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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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15 avril 2024

Le temps de l'accomplissement. Interview de J-M Martin par P Chamard-Bois, pour la Lettre de la Mission de France

« Il nous faut sortir d'une façon de penser le temps à partir du faire, et entrer dans la perspective de l'accomplissement qui est la façon proprement christique d'être-au-temps. » Voici ce que proposait Jean-Marie Martin en réponse aux questions posées par Pierre Chamard-Bois dans la "Lettre aux communautés" n° 240, Mai-juin-juillet 2007, revue de la Mission de France, ce numéro ayant pour thème "Le temps change". (Voici la page d'abonnement : https://missiondefrance.fr/lac-lettre-aux-communautes/).

 

Pierre Chamard-Bois est décédé le 8 avril 2019 (il y a donc cinq ans), c'était un ami de Jean-Marie Martin investi à de multiples endroits, voir l'hommage que Malou le Bars lui a rendu (https://bl-bretagne.bible-lecture.org/souvenir/).

Voici un extrait de l'édito que Pierre a écrit pour cette Lettre aux communautés n° 240 :

Croire au Christ invite à voir le temps – l’instant – de sa venue parmi les humains comme le centre de l’histoire. Ce qui le précédait est dévoilé dans sa réalité profonde, et ce qui suit comme un temps orienté par la réception de cette révélation dont il est la visibilité. Non un temps de progrès, mais un temps de travail où l’Esprit œuvre dans la vie de chacun, et par elle, dans ce que nous nommons encore l’histoire avec la précision “du salut”. Nous sommes dans les temps derniers : ce qui invite à penser autrement l’avenir que sur le mode du futur. Ce qui est à-venir est présent. 

« L’heure vient et c’est maintenant. » Cette parole sonne toujours au présent de l’indicatif. Voilà bien un temps nouveau, qui ne cesse de se renouveler, et qui opère depuis la fondation du monde. C’est le temps réel des chrétiens. Non pas un temps qui passe, mais le temps qui vient.

 

Le temps de l'accomplissement

 

 

Pierre Chamard-Bois : On entend souvent dire que nous héritons de deux conceptions du temps, l'une d'origine grecque qui privilégie l'éternel recommencement symbolisé par le cercle, l'autre de souche juive présentant le temps comme une flèche orientée du passé vers l'avenir, en une histoire qui est identifiée comme celle du salut.

Jean-Marie Martin : Cette distinction n'est pas pertinente. Toutes les cultures connaissent ces deux acceptions du temps. Les fêtes, en particulier religieuses, reviennent régulièrement selon un calendrier liturgique que le peuple juif utilisait. D'autre part la société grecque n'était pas temporellement enroulée sur elle-même.

 

P. C.-B. : Nous sommes aujourd'hui plus sensibles soit à une conception du temps ancré dans son origine pour laquelle il s'agit d'éviter l'épuisement de l'intensité première, soit à une notion de progrès tourné vers un futur radieux. Dans le Nouveau Testament, qu'est-ce qui l'emporterait ?

J.-M. M. : Ni l'une ni l'autre. Nous sommes dans une pensée du dévoilement, de l'accomplissement. Ce qui nous apparaît comme second, le Christ, est révélé comme premier. Cela est dit clairement par exemple en Jean 1, 30 où Jean-Baptiste dit de Jésus : « Après moi vient un homme qui fut avant moi, parce qu'il était premier par rapport à moi. »

Pour comprendre cela, il faut sortir d'une façon de penser le temps à partir du faire, de l'action. On ne peut accomplir que ce qui est, qui est de toujours, secrètement, alors qu'on ne peut faire que ce qui n'est pas encore. Dans la logique du faire, on ne peut pas être et[1] avoir été. Dans la perspective de l'accomplissement, on ne peut être que si on a de toujours été. Le dévoilement est le dévoilement de ce qui est là en germe depuis la fondation du monde, comme dit Jésus.

Le temps est pensé à partir de la symbolique végétale de la semence et du fruit. Ce n'est pas une comparaison avec ce qu'on sait déjà. Cela nous mène autrement dans le temps. Là où nous pensons commencement et fin, l'Évangile, en particulier celui de Jean, mais aussi les épîtres de Paul avec d'autres mots, propose de comprendre une intimité de l'origine (arché en grec) et de la fin (eschaton en grec).

 

P. C.-B. : S'agirait-il de vivre dans l'instant présent ?

J.-M. M. : Pas du tout. L'instant présent appartient à une pensée chronologique, comme une charnière entre le passé et le futur. Dans Jean, il s'agit d'un changement complet de point de vue. Cela peut apparaître comme paradoxal : c'est quand cela s'en va que cela vient. Le Christ vient à nous quand il monte au Père. Il se donne comme Fils quand il se donne à voir comme allant au Père, dans la résurrection. Monter vers le Père, c'est pour lui, venir à nous comme Ressuscité. Au chapitre 20, Marie-Madeleine s'entend dire par Jésus qu'elle ne doit pas le retenir mais aller vers ses frères pour leur dire qu'il vient, justement en allant vers son Père. C'est contraire à nos représentations de courte vue où nous imaginons qu'aller vers le Père c'est, pour Jésus, s'éloigner de nous. Ce qui joue ici sur un mode spatial est identique à ce qui arrive temporellement. C'est quand on s'éloigne de l'arché qu'on se rapproche le plus.

 

P. C.-B. : Cela mérite peut-être quelques éclaircissements.

J.-M. M. : Bien sûr. Je vous propose de lire un passage de l'évangile de Jean, à la fin de l'épisode où Jésus rencontre une Samaritaine (chap. 4). Les disciples qui s'étaient absentés, reviennent et proposent à manger à Jésus. Il leur répond : « J'ai, moi, une nourriture à manger que vous ne connaissez pas. » Devant leur interrogation, il continue : « Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que je porte à terme son œuvre. » Il faut comprendre que la volonté du Père, c'est que se déploie la semence, le germe qui est déposé à l'origine. On pourrait dire que la volonté correspond au moment séminal. L'œuvre est la semence portée à l'accomplissement. C'est ce que la suite du passage révèle : « Ne dites-vous pas qu'encore un laps de quatre mois il est et la moisson vient ? Voici, je vous le dis : levez vos yeux et contemplez les champs parce qu'ils sont blancs pour la moisson. »

 

P. C.-B. : Nous sommes donc dans le temps de l'accomplissement.

J.-M. M. : C'est exact. Mais cela ne peut se voir que si on quitte la vue basse et qu'on « lève les yeux », qu'on regarde à partir d'en-haut. Dans la vue basse, on est dans le temps chronologique : « encore quatre mois ». L'heure vient et c'est « maintenant ». Ce n'est pas notre maintenant comme instant (déjà plus et pas encore, une extase de notre temps). Le maintenant est l'intimité de l'arché et de l'eschaton. La semence est dans le fruit comme le fruit est dans la semence. Le plus originaire se dévoile dans le plus accompli. Cela est dit dans la suite (v. 36) : « Le moissonneur reçoit un salaire et rassemble du fruit pour la vie éternelle, afin que le semeur et le moissonneur se réjouissent ensemble. » Le semeur dans l'arché et le moissonneur dans l'eschaton se retrouvent ensemble dans la joie.

 

P. C.-B. : La joie est l'expression de cette intimité de l'originaire et de l'accompli, de la semence et du fruit. D'ailleurs, le fruit est, dans notre expérience, ce qui, en partie, sert de semence pour une récolte à venir.

J.-M. M. : Certainement, mais ici nous parlons d'une unique moisson où le fruit est la semence dévoilée. Les semailles et la moisson, c'est en même temps.

Je voudrais aussi souligner que le fruit est rassemblé pour la vie éternelle. Il s'agit bien de rassembler ce qui était dispersé. C'est aussi un thème paulinien où ce qui est dispersé est rassemblé en un seul corps, le corps du ressuscité. Où ce qui est déchiré est récapitulé. Il y a une convergence extraordinaire entre Jean et Paul sur ce sujet. Ce qui est semence / fruit pour Jean est ce que Paul articule comme semence / corps. Et qui peut s'entendre aussi comme mystère / dévoilement, ou encore comme : volonté du Père / œuvre du Père menée à son accomplissement par le Fils. Ce que Jean nomme "mon heure" dans l'évangile de Jean, c'est ce que Paul appelle le kaïros, le moment favorable, la belle saison.

 

P. C.-B. : Ce temps est de toutes les époques. Il s'agirait donc de lever les yeux pour voir ce qui est déjà là ?

J.-M. M. : Oui, mais c'est d'abord une question d'entendre. Entendre la Parole donne de voir. Ce qui fait venir et ce qui fait voir est la même chose. La semence vient à maturation, à corps, en venant à visibilité. La révélation n'est pas la communication d'une information. Elle est donnée dans le fait même qu'elle est dévoilement. Le temps johannique est le temps de ce processus.

 

P. C.-B. : Comment ce temps se déploie-t-il dans ce que nous appelons histoire ?

J.-M. M. : L'Évangile n'est pas "historique", il est dénonciation du temps historique, un temps mortel. La résurrection ressaisit autrement le passé, présent et le futur.

Les premiers disciples attendent comme très proche le retour de Jésus. On dit qu'ils se sont trompés. En forçant le trait, je dirais qu'ils étaient effectivement plus proches du retour que nous le sommes. La marche du temps n'est pas une histoire qui va d'un point à un autre d'une façon continue et progressive. Nous sommes plus éloignés de la fin des temps que les apôtres. La fin des temps n'est pas l'extrémité du temps que nous imaginons. C'est la fin du temps historique et le dévoilement d'une autre temporalité.

 

P. C.-B. : La fin des temps est derrière nous !

J.-M. M. : Le temps qui coule sans que nous puissions le retenir n'est pas la réalité profonde du temps. Le temps dont parle Jean est ce qui fonde le temps tel que nous le percevons communément. L'éternité, qu'on trouve dans l'expression vie éternelle, n'est pas une prolongation indéfinie du temps historique. Elle en est l'origine. Le temps que nous percevons comme historique, marqué par la mort, prend fin avec la résurrection de Jésus, dont nous sommes partie prenante.

Nous sommes dans l'eschatologie non encore pleinement accomplie et non plus dans l'histoire. Le temps de l'accomplissement n'est plus le temps chronologique. Nous sommes dans le septième jour de la création. La résurrection est le septième jour. La résurrection n'est pas un événement ponctuel du temps chronologique : le Père commence à ressusciter le Fils avec le septième jour, même si nous n'en avons la révélation claire qu'en Jésus à un moment particulier de l'histoire.

Les six premiers jours sont les jours de la déposition des semences. Le septième est le temps des hommes, le temps de la croissance de la semence, le temps du Fils, c'est-à-dire le temps où l'œuvre du Père se continue en lui. Le septième jour, le Père n'est pas retourné dans la passivité. Il œuvre par le Fils, depuis le début de ce que nous appelons l'histoire. Et l'œuvre du Fils s'accomplit désormais par l'Esprit qui répand sur toute chair, et donc aussi la nôtre, la résurrection.

 

P. C.-B. : Pouvons-nous hâter les choses ?

J.-M. M. : Nous le demandons dans la prière… Le demander y contribue peut-être. Dans la prière, nous tutoyons l'insu, nous entrons en intimité avec le lointain comme lointain. Cela nous met dans la position la plus profonde qui soit : celle de recevoir.

 

Comme mère et fille, le temps,

L'homme et la femme font l'espace.

Les heures sonnent sur la place

où l'ombre de l'arbre s'étend[2].

 

[1] Note de C. Marmèche : Dans l'article publié, il y a une erreur à cet endroit puisqu'on y trouve : "on ne peut pas être sans avoir été", car à de nombreuses reprises J-M Martin affirme : « Nous disons : “on ne peut pas être et avoir été,” alors que dans cette perspective (évangélique) on ne peut être que si on a de toujours été, de manière cachée » comme on le trouve dans Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre... (dans le paragraphe "Les différences entre les structures caché/dévoilé et prévu/réalisé" de la lecture de Ep 1, 3-22) C'est pourquoi j'ai modifié en mettant "et" et non "sans".

[2] Quatrain de Jean-Marie Martin.

 

 
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