jésus est l'agneau (« Voici l'agneau de Dieu ») et le berger (« Je suis le bon berger »). Au chapitre 10 il est question des brebis et du bercail unique. Les deux champs sont compatibles, par exemple en ce qu'ils sont traités tous les deux dans la structure du rassemblement des dispersés, c'est-à-dire dans la perspective eschatologique du remembrement de la christité dispersée. À l'arrière de tout cela, dans la pensée johannique, il y a cette idée que tout homme est un fragment de la christité démembrée. La fraction du pain rejoue la fracture de l'humanité pour que cette humanité fracturée soit rassemblée et reprise en un seul pain ou un seul poisson.

 « 15Quand donc ils eurent dîné, Jésus dit à Simon-Pierre : "Simon de Jean, m'aimes-tu (agapâs) plus que ceux-ci ?" Il lui dit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime (philô)" Il (Jésus) lui dit : "Pais (boské) mes agneaux".

16De nouveau (palin) il lui dit pour la deuxième fois : "Simon, fils de Jean m'aimes-tu ? (agapâs)" Il (Pierre) lui dit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime (philô)". Il (Jésus) lui dit : "Pais (sois berger de, poimainé) mes brebis".

17Il lui dit pour la troisième fois : "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu (philéis) ?" Pierre fut attristé qu'il lui ait dit pour la troisième fois "M'aimes-tu?" et il lui dit : "Seigneur, tu sais tout, tu connais que je t'aime". Jésus lui dit : "Pais (boské) mes brebis." »

Il y a ici une triple question et une triple réponse. Une fonction est donnée à Pierre, la fonction de pasteur : paître les agneaux et les brebis. Pourquoi trois fois ? Pour indiquer un rapport avec le triple reniement. Ce rapprochement a un sens éminent, c'est qu'il est donné ici à Pierre une fonction qui ne relève pas des dispositions naturelles de Pierre, bien au contraire… Il a, pourrait-on dire, une charge de vigilance, de garde, de soin de troupeau – mais bien sûr Jésus est le pasteur par excellence. Parce qu'il est celui qui renie, il lui est confié d'être le gardien de la foi des autres, ceci pour bien marquer que le véritable gardien de la foi des autres, c'est Jésus lui-même et non pas l'individu Pierre.

À propos du reniement, il y a la notation du verset 17 : « Pierre fut attristé ». La tristesse de Pierre n'est pas du tout notée par Jean dans le récit du triple reniement alors que, si je ne m'abuse, elle l'est dans les Synoptiques, et on voit que le thème se trouve déplacé ici : cette tristesse conversive a une signification pour la figure de Pierre.

Une autre question se pose, c'est qu'il y a trois questions et il y a trois mouvements qui donnent lieu à un double vocabulaire. Nous remarquons les verbes agapân et philein (aimer), puis la différence entre les agneaux et les brebis, et aussi deux verbes également pour dire "paître" ; et ces mots sont décalés, ils ne sont pas dans un ensemble constant. Est-ce qu'il y a là simplement le souci de ne pas répéter la même formule, donc de varier ? Est-ce qu'il faut chercher une signification particulière, éventuellement progressive, marquant des nuances entre ces différents mots ? Je vous avoue que pour ma part je ne sais pas s'il y a une différence chez saint Jean entre agapân et phileïn, ce sont deux mots qui, de toute façon sont pris en bonne part. J'hésiterai même à dire que phileïn est plus fort qu'agapân qui a une valeur fondamentale. De même pour l'expression « le disciple que Jésus aimait » on a souvent agapân (13, 23 ; 19, 26 ; 21, 20) mais aussi phileïn (20, 2 et 7).

Sur la signification de phileïn vous avez quelque chose d'intéressant au chapitre 15 où ami (philos) est mis en opposition à serviteur : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis ». La raison en est simple, c'est que le maître ne montre pas aux serviteurs ce qu'il fait, ni le sens de ce qu'il dit, tandis qu'à ses amis il le montre. De même la parole christique en tant qu'adressée à l'ami n'est plus une parole de commandement, mais une parole de monstration. On commande à un serviteur, on montre dans une parole qui dit ce qui est à faire et qui donne ce qui est à faire en donnant de le faire. Il y a donc là une différence qui tient à la qualité de la parole et pas seulement à sa signification.

Il est encore plus difficile de voir une différence entre les deux verbes qui disent "paître", et donc il n'est pas sûr qu'il y ait une différence notable entre les agneaux et les brebis. Je vous rappelle que ce texte est un de ceux qui ont été utilisés apologétiquement par l'Église romaine pour marquer la primauté des successeurs de Pierre sur l'ensemble de l'Église. Les théologiens faisaient justement une différence entre les agneaux qui désignent les simples fidèles, et les brebis qui désignent les évêques : il était le pasteur de tous les simples fidèles, mais aussi des brebis, donc pasteur aussi des évêques. Il faudrait réfléchir à la question de l'usage de ce texte par rapport à la structure même de l'Église. C'est une question que j'appelle opportune parce que nous avons fréquenté ce livre mais sans trop nous soucier de ce qu'il en est d'éventuelles structures d'Église. Nous avons bien aperçu une symbolique fondamentale, une sacramentalité fondamentale d'une certaine manière, mais pas ce qu'il en est d'un exercice précis de la sacramentalité. Pour ce qu'il en est d'autre part du régimen (du gouvernement) de cet ensemble qui est le filet non rompu, nous voyons poindre certaines images, certains types dans ce chapitre 21. Il faudrait s'interroger là-dessus car cela présente un certain intérêt, même pour la vérité de lecture.

Pour savoir quels sont les verbes qui caractérisent le pasteur par rapport aux brebis il faut lire le chapitre 10 (il les appelle par leurs noms, il les conduit et il les nourrit, et enfin il donne sa vie pour elles), et il faudrait voir ce que cela signifie.

 

7°) La prophétie sur la destinée de Pierre (v. 18-19).

« 18Amen, amen, je te dis, quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu marchais où tu voulais. » Nous avons vu en effet il n'y a pas longtemps Pierre se ceindre. Ce qui est important ici c'est le « toi-même » : il dispose de son corps, de la présentation de son corps, et aussi de le mettre en mouvement. S'habiller pour aller, marcher…

« Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains… » On peut voir ici le geste d'étendre les mains pour qu'un autre passe la ceinture, mais il ne faut pas oublier que tendre les mains a une signification dans le christianisme pour dire la croix, et ceci dans un double sens chez Jean : c'est le rappel de la crucifixion mais ça désigne également la stature cruciforme de l'homme accompli, car c'est aussi le mot qui servira à dire l'action de grâces. Dans cette espèce de groupement de la figure de l'Orant et de la figure du Cruciforme[3], il y a une double idée qui est tout à fait conforme à la pensée de Jean si on pense que pour Jean la crucifixion c'est l'exaltation. De fait Jean ne sépare jamais les moments : la Crucifixion, la Résurrection, l'Ascension, la Pentecôte, tout ce déploiement, surtout lucanien, ne se trouve pas chez lui. La Crucifixion est le moment même de l'exaltation, c'est-à-dire de la Résurrection, et aussi de l'Ascension qui est "aller vers le Père" ; et comme aller vers le Père c'est venir vers les siens sur le mode du pneuma, c'est la Pentecôte. Aussi bien du reste, le pneuma, l'eau et le sang découlent de la croix elle-même chez Jean.

Jean vise toujours d'un seul trait la totalité du mystère pascal dont les aspects peuvent être célébrés ensuite à part : l'aspect de mort, l'aspect de Résurrection, l'aspect d'Ascension, l'aspect de descente du pneuma (ou de Pentecôte). Ce que Jean considère, c'est l'heure, et l'heure c'est tout cela en un seul, qui est du reste la révélation événementielle de ce que Jésus est de toujours, c'est-à-dire « aller au Père » : dès l’arkhê il est « parole tournée vers le Père ».

« …Et un autre te ceindra et te conduira où tu ne veux pas. » Qui est cet autre ? Si je l'entends de la mort, c'est le bourreau qui l'attache. Néanmoins, comme toujours, il y a un double sens chez Jean, et il faut le traiter d'une tout autre manière : si « étendre les mains » dit que Pierre suit Jésus jusque-là (v.19), l'autre c'est peut-être le Père. Mais entre la première image et la seconde, il y a tout un problème de transfert de sens, de signification, qu'il importe de ne pas manquer sous peine de faire du Père un bourreau.

Donc nous avons pensé qu'il y avait ici quelque chose qui avait rapport à la croix, et nous avons pensé juste puisque c'est Jean qui nous le dit : « 19Il dit cela signifiant de quelle mort il glorifierait Dieu. » Mais il était bon de voir que les mots même déjà le disaient. Et ce n'est pas fini car : « Et ayant dit ceci, il lui dit : "Suis-moi" ». Or le verbe akoloutheïn dit sur un mode éminent ce qu'il en est d'être disciple. Nous connaissons la structure : « Prends ta croix (ou lève ta croix) et suis-moi ». Donc il s'agit de suivre le témoignage du Christ jusqu'à la croix. Et le verbe "suivre" sera caractéristique de la foi de Pierre.

Il y a eu du reste un débat à ce sujet, j'ai oublié de vous signaler ce passage, c'est à la fin du chapitre 13 : « 36Simon-Pierre lui dit : "Seigneur, où vas-tu ?" Jésus répondit : "Où je vais, tu ne peux maintenant me suivre, tu me suivras plus tard". 37Pierre lui dit : "Pourquoi ne puis-je pas te suivre maintenant, je déposerais ma vie pour toi"– on voit très bien ici la pseudo-promptitude de Pierre qui, en posant cette question, désire immédiatement aller mourir, comme Thomas l'avait dit : « Allons mourir avec lui » (Jn 11, 16) – 38Jésus répondit : "Tu déposeras ta vie pour moi ? Amen, je te dis, le coq n'aura pas chanté que tu ne m'aies renié trois fois". » C'est la première annonce du reniement avant le passage du chapitre 18. Donc il y a un rapport évident ici : c'est le même thème.

Il ne faut pas oublier que nous avons dit, d'une manière peut-être un peu facile, que ce chapitre était comme les Actes des apôtres de Jean. En réalité, c'est la mort de Pierre qui est racontée, mort dont la prophétie est mise dans la bouche de Jésus. La comparaison entre les deux modes de mourir de Pierre et Jean entre en jeu dans le chapitre, puisqu'il est dit à la fin du chapitre que Jean « ne mourrait pas ».

Le mot « suivre » qui est dit à propos de Pierre a sûrement à voir avec la mort. Suivre, dans le contexte, signifie "être crucifié". Bien sûr à un niveau tout à fait simple Pierre est mort crucifié, et Jean est mort vieux. Cela pourrait être un discrédit porté sur la personnalité johannique, parce que je pense que dès la fin du premier siècle il y a une magnification du martyr, de même qu'il y a une fusion très rapide entre l'idée de connaître et d'être martyrisé. Autrement dit le disciple, celui qui entend, c'est celui qui voit lors de son martyre. La magnification du martyr comme mode suprême d'être disciple et de voir se trouve dans les Actes des apôtres sous la figure d'Étienne (Ac 7, 54-60) et s'est développée dans la toute première patristique (par exemple chez Ignace d'Antioche).

► Dans ce que tu as dit, ce qui me semble parachuté c'est de dire que l'autre qui le conduira à la mort, c'est le Père.

J-M M : Ce n'est pas cela le plus difficile de la question. C'est pourquoi je voudrais apporter cette précision : la mention du Père a l'air de faire intervenir quelque chose d'autre. Or ceci est déjà dans le texte, dans l'expression « étendre les mains » car cette expression désigne la crucifixion sur le mode du Christ : il meurt en obéissant au Père. Donc ceci conduit à un second niveau de lecture du texte où l'intelligence de la signification profonde de la mort de Pierre par rapport au Père peut tout à fait intervenir.

Nous avons alors l'écho de « Que ta volonté soit faite et non la mienne » (Lc 22, 42), ce qui d'une certaine manière pourrait faire difficulté par rapport à certaines choses que nous avons dites ici, mais ce n'est pas par rapport au texte.

Dans le Nouveau Testament le mot "volonté" n'est pas à comprendre prioritairement comme un conflit de volontés, mais la volonté dit le caché qui demande à se dévoiler. C'est le cas ici, et pas d'abord ici, mais à Gethsémani dont c'est la reprise ici. Il faudrait situer cela dans la signification générale du mot volonté. En effet il ne faudrait pas concevoir Dieu le Père a priori et avant tout comme toujours nécessairement adverse ; au contraire sa volonté, c'est-à-dire son secret, est le dévoilement de ma volonté secrète.

Mais le plus souvent, notre volonté secrète n'est pas ce qui accède à notre propre vouloir immédiat, c'est-à-dire à ce qui correspond au mode mineur de dire "je". En effet, nous disons "je" à plusieurs niveaux de nous-même[4]. Et en particulier notre "je" plonge dans quelque chose de mystérieux. Ce quelque chose de mystérieux, ce que j'appelle le "Je", est sans doute le nom secret que Dieu nous a donné (Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux, Lc 10. 20). Nous sommes en semence, en caché, quelque chose de nous-même n'est pas encore révélé et est dans la connaissance de Dieu.

Pour en revenir à « qu'il soit fait comme tu veux et non comme je veux », ce qui est important, c'est que la dénonciation du mode mineur de dire "je" (je veux) ne se fait pas n'importe comment. En effet, pour le Christ il y a le Je selon lequel « Le Père et "moi" nous sommes un », et c'est celui qui lui permet de dénoncer l'autre je.

Nous revenons ici sur la problématique du chapitre 12, à savoir : « Celui qui hait "sa vie dans le monde" (son "je" mineur) la gardera pour la vie éternelle » (v. 25) où le "celui qui" est un "Je" plus radical qui, dans le bon sens du terme, dénonce "je". Et ce n'est pas simplement un autre du point de vue extérieur qui me dénonce, mais c'est cette altérité singulière du Père qui est plus moi-même que moi-même. C'est pour cela que le mode d'altérité de l'autre qui est le bourreau, est équivoque ; et ceci est très important, notamment pour comprendre la signification des rapports du Père et du Fils, parce que cette idée que le Père est le bourreau de son Fils est quelque chose qui, d'une certaine façon, court sournoisement dans l'imaginaire et dans les sensibilités.

► Alors il y a deux niveaux de langage.

J-M M : Tout à fait. Je veux dire par là qu'il ne suffit pas de dire : « je veux ta volonté », pour que du même coup soit éveillé le Je.

 

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