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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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19 avril 2025

Jean 20, 19-31. Apparitions de Jésus aux disciples et à Thomas

Après être apparu à Marie-Madeleine, Jésus apparaît aux disciples réunis en l'absence de Thomas, puis en sa présence. Dans cet évangile du dimanche de la miséricorde, on touche du doigt la “résurrection des disciples” ! Le texte n'est pas sans susciter des questions, en particulier sur la levée des péchés, sur le toucher de Thomas, sur sa figure de "jumeau".

Voici un commentaire de Jean-Marie Martin extrait en majorité d'une session (tag JEAN 20-21. RÉSURRECTION, chapitre VI). Très souvent J-M Martin emploie le terme pneuma sans le traduire par Esprit qui perd une partie du sens.

 

Jean 20, 19-31

 

Jean-Marie Martin

 

I – les disciples réunis (v. 19-23)

 

« 19Étant venu le soir, en ce jour premier de la semaine, et les portes étant fermées du lieu où étaient les disciples, à cause de la crainte des Judéens, vint Jésus, et il se tint debout, au milieu, et leur dit : “Paix à vous”. 20Et cela ayant dit, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples se réjouirent, ayant vu le Seigneur.

21Jésus leur dit à nouveau : “Paix à vous, selon que le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie”. 22Et, ayant dit cela, il insuffla et leur dit : “Recevez le Souffle Sacré (l'Esprit Saint). 23De ceux à qui vous lèverez les péchés, ils leur seront levés. De ceux à qui vous les confirmerez, ils seront confirmés”. »

 

« 19 Étant venu le soir, en ce jour premier de la semaine » : nous sommes dans le jour, le « jour un », qui est la reprise du jour un de la Genèse. C'était vrai dès le début de ce chapitre 20 pour Marie-Madeleine. C'est encore vrai ici. Cependant, ce sont deux récits qui se différencient du point de vue du temps puisque l'un est le matin et l'autre le soir. Comment comprendre cette distance et la corrélation entre matin et le soir ? C'est probablement la corrélation entre l'un qui est au principe, et l'autre à l'accomplissement ultime. Le matin est lui-même double, car il y a Jean : « Il vit et il crut » et Marie-Madeleine : « J'ai vu le Seigneur. »

Le matin représente plutôt le début d'une journée qui va être parcourue par étapes, c'est pourquoi Marie-Madeleine intervient le matin ; et le soir représente l'accomplissement et du même coup le rassemblement, car l’eskhaton est l'accomplissement de la totalité, c'est pourquoi les disciples sont rassemblés. Donc il y a ce mouvement-là.

 

1°) Moments de césure dans le texte.

Pour indiquer par avance, il y a, disons, deux moments qui sont indiqués par Jésus : « Jésus… dit "Paix" » (v.19) d'une part, et « Jésus dit à nouveau : "Paix" » (v.21) d'autre part, mais ce ne sont pas les deux moments décisifs. Ce qui opère le changement dans le cours du texte, c'est la venue de Jésus : il y a ce qui précède sa venue et ce qui suit. Ces deux moments sont inégaux en espace : ce qui précède sa venue est court ; et ce qui suit est réparti lui-même en deux moments : le premier moment marqué par « Paix soit avec vous » (v.19) et le deuxième moment marqué par « Paix soit avec vous » (v.21). Donc ici nous avons un moment décisif, une césure, une coupure, qui est un changement ou un renversement : c'est un renversement entre les disciples, rassemblés, portes fermées à cause de la crainte des Judéens, et puis ensuite tout le reste :

– Le premier moment, qui précède la venue de Jésus, est caractérisé comme la fermeture des portes. Cet espace a comme premier trait d'être un espace clos. Cet espace est clos parce que c'est un espace de peur, c'est dit en toutes lettres. Ce qui qualifie l'espace, ou ce qui règne sur l'espace, c'est la peur.

– La venue de Jésus change la qualité d'espace en ce qu'un espace de peur devient un espace qualifié de paix, de joie, de pneuma. Ces trois mots, qui ont quelque chance d'être des synonymes, sont tous les trois la désignation d'une qualité d'espace.

Autrement dit, toute cette scène se tient dans l'avènement de la nouveauté christique comme avènement du Pneuma (de l’Esprit), comme avènement de la paix et non plus de la peur, de la joie expansive même et non plus de la fermeture. C'est cela qui est décisif pour marquer l'expérience, la traversée qui se fait dans ce court texte. Ceci est le point essentiel, c'est la vue d'ensemble du texte qui nous occupe.

C'est construit sur cette idée qu'un espace (un monde, un aïôn) qui est régi par la peur, est envahi par l'avènement d'un autre espace, d'un autre royaume, le royaume de Dieu ou du pneuma. Est-ce la peur ou est-ce le pneuma qui règne ? Nous verrons que le pneuma est précisément le pneuma de résurrection, c'est Jésus qui l'insuffle en tant que Ressuscité.  Quand je dis : « l'Évangile est une réponse qui dit : "Jésus est ressuscité" », cela répond à quelle question ? C'est la question : « Qui règne, dans quel espace, dans quel monde sommes-nous ? » Et c'est l'avènement du nouveau règne.

Voyons la lecture des différents moments.

 

2°) Verset 19b : Avant la venue de Jésus

« Les portes ayant été fermées du lieu où étaient les disciples », Le verbe fermer est ici au parfait, c'est donc quelque chose qui indique que c'est fermé définitivement.

La caractéristique de l'espace ici est donc la peur. Il y a un rapport entre la fermeture et la peur. L'espace dans lequel nativement nous sommes, est caractérisé par la dépendance de l'avoir à mourir et d'être meurtriers, donc excluants, par peur. Les Anciens distinguent très bien la peur qui fait fuir et la peur qui fige (ékplêxis), qui crispe, qui ferme. Ici c'est phobos, la peur au sens général. La peur est un bon terme pour dire notre situation native, à condition de prendre le mot de peur dans un sens très général. J'écoutais justement ce matin l'émission de philosophie de France-culture qui présentait, à propos de Lucrèce, le De natura rerum : le thème de la peur est un thème majeur pour désigner le mode usuel de vie des hommes et la sagesse épicurienne est censée apporter un remède à cette peur. Ce n'est pas tout à fait le remède que nous apportons ici, toutefois c'est la même analyse fondamentale de situation.

 « Les portes fermées… à cause de la crainte des Judéens. » C'est une expression qui se trouve à la fin du chapitre 19, à propos de Joseph d'Arimathie, qui était « disciple en secret à cause de la peur des Judéens. » Ce thème du disciple en secret se trouve à plusieurs reprises dans l'évangile de Jean. Ceci est intéressant pour une autre raison, c'est que probablement Jean vise ici cette réunion des disciples, mais aussi les premières communautés chrétiennes, parce que les persécutions judéennes sont plutôt post-pascales par rapport aux disciples de Jésus. Nous avons donc toujours ce double niveau d'écriture qui traite à la fois de la situation des premières communautés et de la situation anecdotique (qui pourrait l'être en tout cas), de la situation pré-pascale des disciples par rapport à Jésus.

 

3°) Verset 19c : La venue de Jésus.

 « Vint Jésus. » Ceci est un pléonasme, car erkhomaï, (je viens) est un des noms de Jésus. Son être est venir. Il faut bien voir la plénitude de ce venir. Nous pensons simplement : il est venu, c'est-à-dire jadis il y eut une incarnation… Non ! Le venir plein et authentique de Jésus, c'est la résurrection. Le venir de Jésus, c'est quand il vient à nous, vers nous et non pas quand il vient s'unir à une nature humaine. Il ne vient pas visiter une nature humaine singulière, il vient visiter l'humanité. La plénitude du venir, c'est « Béni soit celui qui vient ». Le venir est un nom permanent de Jésus. C'est un nom éternel.

 « Et il se tint au milieu » : c'est une posture. On a déjà parlé de cette situation debout, de cette signification axiale, et d'autant plus axiale ici qu'il est au milieu. Il est d'abord au milieu en ce sens qu'il est l'axialité entre ciel et terre ; mais il est ici au milieu dans le sens horizontal de la diffusion du pneuma.

 

4°) Versets 19d-20. Première méditation : de la peur à la paix et à la joie

Verset 19d :  De la peur à la paix.

« Et il leur dit : "Paix à vous." » Voilà comment, en parole, se dit le nouvel espace. L'espace de peur devient espace de paix. « Paix à vous » est une façon de leur dire bonjour, et c'est : « Shalom », salutation qui porte, comme nos salutations à nous, quelque chose comme un vœu. Quand je vous dis « Bonjour » je souhaite que le jour soit bon pour vous. La parole du Christ est une parole qui ne dit ni ce qu'il faut faire, ni ce qu'il souhaite, mais qui fait ce qu'elle dit. Vous avez ici la parole qui ouvre le bon jour, la parole qui apporte la paix, pour autant qu'elle soit entendue.

 Verset 20a. La monstration des mains et du côté.

 « 20Et ayant dit cela, il leur montra ses mains et son côté. » L'expression « ses mains et son côté » a sans doute plusieurs fonctions : elle identifie Jésus, Jésus qui est mort, avec l'attestation de la trace de la mort dans la résurrection, de même que nous avions vu la trace de la résurrection dans la mort du Christ. C'est l'attestation supplémentaire, s'il le fallait, de l'identité fondamentale de la mort et de la résurrection du Christ, que nous avons dite de façon anticipée et retrouvée à beaucoup d'occasions. Chaque occasion est bonne pour confirmer ce que nous avions aperçu : l'identité de celui qui est mort et qui est ressuscité. Nous allons retrouver ce même thème dans l'épisode de Thomas qui va suivre. Cette indication se trouve également chez Luc avec cette différence que Luc marque les mains et les pieds, le thème de l'ouverture du côté est propre à Jean. Donc deux choses : l'identité de Jésus et l'attestation que mort et résurrection sont l'une dans l'autre.

Verset 20b. La mention de la joie.

« Les disciples se réjouirent beaucoup d'avoir vu (ou de voir) le Seigneur. » Nous avons à nouveau l'expression « voir le Seigneur » qui est l'expression même qu'avait employée Marie-Madeleine : « J'ai vu le Seigneur. » (v.18). Ce point touche à un thème johannique, également fréquent, qui est résumé à la fin de l'épisode de la Samaritaine. Lorsqu'elle a convoqué la ville et que les gens viennent vers Jésus, ils disent : « Nous ne croyons plus à cause de ton récit, nous avons nous-mêmes entendu. » (Jn 4, 42), c'est-à-dire que le dire de l'annonce est un dire qui est voué à se développer en voir : c'est le dire qui donne de voir, thème johannique confirmé ici.

Le terme Seigneur est un titre que Jésus possède de par la résurrection, de même que les titres de Christos et de Fils de Dieu.

L'autre mot qu'il faut souligner ici est évidemment le terme de joie. Nous avons médité sur le rapport des pleurs et de la joie. La joie est souvent réservée à l'accomplissement plénier de la résurrection. Les pleurs de Marie-Madeleine étaient notés, le terme de joie était différé, ayant peut-être un sens plus eschatologique, celui de la joie authentique. Vous comprenez maintenant ce que j'appelle joie authentique, puisque nous avons médité sur les quatre sens des pleurs et de la joie en Jn 16, 16-32. C'est donc une autre façon de lire la qualité d'espace : la paix remplace la peur, mais la paix s'appelle aussi la joie, c'était une suggestion de l'un d'entre vous qui est excellente. Nous nous acheminons vers l'avènement du fait que le nom le plus fondamental pour dire cet espace sera le nom de pneuma qui va venir maintenant dans notre texte.

 

) Versets 21-23. Nouvelle méditation : vers l'ouverture et la réconciliation

Verset 21a : Une nouvelle méditation.

« 21Jésus leur dit donc à nouveau (palin) : "Paix à vous." » Paix en retour (palin). Bien sûr, Jésus ne leur dit pas deux fois bonjour. Chez saint Jean cette façon de s'exprimer désigne le fait qu'on va revenir sur un mot de Jésus pour le méditer dans une autre direction. Quand, chez saint Jean, Jésus dit palin (en retour, une seconde fois, à nouveau) ce n'est pas qu'il dit à nouveau, mais c'est nous qui allons faire retour sur la parole de Jésus pour en méditer une autre dimension, pour en dégager une autre signification. On trouve cela par exemple dans la scène de l'arrestation où il leur dit une deuxième fois « C'est moi » et il en dégage une autre signification. Ce n'est pas une anecdote, le lecteur est partie prenante. « Jésus dit une seconde fois » cela veut dire : je retourne une seconde fois pour lire et entendre la parole de Jésus.

Verset 21b : Ouverture vers le monde.

« Selon que le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie. » On a l'emploi de deux verbes différents dans le grec, pempô et apostellô. Ce sont deux verbes qui sont constamment employés pour Jésus et pour les disciples afin de dire l'envoi, la mission. Je ne pense pas qu'il faille souligner la différence des verbes en grec. En revanche, il est important de mettre en rapport ce mot avec la situation initiale. L'espace de peur était un espace fermé ; l'espace qui s'ouvre ici est un espace ouvert, qui ouvre sur le monde. C'est le thème de l'envoi. La peur crispait, la joie de la résurrection est porteuse de l'envoi, de "l'ouverture vers", de l'annonce vers le monde.

► Quand il leur dit : « Paix à vous » je trouve qu'il est un peu dur avec eux. Ils n'ont pas la paix cinq minutes, ils n'ont pas le temps d'être remplis de joie : ils ont la paix et vite il les envoie, et vite il leur donne l'Esprit, et vite il les transforme.

J-M M : Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'il leur donne la paix, qu'il leur donne l'Esprit, mais que l'Esprit et la paix c'est la même chose. Il les envoie donc il leur donne d'aller c'est-à-dire qu'il leur donne la liberté, il leur donne le libre mouvement ; et je vous assure que je ne dirais pas que c'est trop vite si quelqu'un me donnait le libre mouvement. La liberté c'est la même chose que la paix. Paix, pneuma, joie, sont des noms de la même chose qui est une qualité de relation, une qualité de présence, une qualité d'espace, une qualité qui s'oppose à la peur, etc. Les envoyer ici, c'est leur donner de sortir de la peur. Et moi je ne dis pas que c'est trop tôt.

Verset 22 : L'insufflation.

Ce qui est vient d'être dit en paroles se gestue maintenant. Soyez très attentifs à ce que, dans la lecture de Jean, les gestes sont parlants et les paroles sont d'abord des gestes.

Parler, nous l'avons dit, c'est par exemple saluer, c'est-à-dire s'approcher. Ainsi au début du Prologue : « Dans l’arkhê était la parole. » Que disait-elle ? Rien. « Elle était tournée vers le Père. » S'adresser est le premier moment de la parole. C'était une petite parenthèse pour lire les gestes parlants, ce qui incite à nouveau à lire le sens des allures, des postures, de tout ce qui est la gestuelle évangélique, qui est vouée à dire autant et même parfois plus que la parole. Souvent, la parole ne fait que commenter les aspects de ce qui est contenu dans la gestuelle. Je peux en donner un exemple en particulier à propos de la scène du lavement des pieds (Jn 13, 4-12) où le développement qui suit est partiel, il ne dit pas toute la signification de ce qui est dit dans la gestuelle. Et ça c'est un conseil pratique : ce n'est pas pour pinailler que nous regardons de près le geste. Nous sommes soucieux, non pas d'inventer à propos du geste, mais de voir à quoi, dans l'évangile de Jean, il se réfère, à quoi il est voué pour donner du sens.

 « 22Et ayant dit ceci il insuffla et leur dit : "Recevez le Pneuma Hagion (l'Esprit Saint)." » La gestuelle ici, c'est l'insufflation, le souffle qui donne vie. Le souffle est le signe de ce que la parole de Jésus n'est pas une parole de loi qui dit ce qu'il faut faire. C'est une parole qui donne de faire, une parole qui leur donne ici l'animation, le souffle, le mouvement. Ce n'est pas une parole qui dit : tu dois aller, tu dois te mouvoir.

La parole qu'est le Christ n'est jamais disjointe de l'Esprit (du Pneuma) donc du souffle. Nous les disjoignons sous prétexte que ce sont, à certains égards, deux personnes comme nous disons, ce qui est vrai en un sens, mais qui peut faire obstacle précisément à la compréhension de l'inséparabilité du Pneuma et du Christos.

« Il leur dit : "Recevez le Pneuma Hagion (le Souffle Sacré, l'Esprit Saint)." » Le pneuma peut être de l'ordre de la connaissance, dans un sens premier, quand Paul dit : « il nous a donné de son pneuma » c'est-à-dire il nous a fait savoir sa pensée ; mais le pneuma a aussi éminemment à voir avec la vie : il est ce qui insuffle et ici il s'agit du pneuma zôopoioun, le pneuma est vivifiant qui donne la vie éternelle (zôê aiônios). Mais j'ai peine à dire cette expression, parce que ce qu'elle évoque chez nous est très éloigné de la signification de zôê aiônios.

Au fond l'Évangile c'est ceci : prendre conscience de ce que nous vivons dans une atmosphère nauséeuse et que se propose à nous une atmosphère nouvelle. Au milieu de la peur et de la fermeture, Jésus surgit et dit « Paix à vous » ; autrement dit la paix au sens évangélique du terme est cette atmosphère qui est appelée à supplanter l'atmosphère de ce monde. Et cette paix est une paix qui ouvre puisque, de là, cette paix s'étend et que c'est le pneuma (le souffle) qui se substitue à l'air mortel. L'Évangile ce n'est rien d'autre, c'est l'annonce du possible, c'est la parole qui dit et donne ce possible, une annonce qui n'est jamais l'annonce d'un moment entre autres, d'une fois entre autres, ce qui veut dire qu'en un certain sens ce n'est jamais accompli, que la ténèbre ne cesse de refluer et que la lumière ne cesse de venir.

Verset 23 : La levée des péchés.

« 23De ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront levés ; de ceux à qui vous les confirmerez, ils seront confirmés. » Ce verset fait difficulté pour deux raisons : la première c'est qu'on ne voit pas le rapport avec l'insufflation du pneuma ; et la seconde c'est que dans son mode de dire la levée du péché, la phrase est assortie de quelque chose qui a l'air de donner un pouvoir restrictif assez étrange, un pouvoir de retenir et même de conforter le péché ! Ces difficultés sont normales, parce que le mot péché est un mot d'une certaine façon irremplaçable, et néanmoins inaudible. Cela est fréquent pour les mots essentiels de l'Écriture.

Le terme de péché est irremplaçable en ce sens qu'aucun des mots par lequel nous le remplacerions ne dit la même chose. Le péché n'est surtout pas la culpabilité, entendue au sens moderne de sentiment de culpabilité. Il y a des rapports, de bons rapports peut-être, mais cela ne dit pas la même chose. Le péché ne se pense pas non plus à partir de l'infraction par rapport à une loi. Ni la donnée psychologique de culpabilité, ni la donnée juridique ou culturelle ou éthique de loi n'ont à voir avec le péché.

Le péché est d'une autre essence. Il dit ici, précisément, le manque de paix et de joie au sens authentique du terme. Et c'est pourquoi cette phrase est tout à fait dans son lieu ici. Dire la paix (« Paix à vous »), c'est la même chose que lever le péché.

 Je sais que les théologiens qui sont été légitimement soucieux de fonder sur l'Évangile les pratiques, y compris les pratiques sacramentelles du sacrement de pénitence (ou de réconciliation), ont étréci le sens de cette parole. Mais cette parole dit essentiellement que c'est la même chose d'acquérir la paix et la joie, dans le sens authentique du terme, et d'être délié du péché ou de la servitude (la servitude de l'avoir à mourir et la servitude d'être meurtrier). Les deux mots ont la même ampleur, positivement ou négativement, pour dire la même chose.

Ceci n'exclut pas que les modalités de la remise du péché, c'est-à-dire du pardon, puissent se déterminer, à l'intérieur de la communauté, y compris dans une perspective sacramentelle de pardon, mais cela par surcroît. Cela n'épuise surtout pas le sens de cette phrase. Elle demande à n'être pas pensée à partir de notre expérience de telle sacramentalité ecclésiale. C'est de toute première importance.

Cette remise est donnée ici aux apôtres. Cela signifie-t-il que la remise du péché soit réservée au collège apostolique ? Pas intégralement ni à tous égards. Que nous levions le péché, c'est-à-dire que nous pardonnions, est la chose la plus partagée, la plus fondamentale, la plus élémentaire. Elle est même telle que nous ne sommes pas pardonnés si nous ne pardonnons pas, que la première façon pour nous d'être pardonnés est que nous soit donnée la capacité de pardonner. C'est le thème qui intervient justement aussitôt après l'énonciation du « Notre Père » dans Matthieu qui re-souligne la phrase. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas une fonction communautaire de type sacramentelle telle que celle qui s'est développée dans le cours de l'Église, et qu'elle ne soit pas fondée sur cette parole : elle l'est certainement, mais elle n'est pas à penser restrictivement.

Quant à lever, ce qu'on lève est levé, ce qu'on confirme est confirmé. Cela est une façon de dire le sérieux et l'importance de la parole qui est dite une fois en positif et une fois en négatif. Nous avons la même chose à propos du pouvoir des clefs dans le chapitre 16 de saint Matthieu (« Tu es Pierre et sur cette pierre… »). Par ailleurs le côté négatif est bizarre pour nous, mais saint Jean parle ainsi. Par exemple à propos de Jean-Baptiste il est dit : « Il le confessa et ne le nia point » (Jn 1, 20), pour dire qu'il le confessa véritablement. C'est une façon de dire qui est de souligner le positif par le négatif. Ce trait d'écriture se trouve dans le Nouveau Testament et particulièrement chez saint Jean.

D'autre part nous sommes dans le rapport de l'un et des multiples, c'est quelque chose qui est traité par exemple dans le fait que Jésus est « au milieu ». Or unifier les dispersés c'est la même chose que pardonner les péchés car les hommes sont dispersés du fait d'être mortels et meurtriers : la levée constitue l'unité. L'unité unifiante est le Christ ressuscité, on peut dire qu'il est substantiellement le pardon même. Il n'est pas quelqu'un qui pardonne, il est le pardon de tout pardon. Et la tâche du pardon essentiel est ici livrée à l'Église réunie, rassemblée dans cet espace dont nous parlons.

► Je ne comprends pas le verset 23, cela me rappelle les jugements où il y a d'un côté les sauvés et de l'autre les condamnés.

J-M M : Attention ! Toutes les expressions du Nouveau Testament qui indiquent l'extrême opposition, l'extrême différence comme la lumière et la ténèbre, comme la semence de Dieu et la semence du diabolos, toutes ces expressions qu'il ne faut surtout pas adoucir demandent à être bien situées. Or nous les situons comme ce qui trie entre des individus dont les uns sont de la race ténébreuse et les autres de la race lumineuse, et certaines expressions de saint Jean nous pousseraient vers cela : « Si quelqu'un… », « Celui qui… Celui qui ne…pas… » Mais ce faisant nous entendons "notre" logique, nos pronoms personnels.

Or il faut bien penser que nous sommes au monde par le pronom personnel depuis quelques siècles. Que le premier mot de notre mode d'être au monde soit ego, cela vient clairement du début du XVIIe siècle : « Ego cogito, ergo sum. » Et est impliquée par là une précompréhension de ce qu'il en est du pronom et du pronom personnel qui n'a rien à voir avec l'usage fluide du pronom, notamment dans nos Écritures.

Ce que disent nos textes c'est que quiconque pour une part est de la race de la lumière et pour une part est de la race des ténèbres. L'axe judiciaire, l'axe du jugement ne passe pas entre vous et moi, mais passe à l'intérieur de chacun d'entre nous, dans ce que nous appelons je.

Ceci est une sorte de critique très radicale de la façon dont nous privilégions la notion de substance qui est devenue ensuite chez nous la notion de sujet, et même la façon de se penser comme individu. Pour entendre l'Évangile, il faut cesser d'avoir un concept de sujet autonome, autosuffisant, totalement un, alors qu'il y a homme dans l'homme. L'homme spirituel est en exil dans l'homme mondain. Saint Paul parle de l'homme extérieur et de l'homme intérieur.

Et d'ailleurs l'homme est constitué par une bipolarité essentielle : bipolarité du haut et du bas bien sûr, qui est la même que la bipolarité du masculin et du féminin. C'est d'ailleurs la double polarité constitutive de l'homme qui ouvre la possibilité d'une écoute qui ne soit pas captatrice, préhensive, et qui le pose toujours déjà en circulation. C'est ce qui fera que le mode d'être privilégié pourra être dénommé "entendre", ceci à tel point qu'il est bon de remplacer le verbe "croire" par le verbe "entendre" car notre verbe français "croire" ne correspond pas à ce qui est en question dans pistis (la foi)

La grande difficulté c'est que si nous ne sommes pas attentifs à cette situation fondamentale de langage et à la différence d'avec nous, quand nous lisons ces textes, nous devons alors les ramener tout de suite au domaine éthique qui ne touche pas à la constitution de l'homme ; c'est-à-dire : on sait ce que c'est qu'un homme, on va simplement nous dire comment il faut qu'il soit bien ! Or justement, avant toute chose, il s'agit de ne pas savoir ce qu'il en est de l'homme, et d'attendre de cette parole qu'elle nous le dise. Autrement dit cette parole met en question la prise ou la prétendue suffisance que nous avons déjà sur nous-mêmes en prétendant savoir ce qu'il en est.

 

 

II – l'épisode de Thomas le soir du jour un (v. 24-29)

 

« 24 Or Thomas, l'un des douze, qui est appelé Didyme – frère jumeau – n'était pas avec eux quand vint Jésus. 25Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur". Et il leur dit : "Si je ne vois dans ses mains le tupos (la marque, la trace) des clous et ne jette mon doigt vers le tupos des clous, et ne jette ma main vers son côté, je ne croirai pas." 

26Alors, huit jours après, à nouveau, étaient ses disciples à l'intérieur, Thomas avec eux. Vient Jésus, les portes étant fermées et il se tient debout au milieu et il dit : "Paix à vous". 27Ensuite il dit à Thomas : "Porte ton doigt ici et vois mes mains, et porte ta main et lance-la vers mon côté, et ne sois plus apistos, mais pistos." 28Thomas répondit et lui dit : "Mon Seigneur et mon Dieu." 29Jésus lui dit : "Parce que tu as vu, tu as cru. Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru." »

 

 « 24Alors Thomas, l'un des douze, qui est appelé Didyme – frère jumeau – n'était pas avec eux quand vint Jésus. » Nous avons ici la figure de la fratrie, le frère, et même le frère jumeau.

Je ne partage pas l'orientation des études sur la gémellité, le double supplémentaire et indu, sur les cultures qui suppriment les jumeaux, sur la hantise du clone etc., comme dans les études de René Girard. Je pense qu'ici c'est une étude de la fratrie comme telle, et pas simplement jumelle, qui déjà par elle-même est le lieu initial de la compétition au mauvais sens du terme. La fratrie n'a pas d'intelligibilité. Par contre, le premier deux qui est celui du père et du fils, et le deux de l'époux et de l'épouse, ces deux qui sont des duels et non pas des pluriels chez les Anciens au point de vue grammatical, ont de l'intelligibilité intérieure. Les frères peuvent être deux, peuvent être quinze, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de raison pour qu'il y en ait autant. D'où le meurtre, dans l'Écriture, qui émerge avec les frères. Il a sa racine en Adam, mais il ne s'accomplit que dans la fratrie, c'est le meurtre de Caïn sur Abel. Or c'est justement le lieu du meurtre qui est le lieu du plus haut don qui est le pardon. Et je pense que ce qu'ajoute ici le thème du huitième jour, c'est de souligner l'aspect selon lequel le don culmine dans le pardon, qui est le plus haut moment du don. Du même coup ce qui va être traité ici à travers la figure du frère, c'est la figure du pardon.

En effet : « 25Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur". Et il leur dit : "Si je ne vois dans ses mains le tupos (typos) (la marque, la trace) des clous et ne lance mon doigt vers le tupos (typos) des clous, et ne lance ma main vers son côté, je ne croirai pas. » Nous avons ici quelque chose qui a, pour moi, toute la signification du chantage à la foi, la mise de conditions à la foi : je croirai à condition que, je pose les conditions. Et Jésus fera ce que demande Thomas sur ce mode-là, mais ce sera la marque d'un don qui, en plus, doit être ici un pardon. Thomas est le seul qui figure une attitude qui, par sa forme de chantage ("je crois à condition que"), fait que Jésus ne devrait pas pouvoir y accéder car il y a une pseudo-façon de demander qui ne permet pas la réponse positive.

C'est un trait important dans l'ensemble de l'Évangile et dans l'attitude de Jésus par rapport aux questions qu'on lui pose : à ceux qui posent une question qui n’est pas une authentique demande dans le sens d'erôtaô (je questionne, je demande) mais qui viennent pour le prendre, pour le surprendre, pour le prendre en défaut, à ceux-là Jésus d'ordinaire ne répond pas. Car cette attitude-là n'a pas de réponse, ou s'il répond, il répond par un faux-fuyant.

Je remarque aussi que la demande de Thomas n'est pas une demande qui porte simplement sur le toucher : « si je ne vois dans ses mains la marque des clous et ne lance mon doigt … et ne lance ma main... », car la notion de toucher s'indique dans un verbe assez étonnant qui est le verbe lancer (balleïn) qui est de la famille du ballon : lancer le doigt, lancer la main. Ce verbe est celui qu'on trouve dans symbolos, diabolos. La racine du verbe balleïn (lancer) est une racine qui a une grande importance dans les langues anciennes et qui a à voir avec le thème de la perspective, de la visée, de l'action à distance, qui indique donc quelque chose par rapport à la distance.

► Vous êtes parti sur le chantage et vous avez dit que ça se situait dans un espace de pardon, et là je ne le vois pas.

J-M M : Bien sûr, j'ai même dit qu'ordinairement le chantage donnait lieu à une non-réponse alors qu'ici il donne lieu à une réponse. Comment interpréter la réponse qui est la capacité de toucher sinon précisément comme le pardon qui dévoile donc l'ampleur du don ? C'est cela mon cheminement.

 

« 26Alors, huit jours après – nous avons donc une période entre le débat suscité par Thomas et puis cette scène proprement dite qui commence maintenant – à nouveau (palin), étaient ses disciples à l'intérieur, Thomas avec eux. Vient Jésus, les portes étant fermées et il se tint debout au milieu et il dit : "Paix à vous". » Nous avons à nouveau la méditation, dans les mêmes termes, de la situation archétypique qui dit le thème de la résurrection et qui est réitérée ici : palin (à nouveau). Nous allons donc méditer un aspect de la posture de résurrection, à nouveau ou en revenant sur cette situation qui est, néanmoins, située précisément à un octave de distance.

Au début du chapitre, par rapport à Jésus, Marie-Madeleine était dans un rapport d'époux et d'épouse. Marie-Madeleine est une belle femme si vous voulez, mais c'est aussi l'humanité. Ce que Jean récite à son propos, c'est la quête de l'humanité. Or la figure des jumeaux a même signification que la figure des époux mais c'est une autre figure.

Ici les jumeaux sont le Christ lui-même et la totalité de l'humanité au huitième jour, donc au jour octave, après la grande semaine de toute l'histoire du monde (le 7e jour de la genèse est le jour dans lequel nous sommes). Et ce qui se passe dans cette histoire du monde et du rapport de Dieu au monde, c'est le soupçon, le doute. Il y a du bon doute et il y a du mauvais doute. Et celui de Thomas n'est pas bon, c'est un doute de chantage. Il y a tout le péché du monde entre le premier jour et le dernier jour. En ce sens-là Thomas est la figure d'un accomplissement plénier qui est la proximité accomplie.

Et le donner à voir qui est fait à Thomas est un donner à voir qui doit pardonner le mauvais doute du chantage. Tout le pardon que Dieu peut accorder à l'humanité est visé ici. Et n'oublions pas que, pour Paul comme pour Jean, le pardon est la plénitude du don, comme le parfait et la plénitude du fait.

« 27Ensuite il dit à Thomas : "Porte ton doigt ici et vois mes mains, et porte ta main et lance-la vers mon côté, et ne sois plus apistos, mais pistos." » Thomas n'est pas ici véritablement le modèle des légitimes doutes et légitimes recherches. Son attitude et sa parole sont caractérisées comme apistos, comme le contraire de la foi, et nous avons dit : comme à la limite peccamineux, au sens de la surdité ultime. Et ce qui fait l'ampleur de ce passage, c'est que cela donne lieu, non pas à non-réponse ou à réponse dilatoire, mais donne lieu paradoxal à ce qui est demandé, c'est-à-dire que cela est pardonné.

L'usage que l'on fait de Thomas, dans le langage courant ne correspond pas à sa figure dans l'Évangile. Thomas c'est le doute, et on n'a pas l'impression d'être tout à fait en dehors d'une écoute respectueuse de Jésus quand on dit : « Oh moi je suis comme Thomas, je demande à voir », mais cela édulcore l'intelligence de cette situation.

Il ne faut pas diminuer ou adoucir l'erreur de Thomas. Elle n'est pas encore explicitée, on n'a pas encore dit en quoi elle consiste, sinon que nous l'avons caractérisée comme ayant la tonalité du chantage, de la condition posée à la foi, et que cela demande à être pardonné. Or la donation de Jésus, lorsqu'il lui dit « Touche », ré-indique, une fois supplémentaire s'il le fallait, que notre toucher est nativement meurtrier, sinon dans la parole qui dit : « Eh bien, touche-moi » c'est-à-dire dans la donation. Sans cette parole, c'est la prise, la prise violente. C'est un point qui court tout au long de notre chapitre.

Donc Jésus donne qu'il le touche. Et ce don-là est un pardon, il donne que Thomas, qui était apistos (sans foi) devienne pistos. Le mot "infidèle" qu'on trouve dans l'usage courant ne traduit pas ce qui est en question ici puisque la foi, c'est essentiellement reconnaître le Ressuscité ; donc Thomas est apistos tant qu'il ne reconnaît pas Jésus dans sa dimension de résurrection, et il devient pistos, nous allons voir à quel point et comment.

« 28Thomas répondit et lui dit : "Mon Seigneur et mon Dieu." » Il est le premier qui, sur le mode de la confession, confesse Jésus, non pas simplement comme Rabbouni, non pas simplement comme Seigneur, mais précisément comme Dieu : « Mon Seigneur et mon Dieu. » C'est la profession de foi la plus élevée.

Cette figure de Thomas est très ambiguë et très intéressante, en ce sens que Thomas, en tant que jumeau accompli a la situation d'une certaine façon la plus élevée : il est celui qui confesse de la façon la plus haute ; il est l'accomplissement ; il est le huitième jour ; il est la figure de la plénitude, car la grâce, la donation ultime, suppose un débordement. La grâce est essentiellement surdébordement (« en surdébordement par rapport à »), c'est la thèse paulinienne essentielle. Il est de l'analyse de la grâce qu'il y ait dans son concept de la gratuité, de la donation gratuite qui n'est pas la rémunération de ce qui est dû.

La dernière phrase : « 29Jésus lui dit : "Parce que tu as vu, tu as cru. Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru." » Ceci semble au contraire le mettre en-dessous d'un certain nombre d'autres. Et c'est exactement cela : il est en-dessous des autres, et c'est pourquoi il peut être au-dessus, manifestant que la grâce n'est pas une simple donation, mais une par-donation, un pardon, un sur-don. Il faut voir en effet que Thomas a une place éminente dans l'évangile de Jean. Vous pourriez rechercher les lieux d'émergence de sa figure ; il se retrouve dans les sept qui sont retenus au chapitre 21, il est nommé le deuxième après Pierre. Dans notre chapitre, il est en rapport avec Jean puisque, de Jean, il est dit : « Il vit et il crut » ; il est en rapport avec les douze, avec Marie-Madeleine éventuellement. Dans ce verset il y a tout d'un coup quelque chose qui institue une autre comparaison de la figure de Jean et de la figure de Thomas.

Alors, comment gérer cette petite phrase ? Le mot important est parce que : « parce que tu as vu, tu as cru. » En effet, la foi ne commence pas par la vue, c'est-à-dire que les signes ne sont pas ce qui conduit à la foi. Ce thème est largement développé dans le chapitre 6. C'est la conception négative du signe pour croire. En revanche, croire précède la vision, entendre précède voir, donc : « Bienheureux ceux qui croient, n'ayant pas vu », car c'est entendre qui donne de voir. Par contraste Jean n'est ni celui qui a vu pour croire, ni celui qui n'a pas vu et qui croit puisque Jean est celui pour qui voir et croire, c'est le même, en effet « Il vit et il crut » est un hendiadys, c'est-à-dire deux mots pour dire une seule chose.

Il y a quelque chose de conclusif et d'ultimement eschatologique dans la position de Thomas, donc quelque chose de très grand par rapport à ce qui s'est passé auparavant. Mais en même temps, il est révélé que le très grand est le pardon du plus bas c'est-à-dire que la perfection chrétienne n'est pas la pureté, la perfection chrétienne est le pardon de l'impur ; ou si vous voulez l'écoute chrétienne n'est pas l'écoute pure, l'écoute chrétienne est la perpétuelle correction du mal-entendu, même structure fondamentale. Parce que la visée du pur et la visée de l'écoute parfaite sont le lieu le plus sûr, ou pour le désenchantement, ou pour l'hypocrisie. Ces points sont essentiels, capitaux.

 

 

III – Jn 20, 30-31. Signe, écriture, foi et vie.

 « 30Jésus fit devant ses disciples beaucoup d'autres signes qui ne sont pas écrits dans ce livre ; 31ceux-ci ont été écrits afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le fils de Dieu, et que, croyant, vous ayez la vie en son nom. »

Ce passage peut paraître à première vue banal et pourtant, il y a là un certain nombre de choses essentielles. Nous allons nous arrêter sur le mot "signe", sur ce qu'il en est de l'écriture, et aussi sur le rapport écriture-foi-vie, les trois mots présents dans ces versets.

 

1°) Les mots signe, témoignage et écriture

●   Signe.

Le mot signe correspond ici au mot hébreu 'ôt qui est fréquent dans l'Ancien Testament mais dont la signification est assez difficile à déterminer. Il est possible que l'étymologie le fasse venir d'un verbe qui signifie "venir", et le signe pourrait être au moins le prodrome de ce qui vient. C'est une signification assez différente peut-être de l'usage que ce mot a chez nous. Ce n'est pas inutile de le rappeler au moins comme étymologie possible au début.

Dans les Synoptiques on trouve le mot signe à propos du signe de Jonas : « Génération mauvaise et adultère, elle réclame un signe, et de signe il ne lui sera donné que le signe du prophète Jonas – il n'y a qu'un seul signe. – De même, en effet, que Jonas fut dans le ventre du monstre marin durant trois jours et trois nuits, de même… » (Mt 12, 39-40), c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'autre signe que celui de la résurrection. Donc pour le sens singulier, le signe (sêméion) c'est la résurrection, et pour les différentes activités du Christ que nous appelons des miracles, d'autres mots sont employés, par exemple prodiges...

Saint Jean emploie le mot de signe au pluriel, et même il commence à les compter.

Mais plus important, chez saint Jean il y a un débat sur la signification du signe, sur ce qu'il veut dire, ou plus exactement sur le fonctionnement du signe.

Très souvent on pense ce que le Moyen Âge disait du signe : le signe est d'abord connu, et sa connaissance conduit à la connaissance d'une autre chose qui, elle, n'était pas connue. Vous vous rappelez que, pour nous, ce que nous appelons symbole est exactement l'inverse, c'est-à-dire que la réalité intérieure ou supérieure donne de reconnaître le signe comme signe.

Je pense que cette distinction est beaucoup trop rapide et que peut-être elle ne s'applique pas complètement. Il me semble qu'ici, pour Jean, le signe, c'est ce que la foi donne de reconnaître comme signe et non pas l'inverse.

 ●   Témoignage.

Il nous faut voir maintenant en quoi consiste cette fonction du signe chez Jean et la mettre en rapport avec l'autre mot johannique de témoignage. Nous savons que le témoignage chez Jean n'est pas quelque chose qui, de l'extérieur, vient conforter, mais qu'il faut être dans la vérité pour entendre le témoignage, donc c'est exactement le même rapport que pour le signe.

D'autre part la différence entre signe et témoignage est peut-être d'autant moins grande que, chez saint Jean, ce n'est pas simplement un homme qui témoigne de choses qui seraient des signes puisque le mot de témoignage est employé pour ce que nous nommons des choses. Par exemple Jean dit : « Il en est trois qui rendent témoignage : l'eau, le sang et le pneuma » (1Jn 5). Ceci d'ailleurs nous reconduit à notre texte puisque l'effusion d'eau, sang et pneuma lors de la transfixion, et les stigmates, c'est-à-dire les signes (les marques) qui restent de cela sur le corps du Ressuscité, ont joué une grande importance dans le chapitre 20 avec Thomas.

Donc nous essayons d'entendre signe et témoignage comme ne disant pas simplement ce qu'ils disent chez nous, mais comme quelque chose qui est assumé dans l'entendre et le voir, peut-être justement comme ce qui est donné à voir, et non pas une chose telle qu'en m'en emparant, je puisse aller au-delà et prendre de mon propre mouvement.

●   Écriture.

L'autre mot c'est le mot d'écriture. Certes Jean peut utiliser le mot « j'écris » au sens courant, mais nous savons que le mot Écriture désigne ce que nous appelons l'Ancien Testament, et que c'est selon quoi tout est entendu puisque tout est « selon les Écritures ». Or Jean lui aussi écrit, il écrit avec des signes et peut-être que l'Écriture est le lieu dernier du signe, c'est-à-dire de la présence, c'est-à-dire de ce qui vient.

 

2°) Écriture, parole et corps.

Permettez-moi de ne plus jouer au professeur d'exégèse, je ne le suis pas d'ailleurs, et de mettre en rapport les marques sur le corps du Christ et les marques de l'écriture qui s'appellent tous les deux tupos (typos) (mot qui a été largement prononcé ici) et puis le verbe grapheïn (écrire) pour dire que nous avons ici une divine typographie. C'est un joli jeu de mots parce qu'en plus il peut se défendre.

  Nous allons essayer de voir comment le livre de Jean est littéralement la typographie de la présence. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il s'écrit quelque chose sur le corps, et ce qui reste du corps c'est justement l'Écriture. Il y a un champ profond de possibilités symboliques qui nous inviteraient à repenser l'Écriture comme présence de l'Absent, à penser au « corps de l'Écriture » et à penser aussi à ce qu'il en est de la résurrection.

Or je pense qu'il serait bon de ne pas préjuger d'avance de la signification du corps et de la signification de la parole, ne serait-ce que parce que je dis que le corps s'efface et passe à la parole, et parce que le corps est transpercé et qu'il se vide du flot de la parole. Quand je dis cela, je serais hautement réducteur par rapport à ce qui est vécu dans ces textes si je gardais la simple notion de parole par rapport à celle de corps telles qu'elles nous sont advenues : il est le Verbe (la Parole), et ce mot a justement là une signification assez différente de l'usage que nous avons attribué au discours, à la dissertation ou à la communication.

Si cela me donnait de découvrir cette autre présence, c'est-à-dire cet autre corps – car le corps n'est rien d'autre que se présenter – alors peut-être que je dirais quelque chose de profondément respectueux du sens de l'Écriture que je lis ici, et qui ne serait pas pour autant sans toucher quelque peu à ce qu'il en est pour nous du corps et de la parole, même si nous sommes invités à réformer la suffisance de nos certitudes sur ce que sont ces choses-là pour nous-mêmes.

Bien sûr, ici, je me suis un peu évadé parce que je n'avais en aucune façon la prétention de faire œuvre exégétique. Quand je prononce le mot qui me ravit de typographie en mettant en rapport le tupos (typos) des clous et la graphê de l'Écriture dont il est question aussitôt après, je sais bien qu'il y a une part de jeu, mais le jeu (je ne sais pas ce que vous en faites, vous) est quelque chose que parfois à moi-même je m'accorde.

Il y a des moments où j'informe plutôt et d'autres moments où l'on essaie de proposer nos propres écoutes, nos propres lectures. Je sais que je pointe vers quelque chose qui réclamerait une longue méditation.

Quand je dis pointer du reste, il y a déjà un élément de la réflexion sur l'écriture, car c'est une chose très étonnante qu'écrire se fasse avec une pointe, que le premier geste est un geste qui irait à transpercer mais qui, étant arrêté, s'écarte, et que, dans l'écartement, le geste devient celui de la caresse : le rapport du pointer et du caresser, la trace laissée, l'assignation qui prend lieu, qui assume le corps, ou comment le corps devient écriture. Ceci n'est qu'un point, il y aurait beaucoup d'autres choses à dire.

Je me rappelle même que j'avais parlé de la peau du dieu palimpseste, et il est intéressant de savoir ce qu'est un palimpseste : on raclait une peau sur laquelle on écrivait, on grattait pour écrire de nouveau. Peut-être bien que lire, c'est cela, c'est faire une écriture palimpseste.

Et nous avons vu que le chapitre 20 lui-même nous invite à la reprise et au palimpseste : ce qu'il y avait le matin était repris le soir ; et le premier jour était repris le huitième. Il y a peut-être là quelque chose qui est tout à fait constitutif de ce qu'il en est de l'écriture. Et on peut aller indéfiniment.

 

3°) L'Écriture est donnée dans la visée de l'écoute

« Ces choses-là ont été écrites pour que vous croyiez » (v. 31), c'est-à-dire pour que "vous entendiez".

Laissons tomber le « pour que » qui est mortel ici. Nous savons qu'il distribue des propositions distinctes qu'il faut ensuite rabibocher. Ici cela ne veut pas dire : c'est écrit pour vous faire croire. Le hina n'est pas le hina de la finalité stratégique, l'afin que de nos langues. Il désigne la direction[1], il indique que cet écrit va dans le sens d'être entendu.

 L'Écriture est accomplie quand elle est entendue et son vœu est donc d'être entendue, elle s'accomplit dans l'écoute et l'écoute est précisément que nous en vivions. C'est une parole donnante de vie. Ce n'est pas une parole sur la vie, mais une parole qui est pleine de son souffle vivificateur. Il insuffle : « Recevez le pneuma », c'est cela la parole.

« Ces choses-là ont été écrites pour que…. et que, croyant, vous ayez la vie en son nom. » Rien n'est sauvé que dans le nom de Jésus. Mais il faut bien savoir que le nom a sa part visible et sa part invisible. Le Nom n'est pas un nom parmi les noms que nous prononçons. Jésus n'est que la trace visible du Nom. Je ne sais pas si vous voyez l'importance de cela pour un certain nombre de questions que nous pouvons nous poser. Qu'il y ait l'invisible du Nom est un thème constant dans les premiers siècles qui présentent encore quelques traces de ce que veut dire sémitiquement le Nom : Hashem[2].

Cette Écriture ne renseigne pas sur ce qu'il en est de vivre : l'entendre (c'est-à-dire être articulé à cette Écriture) c'est vivre et c'est vivre dans son identité (« dans son nom »). Et c'est la fin même du texte.

 

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