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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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10 avril 2025

Le Christ meurt pour nous ?

Que le Christ soit mort pour nous, pour nos péchés, personne ne le comprend de prime abord, et les théologiens ont tenté par toutes sortes de moyens de marquer pourquoi ça servait à quelque chose que le Christ souffrit afin de ressusciter, et de ressusciter avec lui toute l'humanité. Pour l'entendre Jean-Marie Martin propose de repenser à nouveaux frais deux choses : le rapport mort/résurrection du Christ, et le rapport Christ/humanité. Comme toujours cela met en cause notre façon de comprendre l'humanité puisque quand le Christ ressuscite, il ressuscite ses propres membres…

Ce qui est mis ici est extrait d'une rencontre animée par J-M Martin sur l'épître aux Romains, en décembre 2012, le point de départ de la discussion était le verset 20 du chapitre 8.

 

 

Le Christ meurt pour nous, qu'est-ce que ça veut dire ?

Jean-Marie Martin

 

Rm 8, 20-21. Car la création a été subordonnée à la vacuité (au vide meurtrier et mortel), - non de son plein gré, mais à cause de celui qui l'y a subordonnée -, pour l'espérance que la création (l'humanité) elle-même soit libérée de la servitude de la corruption, pour la liberté de la gloire des enfants de Dieu.

 

J-M M : « Celui qui l'a soumise » il s'agit de Dieu. À première lecture c'est bien le diabolos qui soumet, mais cela n'est pas le dernier mot de l'Écriture : le diabolos est vaincu…

► C'est donc Dieu qui a subordonnée la création à la puissance du diabolos "pour l'espérance" ?

J-M M : Oui sauf que Dieu n'est pas un bonhomme qui calcule des moyens pour des fins.

► En fait les gens de l'époque se trouvent dans une situation de détresse, et ce qui est en question ce n'est pas de connaître la cause mais plutôt de savoir « vers où ça va ? »

J-M M : C'est-à-dire que la même détresse peut être vécue négativement ou peut être tournée vers ce qu'elle recèle qui est une promesse.

 

► Ça ressemble quand même à un Dieu qui nous met là et qui nous fait souffrir pour qu'un jour on soit libres, il y a un côté un petit peu pervers.

J-M M : Cette explication est la première chose qui vient à notre esprit et ça a été utilisé abondamment. C'est le : « Plus vous souffrirez et plus ça ira bien ». C'est-à-dire : « Pourquoi tu te cognes la tête contre les murs ? » Réponse : « Parce que c'est si bon quand je m'arrête » !

Non, il faut patiemment savoir que c'est là le grand risque du texte mais que ce n'est qu'un risque, et c'est le risque de ne pas l'entendre.

Seulement l'entendre réclame une attention soutenue car ce n'est jamais acquis, nous avons besoin à chaque fois de refaire le mouvement tellement la pédagogie de la crainte a été marquante dans notre histoire plutôt récente. C'est avec la Renaissance que la crainte vient, les Médiévaux sont bien plus costauds que ça.

 

► En quoi ça nous sauve que le Christ ait souffert ?

J-M M : C'est très difficile à dire mais il n'y a pas de lieu plus fondamental pour lire cela que de méditer le rapport de la mort du Christ et de sa résurrection. C'est quelque chose que personne ne comprend, même en un certain sens, par moi, je ne me targuerais pas de comprendre. Mais la preuve que personne ne comprend c'est que les théologiens ont tenté par toutes sortes de moyens de marquer quel rapport il y avait, pourquoi ça servait à quelque chose que le Christ souffrit afin de ressusciter, et de ressusciter avec lui toute l'humanité.

Or si on ne comprend pas ça, on ne peut pas comprendre quel sens a le fait d'assumer nos souffrances en co-passion avec celles du Christ – co-passion est un mot de saint Paul qu'il emploie constamment….

Autrement dit, si on ne va pas au plus profond du mystère qui est dans le rapport de la mort et de la résurrection du Christ et dans son rapport à l'humanité, on est dans l'extériorité de la question.

Et cela, la théologie n'a jamais su le penser. Elle a dû inventer des systèmes. Le plus connu c'est celui de la "satisfaction", c'est-à-dire du « faire assez pour que » (satis-factio) : le Christ a la capacité de faire assez pour que nous soyons sauvés, c'est-à-dire que sa souffrance étant une souffrance d'un Dieu n'a pas la valeur de nos souffrances, etc.

► Ce n'est pas acceptable !

J-M M : Eh bien oui, c'est pour cela que, puisque saint Anselme est à l'origine de tout ça, Michel Corbin a passé son temps à essayer de montrer qu'Anselme ne disait pas tout à fait ça. Mais c'est quand même Anselme qui a ouvert le chemin.

En effet, vous n'avez pas de réponse à : « "Il a souffert" : pourquoi ça nous sauve ? » C'est "la" question… mais attention, la question ça peut être déjà la réponse. C'est ce que je dis souvent : mieux vaut une question sans réponse qu'une réponse sans question !

► Alors restons avec notre question !

J-M M : Non, pas du tout.

 

Il nous faut répondre à la question : « Pourquoi ça nous sauve ? ». Et là, ce qui est à penser c'est d'abord que la Passion du Christ n'est pas une chose et sa Résurrection une autre, ce sont deux faces d'une même réalité profonde, c'est pile et face de la même monnaie. Combien de fois nous avons essayé de dire cela en lisant saint Jean : ce n'est pas « une en vue de l'autre », c'est « l'une qui est l'autre ». Il ne faut pas pleurer le vendredi saint et rire le dimanche de Pâques car il n'y a pas de résurrection sans mort, et la mort christique est la révélation de la mort pleine de résurrection, c'est un retournement de la mort.

Cependant, ça c'est pour le Christ, et ça pose la question : comment cela vaut-il pour nous ?

 

"Il a mérité pour nous" est une réponse absolument insuffisante à cette question, mais c'est une tentative de réponse.

Or, il faut bien voir la configuration première de l'Évangile. En effet, elle comporte que le Christ meurt et ressuscite "pour nous" (pour nos péchés). Que le Christ soit mort ce n'est pas un mystère, que le Christ soit ressuscité c'est étrange ; mais que le Christ soit mort et ressuscité "pour nous" c'est cela qui pose problème . Si je prends ces morceaux pièce à pièce, je n'ai pas la foi, la foi réside précisément dans cette configuration essentielle dont les éléments sont indéchirables, inséparables, et qui constitue le lieu sur quoi doit se fixer la méditation de qui ouvre une page d'évangile, n'importe laquelle.

En effet, tout l'Évangile n'est que le déploiement de cela, l'Évangile tout court, comme le dit saint Paul : « 1Je vous fais connaître, frères, l'Évangile que je vous ai évangélisé et que vous avez reçu, dans lequel vous êtes établis fermement 2 et par lequel vous êtes saufs. […]  3Car je vous ai livré en premier ce que j'ai moi-même reçu, à savoir que Christos est mort pour nos péchés, selon les Écritures, 4qu'il a été enseveli et qu'il a été réveillé (il est ressuscité) le troisième jour, selon les Écritures. » (1 Cor 15). Le Credo commence là et le reste est mis avant et après et autour. C'est le cœur biblique néotestamentaire du credo à partir de quoi tout le reste prend sens. Mais pour nous à un premier abord c'est prodigieusement mystérieux, et c'est ce mystère qu'il ne faut cesser d'approcher.

Pour cela, il y a deux choses qu'il faut approcher :

1/ approcher le rapport de la vie souffrante (soumise à la mort) et de la vie neuve (immortelle), autrement dit le rapport de la servitude et de la liberté ;

2/ approcher le rapport de la geste christique et de l'humanité : comment la mort-résurrection du Christ a rapport avec l'humanité.

 

Reagrdons le rapport de la geste christique et de l'humanité.

La mort-résurrection du Christ n'a de rapport avec l'humanité qu'à la mesure où on pense "l'humanité" non pas comme une collection additionnelle d'individus mais comme des fragments déchirés d'une unité christique, et que donc, quand le Christ ressuscite, il ressuscite ses propres membres.

Ce qui joue ici, c'est tout le rapport de l'un et des dieskorpismena qui est constitutif de l'évangile de Jean et qu'on trouve dans les lieux stratégiques de l'évangile de Jean. Il est traduit par Paul dans un autre langage : le langage de la tête et du corps ; mais ce rapport tête-corps n'est pas du tout ce qu'on croit, ce n'est pas à penser à partir d'une planche anatomique, c'est pensé à partir des premiers mots de la Genèse, "en archê", car archê signifie tête : il est la tête, et la totalité c'est l'humanité rassemblée. Et c'est la même chose que ce qui est médité par saint Jean à la fin du chapitre 11 : « Caïphe prophétisa que Jésus devait mourir non seulement pour qu'il sauve le peuple… mais pour que les enfants de Dieu déchirésdieskorpismena : déchirés en eux et déchirés les uns des autres – il les rassemble en un. » C'est le retour au principiel.

Il n'y a que ça qui soit intéressant dans le Nouveau Testament. C'est ça ou rien. Tout est subordonné à cela. Le moindre geste que l'on médite n'a de sens qu'à partir de là.

 

Saint Jean dit que "le Christ devait mourir pour que…", c'est à bien entendre. En effet, la primauté du calcul dans le double sens – sens mathématique et sens stratégique – est une représentation qui s'impose fortement à l'Occident depuis fort longtemps de par la détermination de la différence entre la cause efficiente et la cause finale, qui sont deux des quatre causes d'Aristote : « faire quelque chose pour quelque chose d'autre ».

Mais ce que dit Jean n'est pas à entendre dans le rapport cause/conséquence mais dans le rapport entre « d'où ça vient » et « vers où ça va ». Or le « d'où ça vient » et le « vers où ça va » sont à penser à partir d'un seul et non pas dans la distribution causale. Ça c'est énorme.

Une bonne part de la méprise dans la lecture de l'évangile vient de la forme d'intellect de l'histoire de l'Occident. C'est une forme d'intellect qui à certains égards n'est pas nulle du tout car c'est la philosophie qui a rendu possible les sciences, et même la technologie au sens moderne du terme. Il n'y a pas de technologie dans le monde qui ne soit issue de l'Occident. Aucune autre culture n'a produit la technologie. Elle peut l'importer et même de façon très paradoxale. Comment un Japonais peut-il continuer à être japonais dans son privé et à dépasser l'Occident en technologie ? C'est une chose étrange. Alors que la technologie nous est connaturelle. Donc le principe même de la causalité, le « par qui » et le « pour quoi » (c'est-à-dire la fabrication et la stratégie) ont été pratiquées partout dans le monde mais c'est dans l'Occident qu'elles ont été pensées et structurées comme constituant l'essence de la pensée.

 

► Je ne saurais toujours pas répondre à la question : « Pourquoi fallait-il que le Seigneur souffre autant pour venir nous sauver ».

J-M M : Et c'est tant mieux ! J'ai seulement indiqué des chemins qui sont des chemins à suivre, et je vous avoue que je ne suis pas moi non plus, au bout.

 

► Est-ce qu'on peut dire de la figure du Christ qu'elle est figure de résurrection et…

J-M M : Elle n'est pas figure de résurrection, elle est déjà ressuscitée.

► Mais est-ce qu'on peut dire qu'il est aussi défiguré par le meurtre, donc quelque part figure de Satan aussi ?

J-M M : Il est défiguré aux yeux de qui ne voit pas. Mais pour Jean par exemple, Jésus ressuscite, est intronisé et répand son pneuma (ce qui correspond à la Pentecôte) au moment même de la Croix. C'est-à-dire que Jean c'est l'acuité (c'est l'aigle) c'est celui qui voit tout en un. Or voir tout en un c'est cesser de voir des causes et des effets.

► Mais il y a le royaume de Satan et le royaume de Résurrection ?

J-M M : Mais justement c'est de voir que le royaume de Satan ce n'est rien même si ce n'est pas rien dans le sens où nous employons ce mot, c'est "rien" pour qui saurait voir.

► Ça me fait penser à un tableau de Picasso sur lequel il est à la fois ressuscité et rien : il est l'ensemble à ce moment-là, au moment de la Passion.

J-M M : Tout à fait.

► Et après, c'est sa subordination à Dieu qui fait le passage ?

J-M M : Ce n'est pas idiot sauf qu'il faut bien entendre qu'il n'est subordonné à Satan que parce qu'il est subordonné au Père. Mais il n'est pas subordonné à l'un et à l'autre dans le même sens.

► Il est soumis à Satan dans la mesure où il est subordonné à son Père.

J-M M : Tout à fait.

Cela c'est en toutes lettres chez saint Jean, je vais vous lire le passage, Jean 10, 17 : « Le Père m'aime en cela que je pose ma psyché en sorte que je la reçoive palin » palin c'est ce qu'on traduit par "à nouveau" ou "à rebours", mais palin et palin c'est pile et face de la même chose, c'est d'ailleurs employé pour dire « Je m'en vais c'est-à-dire que je viens » ce qui est le cœur des chapitres 15, 16, 17 ; et ici ce que je traduis par "en sorte que" c'est hina qui veut dire "afin que" mais nous savons que chez saint Jean hina n'est pas causal, de même que oti n'est pas final, et que "si" n'est pas conditionnel ; donc hina peut se traduire par "ce qui est que".

« Le Père m'aime de ce que je dépose ma psyché ce qui est que je la reçoive – et en effet l'essentiel est don, l'essentiel est recevoir. Si je ne me vide pas, je ne peux pas me recevoir. Si je me crispe sur moi-même, si je ne suis pas ouvert (si je n'expire pas, je ne peux pas inspirer), je ne peux recevoir – car personne ne me l'enlève – mais si, on lui enlève, on la lui prend… Non car – c'est moi qui la pose de moi-même – c'est-à-dire qu'elle n'est pas prenable, et si on la prend on se méprend ; ce n'est pas prenable parce que c'est donné et le donner n'est pas prenable. – J'ai reçu l'exoucia (la capacité) de la poser et j'ai l'exoucia (la capacité) de la recevoir palin. » Palin c'est deux pour dire un, deux aspects de la même réalité.

Et il ajoute de qui il tient cela : « J'ai reçu cette disposition d'auprès de mon Père ». Il se soumet au diabolos mais il est ontologiquement soumis à la disposition du Père. Et c'est là qu'on voit que le mot "soumis" a les sens les plus divers, depuis la soumission de l'ennemi jusqu'à la soumission du Fils au Père.

Ces deux versets sont quelque chose qui ouvre tout l'évangile de Jean.

► Je pense à un ami moine de Tibhirine qui avait reçu des menaces de mort et qui partait quand même là-bas, confiant. Ça me fait comprendre un peu.

J-M M : Oui sans doute, en sachant que ce n'est pas égal à ce qui est en question ici pour la bonne raison que le Christ a reçu mandat du Père de le faire pour tout le corps de l'humanité qui est son corps alors que le moine de Tibhirine n'a pas reçu ce mandat du Père.

► J'aime bien quand tu dis que le Christ est ce point de l'humanité capable d'acquiescer à la mort.

J-M M : Voilà, c'est aussi une façon de dire.

Il ne faut pas se complaire à récuser des choses. On sait que ce n'est pas ça et on ne sait pas le dire, mais tant pis, on le médite.

► Est-ce que le fait qu'il soit subordonné au Père fait que du coup il n'est pas détruit ?

J-M M : Mais oui.

 

Vous savez, je suis persuadé que vous n'avez pas entendu un dixième de ce que j'ai dit. Mais ça ne m'étonne pas, ça ne me chagrine pas, je fais ce que je peux. Je sais que je ne le dis pas de façon audible encore, et si je ne le dis pas de façon audible c'est sans doute que moi-même je n'entends pas encore pleinement non plus. Mais c'est une des choses les plus difficiles.

En tout cas il faut éviter de continuer à se reposer en ramenant ça à « Souffrez maintenant et vous serez heureux plus tard ». On sait que dire cela c'est catastrophique, et on n'en est plus là aujourd'hui.

La question est de suivre le chemin que la question met en mouvement, parce que le chemin chez Jean, ce n'est pas simplement la route que l'on suit, c'est le cheminer, c'est-à-dire qu'il y a une mise en route. Par rapport à une question comme celle du "mourir pour nous" qui est essentielle dans la constitution de l'Évangile, mais en même temps risquée et dangereuse pour les oreilles de qui entend, il s'agit d'être orienté pour une mise en route.

Le risque dont je parle provient pour une part d'une façon anthropomorphique de penser Dieu dans les articulations et les catégories de notre usage et singulièrement de notre usage d'occidentaux. Ce sur quoi j'insiste c'est que devant une pareille difficulté il ne sert à rien de râler ou de ressasser. On sait que ça n'est pas ce qu'on croit. Mais ou bien une difficulté bloque, ou au contraire elle pousse à chercher.

L'autre aspect sous lequel cela se manifeste et qui est catastrophique également, c'est celui des fausses consolations. Il faut savoir aussi que là il y a des délais. Dire à quelqu'un qui vient de perdre de son fils ou… « Il est au ciel » c'est aujourd'hui insupportable – ça ne l'a pas toujours été d'ailleurs – c'est insupportable à notre sensibilité et ça se comprend. Mais il faut savoir qu'il y a des kairoi - c'est-à-dire des moments opportuns où les choses peuvent se dire- et des moments où il faut impérativement les taire, où ça n'est pas l'heure d'entendre… Parce que par ailleurs tout le monde sait dans l'après coup qu'un bon nombre de nos malheurs ont été profitables : des choses qui dans l'instant étaient insupportables se révèlent après coup avoir été profitables. Seulement il y a le moment où on ne peut pas l'entendre et le moment où cela peut se dire.

Le temps pourrit les choses mais le temps aussi les mûrit. On ne peut pas faire que dans la même journée il y ait la semence, la fleur et le fruit. Or des choses qui ne révèlent que des aspects négatifs peuvent se révéler après-coup avoir été profitables. Ceci est déjà vrai à un niveau empirique antécédemment à l'usage que nous en faisons ici.

 

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