LA PRIÈRE, 15ème rencontre : L'appartenance essentielle ; Le Nom de Jésus : le visible et l'invisible du Nom
Le texte du Bon Berger met en scène plusieurs termes abordés au cours de la rencontre précédente : la voix, le nom et l'appel. C'est par là que Jean-Marie Martin commence avant de dire que les mots de notre vocabulaire sont transis par la Mort et la Résurrection. En deuxième partie c'est la question de l'appartenance essentielle qui est abordée, puis il y a la reprise de ce qui a déjà été abordé à la rencontre précédentes à propos du visible et de l'invisible du nom de Jésus.
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- La rencontre précédente : 14ème rencontre : dimension vocative du Nom ; rapports de "je", "tu" et "il". Le Nom du Père est le Fils. .
- La rencontre suivante : 16ème rencontre et Epilogue : structure quadriforme de la christité, Je christique, Trinité, être sous le regard.
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L'appartenance essentielle
Le Nom de Jésus : le visible et l'invisible du Nom
I) Première approche de la question de l'appartenance
1°) Le bon berger (Jn 10).
Aujourd'hui[1], comme je l'avais indiqué, nous ouvrons Jean au chapitre 10 qui est consacré au thème du beau (ou du bon) berger : kalos poimên. Nous allons lire quelques versets.
« 1Amen, amen, je vous dis, celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui monte à partir d'ailleurs, celui-là est un voleur et un brigand. 2Mais celui qui entre par la porte est le berger des brebis. 3À lui, le portier ouvre, et les brebis entendent sa voix, et il appelle ses propres brebis par leur nom, et il les conduit dehors. 4Quand il a fait sortir toutes ses propres(les siennes, ta idia), il marche devant elles, et les brebis le suivent (l'accompagnent) puisqu'elles savent sa voix. 5Par contre elles ne suivront pas un étranger, mais le fuiront puisqu'elles ne savent pas la voix des étrangers. 6Jésus leur dit cette parabole (paroimia,énigme) et eux ne connurent pas ce qu'il leur disait. » Ce passage appartient à la première partie du chapitre 10, et se poursuit par« Je suis la porte»(v. 7 et 9) c'est le premier thème.
Une seconde partie commence par un autre « Je suis » : « 11Je suis le beau (le bon) berger ». De ce passage, je retiendrai le verset 16 : « Mais j'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie. Il faut que je les rassemble, elles entendront ma voix et seront un seul troupeau, un seul pasteur. »
Une troisième partie commence au verset 19 commence qui se situe à un autre moment de l'année mais dont le thème justifie le rapprochement. Les deux premières parties étaient dans la suite de cette fête de Soukkot qui s'annonce à partir du chapitre 7. Ici, nous sommes au momentde la Dédicace, une fête d'hiver, toujours à Jérusalem. Le thème du berger est repris et je retiens, pour ce qui nous concerne, les versets 27 à 29 : « 27Les brebis, les miennes (ta éma), entendent ma voix et je les connais et elles me suivent. 28Et moi je leur donne vie éternelle et elles ne périront pas à jamais, et personne ne les ravira de ma main. 29Mon Père qui me les a données est plus grand que tout et personne ne peut ravir (arracher) de la main du Père. Moi et le Père nous sommes un. »
a) Le thème du Nom et le thème de la voix (de l'appel).
Pour quelle raison avons-nous choisi ces quelques passages de ce chapitre que nous n'allons pas explorer dans toute son ampleur ? Vous avez reconnu le thème du nom et le thème de la voix. Nous avons déjà considéré ces deux mots dans d'autres circonstances. Mais le nom, ici, ce n'est pas "le Nom", c'est leur nom, le nom de chacune. Il les appelle par leur nom. La voix, en revanche, a la signification de klêsis (d'appel) que nous avions déjà rencontrée. Nous disions que phonê et klêsis sont deux mots qui répondent au mot de nom et en fait, ils ont souvent la même signification, puisque le verbe phoneîn se traduit ici par appeler.
b) Le thème du "propre" : les miens, les tiens, les siens.
Les mots plus particuliers qui nous sont apportés par ce texte sont celui du propre : « ses propres (ta idia) … elles savent sa voix (au berger) » (v. 4), puis : « les miennes (ta éma) » (v. 27). À cela nous pouvons joindre, par exemple, des éléments du chapitre 17, où il est question des miens et des tiens : les tiens, ceux du Père et les miens sont les tiens (« je prie … pour ceux que tu m'as donnés, puisqu'ils sont tiens.10Tous ceux qui sont miens sont tiens et les tiens sont les miens..»). Autrement dit nous avons affaire ici à ce que les grammairiens appellent des pronoms possessifs (éventuellement des adjectifs possessifs) : le propre et le possessif vont ensemble.
Nous avons peut-être une certaine difficulté à accéder à la signification du mot propre, chez saint Jean, parce que, quand nous disons "le propre", nous pensons l'individuel ou alors le spécifique, ou peut-être les deux. Notre façon d'être au propre est l'individuation dans une espèce. Peut-être justement que ce que veut dire le propre est par là complètement manqué. Nous reviendrons sur cette question.
2°) Avoir, appartenir, "être à", "être en relation à", "être ouvert à".
Mais ce à propos de quoi je voudrais vous alerter avant que nous n'allions plus loin, ce sont les échos de ce que veulent dire le propre et le possessif. Le propre, la propriété sont des noms qui dans notre langage tournent vite du côté de avoir, et donc ils ne sont pas étrangers à ce qui est appelé possessif ; la propriété est possession. Nous citerons aussi les appartenances, et éventuellementles acquisitions, toutes choses qui concernent également ce verbe avoir.
Rappelez-vous que, si nous accédons volontiers à l'opposition entre être et avoir, parce que cette distinction, telle qu'elle a cours, a une signification dans son lieu, dans un autre sens, nous avons dit que méditer sur avoir était peut-être plus important que méditer sur être. Il ne faut pas que nous prenions par avance, systématiquement, cet avoir en question comme un accaparement ou une possession dans le mauvais sens du terme.
"Avoir" (ékheïn), s'il était pensé radicalement, serait un très beau mot, non seulement parce qu'il ouvre à l'intelligence du verbe donner, qui est le verbe majeur chez saint Jean, mais aussi parce qu'il dit un mode d'être à, et qu'il peut nous aider en cela à nous dégager d'une compréhension substantialiste du verbe être. En effet "être à" peut signifier appartenir, mais on peut l'entendre de façon plus générale, c'est-à-dire être en relation à. Et il pourrait se faire que le sens le plus profond de l'être de l'homme soit précisément d'être ouvert à, et non pas de se définir essentiellement comme enclos en soi. Être enclos en soi n'est pas impliqué à tous égards par le terme de substance, mais dans la compréhension que nous avons de la substance, il y a un risque important de mal l'entendre.
3°) La notion d'hypo-taxe (sub-ordination) chez Paul.
Ceci ouvre à la question de l'appartenance. Auparavant, je dirai que, dans le langage de Paul, nous avons un vocabulaire très différent de celui de Jean. Néanmoins il y a quelque chose de profondément consonant avec un autre mot, celui d'hypotaxis. Il signifie que tout ce qui est, est d'abord, disons, syntaxe, c'est-à-dire position avec autre chose. Et en plus, Paul pense la syntaxe sur le mode d'une hypo-taxe, d'une sub-ordination, d'une appartenancequi est sur le mode de la subordination. C'est le même mot qu'on traduit par soumission, et vous savez que ce mot laisse des traces chez les lecteurs inattentifs de Paul.
Tout être, chez Paul, est aussi "être à", ou "être avec" et singulièrement "être sous", ou "sur", qui est un autre type de figure ou de rapport, de relation, de se rapporter à, d'être porté et rapporté à. Nous avons donc là, dans ce langage, quelque chose de très important.
4°) Parenthèse sur les mots du vocabulaire.
Bien sûr, ces mots d'appartenance sont des mots, d'emblée, suspects. Ce que nous devrions apprendre, c'est que tous les mots de notre discours, quels qu'ils soient et même les meilleurs, devraient être également suspects quand il s'agit de les entendre dire la nouveauté christique. Je dis bien : tous les mots. Et peut-être que les mots les moins entendus sont plus faciles à suspecter que les mots ou les affirmations dans lesquelles nous nous complaisons lorsque nous parlons de Dieu et des choses de Dieu.
Les mots sont transis par la Mort - Résurrection.
Cette difficulté d'accès peut être considérée par le lecteur comme quelque chose de précieux, si nous voulons bien y prendre garde. Il se passe ceci d'ailleurs, dans notre Écriture, que les mots sont transis par la Mort et la Résurrection. Les mots de notre vocabulaire sont transis.
Si l'homme est essentiellement caractérisé par la sphère verbale, il est tout à fait normal que le mystère de Mort et Résurrection s'applique en premier à cette sphère verbale. Il y a mort et résurrection du vocabulaire, c'est par là que ça commence. C'est même là qu'est la conversion essentielle, une conversion de sens.
Exemple du mot "chair".
Un exemple majeur de cela est le terme de chair, qui, en lui-même, est connoté de façon négative en lui-même dans le discours du Nouveau Testament. Nous avons le verset 13du premier chapitrede saint Jean : « Ceux qui ne sont pas nés de la volonté de la chair… mais de Dieu ». Seulement aussitôt après vient le verset 14 : « Et le verbe fut chair ». C'est le même mot et voilà qu'entre le verset 13 et le verset 14, il s'est passé quelque chose, il s'est passé la mort-résurrection du mot de chair.
En effet dans la Bible hébraïque le mot de chair désigne la faiblesse, il désigne tout l'homme, toute la condition humaine dans son aspect de faiblesse, et cette faiblesse est caractérisée essentiellement par la mortalité, une mortalité indissociablement liée à l'idée de meurtre. C'est pourquoi, du reste, le verset 13 commence par : « Ceux qui ne sont pas nés des sangs ». Les sangs, en hébreu, au pluriel, cela signifie le sang répandu, donc le meurtre, comme dans l'expression chair et sang : « La chair et le sang n'hériteront pas le royaume » (1Co 15, 50). Nous avons donc là une connotation tout à fait négative, à tel point que Paul n'acquiesce jamais ou trèsrarement, peut-être une ou deux fois, à employer le mot de chair à propos du Christ. Et c'est le mot de corps qui s'y substitue[2].
En revanche, Jean emploie le mot de chair au verset 14 à propos du Christ : le mot chair signifie toujours la faiblesse, mais ce qui change par rapport au verset 13, c'est qu'on passe de la faiblesse complice et subie à une faiblesse acquiescée, à une mort acquiescée.
Le mot "chair", chez Jean, quand il concerne Jésus, a toujours un sens – j'emploie ce mot bien qu'il soit difficile à nos oreilles – "sacrificiel". Le mot en lui-même ne s'explique pas simplement, mais il permet de faire signe vers cette idée que "ma chair", au chapitre 6 de saint Jean, est une façon de dire moi-même pour Jésus, mais moi-même dans ma position sacrificielle : « Le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde. » (v. 51).Donc, c'est ce que j'appelle les mots transis.
Transir, pénétrer, oindre, tremper…
Le verbe transir a deux sens quipourtant émanent de la même racine…
– Transir signifie mourir. C'est le premier sens ancien du terme : transire, avec l'idée que l'on traverse au-delà.
– Mais il a un autre sens qui signifie être pénétré.
C'est un verbe défectif [3], donc je vais employer des expressions qui ne s'utilisent pas en français, mais je vais combler le défectif de ce verbe. Il faudrait dire :
– dans le premier sens : "j'ai transi", c'est-à-dire "je suis mort".
– dansle second sens : "je suis transi", c'est-à-dire "je suis pénétré". Cela s'emploie en particulier dans : être pénétré de froid.
Les deux sens ici sont intéressants, c'est pourquoi j'ai choisi ce mot, car c'est un mot qui est apte à dire l'invasion, la pénétration, qui sont des modes de dire l'ultime proximité. D'ailleurs le mot pén-étrer dit "être auprès", puisqu'en latin, penes c'est "auprès".
Ce sont là des mots qu'il nous faut méditer. La figure qui est en question derrière eux se retrouve dans "oindre", donc dans le mot de Christos qui signifie "oint", et aussi dans le "trempage" doncdans la symbolique du baptême. Il y a là des choses qui nous sont un peu étrangères, qu'il serait bon de méditer si nous voulons entrer de quelque manière, avec les ressources de notre propre langue, dans une symbolique proche de celle qui est attestée dans le Nouveau Testament et qui pour nous reste facilement conventionnelle et étrangère. C'était là une parenthèse sur transir.
Tous les mots de l'évangile sont articulés sur le rapport du loin et du près.
► Dans "propre" j'entends quelque chose de plus proche, et un peu une interpénétration si j'ose dire. Est-ce qu'il y a un rapport ou est-ce que je suis hors champ ?
J-M M : Non, c'est pensable. Vous savez, quelque chose de ce genre colore tous les mots de l'Évangile, qui, je le répète, sont des mots articulés sur le rapport du loin et du près, y compris les pronoms il, tu, je, sur lesquels nous reviendrons la prochaine fois [4].
L'extrême proximité peut s'appeler, par exemple connaître puisqu'en hébreu yâda' signifie connaître, et qu'il est dit :« Adam connut Êve (Ha'Adam yâda' et Havva) sa femme, elle conçut et enfanta Caïn. » (Gn 4,1). Le sens de connaître ici est pénétrer.
Nous creusons trop facilement un fossé infranchissable entre les verbes que nous entendons comme intellectuels et les verbes du corps ou de la sensorialité. C'est l'une des parties majeures de notre héritage occidental. Tout ce qui peut nous aider à franchir cet infranchissable dans notre natif, est intéressant. C'est en ce sens-là que méditer unesymbolique nous fait migrer hors de notre natif, donc de ce que nous héritons au titre de la culture, pour entendre la parole dans sa propre symbolique. Et quand nous ne le faisons pas, il en résulte que les mots deviennent éventuellement des mots intellectuels, des mots qui n'ont pas de rapport avec le corps.
Tous les mots essentiels de Jean sont des mots du corps. La foi se traduit par entendre, voir, toucher, manger, venir, aller. Mais si nous en faisons de simplesimages lointaines que la théologie devrait penser d'une façon purement conceptuelle, nous restons dans un exil par rapport au sens de la parole.
La conséquence majeure en est qu'aucune gestuation, aucune sacramentalité n'est pensable. Si nous ne pensons pas la sacramentalité de la parole telle qu'elle est dans l'Écriture, etque nous voulons perpétuer une sacramentalité gestuelle, nous n'avons pas d'autre ressource que de dire decette symbolique gestuelle qu'elle est obligatoire [5] : « Il faut aller à la messe », il faut...
► Donc connaître c'est pénétrer. Quel est l'équivalent qui serait de l'ordre du recevoir dans l'écoute, et comment articuler les deux ? Nous articulons mal cela qui est de l'ordre du masculin-féminin même si les deux polarités sont en chacun.
J-M M : Bien sûr. Oh, ce serait presque malséant de le dire, mais en hébreu le nom pour dire la femelle c'est neqévâh qui signifie « la percée » c'est-à-dire celle qui est percée.
Par ailleurs nous avons toujours à essayer de penser ce qui vient et ce qui reçoit. Chez nous il y a par exemple l'actif et le passif, mais actif et passif sont malheureux pour traduire ce qui vient et ce qu'il en est de le recevoir.
Recevoir est un mot très important puisque l'Évangile est au fond une visite : « Je viens (erkhomaï) », et quand ça vient, il y a « qui vient » et « qui reçoit ». Et il y aurait sans doute beaucoup d'autres choses à dire là-dessus.
II) L'appartenance essentielle
J'en viens maintenant à essayer de penser cette question de l'appartenance.
1°) Pour nous l'appartenance est "accidentelle".
Ce que je vais dire là est sommaire, parce que je ne suis pas sociologue et je que n'ai aucune envie de l'être. Mais si l'on se pose la question de savoir ce qu'il en est de l'appartenance, dans notre moment de culture, on trouve quelque chose d'assez étrange. D'une certaine façon, ou peut-être même essentiellement,l'homme des lumières se pense sans appartenance. En cela il est l'héritier d'une longue tradition occidentale qui a ses sources en Grèce classique : l'homme n'appartient pas essentiellement. Bien sûr, on ne peut pas dénier qu'il appartienne "accidentellement", mais "essentiellement", il est défini comme se tenant en soi : substant, ousia, au sens aristotélicien.
Mais toute substance a des accidents, c'est-à-dire des caractéristiques qui ne sont pas de son essence. Par exemple : d'être blond, d'être pianiste, cela vient à l'homme, mais ce n'est pas de la définition, de l'essence de l'homme. Or parmi ces accidents, un des tout premiers après la qualité et la quantité, est la relation. Autrement dit la relation n'est pas de la substance de l'homme, elle est un accident qui s'ajoute à quelque chose qui est déjà constitué.
Et même, d'une certaine façon, des relations qui à certains égards sont constitutives, comme la relation père-fils ou mère-fils, sont accidentelles, ne sont pas de la définition de ce qu'il en est essentiellement de l'homme. Il y a là quelque chose qui pousse l'Occident à penser l'homme comme substance, comme sujet, comme ego-sujet, je-sujet. Un ego noue des relations, mais il n'est pas reçu d'un tu, dans l'écoute d'un tu.
2°) La question de l'appartenance est liée à la question du lieu.
Par ailleurs, je rappelle que tout ceci est très proche de la question fondamentale de l'évangile de Jean, qui est la question : « Où ? » [6]. En effet, la question première n'est pas « Qu'est-ce-que ? », c'est la question : « Où ? », c'est la question : « Où demeures-tu ? », la question :« Où l'as-tu posé ? », la question :« d'où je viens et où je vais », qui structure tout l'évangile de Jean. Or cette question, que nous appelons spatiale, est en fait la première, parce que la spatialité se caractérise en premier par le loin et le près, donc par les différents éloignements, par exemple sur le mode de l'inimitié ou sur celui de la proximité du proche, c'est-à-dire du "prochain".
D'autre part nous savons que nos pronoms personnels sont issus d'adverbes. Sont-ils vraiment "issus" ? En tout cas il y a une émergence contemporaine de l'un et de l'autre, il y a parfait parallélisme entre les déterminations du loin et du près et les pronoms personnels il, tu et je. Par ailleurs on sait que il et l'article le ou la appartiennent au même éloignement. Nous avons déjà indiqué cela à plusieurs reprises. Ces petits mots-là, que nous ne pensons pas parce qu'ils sont pris dans un mode d'articulation qui nous est familier, doivent être médités.
Ce que je voulais marquer ici c'est que la question de ce qu'il en est de l'homme n'est pas séparée, ni séparable, de ce qu'il en est du lieu. "Être à", c'est toujours d'une certaine façon habiter et le verbe demeurer, chez Jean, est un verbe majeur. Pour en entendre quelque chose, il faut avoir un peu fréquenté cette question-là. Donc c'est tout à fait différent de la distinction entre un monde des idées et un monde sublunaire où il y a de l'espace et du temps. L'espace et le temps n'appartiennent pas au monde des idées. Cette répartition-là est tout à fait étrangère à notre Évangile.
C'est donc une occasion pour moi de marquer la proximité de choses qui, dans notre culture, relèvent de deux régions bien différentes. Ceci persiste absolument aujourd'hui et éventuellement sous forme inversée. Dans le monde post-platonicien, le ciel a été voué à dire les idées, et le sublunaire [7] à dire le spatio-temporel. Mais dans un renversement sur le mode de celui qu'opère Nietzsche, en portant tout le poids de la valeur sur ce monde-ci et en déclarant léger et de l'ordre de la vapeur et du rêve ce qui relève de l'idée, la même scission persiste. L'inversion, ici, n'est pas suivie de la modification des termes de l'inversion. Autrement dit, nous ne sommes pas sortis de Platon ou d'Aristote. Parler ainsi est peut-être médisant à leur égard, parce que, après tout, ce ne sont pas eux qui ont écrit leur destinée et ce qui en est issu dépasse de beaucoup leur génie propre. Mais nous héritons, d'une certaine manière, de choses de ce genre.
3°) « Je suis à qui de qui je suis ».
Il nous faudrait arriver à entendre être à :« je suis à qui de qui je suis » ; ou « je suis à celui de qui je suis », mais c'est plus dur. C'est une appartenance absolument fondamentale. Et elle se dit ainsi : « je vais d'où je viens ». C'est ce que dit le Christ (Jn 3, 13) : « Qui est celui qui est monté, sinon celui qui est descendu ? » etc. Tous ces termes sont fondamentaux dans la constitution du premier discours évangélique.
4°) La question de l'appartenance dans notre société.
Je disais donc qu'en un certain sens, par notre héritage immédiat, nous sommes plutôt éloignés de l'appartenance. Néanmoins, quelque chose du genre de l'appartenance suscite en nous de la nostalgie. Probablement que la grande faveur actuelle de la généalogie est la trace de quelque chose de ce genre : de qui est-ce que je suis ? Probablement aussi, les régionalismes, qui semblent en un certain sens des manifestations d'humeur à l'égard de l'universalité des lumières, peuvent être vus comme des traces de ce genre.
Ceci se complique quand les régionalismes sont liés à ce que nous appelons les religions, disons des traditions. Je ne veux rien dire de leur essence parce que je ne sais déjà pas grand-chose de l'essence de ma propre tradition mais ce que je veux dire c'est que ces traditions paraissent liées à un sol, à un sang éventuellement.
Par exemple le judaïsme a une terre, mais l'Évangile [8] n'a pas de terre, l'Évangile n'a pas de lieu. L'Évangile manque de beaucoup de choses, de toutes les choses, pratiquement, qui constituent une culture. L'Évangile n'est pas une culture. La distinction que nous opérons aujourd'hui et dont je ne dispas qu'elle est formulée dans de très bons termes, la distinction du religieux et du culturel est quelque chose de très important dans le champ proprement chrétien.
Je ne sais pas ce qu'il adviendra des différentes traditions religieuses. Il est clair que, pour un certain nombre, une distinction analogue ne s'opère pas pour l'instant.
C'est très compliqué, parce que c'est la même chose pour la langue qui est la terre essentielle, la terre des humains. Or l'Évangile n'a pas de langue sacrée. L'hébreu est une langue sacrée pour le judaïsme. L'Évangile a recours à l'hébreu, mais ce n'est pas essentiellement la langue de l'Évangile. Le grec biblique n'est pas une langue sacrée, dans le sens profond du mot sacré (mais c'est aussi un mot de notre vocabulaire qui est difficile à entendre).
L'Évangile lui-même a frôlé la perte dans la confusion avec la culture occidentale. Dans la distinction médiévale du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, il y a quelque chose qui les distingue, mais il y a aussi une sorte de sub-ordination postulée qui les harmonise. Il y a eu une chrétienté, or la chrétienté fut un risque majeur de l'Évangile. Je sais, bien sûr, que mes grands-parents n'ont pas vécu de bon gré la séparation de l'Église et de l'État. Et néanmoins, rétrospectivement, je pense que c'est la nécessité même de l'Évangile qui lui a été apportée par ceux qui se manifestaient comme ses ennemis, disons.
Il faudrait que cette bienheureuse séparation se fasse aussi dans les esprits. Je ne cesse d'insister sur ce point et je ne suis pas très entendu. Il faut cesser de parler de culture chrétienne : ça n'existe pas. Il n'y a pas une culture chrétienne. Il y a eu historiquement une culture occidentale dans laquelle s'est trouvé à parler l'Évangile. Il faut bien qu'il se compromette dans son discours à l'oreille de qui l'entend, il le faut ! Mais il faut aussi toujours savoir qu'aucune culture ne le détiendra. Il faut libérer l'Évangile de notre appréhension culturelle d'occidentaux.
5°) L'appartenance essentielle : se rapporter à "d'où cela parle".
Alors : appartenance, vous voyez là toutes les ambiguïtés de la situation actuelle par rapport aux appartenances. L'ambiguïté majeure est que justement s'efface complètement le sens de l'appartenance essentielle, pour peu que l'on considère que, dans le cas de l'Évangile, l'appartenance essentielle est l'appartenance à l'Évangile.
Quand on parle de toutes ces choses aujourd'hui, la question de l'appartenance est seconde. Il s'agit plutôt de savoir ce qu'on en pense, quelles sont nos opinions. Certains diront : « Ceci qu'on trouve chez les bouddhistes est intéressant, mais cette phrase de l'Évangile est quand même mieux » ; ou alors on met ensemble la phrase du bouddhiste et celle de l'Évangile, etc.
Or la parole doit être rapportée, référée à la bouche qui la pose. Il n'y a rien d'autre qui justifie le poème. L'Évangile n'est pas une démonstration philosophique, l'Évangile n'est pas du même type qu'une démonstration de théorème, mais il est une parole qui relève au plus près du poétique. C'est l'analogie la plus proche dans notre culture. Cela s'appelle prophétique dans un autre langage. Or ce qui constitue et instaure la cohérence de ce discours, c'est précisément la bouche de celui qui la prononce, la bouche du poète ou du prophète. C'est la posture de se rapporter à "d'où cela parle", ce qui est un mode fondamental d'appartenance, plus important que la collection des opinions. Ce n'est pas très grave que les opinions soient diverses.
6°) La question du Nom de Jésus.
a) L'invisible et le visible du Nom de Jésus. Ce que dit le Nom.
La première chose c'est d'avoir l'oreille ouverte à quelqu'un que je puis nommer, en sachant que ce nom-là n'est pas son Nom : Jésus. Car nous avons appris à distinguer l'invisible et le visible du Nom, le prononcé et l'imprononcé du Nom [9]. Le Nom ne dit pas simplement ce qu'aujourd'hui nous appelons un nom. Le Nom, c'est tout le complexe qui se constitue dans un dire qui comporte un voir, qui comporte un discernement, qui comporte un appel vocatif.
Rappelez-vous [10] les verbes hébreux de Gn 1, wayyomer, wayyar, wayyavdel, wayyiqra : "il dit", "et il vit" que cela était bon, "et il sépara", "et il distingua" lumière et ténèbre, "et il appela". Appeler a ici le sens,non pas simplement de donner une étiquette, un nom, mais de donner vocation et du même coup chemin et lieu d'être, cela donne un avoir-à-être.
b) L'acte essentiel de foi : être attentif, tendre vers l'insu.
L'appartenance, en effet, répond à la toute première attitude de l'entendre. La foi, c'est entendre. Et entendre, c'est se tourner vers. En effet : « Dans l'Arkhê était la parole ». Que dit-elle ? Rien : « Elle était tournée vers le Père ». Être entendant, c'est en premier être attentif, tendre vers. C'est la toute première chose. Ne croyez pas pour autant que nous sachions vers qui ultimement. Car nous savons précisément qu'il s'agit d'être tourné vers le ciel, le Père : mais ces noms-là sont des noms qui disent l'insu :« Le Pneuma tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Tu entends sa voix » (Jn 3, 8).
c) La question du nom de Jésus ; singulier et universel.
Donc nous avons ici l'analyse de l'acte essentiel de foi, comme étant une vection première qui m'ouvre à entendre quelque chose qui reste inouï, in-entendu, à entendre de l'in-entendu. Je pense que cette essence de l'entendre, qui est donc du même coup l'essence de la foi – puisque la foi est essentiellement entendre, le verbe le plus usité par rapport à ce que désigne la foi – cette essence-là, tournure vers l'inouï est, je l'espère, j'en suis même certain, beaucoup plus répandue que le nombre des personnes qui savent dire Jésus. Et néanmoins c'est le même.
Il y a là un chemin de méditation sur un irremplaçable singulier du nom de Jésus, tout cantonal qu'il soit, et sur l'universel dans un autre sens, qui est en question dans cette affaire. Ce rapport de l'universel et du cantonal, qui est aussi un rapport à méditer, nous le retrouvons à nouveau comme un problème, comme une question et comme quelque chose qui est un indice de la préoccupation de l'Évangile.
Nous aurions dû revenir au texte, le compléter par des passages du chapitre 17. Mais j'ai préféré, même si un type de discours comme celui-là est un peu approximatif, indiquer des chemins de réflexion.
[1] Vous avez ici la transcription de la quinzième rencontre sur le thème de la prière, à saint-Bernard de Montparnasse, le 21 mai 2003. Lors de cette rencontre de nombreuses pistes ont été ouvertes par J-M Martin dont plusieurs sont méditées plus longuement dans des rencontres précédentes, et dans d'autres endroits. Vous avez en note les références des messages concernés déjà parus sur le blog à ce jour (janvier 2014).
[2] C'est pourquoi chez Paul on trouve à propos de la dernière Cène : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », alors que Jésus a sans doute dit : « Ceci est ma chair, ceci est mon sang » d'après Jn 6. Voir le message du blog : Différents sens du mot chair chez Paul et chez Jean ; Jn 3, 6 ; Rm 1, 1-4 ; Jn 1, 13-14
[3] Verbe qui ne possède pas, dans l'usage habituel, toutes les formes du type de conjugaison auquel il appartient.
[4] J-M Martin a médité ces pronoms dans la rencontre précédente, voir le message du blog : LA PRIÈRE, 14ème rencontre : dimension vocative du Nom ; rapports de "je", "tu" et "il". Le Nom du Père est le Fils.
[5] Ceci est médité dans le message du blog : Autour des notions de symbole et sacrement. Le pneuma..
[6] Ceci est médité dans le message du blog : La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique.
[7] Sublunaire : Tout ce qui est de la terre, d'ici-bas.
[8] J-M Martin distingue l'Évangile et les évangiles. Dans tout ce passage il faudrait souvent entendre sous le mot Évangile le mot christité. Pour ce mot "christité" voir les messages du tag christité sur le blog.
[9] Voir le message "chapitre 12" le paragraphe "Nouvelle approche" juste avant la partie "méditation sur les pronoms je, tu, il voir le message : LA PRIÈRE, 12ème rencontre : Première approche de la question du "nom".
[10] Voir le message LA PRIÈRE, 13ème rencontre : Nom, voix, appel. Extraits de Gn 1 et de l'évangile de Vérité, au 2°) a) Le déploiement du dire en Gn 1.