La purification du lépreux en Mc 1,40-45, Mt 8,2-4, Lc 5,12-14 et dans le papyrus Egerton. Par Joseph Pierron
Le lépreux est un être intouchable. Évidemment, il n'est plus intouchable du fait qu'il est touché. Mais encore faut-il qu'il soit touché… et dans ce cas il entre dans le domaine des frères. C'est ce que Joseph Pierron met en valeur ici, comme son ami Jean-Marie Martin (à qui est dédié le présent blog) l'avait mis en valeur dans un ancien cours (cf. Marc 1, 40-45 : La purification du lépreux).
Joseph Pierron (1922-1999), prêtre des Missions étrangères de Paris, professeur d'exégèse au séminaire des Missions étrangères de Paris et à la Mission de France, spécialiste de la période IIe siècle avt JC – IIe s. après. Lorsqu'il était à l'École Biblique de Jérusalem en 1952, il a participé au déchiffrement de manuscrits (Cf. Qui est Joseph Pierron ?). Ceci est la transcription d'une rencontre qu'il a animée en 1981 dans un petit groupe qui se réunissait en lien avec l'église Saint-Merry, il y livrait sa pensée en précisant bien qu'il ne fallait pas la figer, elle évoluait en effet. Plusieurs enseignements de lui figurent dans le tag Joseph Pierron. La transcription n'ayant pas été relue par lui peut comporter des erreurs. Certains passages ont d'ailleurs été repris au niveau des textes cités.
Le récit de la purification du lépreux
Par Joseph Pierron
Ce récit se trouve chez les trois Synoptiques. En Marc et Matthieu l faut veiller à bien traduire "il fut purifié" et non "il fut guéri" comme on trouve dans certaines Bibles.
- Marc 1. « 40Un lépreux s’approche de lui ; il le supplie et tombe à genoux en lui disant : “Si tu le veux, tu peux me purifier.” 41Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit : “Je le veux, sois purifié.” 42A l’instant, la lèpre le quitta et il fut purifié. 43Et l'ayant menacé, Jésus le jeta dehors aussitôt. 44Il lui dit : « Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit en témoignage pour eux.[1]»
- Matthieu 8 « 2Et voici qu'un lépreux s'approcha, se prosterna devant lui et dit : "Seigneur, si tu veux, tu peux me purifier." 3Il étendit la main, le toucha et dit : "Je le veux, sois pur." Et à l'instant il fut purifié de sa lèpre. 4Alors Jésus lui dit : "Garde-toi d'en parler à personne ; mais va te montrer au prêtre, et offre le don prescrit par Moïse, en témoignage pour eux." »
- Luc 5. « 12Jésus était dans une des villes ; et voici, un homme plein de lèpre, l'ayant vu, tomba sur sa face, et le pria en disant : “Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier.” 13Jésus étendit la main, le toucha, et dit : “Je le veux, sois purifié.” Aussitôt la lèpre le quitta. 14Puis il lui ordonna de n'en parler à personne. Mais, dit-il, va te montrer au prêtre, et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit en témoignage pour eux. »
Si on compare le récit de Marc avec les récits de Matthieu et Luc, on voit qu'ils ont retouché des détails, en particulier les passages où Jésus apparaît comme un homme impatient, excédé. En effet, chez Marc, le type le menace, et Jésus se met presque à l'injurier ; ensuite, l'ayant purifié, il le met dehors. Il y a chez Marc une violence du point de vue de la peinture de Jésus, violence qui n'apparaît ni dans Matthieu ni dans Luc.
Ce qui apparaît dans ces trois récits de la guérison du lépreux, du point de vue structure, c'est que Jésus guérit le lépreux par un geste : il le touche. Or c'est un geste assez rare car le lépreux fait partie de ceux qui sont intouchables, il ne doit pas être touché. Le fait que Jésus le touche le fait passer dans ceux qui peuvent être touchés, c'est-à-dire qu'il entre dans le domaine des frères. Et ceci est une donnée fondamentale de l'évangile de Jésus-Christ : celui que la loi proclame comme impur, celui qu'on ne peut pas toucher, touche-le, il deviendra pur. C'est-à-dire : aies le courage de désobéir pour que l'homme devienne un homme. C'est un point clé qui apparaît au travers d'un simple geste, « il le toucha », c'est là qu'on trouve le sens profond : il y a la transgression, pas pour son propre bénéfice, mais pour le bénéfice de l'autre, pour que l'autre soit intégré dans la communion de la fraternité.
On a trouvé un récit à peu près identique dans le papyrus Egerton qui vient d'Égypte. Le nom vient du type qui l'a acheté en Suisse. C'est un papyrus qui est passé en fraude et qui est écrit en 120 après Jésus-Christ, donc qui est dans les écrits primitifs. Le récit de la guérison est très secondaire, mais à la base c'est un récit peut-être même plus primitif que celui de Marc :
- « Et voici qu'un lépreux s'approchant lui dit : “Maître Jésus ! En cheminant avec des lépreux et en mangeant avec eux à l'auberge, je suis, moi aussi, devenu lépreux. Si tu le veux, je serai purifié.” (9) Le Seigneur lui dit : « Je le veux, sois purifié » et aussitôt la lèpre le quitta. (10) Et le Seigneur lui dit : “Va te montrer aux prêtres.” (Traduction du Papyrus Ergeton 2[2]).
Dans le papyrus, on indique les circonstances dans lesquelles il a été contaminé, et c'est le seul cas où un lépreux est contaminé en portant secours à d'autres lépreux. C'est un trait secondaire qui vient de l'explication évangélique où on démontre que le type est devenu lépreux. D'autre part, dans ce texte, on emploie "le Seigneur" pour dire Jésus, or ce mot comme nom pour le désigner est toujours référé à la résurrection.
En Mc 1, 41, il est dit : « il étendit la main », c'est une formule qui n'est pas de Marc mais de Matthieu. Elle a dû être mise dans Marc lors de la rédaction finale. On la trouve à plusieurs reprises chez Matthieu, par ex. : « 48Jésus répondit à celui qui le lui disait : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? 49Puis, étendant la main sur ses disciples, il dit : “Voici ma mère et mes frères”. » Ou encore en Mt 14, 31, lorsqu'il est sur la barque et que Pierre va couler : « Jésus étendit la main, le saisit, et lui dit : “Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?” » (Mt 14, 31).
En Marc on trouve plutôt : "il imposa les mains", c'est le geste de bénédiction, par exemple Mc 6,5 : « il guérit quelques malades en leur imposant les mains » … Ce geste est la suite de la bénédiction de Dieu qui tombe sur celui qui a été choisi. ; Mc 10, 16 à propos des enfants :« il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains ».
L'exemple le plus typique c'est en Mc 8, 22 lors de la guérison de l'aveugle : « 22Ils se rendirent à Bethsaïda ; et on amena vers Jésus un aveugle, qu'on le pria de toucher. 23Il prit l'aveugle par la main, et le conduisit hors du village ; puis il cracha sur ses yeux, lui imposa les mains, et lui demanda s'il voyait quelque chose… » C'est-à-dire que Jésus refuse de toucher mais impose les mains. Et c'est d'ailleurs un miracle en deux temps puisque la première fois c'est à moitié réussi ! Les autres lui ont demandé le toucher, mais Jésus n'a pas voulu parce que chez Marc on ne touche pas. Là en fait, puisque que le gars ne voit qu'à moitié, finalement il lui touche les yeux avec les mains.
Cela veut dire que dans la mentalité de ces gens qui rédigent l'évangile de Marc, la maladie est considérée comme un phénomène social, comme une souillure, quelque chose qui doit être purifié. Les maladies sont attribuées à des esprits, un peu comme chez les Africains aujourd'hui.
Les Grecs n'aiment pas le contact physique, ils préfèrent la bénédiction. On trouve donc dans Marc et Luc le fait d'imposer les mains, tandis que chez Matthieu, Jésus touche les malades. Je pense que c'est Matthieu qui a introduit le toucher du lépreux, pour lui, il faut entrer en contact. C'est un sémite, Matthieu, et il écrit pour des sémites, or pour eux, il n'y a pas de communion si on n'entre pas en contact.
Quant au geste d'étendre la main, c'était primitivement un geste divin, le geste de Dieu quand il s'oppose aux ennemis. Par exemple lors de l'Exode : « Il les a délivrés à main forte et à bras étendus », c'est le geste qui désigne où est le mal, où est l'ennemi.
► Essai de reconstitution de l'évolution du texte.
Ce texte a donc été développé différemment selon les évangiles. Au début je pense qu'il y a eu un récit très simple de miracle, le récit devait être d'un type très proche du judaïsme. Le lépreux devait se tenir à distance comme le dit Marc, parce que chez les juifs un lépreux n'a pas le droit d'être dans les villes, et n'a pas le droit de s'approcher des gens de peur de la contagion. Donc le lépreux se tient distance et se met à crier : « Jésus aie pitié de moi », et il lui dit « Va-t'en, montre-toi aux prêtres ». Et il arriva, que tandis qu'il y allait, il fut purifié. Je pense en effet qu'il faut relier ce texte à celui de Luc 17,12 ou il y a la guérison de 10 lépreux. On voit bien que Jésus les renvoie aux prêtres. Et puis ensuite il y a un ordre et une attestation seulement pour se montrer aux prêtres conformément au récit du papyrus. Je pense que c'était le cas dans la première version de Marc, le récit a ensuite été modifié en fonction de Matthieu.
Matthieu, lui, est allé jusqu'au toucher : celui qui était intouchable, il le rend possible à toucher. Or le fait de toucher un lépreux rend impur, c'est-à-dire qu'on est exclu de la communauté des juifs. Et Matthieu, en insistant là-dessus, minimise la toute-puissance de Jésus.
Quant à Luc, dans ce passage, il ne fait que coordonner les données de Marc et de Matthieu, du moins du Matthieu araméen[3].
Ensuite, ce qui a été modifié, c'est que le lépreux s'approche, donc on tient moins compte des coutumes juives.
Ce qui est mis en avant, c'est la puissance de Jésus. Il ne dit pas : « Aie pitié de moi » mais « si tu veux, tu peux me purifier », donc il se situe dans un "vouloir".
Je pense que le récit primitif était certainement un récit de miracle qui a donné lieu à deux interprétations différentes :
- la maladie considérée comme une maladie (en saint Luc "la lèpre le quitte", de même dans le papyrus) ;
- la maladie considérée comme un phénomène de lutte contre le mal, à ce moment-là on dit qu'il fut purifié, c'est-à-dire qu'il était purifié de l'esprit mauvais. C'est ce qu'on a en Marc et Matthieu.
Du point de vue historique, on ne veut pas savoir si le lépreux a été guéri. De toute façon, le miracle n'est jamais le fait que quelque chose d'extraordinaire intervienne. Ce qui fait le miracle, c'est qu'il soit signe de la présence et de la parole de Dieu. Par exemple la sortie d'Égypte a pu se faire grâce à l'astuce de Moïse, il a pu monter une armée en profitant de la faiblesse de l'empire d'Égypte et, à cette époque-là ce sera perçu comme un miracle à cause de leur foi.
Autre exemple. Lorsqu'il est dit que Jésus a multiplié les pains pour nourrir les 5 000 hommes, il est probable que c'est dû au fait que les 5000 personnes ont distribué leur casse-croûte de façon que tout le monde mange, et c'est un aussi gros miracle que le fait que Jésus ait multiplié les pains. Ce n'est pas la réalité matérielle qui compte, c'est le fait que les 5000 personnes puissent devenir des frères, c'est ça le problème. Il reste cependant possible que Jésus ait effectivement multiplié les pains, je n'en sais rien, je n'en ai aucune preuve, mais je me dis que c'est la même chose que si tout le monde avait partagé ce qu'il avait. Autrement dit, le sens prime sur la réalité.
Pour les guérisons, c'est la même chose, ce qui est important c'est le fait que l'homme guéri (ou purifié) va être accueilli dans la communauté, et c'est un aussi gros miracle que si Jésus est intervenu par ses propres forces pour le guérir.
[1] Suite du texte : 45Mais une fois parti, il se mit à proclamer bien haut et à répandre la nouvelle, si bien que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais qu’il restait dehors en des endroits déserts. Et l’on venait à lui de toute part.
[2] Article de Maurice Goguel : https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1935_num_15_5_2946
[3] D'après la tradition Matthieu a écrit en araméen, et on est certain que ce n'est pas le Matthieu grec. Son école a réécrit le texte.