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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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27 janvier 2024

La dénomination banale de Dieu comme historien du salut

Le christianisme s'est adapté à la domination de l'histoire à une époque récente de l'Occident. Cela a donné lieu à l'exégèse dominante et à la vulgarisation de l'histoire du salut. L'histoire substitue "le fait" à "la ratio". Nietzsche a émis des critiques intéressantes dans son livre Aurore : critique de la notion de finalité ; critique de la notion de fait et d'histoire. Comment en tenir compte ?

Ceci est extrait du cours de théologie de Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1974-75. Le message précédent a traité de la dénomination banale de Dieu comme "créateur du monde", après avoir donné l'introduction du chapitre. La troisième dénomination banale de Dieu examinée est Dieu comme "instituteur de la morale", cela figure dans le message suivant.

  1. La dénomination banale de Dieu comme créateur du monde, et introduction à la question de Dieu aujourd'hui
  2. La dénomination banale de Dieu comme historien du salut : présent message
  3. La dénomination banale de Dieu comme instituteur de la morale :

 

II – La dénomination de Dieu comme HISTORIEN DU SALUT

 

Voilà une autre dénomination de Dieu : historien du salut. Nous indiquons le présupposé, nous prenons connaissance d'une critique, puis dans un troisième temps, nous examinons la critique de la critique et du critique.

 

1) Le présupposé.

La domination de l'histoire marque une étape plus récente de l'Occident. Et cette histoire a pris des formes variées : compilatrice, humaine, critique, philosophique. Le christianisme s'est adapté, et cela a donné lieu, d'une part à l'apparition de ce que nous avons appelé "l'exégèse dominante", et d'autre part à la vulgarisation de la notion d' "histoire du salut" qui fait désormais partie du discours chrétien moyen.

En tant que l'histoire succède au primat du logique – et l'on pourrait considérer que si le logique désignait le vœu de l'époque médiévale, l'histoire pourrait être celui des temps modernes – elle substitue la notion de fait, et de "fait brut", à la ratio.

En tant qu'elle succède à une cosmologie de la nature physique, au sens médiéval, elle s'introduit dans la région des finalités. Et elle donne lieu d'abord à une certaine moralisation – nous voyons jouer ici implicitement l'opposition très banale du physique et du moral, mais cela nous aide à cadrer, à accentuer, à ponctuer cette histoire – ; puis cela inaugurera, de même que la psychologie dominante, la région des sciences humaines.

Le rapport même du métaphysique d'une part et de l'histoire d'autre part aura donné lieu à une réflexion très aigue chez Hegel par exemple. Mais dans le plus banal, il donnera lieu à la revendication du fait brut contre toute forme de spéculation – l'expression démentie par les faits. Alors la théologie d'une part, la vulgarisation chrétienne d'autre part participeront toujours de quelque façon des différents aspects que nous avons énumérés.

Nous avons montré jusqu'ici la succession d'une étape historique à une étape logique. En réalité l'étape logique rendait possible l'étape historique car les choses étant considérées désormais à une plus grande surface, logique et histoire relèvent l'une et l'autre du même présupposé, de la même distinction fondamentale entre le possible et l'effectif. En langage proprement métaphysique, c'est aussi ce qui porte la distinction entre essence et existence. Dans la représentation plus banale, c'est cela qui permet de distinguer le projet et la réalisation (ou le dessein de Dieu et l'événement).

La distance entre ces deux pôles est désormais pensée comme chronologique, c'est-à-dire qu'en tout cela une certaine précompréhension du temps s'insinue, précompréhension qui contribue à désigner l'histoire comme la région de l'effectif.

Nous savons qu'il est difficile de décrire un mouvement aussi vaste dans ses intentions les plus profondes en quelques ligues. Nous retenons trois mots parce que nous y reviendrons dans la suite : le mot de finalité, le mot de fait, le mot de temps.

 

2) La critique de Nietzsche

a) Une critique à propos du mot "finalité".

Nietzsche, AuroreNous allons examiner une critique de tout ce présupposé. Nous la prenons chez Nietzsche, et d'abord à propos du mot "finalité". Ensuite nous prendrons un autre texte à propos des mots "fait" et "temps".

D'abord un texte de Nietzsche à propos du mot "finalité". Il est tiré d'Aurore, les réflexions sur les préjugés moraux, n° 130, et intitulé "Causes finales[1] ? volonté ?"[2].

Nous nous sommes habitués à croire à deux royaumes, le royaume des causes finales et de la volonté, et le royaume du hasard. Dans ce dernier royaume, tout est vide de sens, tout s’y passe, va et vient, sans que quelqu’un puisse dire pourquoi, à quoi bon [pourquoi : cause finale] — Nous craignons ce puissant royaume de la grande bêtise cosmique, car nous apprenons généralement à le connaître lorsqu’il tombe dans l’autre monde, celui des causes finales et des intentions, comme une tuile d’un toit, assommant toujours un quelconque de nos buts sublimes.
Cette croyance aux deux royaumes provient d’un vieux romantisme et d’une légende : nous autres nains malins, avec notre volonté et nos causes finales, nous sommes importunés, foulés aux pieds, souvent assommés, par des géants imbéciles, archi-imbéciles : les hasards, — mais malgré tout cela nous n’aimerions pas être privés de l’épouvantable poésie de ce voisinage, car ces monstres surviennent souvent, lorsque l’existence dans la toile d’araignée des causes finales est devenue trop ennuyeuse et trop pusillanime, et ils provoquent une diversion supérieure en déchirant soudain de leurs mains la toile tout entière. — Non que ce soit là l’intention de ces êtres déraisonnables ! Ils ne s’en aperçoivent même pas. Mais leurs mains grossièrement osseuses passent à travers la toile comme si c’était de l’air pur. — Les Grecs appelaient Moïra ce royaume des impondérables et de la sublime et éternelle étroitesse d’esprit et ils le plaçaient comme un horizon autour de leurs dieux, un horizon hors duquel ceux-ci ne pouvaient ni voir, ni agir.
Chez plusieurs peuples cependant, on rencontre une secrète mutinerie contre les dieux : on voulait bien les adorer, mais on gardait contre eux un dernier atout entre les mains ; chez les Hindous et les Perses, par exemple, on se les imaginait dépendants du sacrifice des mortels, de sorte que, le cas échéant, les mortels pouvaient laisser mourir les dieux de faim et de soif ; chez les Scandinaves, durs et mélancoliques, on se créait, par l’idée d’un futur crépuscule des dieux, la jouissance d’une vengeance silencieuse, en compensation de la crainte perpétuelle que provoquaient les dieux. Il en est autrement du christianisme, dont les idées fondamentales ne sont ni hindoues, ni persanes, ni grecques, ni scandinaves.
Le christianisme qui enseigna à adorer, dans la poussière, l’esprit de puissance voulut encore que l’on embrassât la poussière après : il fit comprendre que ce tout-puissant « royaume de la bêtise » n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, que c’est au contraire nous qui sommes les imbéciles, nous qui ne nous apercevons pas que, derrière ce royaume, il y a — le bon Dieu, qui jusqu’à présent fut méconnu sous le nom de race de géants ou de Moïra, et qui tisse lui-même la toile des causes finales, cette toile plus fine encore que celle de notre intelligence, — en sorte qu’il fallut que notre intelligence la trouvât incompréhensible et même déraisonnable. — Cette légende était un renversement si audacieux et un paradoxe si osé que le monde antique, devenu trop fragile, ne put y résister, tant la chose parut folle et contradictoire ; — car, soit dit entre nous, il y avait là une contradiction : si notre raison ne peut pas deviner la raison et les fins de Dieu, comment fit-elle pour deviner la conformation de sa raison, la raison de la raison, et la conformation de la raison de Dieu ? — Dans les temps les plus récents, on s’est en effet demandé, avec méfiance, si la tuile qui tombe du toit a été jetée par l’« amour divin » — et les hommes commencent à revenir sur les traces anciennes du romantisme des géants et des nains.
Apprenons donc, parce qu’il en est grand temps, que dans notre royaume particulier des causes finales et de la raison ce sont aussi les géants qui gouvernent ! Et nos propres toiles sont tout aussi souvent déchirées par nous-mêmes et, tout aussi grossièrement, que par la fameuse tuile. Et n’est pas finalité tout ce que l’on appelle ainsi, et moins encore volonté tout ce qui est ainsi nommé. Et, si vous vouliez conclure : « Il n’y a donc qu’un seul royaume, celui de la bêtise et du hasard ? » — il faudrait ajouter : oui, peut-être n’y a-t-il qu’un seul royaume, peut-être n’y a-t-il ni volonté, ni causes finales, et peut-être est-ce nous qui nous les sommes imaginées. Ces mains de fer de la nécessité qui secouent le cornet du hasard continuent leur jeu indéfiniment : il arrivera donc forcément que certains coups ressemblent parfaitement à la finalité et à la sagesse. Peut-être nos actes de volonté, nos causes finales ne sont-ils pas autre chose que de tels coups — et nous sommes seulement trop bornés et trop vaniteux pour comprendre notre extrême étroitesse d’esprit qui ne sait pas que c’est nous-mêmes qui secouons, avec des mains de fer, le cornet des dés, que, dans nos actes les plus intentionnels, nous ne faisons pas autre chose que de jouer le jeu de la nécessité. Peut-être ! — Pour aller au-delà de ce peut-être, il faudrait avoir été déjà l’hôte de l’enfer, assis à la table de Perséphone, et avoir parié et joué aux dés avec l’hôtesse elle-même. »

Il serait intéressant de regarder cette page du point de vue même de son langage, nous allions dire des images qui sont employées. C'est là que Heidegger dirait, comme il le dit en d'autres endroits : s'agit-il seulement d'images ?

Il y a cette mythologie du nain et du géant, cette région des causes finales et des intentions, et la région des grands hasards – régions ou royaumes ; il y a cette image de la toile d'araignée : la symbolique de l'araignée par rapport à la raison, la symbolique de la déchirure de la toile ; il y a surtout la vieille symbolique du cornet à dés et des mains qui manient, symbolique qui, comme symbolique, remonte à Héraclite (Ve siècle avant JC) qui a été reprise de nombreuses fois par Nietzsche et qui se retrouve chez Mallarmé par exemple. Il y a de belles pages comparatives de Mallarmé et de Nietzsche à propos du cornet de dés dans l'ouvrage de Gilles Deleuze sur Nietzsche.

Nous allons retenir simplement, radicalement, un soupçon porté. Nous disons "un soupçon porté" puisque c'est "peut-être" qui domine à la fin. Il y a un soupçon porté sur la notion de cause finale et de dessein premièrement d'un point de vue cosmique. Vous avez remarqué que, dans une deuxième partie, le soupçon se déplaçait à l'intérieur même de chacun de nous : y a-t-il un deuxième royaume ? y a-t-il un royaume des causes finales qui ne soit pas autre chose que rêvé ?

Vous avez noté, en passant, l'interprétation du christianisme comme transportant le royaume rêvé des causes finales à l'interprétation globale de l'ensemble avec l'idée de "raison plus fine que notre raison". Alors le soupçon en général qui est inauguré ici est un soupçon qui se retrouve bien sûr à propos de Dieu, et qui se retrouve aussi à propos de l'idée d'homme. Nous voulons dire que, parce que Nietzsche ne parle pas ici sectoriellement, en réalité il se fait l'écho de quelque chose de très vaste et de très commun à toute l'histoire du monde contemporain.

 

b) Une critique à propos de l'histoire en tant qu'elle porte la connotation du fait et du temps

Voici maintenant une autre page de Nietzsche, cette fois à propos du "fait" et du "temps", ou plus exactement à propos de l'histoire en tant qu'elle porte la connotation du fait et du temps. Elle est encore tirée de Aurore, n° 307[3]. Elle s'intitule "Facta ! oui Facta Ficta !" : facta (les faits) et ficta (les fictions), mais il est vrai que facta et ficta viennent l'un et l'autre du même verbe "faire".

  • L’historien n’a pas à s’occuper des événements tels qu’ils se sont passés en réalité, mais seulement tels qu’on les suppose s’être passés : car c’est ainsi qu’ils ont produit leur effet [très belle critique de la notion d'histoire]. Il en est de même pour lui des héros présumés. Son objet, ce que l’on appelle l’histoire universelle : qu’est-ce, sinon des opinions présumées sur des actions présumées qui, à leur tour, ont donné lieu à des opinions et des actions dont la réalité cependant s’est immédiatement évaporée et n’agit plus que comme une vapeur, — c’est un continuel enfantement de fantômes sur les profondes nuées de la réalité impénétrable [magnifique définition de l'histoire]. Tous les historiens racontent des choses qui n’ont jamais existé, si ce n’est dans l’imagination.

Nous avons dit que c'était là une critique de l'idée dominant de l'histoire. Nous choisissons Nietzsche en dépit de ce que ces textes peuvent avoir apparemment – nous disons bien "apparemment" – d'outrancier et de simplificateur. Ses textes sont extrêmement révélateurs du moderne qui n'est pas encore là d'ailleurs, du moderne qui vient.

Le premier texte critiquait la notion de finalité, le second critiquait la notion d'histoire sous le rapport de jadis.

 

3) La critique de la critique et du critiqué.

Nous avons maintenant l'intention d'instaurer la critique de cette critique – mais attention ! c'est la critique de cette critique et du critiqué (ou du présupposé) qu'elle-même critiquerait. Nous voulons dire que nous n'allons pas critiquer la critique de Nietzsche pour justifier l'idée d'histoire du salut.

Nous reprenons l'ensemble simultanément, c'est-à-dire nécessairement à un niveau très profond pour ce qu'il y a de commun entre Nietzsche et ce qu'il critique. Et ce commun n'apparaît dénoncé, nous semble-t-il, qu'à partir de la résurrection.

Nous allons donner ici quelques indications mais celles-ci ne ramassent pas bien tout ce qu'il serait possible de dire. Elles ne sont pas un discours victorieux à mettre à la place du discours précédent. Ces indications sont un renvoi à votre propre lecture, à celle que nous avons tentée ensemble de la résurrection en début de l'année.

 

a) Passer du rapport projet/réalisé au rapport semence/fruit.

À propos du rapport dessein/fait qui est une distinction que nous avons étudiée davantage en certaines années parce que c'était dans un langage paulinien, mais cette année où nous nous référons à saint Jean, nous y avons cependant fait allusion en appelant ce rapport non pas dessein/fait mais projet/réalisé - c'est aussi la distinction médiévale entre cause finale et cause efficiente[4].

      dessein    -      fait
      projet       -     réalisé
      finale       -     efficiente

Ce qui précède est le schéma par quoi est compromise la délicate jointure constitutive du discours chrétien que nous caractériserions d'abord comme rapport de caché à dévoilé, et qui dans un autre langage s'appelle proto-eschatologie de la parole au détriment de la finalité.

      caché-dévoilé
      proto-eschatologie

 

b) Entendre à partir de la résurrection

En langage philosophique, nous dirions que l'escha-tologie a fait place à la téléo-logie, c'est-à-dire à une certaine précompréhension de la finalité. Or nous avons insisté sur cela que les premières choses ne devaient pas s'entendre dans un sens de simples desseins par rapport à leur réalisation ; et ne pas s'entendre non plus dans le sens qu'elles précèdent chronologiquement. Cela vaut également pour l'idée banale de création qui a traduit la protologie nous avons lue dans Jn 1, et pour l'idée de dessein de salut qui toujours déjà s'offre à nous pour hâtivement le traduire par ce que nous avons appelé la délibération jussive (Faisons l'homme à notre image).

Ce qui s'entend de la résurrection, c'est ce qui, sans jamais être possédé, nous permet de tenir à distance les appréhensions banales par lesquelles toujours je le mondanise.

Cela est fondé sur la réfutation du temps. L'histoire mortelle à quoi de naissance j'émerge, cette histoire mortelle n'accorde ou ne destine que d'infimes compréhensions pour l'homme. Ce qui émerge en Jésus vivant m'ouvre à dénoncer l'histoire mortelle.

Il y a quelques années de cela, nous avions dit des choses de ce genre dans un petit article qui a été publié dans Christus[5] :

  • « On a trop souvent exploité tour à tour l'eschatologie (pour le futur) et l'anamnèse (pour le passé) chrétiennes dans le but de justifier nos appréhensions natives du futur ou du passé. Nous avançons toujours munis déjà de nos questions, sans voir que, loin de les laisser intactes, le christianisme les met en cause. La nouveauté de la Résurrection, "réfutant" la mort, "confond" le temps mortel, le temps de la mémoire oublieuse. » Et nous indiquions déjà : « Il nous faudra observer les retombées de ce principe sur notre notion d'histoire, instance privilégiée dans les théologies récentes, en dépit, d'autre part, des acceptions les plus diverses de ce mot… »

Mais notez que cela est par ailleurs lié à une critique de la langue, et dans un troisième temps à une critique de l'être ensemble, nous aurons l'occasion d'y revenir.

  • « En outre notre langage nous fournit des repères hâtifs pour le mystère de notre naissance et de notre mort et nous pousse à les penser comme des faits datables dans le cadre d'un temps homogène. Or ils ne sont datables que pour autrui ; notre naissance s'enveloppe pour nous-mêmes en étrange ignorance, et notre mort ne sera un fait que pour ceux qui nous survivront. Nous pensons donc notre mort à partir d'un regard étranger. Un être ensemble est toujours impliqué, une conception de la société s'infiltre toujours dans la compréhension de notre naissance et de notre mort… »

C'est un peu cela que nous essayons de développer maintenant par rapport précisément à la notion d'histoire.

Protologie[6]. Nous voudrions porter notre attention sur ce cadre homogène dans lequel censément s'inscrivent l'histoire et la préhistoire : les origines de l'homme. Vous voyez ce qui est traité par là dans le domaine préhistorique. Or la protologie ne précède pas cela, la protologie dénonce cette appréhension du passé. Quand nous disons qu'elle "dénonce", cela ne veut pas dire qu'elle dénonce à tous égards ; cela ne veut pas dire que l'on ne puisse pas poser cette question des origines préhistoriques de l'homme ; cela veut dire que ce n'est pas "la" question.

 

Et c'est ici que s'introduit la notion de krisis. Si bien que lorsque nous disions tout à l'heure que nous faisions une critique de la critique et du présupposé critiqué, la krisis (la critique) dont il est question ne peut être ici que krisis à partir de la résurrection. Nous avons dit que la structure de krisis qui est le signe de la croix chez saint Jean, sauvegarde et dénonce simultanément. Or de son côté, l'histoire elle-même est ambiguë ; l'histoire lit mais aussi elle enracine. Nous voulons dire par là que l'histoire est partout refusée au nom de la liberté, mais que d'autres fois elle est revendiquée au nom de la sécurité. Or ni notre liberté, ni notre sauvegarde ne sont dans l'histoire ; ce qui nous sauvegarde, nous ne le possédons pas.

Il y a encore un petit mot étonnant de Nietzsche à ce sujet. Aurore n° 281 :

  • « Le "moi" veut tout avoir. — Il semble que l’homme n’agisse en général que pour posséder : du moins les langues qui ne considèrent toute action passée que comme aboutissant à une possession permettent-elles cette supposition (« j’ai parlé, lutté, vaincu », cela veut dire : je suis maintenant en possession de ma parole, de ma lutte, de ma victoire). Comme l’homme apparaît avide ! Ne pas se laisser arracher le passé, désirer l’avoir encore, lui aussi ! »

Le verbe "avoir" est souligné deux fois dans le texte… Notre sauvegarde n'est pas là, et nous revenons à cette idée de double anamnèse, c'est-à-dire d'une mémoire dénoncée et d'une anamnèse sauvegardante qui est l'anamnèse des "premières" choses, et non pas des "plus anciennes".

 

Nous pensons que dans le banal existe une sorte de présence proto-eschatologique[7] invocative[8]. L'invocation comme présence est présente en quelque point du banal, et c'est sans doute un lieu très précieux ; mais malheureusement le discours chrétien tend à le faire dévier en l'étalant sur la surface d'une histoire et en tentant de le justifier par une chronologie.

 

[1] Les quatre causes identifiées par Aristote sont les suivantes : cause matérielle (la matière qui constitue une chose) ; cause formelle (l'essence de cette chose) ; cause motrice (ou efficiente) (le principe de changement) ; et cause finale (ce « en vue de quoi » la chose est faite). Par exemple la cause matérielle d'une écuelle est le bois ou le métal, son essence le fait de pouvoir contenir des aliments, sa cause motrice le procédé par lequel on l'a fabriquée et sa cause finale son usage en alimentation.

[3] Cf. https://fr.wikisource.org/wiki/Aurore_(Nietzsche)/Livre_quatri%C3%A8me.

[4] Les quatre causes identifiées par Aristote sont les suivantes : cause matérielle (la matière qui constitue une chose) ; cause formelle (l'essence de cette chose) ; cause motrice (ou efficiente) (le principe de changement) ; et cause finale (ce « en vue de quoi » la chose est faite). Par exemple la cause matérielle d'une écuelle est le bois ou le métal, son essence le fait de pouvoir contenir des aliments, sa cause motrice (ou efficiente) le procédé par lequel on l'a fabriquée, et sa cause finale son usage en alimentation.

[6] La protologie traite des premières choses.

[7] Comme dit avant "proto-eschatologie" correspond au rapport caché/dévoilé et non projet/réalisé

[8] J-M Martin dit ailleurs : « Il nous importe beaucoup que la prière ne soit pas d'abord considérée comme un moment mais comme une qualité de toute la vie, comme une qualité de tout discours. Que cette qualité se rassemble en moments privilégiés et prenne un trait dominant, c'est sans doute nécessaire comme l'expérience même des grands priants nous le montre ; mais ce n'est pas là le premier lieu de réflexion sur la prière. » Et aussi « La prière comme la parole ont toujours une certaine entrée dans la proximité de ce qui me précède. Nous voulons dire qu'entrant dans la prière, j'entre dans ce qui me précède ; nous voulons dire que ma prière me précède.» Et encore : « Entendre la parole oriente au-delà d'elle. Nous voulons dire : le Père n'est jamais un objet saisi, mais dans l'appréhension du Christ comme visage, je suis vocativement tourné vers là d'où il vient. C'est un lieu jamais saisi, jamais compris, sinon précisément en tant qu'il m'oriente. Et de m'orienter me situe à nouveau dans mon être-au-monde même par rapport aux autres directions. » La prière nous précède, cela implique le renversement de notre idée de parole, et il s'agit d'accéder à cette région de la Parole. Cf. Penser la prière comme une qualité de toute la vie, comme accession à la région de la Parole.

 

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