Anamnèse. Évangile, Eucharistie, Église. (Article de J-M Martin paru dans Christus n° 76, octobre 1972)
Cet article paru dans la revue Christus n° 76, octobre 1972, comme le suggère la présentation de Christus qui figure au début, n'est pas d'un abord facile, et il peut être profitable d'avoir lu préalablement par exemple la méditation de l'hymne de Philippiens 2[1]. Le mot "anamnèse" vient du grec : ana "vers le haut" et mnésis "action de se souvenir" ; « Faites ceci en mémoire de moi (eïs tèn émèn anamnèsin) » (Lc 22,19 et 1 Co11, 24-25).
- Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : anamnese.
Présentation de la rédaction de Christus.
L'article qu'on va lire est une méditation tournée vers le sens premier du message chrétien, trop souvent recouvert et appauvri par nos traductions et nos interprétations.
L'auteur renvoie donc au langage même du Nouveau Testament qui est écrit en grec. Pour nous lecteurs à qui ses références feraient difficultés, nous donnons ci-dessous la traduction courante des mots employés : à simple titre de repères, puisque, justement, cette traduction va être mise en cause et retravaillée dans l'article (N. D. L. R.)
agapê : charité
aischyné : honte
anagennésis : régénération
anastasis : acte de se lever, résurrection (sens religieux)
apocalypsis : révélation
archê : commencement, principe
berakah (hébreu) : bénédiction
boulé : ce qu'on veut de façon réfléchie
charis : grâce
doxa : gloire
echaristo : il donna par grâce
egeirein : faire lever, ressusciter (sens religieux)
eggus : proche
eikôn : image
ekklésia : rassemblement, église (sens religieux)
energeia : force en action
ens creatum (latin) : être créé
eschata : réalités ultimes (eschatologie)
eucharistia : reconnaissance = le sens ecclésiastique
hamartia : péché
harpagmon : rapt, vol
homoiôma : objet ressemblant
hôs anthropos : comme homme
Klêsis : action d'appeler, d'inviter
logos : parole, raison
mirabilia (latin) : exploits admirables
morphê : forme
mysterion : mystère, chose secrète
parrhêsia : franchise
pistis : foi
poiêsis : action de faire, poésie
prosagôgé : accès, introduction
ta panta : toutes les choses
thelêma : volonté
Anamnèse
Fréquenter l'origine chrétienne n'est pas restituer l'histoire des premiers temps du christianisme. Nous tenterons d'entendre l'anamnèse, mais non pas de justifier un passé dans le sens où la question se pose à nous de prime abord. En effet, on a trop souvent exploité tour à tour l'eschatologie et l'anamnèse chrétienne dans le but de justifier nos appréhensions natives du futur ou du passé. Nous avançons toujours munis déjà de nos questions, sans voir que, loin de les laisser intactes, le christianisme les met en cause.
La nouveauté de la Résurrection, « réfutant » la mort, « confond » le temps mortel, le temps de la mémoire oublieuse. Il nous faudra observer les retombées de ce principe sur notre notion d'histoire, instance privilégiée dans les théologies récentes, en dépit, d'autre part, des acceptions les plus diverses de ce mot.
Bien que le discours apostolique conjugue ses verbes au passé, au présent et au futur, la parole qui recueille la Résurrection ne reste intacte qu'en apparence. Un sens banal du temps est déjà impliqué dans le langage, qui nous précède et parle avant nous : le temps et le langage de notre première naissance nous constituent. Or, l'homme nouveau ne laisse pas plus intact le langage que le sens du temps. Ce n'est pas à partir de nos grammaires, mais à partir de ce qui est en cause dans le discours apostolique, que nous apprendrons à ne pas confondre le passé historique avec le passé nouveau ou « inouï », le futur de l'espoir avec l'eschatologie de l'espérance, et le présent avec la présence eucharistique. Les temps de nos verbes, comme du reste les déclinaisons de nos substantifs, ou la syntaxe de nos affirmations et de nos négations, se trouvent soulevés de l'intérieur pour une fonction nouvelle et inouïe.
En outre, notre langage nous fournit des repères hâtifs pour le mystère de notre naissance et de notre mort, nous pousse à les penser comme des faits datables dans le cadre d'un temps homogène. Or ils ne sont datables que pour autrui. Notre naissance s'enveloppe pour nous-mêmes en étrange ignorance, et notre mort ne sera un « fait » que pour ceux qui nous survivront. Nous pensons notre mort à partir d'un regard étranger. Un être-ensemble est toujours impliqué, une conception de la société s'infiltre toujours dans la compréhension de notre naissance et de notre mort, un mode donné de présence et d'absence nous y installe. Et c'est cette compréhension qui sert de terrain solide à ce que nous appelons l'histoire : tel est le point de vue réputé « objectif ». Mais la Résurrection porte en elle la confusion de la mort sous ce rapport aussi : la présence et l'absence constitutives d'un être-ensemble nouveau ne laissent pas intacte notre société native.
Ainsi le langage, le temps, l'être-ensemble de notre première naissance se trouveront mis en cause simultanément. Nous essayons d'entendre la Mémoire inouïe qui résulte de la Résurrection. Nous le ferons à partir de mots qui ont nommé l'essence même de l'être chrétiens: Évangile, Eucharistie, Église. Nous méditerons trois fois la même Chose, trois fois reprise à partir de ces trois mots essentiels.
I – Évangile
Pistis, le nom le plus fondamental de l'être chrétien, se comprend à partir de la Résurrection, et cette dernière ne connaît pas d'autre recueil que Pistis. Notre mot de foi, dans ses nuances doctrinale ou fiducielle, traduit mal, en ce que nous l'interprétons d'une activité subjective, à quoi correspond la Résurrection comme « objet ». D'avoir ainsi interprété chacun des termes dérange leur délicate relation originelle. Disons que Pistis est l'accueil et la garde fidèle de la Résurrection. Nous verrons plus loin que l'anamnèse eucharistique trouve son fondement déjà dans cette Pistis même, qui a donc le trait de la mémoire inouïe. De même, l'Évangile ne se borne pas à notifier la Résurrection comme son objet, mais il nomme la même mise en œuvre (energeia) qui éveille et Jésus de la mort et notre cœur de l'oubli mortel. Résurrection, Évangile et foi s'entendent ensemble ou ne s'entendent pas.
Résurrection
On pense la mort biologiquement et le péché ethiquement. Et si l'on persiste ainsi, on s'interdit d'entendre Paul dont la pensée ne résulte pas de l'addition de ces deux points de vue. Ainsi la Résurrection ne se pense pas à partir de notre notion de la mort. Nous ne pouvons l'entendre qu'à partir du discours apostolique en tant qu'il réveille en notre expérience des « traces » de ce dont il s'agit[2]. Se lever, marcher, s'éveiller, se remémorer, connaître, tels sont les mots qui développent le plus souvent la nouvelle naissance ou la résurrection. C'est avec ces mots-là que Paul parle à notre expérience : egeirein, que nous traduisons par ressusciter, signifie faire lever, éveiller ; « Éveille-toi, ô toi qui dors ». Anastasis, que l'on traduit par résurrection, désigne le fait de se remettre debout. ; « Lève-toi et marche » ; « marcher en nouveauté de vie » ; c'est ce qui donne sens à anagennésis, nouvelle naissance. Le surgissement du nouveau sur l'ancien, l'émerveillement de la lumière après la ténèbre, le trait de la « connaissance » après l'ignorance, la liberté après la servitude : tout le vocabulaire de Paul commente la Résurrection. Ce vocabulaire énumère les lieux de notre expérience aptes à devenir une trace pour l'approche, un écho pour la Parole.
Mais ces mots n'accèdent pas à la fonction de traces sans que l'expérience ne s'en modifie. Finalement l'éveil qu'est la foi elle-même nous permet seule de professer en vérité la Parole ; par là s'explique que la foi soit originellement un autre nom du salut, et non pas seulement son commentaire ou sa notification. « Nous sommes ressuscités », « Jésus ressuscita », « nous ressusciterons » ne disent pas trois articles de foi, ne composent pas trois actes de foi qu'il faudrait ensuite organiser, mais décrivent trois traits de la même Chose. L'expérience humaine se laisse mettre en cause dans la constante nécrose de l'ancien, et la constante naissance du nouveau, comme dans le Seigneur la Résurrection porte le trait de la mort constante, de la kénose pour nous, de l'absence au « monde » et, en un autre sens, aux siens.
Évangile et évangiles
L'Évangile de la mort s'exprime dans les évangiles de la vie mortelle. Si les évangiles ne se rangent pas dans l'histoire entendue en notre sens, comme on le reconnaît, ils le doivent non à l'emprunt fortuit d'un « genre littéraire », mais à la nature même de la Mort-Résurrection. Ce que nous prendrions pour une chronique est beaucoup plus déjà : une anamnèse. Nos plis les plus habituels nous conduisaient à dissocier en eux un « fait » et un mode littéraire de dire, au lieu de discerner un mode original d'être à la Résurrection, qui est la Pistis apostolique.
Le cheminement conjecturé qui conduit du Jésus de l'histoire au Christ de la prédication importe moins que l'intelligence de l'Évangile dans les évangiles, que la fréquentation de l'Origine dans les origines. S'il faut parler ici de chemin, suivons celui qui conduit de la Parole à ce qu'elle recueille.
Philippiens 2 dessine le modèle de tout évangile. Notons en passant que ce modèle hymnique déploie déjà l'aspect de célébration dont nous dirons qu'il appartient à l'anamnèse, ce qui confirme encore les évangiles comme anamnèses apostoliques. Mais venons au texte. Le verset 6 dit : « prédominant en Image de Dieu ». Il faut y sous-entendre non pas « quoique », mais « parce que prédominant en Image de Dieu », reconnaissant le dévoilement de l'Image dans la vie mortelle et dans la mort. Parce qu'il est Image, il se fait écoutant jusqu'à la mort. On sait que cette lecture de la vie mortelle et de la mort de Jésus, qui est le projet de tout évangile, s'exprimera le plus clairement dans l'évangile de Jean. Mais déjà le texte de Philippiens lève l'ambiguïté du temps : celui de l'écoute, de la prière ou de la présence n'est que « semblable » à celui de notre oubli, la vie mortelle kénotique à la vie mortelle « adamique ». Morphê commente eikôn (Rom. 8, 29), tandis que homoiôma désigne cette simple similitude à la chair de péché (Rom. 8, 3), qui fait le Christ hôs anthropos, seulement semblable à l'humanité « adamique », qui constitue ici l'instance de comparaison. La mort du Christ et la mort adamique, sans compter ailleurs la mort ennemie, doivent être soigneusement distinguées, ainsi que les structures en couple ou en conflit avec la vie, auxquelles elles donnent lieu. Nous retrouverons plus loin des précisions sur ce texte. Mais qu'il nous suffise ici de retenir que le lieu nouveau de la temporalité du Christ ne se discerne dans sa vérité qu'en respectant le chemin de l'anamnèse apostolique, et cela ne va pas sans une mise en cause de notre sens du temps, et de l'histoire qui en est issue.
Nommer les Premières Choses
L'Évangile dans tous ses discours confesse la Résurrection, et ce faisant il nomme la Première Chose. Quand la Genèse nomme le Ciel et la Terre comme premières choses, nous ne l'entendons pas si nous laissons intactes nos mentions de ciel et de terre, qui ne nomment pas cela chez nous. Un ancien traduit-il « dans le Principe Dieu créa le Caché et le Manifesté », nous le prenons pour allégorisant. En fait il s'approche le plus de ce qui est en cause dans le texte, et notre traduction, pourtant littérale, s'écarte. Il en va de même pour la première chose de l'Évangile, où le mot de Résurrection s'entend immédiatement en référence aux Premières Choses. La résurrection elle-même se recueille dans une protologie[3] et se reconnaît, dès le discours apostolique, dans les méditations protologiques du livre de la Genèse. Premier-Né, Archê, Sagesse, Image (de la délibération « faisons l'homme à notre image »), Parole et Lumière de Genèse 1, 3, etc., Toutes ces dénominations commentent originellement la Résurrection elle-même. L'ancienneté du Christ de l'Évangile ne date pas, non plus que la mémoire profonde qui le recueille. Elle s'origine à ce « moment » évoqué en Genèse 1, 27, « faisons… », qui se décrit comme caché (mystérion), délibération (boulé), volonté (thelêma), et à quoi répond immédiatement le « moment » de la Résurrection comme apocalypsis, dévoilement de ce caché. Malheureusement nous avons appris à additionner une histoire de Jésus à une spéculation sur un Dieu d'intemporalité logique, alors que le Christ de ses témoins met en cause et la spéculation et l'histoire par l'originel de l'Évangile. Pour rassembler ce que nous venons de dire et nos réflexions antérieures sur la foi comme recueil ou entour de la résurrection, les quelques versets de 2 Corinthiens 4, 4-6[4] peuvent inviter à la plus fructueuse méditation.
Vocatif
Dans la foi nous avons envisagé surtout jusqu'ici l'aspect de profession (exhomologèse) exprimé en évangile et en protologie. Il faut reconnaître en outre son aspect d'épiclèse ou d'invocation. Voir les deux citations de Romains 10, 11 et 13, dans un contexte fondamental pour l'intelligence de Pistis. Disons en simple que la foi comporte déjà en elle-même ce trait de la Prière. Qu'elle comporte en elle-même ce trait de la Prière, nous conduira à entendre l'Espérance et le « futur » eschatologique. Qu'elle ait toujours déjà le trait de la louange et de l'« eucharistie » nous permettra ensuite d'entrer dans notre seconde méditation sur l'Anamnèse comme Présence. Mais auparavant voyons ce qui est impliqué par ce trait commun du vocatif.
On a remarqué qu'à l'origine de certaines langues les mêmes mots disent ce que les grammairiens distingueront ensuite comme pronoms personnels et comme adverbes de lieu. Ainsi le même mot désigne « je » et « ici » ; « tu » et « là » ; « il » et « là-bas ». Or l'invocation est essentiellement vocative et entend par là marquer une proximité. Nous trouvons là, non pas thématisé mais impliqué dans la structure de la première pensée chrétienne en tant qu'elle est toujours prière, le sens de la proximité ou de la présence. La proximité nomme la justification, c'est-à-dire que, détruisant la honte (aischyné), cette honte mystérieuse que les anciens appelaient péché, elle permet d'accéder à l'Origine, au Père, d'une présence et avec une parole proches, aisées, familières. C'est ce que disent les mots de prosagôgê et de parrhêsia, c'est ce que supposent les mots de justification et de salut.
Le chapitre 8 de l'Épître aux Romains conduira nos deux réflexions suivantes. La première, allusive seulement, porte sur le génitif inouï de l'expression "Fils de Dieu". Ce génitif, toujours compris dans l'affirmation de la Résurrection, car l'expression signifie « ressuscité » (Rom. 1, 3 entre autres), marque le renvoi au caché du Christ. Mais ce caché reste tel, et on ne s'en approche que vocativment. On accède au Père, mais précisément par le vocatif « Abba, Père », qui est toujours inclus dans la profession du Fils. Génitif et vocatif composent ici de façon inouïe. Nous ne pouvons ici parler de l'Esprit, dont la fonction en cela est pourtant longuement évoquée dans Romains 8, mais retenons que c'est dans l'acte même de Pistis que s'esquisse un reflet trinitaire par quoi le croyant devient le lieu de séjour et d'accueil de ce mystère.
Notre dernière réflexion, en revanche, nous conduira jusqu'au seuil de notre prochaine méditation. La demande oriente vocativement vers un futur et marque ainsi une Espérance. Ce langage du futur nous ouvre à une réflexion sur les Dernières Choses, les eschata, et nous invite à distinguer le futur « historique » de nos projets et l'eschatologie de l'Invocation. Ce futur marque l'absence, mais l'absence de Ce dont nous avons déjà parlé sous le trait de la Présence. La proximité vocative est simultanément le sens de l'éloignement et par là donne lieu au « cri », car la foi est aussi un cri (Rom. 8, 15). L'Eucharistie nous dira comment la foi est un chant.
II – Eucharistie
Dans la déclinaison du nom, le vocatif est le cas de la présence et de l'absence. La foi, qui a déjà le trait du vocatif, la foi déjà prie et demande. Or, l'invocation est l'aurore, la première lueur de l'accueil comme accueil. Nous voulons dire que le Jour plein, le don s'annonce comme don du fait qu'il soit demandé. Le Don se dit Charis, et l'eucharistia nomme le sens du Don, l'accueil du présent qui s'offre. Aussi la foi est déjà une mémoire eucharistique. Les deux sens du mot français « présent » comme temps et comme don pourraient nous aider à méditer ce que dit le mot eucharistie.
De même que les traités de la pénitence étudiaient la pénitence comme vertu avant de la considérer comme sacrement, il faudrait entendre l'eucharistie d'abord comme vertu, ou plutôt comme mode d'être au monde. C'est en ce sens que saint Paul emploie habituellement le mot, pour désigner soit une façon d'user des choses, et notamment de la nourriture, soit une façon d'accueillir les événements, les nouvelles. « J'eucharistie, faisant sans cesse mémoire de vous » : une façon de tenir dans la mémoire. Mais, dans le premier chapitre des Romains, il montre que cet être aux choses et aux événements s'entend radicalement comme mode d'être au monde. Ce qui rend inexcusables les Nations, c'est de n'avoir pas su « eucharistier » (1, 21), c'est-à-dire reconnaître le don dans leur regard sur le monde. À cette hamartia fondamentale répond la colère de Dieu. Cela dérive ensuite dans une série d'inversions qui ne sont que la conséquence, ou plutôt le dévoilement, de l'inversion originelle : d'avoir pris le monde à l'envers. Ne pas eucharistier, ne pas reconnaître comme don, dévoile le péché, suscite la colère de Dieu[5]. Nous verrons qu'à rebours, ce qui dévoile la Grâce de Dieu, c'est, dans le Christ et pour l'humanité, le mode eucharistique d'être au monde.
À cette façon d'être correspond une façon de dire. On la rapporte à la berakah juive, celle qui chante les mirabilia de la création ou les événements originels du Peuple, et qui les chante précisément de façon privilégiée à l'occasion des repas. Mais là encore nous sommes tentés de réduire à nos propres façons de voir en analysant dans ce discours un « souvenir » des actions de Dieu, à quoi s'ajoute ensuite un sentiment l'émerveillement et d'action de grâces. Un constat à quoi s'ajoute un « merci bien ». Cette réduction manque l'essentiel : l'acte d'eucharistier met en cause les présupposés à l'aide desquels nous tentons de l'analyser. Que le sens du don, en revanche, affecte déjà l'eucharistie comme regard, nous le remarquerons progressivement à propos du monde, puis de la vie du Christ, enfin de la dernière Cène, avant de revenir à la notion de présence à propos de notre eucharistie sacramentelle.
Le monde donné
La théologie chrétienne considère le monde comme un produit (ens creatum). Cependant, de la poiésis originelle à l'artisanat médiéval, puis à la production industrielle, le verbe « faire » a subi une histoire réductrice. Il y a connivence entre le verbe « faire » et l'emploi privilégié du mot « fait » dans l'expression « c'est un fait », qui rejoint notre appréhension du « il y a ». Notons que dans l'expression « c'est une donnée » tout est entendu sauf précisément le sens du don. La conception de l'histoire comme liée au fait, et la conception du monde comme produit, ont coexisté avec l'intelligence chrétienne. Mais le « poème » cosmogonique, puis la Cause efficiente, puis la production déiste jalonnent des étapes d'inégale intelligence. Au terme, dans l'athéisme, la connotation extrinsèque de la Cause peut tomber, sans que le sens du monde soit touché, celui que l'on considère aujourd'hui comme un stock de matériaux utilisables et posés là, ou comme une réserve d'énergie au sens technique. Dans la théologie, c'est à partir de ce constat du monde ou du fait que la raison s'évertuerait à rencontrer Dieu.
Or, il n'y a rencontre de Dieu que pour autant que le nouveau regard sur le monde comporte déjà sa direction vocative. Et ce regard ne compose pas avec notre regard vieilli. Il apparaît dans nos sources que la poiésis est originellement pensée comme « dire » instituant. Le Logos créateur est l'archétype de tout dévoilement approchant, et c'est pourquoi donc nos Pères trouvaient à exprimer l'approche de Dieu en Jésus dans les termes mêmes des premiers versets de Genèse. Deux modes inégaux d'être au monde. Dans le mode eucharistiant, il s'agit d'un don et non d'un fait, perçu par Pistis et non par constat, accueilli par eucharistie et non par saisie. Ce dernier mot nous reconduit à Philippiens 2.
Vie eucharistique de Jésus
L'Évangile de Philippiens 2 annonce le mode d'être au monde du Christ, le trait dominant de sa vie. Le texte développe l'opposition entre Adam et le Christ, entre l'humanité adamique et l'humanité christique. La référence à Adam est moins explicite que dans d'autres passages de Paul, mais elle s'y laisse deviner à bien des indices. Cette opposition réside en ce que le premier a voulu se saisir de l'égalité à Dieu (cf « vous serez comme des dieux »), et par là l'a manqué, ainsi que la seigneurie et la maîtrise sur la mort, tandis que le Second par son attitude « écoutante » se constituait en accueil de cette Seigneurie comme don. Deux termes marquent cette opposition qui structure le texte : harpagmon pour le premier et echarisato pour le second. Un autre rapport, que nous avons étudié déjà, celui de la kénose ou de la mort du Christ à sa propre gloire (doxa), ne s'y entend pas, en revanche, comme un rapport d'opposition, mais comme un rapport de complément d'aspectualité[6]. Nous en tirions que la Résurrection est seule à dévoiler ce qu'était déjà la vie mortelle du Christ. L'Image, parce qu'elle s'oppose à Adam, se dévoile et dans la forme paradoxale de la kénose et dans celle de la doxa, qui témoignent également pour le sens du Don.
Le dernier Repas
Nous avons remarqué que l'eucharistie est le trait fondamental de l'existence mortelle de Jésus. Mais les synoptiques, relatant le dernier Repas, recueillent l'attitude eucharistique de Jésus en un geste. Nous avons vu que l'eucharistie comme attitude consiste en une façon émerveillée et reconnaissance d'être à l'endroit des choses et des événements. Or, ici, Jésus, eucharistiant pour le pain et le vin, eucharistie simultanément pour l'événement de sa mort. « Ceci est mon Corps livré, mon Sang versé. » En eucharistiant, il accueille l'événement de sa mort et cet accueil dévoile sa mort comme une mort pour la vie, comme une mort nouvelle.
L'anamnèse – et le terme apparaît à cet endroit – nomme le rapport de notre eucharistie à l'eucharistie première du Christ. Nous chercherons dans un instant à préciser ce rapport. Mais dès maintenant nous savons qu'il dépend de ce qu'il en est de l'eucharistie du Christ. Si l'on a entendu ce que nous avons évoqué au long de ces pages, on sait que l'eucharistie, comme trait fondamental de sa vie mortelle et comme attitude devant sa mort, pose Jésus en relation inouïe à la Résurrection. Affirmer que Jésus est mort ne sert de rien. Mais confesser la mort de Jésus est déjà dire la Résurrection, car sa mort est quelque chose de sa Résurrection. L'anamnèse de la mort et de la vie nouvelle n'ajoute pas le souvenir historique de la vie de Jésus à la présence du Ressuscité, mais accueille de façon originale le trait de sa mort dans celui de sa gloire.
Notre eucharistie sacramentelle
Originellement le sens de la présence du Ressuscité s'implique dans la foi qui dit Jésus Vivant et dans l'espérance de son proche Retour. L'absence de Jésus ne se réduit pas au banal n'être-pas-là qui n'est trace de rien. Cette absence, qui prolonge le trait de sa mort, cette absence aux siens est pour eux trace de sa présence. La trace de la présence, déjà impliquée dans le vocatif de la foi et de l'espérance, s'explicite formellement dans la Fraction du Pain.
C'est à propos de cette fraction du pain que se réfléchira la notion de présence, comme aussi celle d'anamnèse. Mais, en attestant la présence, elle ne justifie pas pour autant notre présent. On manque le propre de l'anamnèse en pensant les sacrements comme la reprise historique, comme la succession de l'historicité de Jésus. Soit dit en passant, cela nous inviterait à repenser la succession apostolique elle-même, en domaine ecclésiologique. Mais revenons à l'eucharistie.
Notre présent historique n'est pas plus justifié par le Christ que notre passé ou notre futur. La triple extase de notre temporalité est confondue par la Résurrection, et non pas seulement l'un de ses éléments ou de ses moments. Il ne faut pas chercher le spécifique du christianisme en invoquant l'eschatologie contre notre passé, et l'anamnèse contre notre futur. L'anamnèse n'est pas le souvenir du passé, de la mort jadis, alors que la célébration atteindrait le Ressuscité dans un maintenant banal, et que l'attente de la gloire se rapporterait à un futur prolongeant la ligne de l'histoire. La proto-eschatologie de l'anamnèse dit un Présent nouveau. Cette immédiateté de la proto-eschatologie marquait le temps du Christ, et nous trouvons bien léger de prétendre qu'il s'est trompé en croyant la Fin imminente. L'entour apostolique de Jésus, les évangiles et l'eucharistie sacramentaire, nous restituent sa vérité.
III – Église
La foi apporte avec elle une façon d'être ensemble. Église et Agapê nomment ce trait, et ces mots disent encore ce qui recueille le Christ. Nous ne pouvons ici que nous limiter à quelques indications.
Voix et Église
Invoquer approche, disions-nous, mais l'appel se meut déjà dans la proximité. Pour que j'appelle, il faut cet espace de l'audition et de la voix. Pour invoquer, il faut avoir été appelé. Or, l'Évangile est essentiellement appel ou vocation, et par là encore il se distingue de la parole dissertante. Romains 8, 29-30 : « Ceux qu'il a connus d'avance et qu'il a déterminés d'avance à être conformes à l'Image qu'est son Fils, de telle sorte que Celui-ci soit premier entre beaucoup de frères, ceux-là il les a aussi appelés… » Nous retrouvons les deux moments de l'Évangile, cette fois comme klêsis, appel. Le premier moment se cache dans la délibération « Faisons l'homme à notre Image », vocation de l'humanité. Le second est celui du dévoilement, de la Résurrection du Christ. La Résurrection dévoile la vocation humaine. Ces deux moments seront plus clairement explicités dans le premier chapitre d'Éphésiens. Or, Genèse 1, 27, qui se lit ainsi du Christ, parle simultanément de l'ensemble de l'humanité. Klêsis, vocation, est Ekklêsia, convocation. L'ecclésiologie s'enracine dans la Résurrection comme protologie de l'Image. Il n'y a pas de Pistis qui n'ait fondamentalement le trait de l'Ekklêsia, pas de vocation qui ne soit convocation. Saint Paul dit : « ceux du Christ », en un génitif qu'il faut bien se garder de réduire à nos acceptions d'appartenance sociale ou de référence à un enseignant, génitif qui indique la foi et comme confession et comme mise en œuvre, découlement et présence de la Résurrection. Cette Relation originale sera décrite comme de la Prémice à tous, puis de l'Archê à la totalité (ta panta), enfin de la Tête au Corps.
Agapê
Nous notions que la compréhension de la mort et de l'être en société s'impliquent pour constituer un certain sens de l'histoire. La nouvelle compréhension de la mort implique de même un nouvel être-ensemble pour constituer la Présence. Le Christ met en cause la mort comme finitude, mais aussi comme solitude, et c'est la dimension de l'Agapê, du Soin réciproque, qui donne un sens nouveau à la proximité. Il ne faudrait pas penser que le christianisme soit fait d'un événement à quoi s'ajoute fortuitement un enseignement moral sur l'« aimez-vous ». En réalité le Soin est de l'essence même de la Résurrection. De même chez Paul il n'y a pas une doctrine à quoi s'ajouteraient des préoccupations morales, mais l'Évangile qui ouvre un espace neuf pour la marche du chrétien, puis la description de cet espace. La proximité (eggus) y désigne la même chose que l'intériorité, dont le contraire n'est pas le rapport aux autres, mais la haine. Le principe de cet espace est l'Esprit du Ressuscité, dont les fruits, c'est-à-dire la manifestation, sont paix, joie, etc. Et ce nouvel espace, ce nouvel être-ensemble est le recueil de la Résurrection.
On conclut un raisonnement ou une enquête. Ces quelques pages n'étaient qu'une méditation. Nous avons essayé de conduire à un lieu d'où la question de l'Anamnèse s'aperçoit. Il ne s'agit pas d'organiser les résultats de notre écoute, mais de les laisser mettre en péril dans une nouvelle approche. Il s'agit encore et encore de fréquenter l'origine.
[1] Il se réfère à plusieurs reprises à la lecture de Ph 2, texte auquel J-M Martin se rapporte très souvent (cf Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation ).
[2] Ce passage a été commenté par J-M Martin : « La résurrection ne s'entend pas à partir de notre conception de la mort [dont elle serait l'envers ou le contraire dialectique]. Nous ne pouvons l'entendre qu'à partir du discours apostolique [de ce qui est en cause dans le texte], en tant qu'il réveille en nous [dans notre expérience] des "traces" de ce dont il s'agit », et qui ne sont "traces" que le jour, précisément, où ce qui est en cause est entendu, car, avant, cette expérience n'est pas trace. Autrement dit, lorsqu'une vérité devient trace, elle n'est plus exactement ce qu'elle était avant d'être trace. Pour une expérience, en effet, le fait d'être référencée et relue par rapport à autre chose, fait qu'elle ne demeure pas intacte ; c'est donc que quelque chose s'est découvert. Et ce qui me fait lire une expérience comme signe c'est que déjà quelque chose à l'intérieur s'est découvert. (Cf Penser la Trinité II, 2°) a).)
[3] Protologie. Du grec prôtos, « premier » et logos, « parole ». Doctrine qui traite des origines.
[4] « 3 Si aussi notre Évangile est caché, il a été voilé à ceux qui marchent à leur perte 4 parmi lesquels le Dieu de cet aïon a aveuglé les intelligences des infidèles pour ne pas voir l'illumination de l'Évangile (qu'est l'Évangile) de la gloire (de la présence) du Christ qui est l'image de Dieu. 5 Car ce n'est pas nous-mêmes que nous proclamons mais Jésus Christ [comme] Seigneur, par contre nous-mêmes [sommes] vos serviteurs à cause de Jésus. 6 Car le Dieu qui a dit : "De la ténèbre luira la lumière", c'est lui qui a fait luire dans nos cœurs en vue de l'illumination de la connaissance de la gloire (de la présence) de Dieu dans le visage du Christ. »
[6] Par « aspectualité » l'auteur indique que les divers « noms » donnés au mystère du Christ ne constituent pas des entités séparables, des espèces de choses ; mais ils sont des « aspects » divers et liés d'une seule et même réalité, des modes de nommer qui ne s'additionnent ni ne se dissocient, mais convergent (N. d. l. R. de Christus).