Par Patrick PRETOT : Les yeux ouverts des pèlerins d'Emmaüs (Luc 24, 13-35), article de La Maison Dieu
Le récit des pèlerins d'Emmaüs est perçu aujourd'hui comme "un des joyaux de l'Évangile" et est souvent mis en lien exclusif avec l'Eucharistie. Mais cela n'a pas toujours été le cas. A travers une étude très fouillée, Patrick Pretot retrace d'abord l'histoire de ce texte dans la liturgie, dans l'iconographie... Au début du III, il parle de l'abandon de la problématique historicisante : «le récit d'Emmaüs est l'écho de l'expérience de la première communauté chrétienne», et parle des lectures catholiques et protestantes. Il parle aussi d'ajourd'hui : «Trois verbes résument bien l'équilibre complexe auquel invite l'histoire de la tradition interprétative du récit des pèlerins d'Emmaüs : connaître, voir, croire. L'évidence eucharistique au sujet de ce texte interroge sur la santé de cet équilibre actuellement.»
Cet article figure sur ce blog dédié à Jean-Marie Martin car il prolonge le précédent article comportant la lecture de Xavier Thévenot de ce même texte comme relecture des récits de Genèse 2-3 par la première communauté chrétienne, J-M Martin insistant beaucoup sur ceci à propos des textes de saint Jean et saint Paul. L'article de P. Pretot pose aussi la question du lien entre Ecriture et iconographie, Ecriture et Eucharistie, deux sujets qui tiennent aussi à coeur à J-M Martin (cf par exemple Eucharistie : la nourriture ; repas et eucharistie dans les épîtres de Paul, chez Marc et chez Jean).
J'ai numéroté les gros titres pour faciliter le repérage : I- La place d'Emmaüs dans la liturgie ; II- L'iconographie ; III- La lecture moderne du récit des pèlerins d'Emmaüs
Christiane Marmèche
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LES YEUX OUVERTS DES PÈLERINS D'EMMAÜS
RÉFLEXION SUR L'UTILISATION THÉOLOGIQUE ET LITURGIQUE D'UN TEXTE ÉVANGÉLIQUE
Le récit évangélique des « pèlerins d'Emmaüs » (Lc 24, 13-35) est perçu aujourd'hui, non seulement comme « un des joyaux de l'Évangile[1] », mais encore comme un texte fondamental pour la théologie sacramentaire en général et pour la théologie de l'Eucharistie en particulier[2]. Plus encore qu'une référence pour la réflexion théologique, le récit a acquis un rôle central dans l'imaginaire liturgique contemporain. La référence à Emmaüs est devenue un passage obligé de nos représentations eucharistiques. Les tableaux de Rembrandt ne figurent-ils pas parfois dans ou sur nos livres liturgiques voire dans certains oratoires ? Le récit des pèlerins d'Emmaüs remplirait-il aujourd'hui la fonction qui était dévolue autrefois au récit de l'institution de l'Eucharistie ?
On a pu écrire que l'épisode des disciples d'Emmaüs était « l'archétype de la célébration liturgique[3] » : cette perception trouve-t-elle un écho dans l'histoire de la tradition ?
Le fil conducteur de cette recherche est la notion d' « anthropologie sacramentelle[4] ». L'hypothèse est que le fait de recourir à ce texte et la manière de le comprendre constituent un bon outil d'analyse de l'anthropologie sacramentelle dans son évolution historique.
Le rapprochement entre le récit des pèlerins d'Emmaüs et celui du péché originel (Gn 3), rapprochement fait par saint Augustin et saint Léon à l'époque patristique et que Xavier Thévenot a repris récemment de manière très suggestive[5], invite tout à fait à s'orienter dans ce sens.
Il a été procédé à des sondages à travers diverses sources d'ordre liturgique, patristique, exégétique, théologique et iconographique[6]. L'étendue du champ d'investigation conduit à privilégier certains éléments de la tradition occidentale. Les principaux débats en matière de théologie sacramentaire et spécialement eucharistique ont eu lieu en Occident et la recherche actuelle en matière de théologie sacramentaire est profondément tributaire de la tradition occidentale.
Nous avons dû également éviter certains domaines, soit faute d'accès aux sources, soit parce qu'ils exigeraient une approche spécifique, tels que les drames liturgiques du Moyen Age et les cantiques populaires[7].
I – LA PLACE D'EMMAÜS DANS LA LITURGIE
Le premier domaine de recherche a été la « tradition liturgique » c'est-à-dire les textes liturgiques eux-mêmes et les monuments littéraires dont l'inspiration a été puisée dans la célébration du culte. L'usage liturgique de cette péricope est spécifiquement lié aux célébrations des premiers jours du temps pascal. A l'époque ancienne, le texte est lu partout l'un des trois premiers jours de l'octave pascale[8].
La réforme liturgique de Vatican II a introduit une nouveauté en faisant de Lc 24, 13-35 l'évangile du troisième dimanche de Pâques de l'année A. Cette modification instaure une distance plus grande entre l'événement pascal et le récit d'Emmaüs. Le nouvel Ordo des lectures témoigne ainsi de la bipolarité du texte de Luc : placé dans l'orbite de la fête de Pâques, il apparaît comme l'un des récits d'apparition du Christ ressuscité (en ce sens son emploi pour la messe du soir de Pâques) ; situé au contraire plus tardivement dans le courant du temps pascal, il devient un intermédiaire entre la mémoire des apparitions du Ressuscité et la méditation christologique poursuivie durant les autres dimanches de Pâques à partir de la lecture de l'évangile de saint Jean.
Les commentaires liturgiques
Le récit lucanien a été mis en relation avec le rite de la fraction au cours de la célébration eucharistique[9] : c'est un exemple très intéressant d'influence par rapprochement.
Les premiers rapprochements entre Lc 24, 13-35 et la liturgie apparaissent au IXe siècle sous la plume d'Amalaire de Metz (mort vers 850)[10] :
« La fraction des oblats signifie cette fraction que le Seigneur fit pour les deux (disciples) à Emmaüs. Certains évêques ont l'habitude à ce propos, quand ils communient entre eux, de faire d'un oblat trois parts sur le modèle de ces trois, c'est-à-dire pour le Christ et Cleophas et comme (certains) disent, pour Luc[11]. »
Dans son Liber Officialis (813), Amalaire explique que le chant de l'Agnus Dei pendant la fraction correspond au dialogue entre le groupe des onze et les deux disciples lors de leur retour à Jérusalem[12]. Au-delà du IXe siècle, le rapprochement entre le rite liturgique de la fraction et l'épisode d'Emmaüs va devenir un thème courant.
Le pape Innocent III (mort en 1216) infléchit nettement la tradition en présentant la fraction comme un geste invitant à reconnaître le Seigneur dans l'Eucharistie[13].
On peut déceler ici une sorte de retournement : alors qu'Amalaire partait de l'action liturgique pour y découvrir le mystère caché, Innocent III part du texte scripturaire, pour en chercher une illustration rituelle. Un autre passage d'Innocent III tend à montrer que l'illustration du texte évangélique est parfaite jusque dans ses moindres détails :
« Le Pontife romain ne communie point au même endroit où il rompt l'hostie, mais il rompt l'hostie à l'autel et il communie à son trône, parce que le Christ rompit le pain à Emmaüs en présence des deux disciples, et qu'à Jérusalem il mangea en présence des onze. Nous lisons qu'à Emmaüs il rompit, mais non point qu'il mangea. Il n'est point écrit non plus qu'à Jérusalem il ait rompu, mais il est écrit qu'il y mangea[14]. »
Le plus célèbre liturgiste du Moyen Age, l'évêque de Mende Guillaume Durand (mort en 1296), cite explicitement l'interprétation d'Innocent III[15]. C'est à travers son Rationale Divinonim Oiffcionim qu'elle parviendra jusqu'à l'époque moderne[16].
L'euchologie ancienne
La place du récit d'Emmaüs est limitée[17]. Les quelques textes qui s'inspirent de cette péricope évangélique sont exclusivement concentrés sur le jour où celle-ci était lue à la messe.
Par ailleurs, cet usage reste en retrait par rapport aux virtualités du texte. Les allusions évoquent plus facilement la discussion qui eut lieu « en chemin » que l'épisode décisif de la fraction du pain. La péricope est interprétée fréquemment dans un sens moralisant, et si le lien avec l'Eucharistie est parfois exprimé, de manière très particulière, la reconnaissance est perçue comme le « type » d'une manifestation trinitaire[18].
La production euchologique récente
Une allusion au récit d'Emmaüs est entrée dans l'une des nouvelles prières eucharistiques, celle « pour les grands rassemblements » :
« Nous te glorifions, Père très saint : tu es toujours avec nous sur la route, et plus spécialement encore lorsque ton Fils Jésus nous rassemble pour le repas de l'Amour. Comme jadis pour les disciples d'Emmaüs, il explique pour nous l'Écriture et nous partage le pain. »
Cette référence explicite intervient au début de la prière eucharistique, immédiatement après le Sanctus et avant la première épiclèse sur le pain et le vin, qui apparaît comme en prolongement :
« C'est pourquoi nous te prions, Père tout-puissant : envoie ton Esprit sur ce pain et ce vin, afin que le Christ réalise au milieu de nous la présence de son corps et de son sang. »
Par l'expression « comme jadis », ce texte assimile de manière immédiate l'expérience des disciples d'Emmaüs à celle des chrétiens célébrant aujourd'hui l'Eucharistie. Il s'agit d'une référence fondatrice de la pratique eucharistique.
La liturgie des heures
Le Bréviaire romain, avant la réforme, avait deux antiennes inspirées de l'épisode d'Emmaüs : celles du Benedictus et du Magnificat aux laudes et vêpres du lundi de Pâques qui rappelaient l'épisode de la rencontre sur le chemin[19]. La reconnaissance du Seigneur à la fraction du pain ne paraît pas avoir retenu l'attention. Un regard sur une collection d'un millier d'hymnes latines n'a permis de relever aucune référence à l'évangile des disciples d'Emmaüs[20].
A l'inverse, le nouvel office est profondément marqué par la référence à cet épisode. Le récit est évoqué bien sûr durant le temps pascal, en particulier le mercredi de l'octave, jour où ce passage est lu à la messe. Il est présent dans le répons de l'office des lectures, les antiennes du Benedictus et du Magnificat ainsi que dans les intercessions. On le retrouve naturellement dans les antiennes des cantiques évangéliques du troisième dimanche de Pâques où c'est l'Évangile de la messe pour l'année A. Dans l'hymnodie récente, le thème apparaît abondamment. Plusieurs hymnes du temps pascal évoquent ce récit évangélique[21] et l'une d'elles, Jésus qui m'a brûlé le cœur, est entièrement une méditation sur ce texte[22].
Fait plus remarquable encore, sept hymnes du temps ordinaire font allusion au récit de Luc et parmi elles, deux s'y enracinent fondamentalement : Reste avec nous, Seigneur Jésus et Regarde où nous risquons d'aller. Dans la mesure où chacune des hymnes ainsi repérées est utilisée deux fois dans le cursus des quatre semaines adopté par La Liturgie des heures, cela signifie qu'une hymne sur six durant le temps ordinaire renvoie à l'évangile des disciples d'Emmaüs. Par rapport à Liturgia Horarum, l'adaptation française accentue nettement ce phénomène. Le déplacement est d'autant plus important qu'il touche des éléments où la part d'interprétation est plus grande : en effet, alors que les antiennes ne sont que de simples citations du texte évangélique, les hymnes et les prières constituent une lecture plus libre de l'évangile. Or ces textes mettent souvent en avant les connotations eucharistiques du récit de Luc.
II – L'ICONOGRAPHIE
Une double constatation s'impose : d'une part, c'est la scène de la rencontre sur le chemin, et cette scène seulement, que donnent à voir les plus anciens témoignages iconographiques dont nous disposons, notamment une mosaïque de Saint-Appolinaire le Neuf à Ravenne (deuxième moitié du VIe siècle)[23]. D'autre part, le thème est relativement moins fréquent que d'autres scènes du cycle de la résurrection comme par exemple les femmes au tombeau[24].
Les évolutions depuis le IXe siècle
La plus ancienne représentation connue du repas apparaît sur un écrin d'argent dit « du pape Pascal Ier »[25] daté des années 817-824, donc tout à fait contemporain des écrits d'Amalaire. Ce document est à rapprocher d'une miniature du codex Egberti[26], un manuscrit enluminé de l'école de Reichenau (environ 980). Dans les deux cas, le disciple de gauche incline profondément la tête en recevant dans ses mains un morceau de pain que le Christ lui tend de la main droite. De plus, sur l'écrin de Pascal Ier, le disciple a les mains couvertes, ce que Joseph Wilpert a interprété comme le signe d'une compréhension eucharistique de la fraction du pain[27].
L'iconographie du repas à Emmaüs devient un peu plus fréquente au cours du XIe siècle. Parmi les dix représentations recensées, deux méritent une particulière attention : un antependium provenant de la cathédrale de Salerne montrant le geste de la fraction[28] et un autel portatif représentant une « disparition » du Christ sans aucun caractère surnaturel[29]. Dans les deux cas, le repas d'Emmaüs se trouve associé à la célébration de l'Eucharistie par la décoration de l'autel lui-même. Le XIIe siècle connaît un développement notable de ce thème, en particulier dans la sculpture romane comme à Vézelay (Sainte-Madeleine, bas-relief du portail gauche, lère moitié du XIIe s.) ou Vienne (cathédrale Saint-Maurice, chapiteau, premier tiers du XIIe s.). Le repas figure aussi dans des miniatures de manuscrits comme le Psautier de Saint-Alban (entre 1119 et 1146)[30]. Dans l'ensemble des vitraux du Portail royal de Chartres, nous avons deux médaillons, l'un du repas à Emmaüs et l'autre de la dernière cène : la similarité des gestes du Christ et des disciples est frappante.
Un fait nouveau est à signaler : alors qu'auparavant c'est la fraction ou la distribution du pain qui avait attiré l'attention, les iconographes commencent à s'intéresser à la bénédiction ainsi qu'à la disparition représentée dans le Psautier de Saint-Alban sous la forme d'une ascension.
La majeure partie des 263 représentations inventoriées concerne la période qui va de la fin du Moyen Age à l'époque contemporaine. Le repas à Emmaüs devient un thème classique de la peinture à partir de la Renaissance.
Pour ne citer que quelques noms parmi les plus célèbres, on peut relever Véronèse, le Caravage, Rubens, Zurbanin, Louis Le Nain, Philippe de Champaigne, Maurice Denis, et Georges Rouault. Mais Rembrandt (1606-1669) est certainement le peintre qui a le plus contribué à la popularité de cette scène évangélique : de lui, L. Rudrauf recense huit œuvres sur le sujet[31]. Son interprétation constitue même une sorte de modèle.
Le dossier iconographique du repas à Emmaüs permet de repérer à la fois une évolution dans le traitement du thème et la permanence de traits fondamentaux. C'est un thème relativement tardif : nous n'avons trouvé aucun témoignage antérieur au IXe siècle. Mais les premières représentations ont été d'emblée mises en relation avec l'Eucharistie : ce lien demeurera au point qu'il est possible de parler d'une véritable « tradition » interprétative.
Alors que la lecture ancienne (jusqu'au Moyen Age) présente une expérience médiatisée par un geste concret (la fraction du pain) et dépourvue de caractère extraordinaire, les peintres modernes s'attachent surtout à l'impression provoquée par la reconnaissance du Christ. Le repas est peu à peu perçu comme une expérience subjective qui correspond à une vision du mystère caractérisé par la dimension irrationnelle, imprévisible et qui se révèle tout à coup dans une lumière éblouissante. Cette compréhension de la rencontre d'Emmaüs sous le mode des « apparitions », au sens où l'on parle des « apparitions de Paray-le-Monial », s'est substituée à la perspective de l'iconographie ancienne qui, au cœur du visible, cherchait à signifier la présence de l'invisible. Le premier signe de cette mutation est perceptible dans la frise du Portail royal de Chartres (1145-1150) : les disciples s'accrochent à la table comme s'ils risquaient d'être emportés par une force invisible.
Le geste de la fraction-distribution cède peu à peu le terrain à celui de la bénédiction. Même s'il perdure, il n'est plus pris au sérieux : l'essentiel se joue ailleurs et tout l'art de l'iconographie consistera à manifester dans le jeu des regards le primat d'une reconnaissance qui se vit au niveau de la vision.
Les yeux s'ouvrent au IXe siècle ?
Le rapprochement opéré par Amalaire et la continuité à partir du IXe siècle de la tradition iconographique soulèvent une question : pourquoi ce moment apparaît-il comme l'époque où « les yeux s'ouvrent » sur une dimension du texte de Luc non perçue jusque-là ? L'existence d'un drame liturgique construit sur cet évangile a certainement contribué à la diffusion du phénomène, mais on peut penser que le drame liturgique en est plus une conséquence qu'une cause.
A cette époque, le corpus des textes liturgiques est globalement fixé depuis déjà au moins un siècle. Le changement de perception va donc s'inscrire non dans l'euchologie, mais dans les éléments adventices de la liturgie, à savoir les bénédictions pontificales, les commentaires de la liturgie et l'iconographie. Au XIIIe siècle, le traité du pape Innocent III, Du sacré mystère de l'autel, est un témoin du changement : il ne s'agit plus comme encore chez Amalaire, de découvrir dans l'épaisseur d'un geste en somme assez banal, la présence du mystère que le texte évangélique sert à désigner. Le récit de Luc est perçu comme un événement dont la liturgie constitue une imitation pour en assurer la mémoire.
L'iconographie d'Emmaüs: une réplique à Bérenger de Tours ?
L'évolution de l'iconographie est-elle liée à la réaction qui suivit la crise provoquée au XIe siècle par Bérenger de Tours ?[32] Si la réponse doit être positive, le changement perçu devient un élément significatif d'une évolution des mentalités qui dépasse la simple question de l'interprétation d'un texte.
L'histoire de la querelle est compliquée en raison même des variations de Bérenger et les écrits de cette controverse sont nombreux[33]. L'étude de ce dossier permet cependant d'affirmer que l'évangile des disciples d'Emmaüs n'a joué aucun rôle déterminant.
Bérenger lui-même ne fait pas référence à Lc 24, 13-35. Le repas à Emmaüs aurait pu lui fournir un appui : le Christ est certes présent et visible mais indépendamment du pain qu'il tient dans ses mains ; et la fraction le laisse subsister dans son intégrité, même s'il disparaît immédiatement. Si Bérenger n'a pas recours à l'exégèse eucharistique du repas à Emmaüs, c'est parce qu'il est prisonnier de la définition augustinienne du sacrement : « sacramentum, id est sacrum signum », dans laquelle il comprend le « signe » comme « une chose qui, en plus de l'impression qu'elle produit sur les sens, fait venir, d'elle-même, une autre idée à la pensée[34] ».
Cette notion de signe tend à exclure la présence réelle car qui dit « signe » implique l'absence dans le signe même de la chose signifiée. Le signe renvoie à autre chose qui advient par une opération mentale. Le Christ à Emmaüs aurait donc donné le « signe » de son corps aux disciples. La coexistence dans la même scène du signifiant et du signifié mettait en cause l'altérité nécessaire pour que l'opération mentale réalise la mise en présence.
Si notre péricope n'a joué aucun rôle significatif dans les débats théologiques, on peut se demander si la lecture eucharistique de Lc 24, 13-35 ne se présente pas comme une réaction populaire à la crise bérengarienne[35].
On constate la répétition à cette époque, d'un modèle iconographique du repas à Emmaüs dans lequel le Christ apparaît les bras ouverts montrant dans chaque main les deux fragments du pain qu'il vient de partager[36]. Or on aurait affaire ici avec le geste de l'élévation qui apparaît dans l'ouest de la France, précisément à la suite de cette querelle[37].
Enfin, le tympan du Portail royal de Chartres est tout entier centré sur le thème du rapport entre l'Incarnation et l'Eucharistie. La Nativité est représentée de telle manière que l'enfant est déposé comme un pain sur une table qui évoque un autel. On peut lire ici l'affirmation (en image) de l'identité — vigoureusement affirmée depuis Paschase Radbert (mort en 859) — entre le corps eucharistique du Christ et le corps né de Marie[38].
L'apparition assez fréquente du repas à Emmaüs dans l'iconographie du début du XIIe siècle, dans la région où la crise bérengarienne a éclaté (Bérenger avait été l'élève de Fulbert à Chartres), ne reflète-t-elle pas l'influence du récit de Luc dans la prédication populaire en réaction contre les positions de Bérenger ? Si tel est le cas, nous aurions ici un bel exemple de lien entre iconographie et catéchèse alors que le débat théologique révèle une approche très différente de la question.
L'interprétation patristique
Un texte de Guillaume Durand n'est pas sans surprendre le regard moderne accoutumé à distinguer dans l'évangile des disciples d'Emmaüs, le temps de l'explication des Écritures d'une part, et celui de la fraction du pain d'autre part[39] :
« L'évangile Duo ex discipulis s'accorde avec l'épître et a trait à l'apparition du Seigneur aux disciples qui allaient à Emmaüs. Il y est dit qu'ils reconnurent le Christ à la fraction du pain. Qu'est-ce que la fraction du pain sinon l'explication de l'Écriture ? Car c'est là que le Seigneur est reconnu[40]. »
D'où vient une telle affirmation ? Guillaume Durand avait pourtant adopté le rapprochement proposé par Amalaire, entre le rite liturgique de la fraction et le récit évangélique. La contradiction apparente est due au fait que Durand fait œuvre de compilateur à partir des écrits des Pères.
Comment les Pères de l'Église ont-ils compris le texte de saint Luc et quel équilibre anthropologique cette lecture révèle-t-elle ? La plupart d'entre eux ne retiennent pas l'explication eucharistique qui nous est si familière aujourd'hui mais cependant il existe une diversité d'interprétations qui parfois cohabitent chez un même auteur.
Origène et Jérôme :
une difficulté anthropologique
Les Homélies sur S. Luc d'Origène ne renvoient pas à l'épisode d'Emmaüs[41]. Cependant Origène a aussi composé un commentaire de l'évangile de saint Luc aujourd'hui perdu[42]. Si l'on considère l'ensemble de l'œuvre d'Origène, les références à Lc 24, 13-35 sont au nombre de 62[43]. Mais sur ce total, il n'y a pas moins de 26 renvois à Lc 24, 32 : « Notre cœur ne brûlait-il pas en nous tandis qu'il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? »
En revanche, on ne trouve que 4 renvois à l'épisode du repas dont 3 pour le seul Contre Celse[44]. Deux d'entre eux (II, 62 et II, 68-69) servent à Origène pour défendre contre Celse la résurrection du Christ et surtout les apparitions et disparitions du Christ ressuscité.
Aux prises avec un adversaire particulièrement tenace, Origène est gêné par ce récit d'apparition du Christ ressuscité qui prête le flanc à la critique de Celse. En effet, si la connaissance de Dieu ne dépend pas de l'œil du corps, alors pourquoi les disciples n'ont-ils pas reconnu le Christ au moment de l'explication des Écritures ? Et si l'Écriture « emploie des termes homonymes pour des yeux autres que les yeux du corps », alors pourquoi le Christ disparaît-il aussitôt après avoir été reconnu ? De plus, la lecture origénienne de l'épisode évangélique repose sur une distinction entre voir et connaître : pour Origène, si le texte de l'Évangile affirme que les disciples ont « reconnu » le Christ, il ne dit pas qu'ils l'ont « vu » autrement que par les yeux du cœur.
Le motif de cette difficulté est confirmé par la quatrième référence au texte de Luc : il s'agit d'un passage des Stromates que saint Jérôme cite pour le critiquer[45] parce qu'il soupçonne Origène d'y nier la « résurrection de la chair » en utilisant l'expression « résurrection du corps »[46].
C'est donc le statut du Christ ressuscité et par là celui de la chair et du corps qui sont en question dans les attaques de Jérôme contre Origène.
Jérôme, lui aussi, semble éviter ce texte évangélique.
Dans l'ensemble de son œuvre, les références au récit des pèlerins d'Emmaüs sont rares[47]. Cependant, dans l'épitaphe de Paula adressée à Eustochium, Jérôme rappelle le pèlerinage de Paula en Terre sainte et précise qu'elle « alla à Nicopolis qui auparavant s'appelait Emmaüs, près de laquelle le Seigneur, reconnu à la fraction du pain, consacra en église la maison de Cléophas (Cleopae domum in ecclesiam dedicavit)[48] ». Ce passage a parfois été invoqué comme preuve de l'interprétation eucharistique du récit d'Emmaüs par Jérôme. A notre avis, il atteste seulement l'existence, à Nicopolis, d'une église où l'on conservait la mémoire de notre épisode évangélique[49].
Malgré la polémique de Jérôme contre Origène, l'un et l'autre se situent en fait dans la même optique. Leur anthropologie « spiritualiste » les pousse au même recul vis-à-vis des conséquences théologiques du double mystère de la Création et de l'Incarnation : comme leurs adversaires gnostiques, partant d'une conception pessimiste et négative de la réalité humaine, Origène et Jérôme ont toujours tendance à essayer de « sauver » le Christ ressuscité et l'homme promis à la résurrection de toute contamination par cette humanité déchue. Il n'est pas étonnant, dès lors, qui ni l'un ni l'autre ne valorisent l'ordre sacramentel.
Ambroise et Origène :
la table de la parole
Ambroise privilégie le moment de l'explication des Écritures dans lequel il voit un rôle spécifique et unique du Seigneur Jésus à l'égard de son peuple. Il a même tendance à escamoter la fraction, en appliquant le verbe « bénir » non au pain destiné à être partagé comme dans le texte évangélique, mais aux disciples qu'il considère comme des apôtres.
On sait l'influence d'Origène sur l'évêque de Milan, en particulier dans le domaine de l'exégèse[50]. Ce rapprochement invite à émettre une hypothèse : la réserve des Pères vis-à-vis de la fraction à Emmaüs n'est-elle pas le signe d'une théologie où la médiation de la Parole exerce une prédominance sur la médiation eucharistique ?
Raymond Johanny a montré que, pour Ambroise, l'importance de la parole de Dieu est tellement centrale que sous la thématique du « feu dévorant », il en manifeste sans cesse la force vivifiante et efficace, l'unité et la polyvalence ainsi que le dynamisme transformant[51]. On ne s'étonnera donc pas que le verset qui fascine Ambroise soit Lc 24, 32 : « Notre cœur ne brûlait-il pas. »[52].
Ambroise opère même une quasi-identification des deux médiations, au point qu'il utilise des expressions qui jouent sur le double registre de langage[53]. Ainsi, à propos de la multiplication des pains, il établit un parallèle entre la multiplication du pain de la parole par la prédication et celle du pain eucharistique par la fraction[54].
Dès lors, le pain que rompt Jésus est le pain de la parole, ce pain que distribuent les Apôtres et qui se multiplie à la mesure même de sa distribution : « dum dividitur, augetur[55]. »
Le pain eucharistique « continue et parfait le don du Christ en sa parole. Autrement dit, la parole conduit au pain eucharistique[56] » :
« Tu as la nourriture fournie par les Apôtres ; mange-la et tu ne défailliras pas. Cette nourriture, mange-la d'abord afin de pouvoir venir ensuite à la nourriture du Christ, à la nourriture du Corps du Seigneur[57]. »
Cette théologie du rapport parole et pain renvoie à Origène[58]. On connaît le célèbre passage où celui-ci réclame le même respect pour la parole de Dieu que pour son corps eucharistique :
« Si, pour conserver son corps, vous prenez tant de précaution, et à juste titre, comment croire qu'il y a un moindre sacrilège à négliger la parole de Dieu qu'à négliger son Corps[59] ? »
La tendance à « spiritualiser » l'Eucharistie entraîne Origène à affirmer que la parole est réservée à quelques-uns parce que c'est elle qui porte le mystère, alors que le pain eucharistique serait une parole « en paraboles » destinée à la foule[60].
C'est sur ce point que Raymond Johanny voit le « lieu de démarcation » entre Ambroise et Origène :
« Pour Ambroise, manger le pain de la parole est une préparation à la réception du Corps du Christ. La parole comme le pain nous fait communier au Christ, mais les modes sont autres. [...] Pour l'Alexandrin, le Corps et le Sang du Christ sont pris au sens de la Parole qui nourrit et réjouit au point que ce n'est pas de ce pain visible qu'il tenait entre les mains que le Christ disait qu'il était son corps, mais c'était de la Parole. Autrement dit, le Corps « vrai » du Christ, c'est la Parole, l'eucharistie n'étant que son corps symbolique. L'Eucharistie est signe de la Parole. Le pain de l'eucharistie prépare au don de la Parole.[61] »
On comprend mieux alors leur discrétion à tous deux, par rapport à l'évangile des pèlerins d'Emmaüs. Origène doit expliquer la non-reconnaissance du Christ alors que les disciples ont bu à la source même de la Parole de vie : ne tient-il pas la parole comme le moyen le plus conforme et le plus spécifique pour représenter le Logos[62] ? Et si c'est bien à la « fraction du pain » que les disciples reconnaissent le Seigneur, le texte de Luc s'inscrit mal dans la perspective globale d'Ambroise : cette « fraction » à Emmaüs ressemble plus à la multiplication des pains qu'au récit de la dernière cène ; il y manque notamment les « sermones Christi » dont l'efficacité est au cœur de la théologie eucharistique exprimée dans le De Mysteriis[63] : la transformation eucharistique s'opère à cause des « sermones Christi » dont l'efficacité et la puissance est rattachée au rôle du Christ dans l'acte créateur :
« Dès qu'on en vient à produire le vénérable sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses propres paroles, mais il se sert des paroles du Christ. C'est donc la parole du Christ qui produit ce sacrement. Quelle est cette parole du Christ ? Eh bien, c'est celle par laquelle tout a été fait.[64] »
Si la compréhension eucharistique du repas à Emmaüs pouvait être empêchée par une anthropologie de type « spiritualiste » méfiante par rapport aux réalités humaines, ici c'est l'orientation théologique qui fait problème : Ambroise est prisonnier de la pensée origénienne qui valorise de manière radicale l'ordre de la parole. Le récit de saint Luc privilégie le geste de la fraction.
Ambroise est pris à contre-pied : pour lui, il n'y a pas d'Eucharistie sans parole, sans les paroles mêmes du Christ (« ipse clamat»). Or précisément, ces paroles sont absentes du récit du repas à Emmaüs.
Saint Léon :
une théologie de l'illumination
Dans ce concert des interprétations patristiques, Léon le Grand (pape de 440 à 461) tient une place spéciale liée aux circonstances : en effet, c'est à l'occasion de la fête de l'Ascension qu'il commente l'évangile des disciples d'Emmaüs, qu'il perçoit donc dans le contexte du temps pascal[65].
Saint Léon, s'il mentionne l'explication des Écritures, est surtout sensible à « l'ouverture des yeux », expérience qu'il rapproche de Gn 3, 7 : « leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils surent qu'ils étaient nus. » Il insiste sur l'illumination de la foi qui « consiste à croire inébranlablement ce que ne voient pas les yeux du corps et à fixer son désir là où ne peut arriver le regard[66] » :
«Les cœurs qu'il illumine sentent s'allumer la flamme de la foi, et ceux qui étaient tièdes deviennent brûlants lorsque le Seigneur ouvre les Écritures. Lors de la fraction du pain, les regards aussi s'éclairent de ceux qui sont assis à table ; leurs yeux s'ouvrent pour voir manifestée la gloire de sa nature, bien plus heureusement que ceux de ces princes de notre race à qui leur crime apporte la confusion[67].»
Cette exégèse est donc liée au mystère célébré dans la fête de l'Ascension : la présence corporelle du Christ est retirée aux disciples pour qu'elle ne soit « plus désormais un obstacle[68] ». Dans cette perspective, saint Léon énonce que cette expérience de la vision est passée dans « les rites sacrés » (sacramenta)[69]. Toutefois cette expression ne doit pas trop rapidement être interprétée dans un sens eucharistique. Marie-Bernard de Soos a mis en évidence que le mot sacramentum est un des mots les plus employés par saint Léon et qu'il recouvre plusieurs aspects que seul le contexte permet d'identifier[70]. Dans le cas présent, il vise vraisemblablement l'économie sacramentelle dans son ensemble et le mystère de la fête.
En définitive, saint Léon se réfère plus à Lc 24, 13-35 pour exprimer sa théologie de la fête de l'Ascension que pour le récit lui-même. Il serait donc erroné de faire de cette lecture une source de la lecture eucharistique qui nous est familière.
Grégoire le Grand :
hospitalité et pédagogie de la connaissance
L'hospitalité
Grégoire le Grand (pape de 590 à 604) présente également une exégèse originale. Elle apparaît dans une brève homélie prononcée le jour de Pâques. Grégoire, s'intéressant à l'épisode du repas, n'en tire pourtant aucune réflexion sur l'Eucharistie :
« Les disciples dressent le couvert, servent la nourriture : Dieu qu'ils n'avaient pas reconnu quand il commentait la sainte Écriture, ils le reconnaissent à la fraction du pain. Ce n'est donc pas d'entendre les commandements de Dieu, c'est de les pratiquer qui les a éclairés[71]. »
Grégoire est sensible au fait que les disciples ne reconnaissent le Seigneur qu'au moment de la fraction du pain. La référence à Rm 2, 13 (« Ce ne sont pas les auditeurs de la Loi qui sont justes devant Dieu, mais les observateurs de la Loi qui seront justifiés ») lui permet d'en tirer une exhortation à l'hospitalité : « Aimez pratiquer l'hospitalité, frères très aimés, aimez pratiquer la charité.[72]» et prenant appui sur Mt 25, 40 il ajoute:
« Recevez le Christ à votre table pour mériter d'être reçus par lui au banquet éternel ; offrez maintenant un gîte au Christ-étranger, pour que, au moment du jugement, il ne vous ignore pas comme des étrangers, mais vous reçoive dans son royaume, comme des membres de sa famille[73].»
Ce commentaire sera repris dans les homéliaires du Moyen Age[74], et figurera au Bréviaire romain jusqu'à la réforme de Vatican II. C'est cette tradition exégétique qu'a retenue aussi la Glose ordinaire[75] et que reprendront beaucoup de commentateurs depuis le Moyen Age jusqu'à l'époque moderne[76].
La connaissance de Dieu
Saint Grégoire fait aussi usage du récit de Luc 24 dans un passage des Moralia in Job :
« [...] il apparut ensuite en personne aux disciples qui parlaient de lui sur le chemin, mais sans se faire connaître ; il ne se fit reconnaître à la fraction du pain qu'après une longue exhortation, ce n'est qu'en dernier lieu qu'entrant soudain, il se fit non seulement reconnaître mais toucher.
[...] Parce que les disciples portaient encore des cœurs infirmes, il avait été nécessaire, dans la connaissance d'un tel mystère, de leur ménager la nourriture de telle sorte qu'en cherchant un peu, ils découvrissent ; pour qu'ayant découvert, ils grandissent ; et pour qu'ayant grandi, ils gardassent plus vigoureusement ce qu'ils avaient connu[77]. »
Pour Grégoire « c'est l'amour qui est connaissance[78] ».
Le récit évangélique lui évoque une dimension essentielle de la recherche spirituelle, à savoir une pédagogie de la connaissance de Dieu. Il y a une cohérence entre les deux interprétations de Grégoire. S'il est vrai que par l'amour, nous pouvons avoir déjà sur cette terre une certaine connaissance de Dieu qui est anticipation de la vie des élus, il existe des conditions pour que cette expérience se réalise. Et le texte de saint Luc lui fournit l'occasion de le manifester de deux manières.
En premier lieu, dans une perspective proche de celle du chapitre 53 de la Règle de saint Benoît, si l'homme est « capable » de « voir » Dieu dans la vie présente, c'est à travers des médiations sensibles — ici la pratique de l'hospitalité — sans que « la nature même de Dieu puisse être saisie par l'homme[79] ».
En second lieu, la connaissance de Dieu qu'il faut identifier à l'amour[80] ne nous est donnée qu'à titre de traces (vestigia) ainsi que Grégoire l'exprime à propos de Jb 11,7 :
« Qu'appelle-t-il « traces de Dieu » sinon sa bonté à nous visiter ? Elles nous incitent à marcher vers les réalités célestes lorsque nous nous trouvons touchés par le souffle de son Esprit : soulevés hors des étroites limites de notre chair, par l'amour nous connaissons l'objet de notre contemplation : l'être même de notre créateur[81]. »
La disparition du Christ qui suit immédiatement la fraction et la reconnaissance correspondent parfaitement à cette théologie des traces de Dieu que l'on retrouve chez saint Bernard dans la célèbre homélie 74 sur le Cantique des Cantiques à propos des « visites du Verbe Époux à l'âme fidèle[82] ».
Saint Augustin :
l'ouverture des yeux de la foi
Augustin fait usage de l'expression fractio panis[83] dans vingt-quatre lieux. Trois exégèses du repas d'Emmaüs y sont mises en œuvre. En premier lieu, Augustin tire de Luc 24 une exhortation à la pratique de l'hospitalité :
« Quel mystère, mes frères ! Jésus entre chez eux, il devient leur hôte, et ils reconnaissent dans la fraction du pain celui qu'ils n'avaient point reconnu pendant tout le temps qu'il faisait route avec eux. Apprenez donc à pratiquer l'hospitalité ; vous lui devez de reconnaître le Christ[84]. »
En second lieu, Augustin rapproche Lc 24, 31 : «Alors leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent » de Gn 3, 7 : « Leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils surent qu'ils étaient nus. » Il s'interroge sur le sens de cette ouverture des yeux. L'enjeu est ici exégétique : Augustin ne peut accepter de prendre à la lettre le texte scripturaire, ce qui conduirait à présenter Adam et Ève comme des aveugles au milieu du jardin et à considérer que les deux disciples marchaient les yeux fermés sur la route d'Emmaüs. Cependant, il convient de conserver aux deux récits leur poids de réalisme : « Pourtant ce n'est pas parce qu'un mot est pris en un sens métaphorique que tout le passage doit être entendu en un sens figuré[85]. » Cette herméneutique le conduit à dire :
« De même qu'en ce texte évangélique (Lc 24, 13-35), de même en ce passage (Gn 3) il ne s'agit pas d'un récit figuré, bien que l'Écriture use d'une métaphore en disant que leurs yeux s'ouvrirent, alors qu'auparavant ils étaient déjà ouverts : ils s'ouvrirent en ce sens que nos premiers parents virent et comprirent une chose à laquelle auparavant ils n'avaient jamais pris garde[86]. »
La compréhension augustinienne de la « reconnaissance » consiste non pas à découvrir quelque chose de nouveau mais à prendre conscience de ce qui auparavant n'avait pas été perçu[87].
Ce contexte rend possible chez Augustin une « lecture eucharistique » de l'épisode d'Emmaüs. Ce troisième type de compréhension est le plus fréquent. Toutefois, il se trouve essentiellement dans le corpus des homélies, alors que le rapprochement Lc 24 – Gn 3 en est absent et figure au contraire dans les ouvrages plus directement théologiques ou exégétiques.
Trois sermons pour la semaine de Pâques[88] expriment avec netteté cette interprétation du repas à Emmaüs.
Dans le sermon 235, Augustin insiste sur le fait que les disciples ne purent reconnaître le Seigneur. Il répond alors à la question : « Pourquoi le Christ voulut être reconnu à la fraction du pain ? » :
« Nous en sommes donc assurés nous-mêmes, c'est dans la fraction du pain que nous reconnaissons le Seigneur. S'il n'a voulu être reconnu qu'à cet instant, c'est pour nous, qui ne devions point le voir dans sa chair, mais qui devions manger sa chair[89]. »
L'identification de l'Eucharistie est d'autant plus certaine qu'Augustin y fait allusion de manière voilée, afin de respecter la discipline de l'arcane. Dans chacune des homélies, il s'adresse ainsi aux « fidèles » qui savent ce que les catéchumènes ignorent :
« Où maintenant le fidèle doit-il le reconnaître ? Le fidèle sait où le reconnaître ; le catéchumène ne le sait pas ; mais personne ne lui ferme la porte, il peut entrer[90].»
Augustin reprend le même argument dans le sermon 234[91]. Une affirmation fondamentale préside à cette compréhension du repas à Emmaüs: c'est dans la foi et par la foi que les disciples ont reconnu le Christ. La première partie du sermon 234 est entièrement construite sur l'opposition entre l'incrédulité des disciples d'Emmaüs et la foi du bon larron :
« Ah ! le larron sur la croix l'emporte de beaucoup sur vous. Vous avez oublié le Maître qui vous enseignait, et le larron reconnaît celui qui est attaché comme lui sur une croix[92]. »
Augustin précise sa pensée dans le sermon 235 : après avoir promis au « fidèle » qu'il sera consolé par la fraction du pain, il ajoute :
« L'absence du Seigneur n'est pas une véritable absence ; ayez la foi, et celui que vous ne voyez point est avec vous[93].»
Le lien entre la foi et la reconnaissance du Christ est désormais assez clair pour permettre à Augustin de conclure (sermon 232) :
« Ensuite, très chers, nous reconnaissons un grand sacrement. Ecoutez. Il cheminait avec eux, ils l'hébergent, il rompt le pain, ils le reconnaissent. Et nous, ne disons pas que nous ne connaissons pas le Christ. Nous le connaissons, si nous croyons. Si nous croyons, nous l'avons[94]. »
Si Augustin peut lire le repas à Emmaüs comme une expérience eucharistique, c'est en définitive parce qu'il a scruté le sens de l'ouverture des yeux, y découvrant une expression du mystère de la foi.
III – LA LECTURE MODERNE DU RÉCIT DES PÈLERINS D'EMMAÜS
« L'épisode d'Emmaüs n'est certainement pas la relation immédiate d'un événement, tel que vient de le vivre celui qui le raconte (…) Il n'invente pas, il a recueilli des souvenirs authentiques (…) Mais sur ces données, il recompose toute l'expérience de cette Pâque, l'expérience sur laquelle est fondée l'Église[95]. »
Les exégètes contemporains ne considèrent pas l'évangile des pèlerins d'Emmaüs comme un récit historique au sens de la narration précise d'un événement. Or ce qui apparaît aujourd'hui comme un large consensus, était encore récemment un objet de discussion[96].
L'abandon de la problématique historicisante
Depuis l'époque ancienne, jusqu'à la première moitié du XXe siècle, la compréhension de Lc 24, 13-35 a été obscurcie par une discussion sur la localisation d'Emmaüs[97]. Le débat reposait sur un problème de critique textuelle dont dépendait la distance entre Jérusalem et Emmaüs[98]. Cette question, dépassée aujourd'hui, a joué un rôle essentiel dans la mise en place d'une problématique « historicisante ».
La discussion sur la question du lieu a en effet focalisé les regards sur la vraisemblance des détails rapportés par l'évangéliste[99] :
« On ne concevrait pas que Jésus ait consacré et donné le pain aux disciples et que ceux-ci ne l'aient pas consommé. Ce serait même par la grâce spéciale de l'Eucharistie que leurs yeux se seraient ouverts. Mais peut-on donner ce sens au v. 30 où il n'est pas question de manducation ? […] On n'ose conclure expressément à la distribution de l'Eucharistie, parce qu'il serait étrange que Jésus ait renouvelé la Cène avec deux disciples qui n'avaient pas été présents à l'institution, tandis qu'il va prendre avec les Apôtres une nourriture ordinaire (v. 43) "[100]. »
Le souci de préserver l'historicité des Évangiles fait attribuer à chaque détail du texte, un poids et une fonction qui rendent impossible la cohérence même du texte. Les objections à la lecture eucharistique dévoilent l'impasse dans laquelle l'exégèse se débat : on se demande par exemple comment les disciples ont pu reconnaître le Christ à la « fraction du pain » alors que n'ayant pas assisté à la cène, ils ignoraient l'Eucharistie[101].
En outre, ces objections poussaient à introduire dans l'interprétation du texte des données subjectives : le P. Lagrange suppose que « Jésus avait sa manière à lui de rompre le pain après l'avoir béni, manière que les siens connaissaient[102]».
Derrière ces impasses se profilent deux positions dont les exégètes catholiques cherchaient à se distancer. La première est celle d'Alfred Loisy, qui reporte sur la personne du rédacteur, toute la subjectivité que les auteurs catholiques faisaient intervenir dans leur lecture :
«Ce n'est pas le souvenir du dernier repas, auquel ont pris part seulement les Douze, qui pouvait être éveillé dans l'esprit des deux disciples. Admettons-le, bien que peut-être l'auteur n'eût pas souci d'une logique si exacte ; mais si les deux disciples n'ont pas pensé à la dernière cène, il [le rédacteur] y pense pour eux, car l'idée de la cène chrétienne est essentielle à la conception de ce récit[103].»
Cependant, au-delà de ses présupposés sur la rédaction des Évangiles[104], Loisy voyait juste et retrouvait le courant patristique en manifestant la cohérence du texte du triple point de vue de la compréhension des Écritures, de la foi en la Résurrection et de la présence du Christ dans l'Eucharistie :
«De même que la conversation de Jésus avec les deux disciples témoigne du travail qui s'est fait sur les Écritures au profit de la foi dans les premiers temps chrétiens, la reconnaissance de Jésus dans la fraction du pain témoigne du rapport qui existe originairement entre la foi, la résurrection et la cène eucharistique. La foi à la résurrection de Jésus et la présence du Christ au milieu des siens dans le repas de communauté se sont affirmées en même temps ; les deux ne forment pour ainsi dire, qu'une même foi au Christ toujours vivant[105].»
La seconde position est celle du protestantisme libéral. Pour Maurice Goguel par exemple, l'évangile des disciples d'Emmaüs « a certainement une portée eucharistique ».
Mais, perçue à partir d'une théologie qui refuse l'affirmation tridentine de la présence réelle, cette « portée eucharistique » se réduit à un signe :
«La fraction du pain y apparaît comme un signe de ralliement pour les chrétiens. Nous y pouvons reconnaître la trace d'un usage d'après lequel l'eucharistie était célébrée à chaque repas. Le récit contient certainement aussi l'idée que le Christ est mystérieusement présent là où le pain est rompu en son nom[106].»
Aussi, au terme de sa réflexion, M. Goguel apportait une intuition d'un grand intérêt : le texte de Luc n'est pas « historique » au sens où il prétendrait rapporter dans tous ses détails concrets un événement précis et identifiable comme tel. Il fait mieux en manifestant l'articulation entre l'histoire et la célébration eucharistique. L'Eucharistie comme mémorial de la Pâque du Christ s'appuie sur les événements de la Passion et de la Résurrection pour en exprimer l'actualité dans le rite sacramentel qui manifeste la présence du Christ aujourd'hui et jusqu'à la parousie[107].
Emmaüs ou l'expérience historique chrétienne
Se référant aux derniers travaux exégétiques, Charles Perrot tente d'apporter une réponse à la question de sa valeur historique[108]. Certains, en effet, ramènent à trois les éléments « historiques » : les noms propres (Emmaüs et Cléophas), le motif du voyage et la scène du repas ; le reste serait une pure construction littéraire.
C. Perrot se demande si, en abordant la question sous cet angle, on pose bien le problème historique dans toute son amplitude. Il propose donc de « saisir ce récit comme le reflet d'une situation historique donnée dans le contexte communautaire ». Dans une telle perspective le récit d'Emmaüs est « porteur de l'expérience chrétienne de la Résurrection », non pas celle des témoins directs mais celle « de ces premiers chrétiens qui, appuyés sur la communauté, ont fait l'expérience du Ressuscité en reconnaissant en lui celui qu'on ne voit plus[109] ».
L'approche « historiciste » qui porte un jugement de valeur sur le miracle de la reconnaissance est vouée à l'échec. Mais, si le récit d'Emmaüs est l'écho de l'expérience de la première communauté chrétienne, découvrant, dans la pratique sacramentelle, une présence du Ressuscité différente et pourtant semblable à celle des premières apparitions, alors il n'y a effectivement rien de plus historique que cette rencontre qui est l'archétype de la pratique chrétienne de la foi vécue dans l'histoire.
En d'autres termes, l'évangile des disciples d'Emmaüs se présente comme l'histoire singulière de la découverte, dans le repas, du fait de la Résurrection :
« Le repas d'Emmaüs ne fut qu'un parmi d'autres […]. Mais ce qui demeure implicite dans les autres rencontres est dit en toutes lettres à Emmaüs […]. C'est ici la naissance même de ce que, beaucoup plus tard la tradition chrétienne appellera sacrement, mais qui déjà constitue une réalité d'un ordre à part […]. Un rite fait pour être reproduit, puisque Jésus, le premier, répète à Emmaüs le geste de la Cène […] c'est à Emmaüs que la répétition devient possible parce que Jésus en donne l'exemple et consacre le rite nouveau[110]. »
En définitive, si Emmaüs constitue le modèle de la répétition du rite ecclésial de la fraction du pain, le récit de Luc nous donne à voir ce que les Actes des Apôtres expriment en résumé : « Ils étaient assidus à renseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières» (Ac 2, 42).
L'enjeu d'un tel déplacement herméneutique est tout à fait essentiel pour la théologie sacramentaire : le texte de Luc l'interroge sur son rapport à l'histoire. Le thème classique de l'institution des sacrements par Jésus Christ se trouve nettement déplacé[111]. Il ne s'agit plus de chercher dans le Nouveau Testament un texte qui réponde aux exigences formelles d'une définition de l'Eucharistie.
La compréhension eucharistique du repas à Emmaüs manifeste la radicalité de cette « institution » : l'Église atteste que « rien ne lui échappe autant » que la fraction du pain. L'expérience chrétienne originaire de la répétition du rite, inscrite dans le récit de Luc, a fait prendre conscience d'une double vérité. C'est le Christ ressuscité lui-même qui toujours réalise, pour nous, le geste qui le fait reconnaître. Sa présence n'est donnée que sous une forme singulière qui échappe à tout désir de maîtrise : il ne se rend présent que pour disparaître aussitôt.
Les accents récents de la liturgie
Le déplacement de perspective n'est pas seulement imputable à l'abandon d'une problématique exégétique historicisante. La pratique liturgique et la réflexion théologique ont contribué également à la perspective nouvelle.
Le caractère évident de l'interprétation eucharistique contemporaine a certainement à voir avec la manière actuelle de célébrer l'Eucharistie : si nous reconnaissons si facilement la messe dans le repas à Emmaüs, c'est certainement en partie parce que la célébration face au peuple (surtout lorsqu'il y a concélébration !) est une sorte de mise en scène à la manière d'un tableau de Rembrandt.
Nous ne pouvons pas minimiser non plus l'impact de la théologie des deux tables exprimée par Vatican II[112] et mise en œuvre par la revalorisation de la liturgie de la parole dans le nouvel Ordo Missae[113].
L'accent mis sur l'aspect convivial de la célébration eucharistique, entre autres par la restauration du geste de paix avant la fraction, joue aussi dans le sens d'une compréhension eucharistique d'Emmaüs plus facile : le caractère intimiste, l'aspect très humain du récit font du repas à Emmaüs une expérience plus touchante que celle, assez solennelle, évoquée par le récit de l'Institution.
Par ailleurs, alors que pratique et théologie de la messe s'accordaient, surtout depuis la crise provoquée par la Réforme au XVIe siècle, à valoriser l'aspect sacrificiel de la messe[114], la théologie contemporaine retrouvant l'enracinement dans le mystère pascal[115] a renoué dans le même mouvement avec la notion de repas eucharistique[116].
La fraction elle-même reçoit une signification qui, sans évoquer le récit d'Emmaüs comme le faisait Amalaire, s'inscrit plus profondément dans cette approche globale qui valorise l'aspect convivial de la messe au lieu de privilégier l'aspect proprement rituel du geste[117]. La redécouverte moderne du mystère pascal à laquelle le mouvement liturgique s'est employé à la suite de Dom Casel, est à coup sûr un des fondements de tout ce qui vient d'être exposé. Si « La célébration du Mystère pascal constitue l'essentiel du culte chrétien »[118], le récit d'Emmaüs manifeste mieux que tout autre « l'unitotalité » indivisible du mystère avec son double aspect de mémoire de la Passion qui s'éclaire par la découverte fulgurante de la Résurrection.
Emmaüs
et notre expérience eucharistique
La compréhension eucharistique habituelle tend à focaliser sur une lecture en deux temps : la rencontre sur le chemin au cours de laquelle un inconnu explique les Écritures et le geste de la fraction du pain durant un repas, geste sacramentel qui révèle l'identité du compagnon de route dans une expérience d'illumination.
Or, si Luc rapporte sous forme narrative l'expérience des premières communautés chrétiennes, le texte prend une dimension normative, et on ne peut oublier l'un de ses aspects sans en mutiler la portée. Le parcours liturgique et patristique aide à porter un regard plus large sur ses potentialités sans se fermer trop rapidement sur des évidences.
Le récit d'Emmaüs ne peut en effet se réduire aux deux moments — parole et pain — que la pratique et la théologie eucharistique suggèrent. Il semble plus juste et plus conforme à la tradition de relever quatre moments.
1) Une rencontre sur un chemin : tout en marchant, deux « disciples » racontent à un compagnon de route inconnu les événements qui viennent d'avoir lieu à Jérusalem.
L'éloignement évoque autant une dimension temporelle que spatiale : dans la dynamique propre du récit, cette séquence est la plus longue dans la mesure où il s'agit d'un récit (évoqué seulement) à l'intérieur du récit.
L'image de la marche renvoie à la pratique juive de la méditation des Écritures conformément au commandement du Deutéronome : « Les paroles des commandements que je te donne aujourd'hui, tu les répéteras à tes fils ; tu les leur diras… quand tu marcheras sur la route » (Dt 6, 7).
Le Christ ressuscité se fait présent lorsque « deux ou trois » (cf. Mt 18, 20) sont réunis en son nom : il n'est pas seulement présent dans la célébration liturgique mais dans toute rencontre où l'on fait mémoire de sa Pâque.
La perception eucharistique d'Emmaüs risque de faire oublier cette expérience fondamentale à laquelle nous renvoie l'insistance patristique sur la parole comme lieu de la présence (notamment chez Origène). De ce point de vue, Emmaüs pourrait évoquer tout autant la liturgie des heures que l'Eucharistie.
2) Une explication des Écritures (« Commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ») qui manifeste la cohérence entre les prophéties et les événements qui viennent d'être rappelés par les disciples.
Que le Christ soit lui-même l'interprète des Écritures est ici moins important que l'affirmation dans sa bouche que les Écritures parlent de lui (« ce qui le concernait »).
En effet, par là les premières communautés chrétiennes ont compris et exprimé la nouveauté, au-delà de l'événement pascal, de leur rapport aux Écritures. Le mystère de la mort et de la résurrection du Christ est la clé herméneutique des Écritures.
Une lecture trop immédiatement eucharistique du texte évangélique occulte le fait que l'expérience de reconnaissance à la fraction du pain est inséparable de l'illumination provoquée par la découverte de l'unité du message biblique exprimée en termes de « cœur brûlant ».
La perspective de saint Ambroise renvoie à notre théorie et pratique de l'homélie une question de fond : c'est à une multiplication du pain de la parole qu'Emmaüs doit nous convier, non à une multiplication de paroles mais à ce jeu subtil et novateur par lequel le pain « lorsqu'il est distribué, augmente ».
3) Un repas auquel les disciples convient l'inconnu et au cours duquel ils « reconnaissent » leur compagnon de route.
Nous retrouvons l'exhortation à l'hospitalité rencontrée chez Augustin et Grégoire. Il s'agit moins d'une exhortation moralisante qu'une perception très fine du rapport entre une éthique chrétienne et l'expérience de la présence du Christ.
Grégoire dépasse le risque de lecture moralisante par une mystique de la présence du Christ. Le texte de Lc 24, 13-35 joue un rôle analogue à la grande scène du Jugement dernier au chapitre 25 de saint Matthieu : le Christ est présent chaque fois qu'un « petit » est concerné et sa présence eucharistique en constitue une « réfraction » rituelle.
4) La disparition immédiate du Christ et le retour des disciples à Jérusalem pour raconter aux Onze ce qu'ils viennent de vivre.
Comme l'a mis en évidence L.-M. Chauvet, le récit des pèlerins d'Emmaüs fournit les repères de l'identité chrétienne en manifestant l'articulation des trois dimensions Écritures – Sacrements – Éthique. Mais cette articulation ne peut se faire qu'à l'intérieur du réseau ecclésial qui seul permet de vérifier la reconnaissance authentique de la présence, une tâche dont la tradition spirituelle rend compte en terme de « discernement ».
La lecture eucharistique d'Emmaüs focalise trop unilatéralement le regard sur la démarche de reconnaissance qui se joue dans l'expérience sacramentelle elle-même.
Ce faisant, elle peut pousser à l'oubli de la tâche essentielle du discernement ecclésial de la présence. Les débats sur la présence réelle ont donné poids et force à cet oubli parce qu'ils ont développé dans la conscience ecclésiale une forme d'automatisme — tenu certes dans la foi — touchant à la présence eucharistique du Christ.
Connaître, voir, croire
Trois verbes résument bien l'équilibre complexe auquel invite l'histoire de la tradition interprétative du récit des pèlerins d'Emmaüs : connaître, voir, croire. L'évidence eucharistique au sujet de ce texte interroge sur la santé de cet équilibre actuellement.
La sensibilité moderne pousse à attribuer à l'action – l'agir liturgique y compris – une valeur excessive.
L'agir eucharistique risque de se déployer au détriment de l'expérience de foi qu'elle suppose. Si les pèlerins ont reconnu le Christ à la fraction du pain, souvenons-nous, à la suite d'Augustin, que cette expérience est de l'ordre de la foi. En ce monde, nous ne « voyons » jamais le Christ autrement que par les yeux de la foi. Notre interprétation eucharistique du texte lucanien touche de près cette question cruciale : la référence évangélique peut conduire à pratiquer d'autant plus une sorte d'autosuggestion concernant la fin ultime de notre pratique — à savoir la présence du Christ au milieu de nous — que nous avons du mal à vivre les autres médiations de cette présence et le discernement qu'elles exigent.
Cette difficulté est renforcée par le déficit d'une mystique de l'absence. La multiplication des célébrations et surtout le fait que l'Eucharistie ait pris une place prépondérante dans la vie liturgique de nos communautés, nous centrent trop exclusivement sur la pratique rituelle : notre désir spirituel s'épuise dans l'oubli de la dimension anamnétique de la célébration. La « présence de l'absence » comme l'exprime L.-M. Chauvet est masquée par une répétition rituelle qui creuse une absence pour laquelle le récit d'Emmaüs sert d'alibi, au lieu d'aviver le désir de la présence par-delà l'absence et ce «jusqu'à ce qu'il vienne ».
Enfin, la place du récit évangélique dans notre imaginaire traduit notre rapport à la connaissance. Pour notre époque, la connaissance est tributaire de l'expérience : ceci vaut aussi bien dans le domaine de la science et des techniques que dans celui des relations humaines.
Expérimenter semble une manière de surmonter ou de nier une évidence insupportable : notre connaissance est toujours limitée. Dans ce contexte, l'expérience liturgique risque d'être valorisée comme telle, pour le « vécu » qu'elle permet. L'évaluation fréquente de la « réussite » à l'issue des célébrations est un bon symptôme de cette attitude.
La tradition patristique était plus sensible au caractère « initiatique » de l'expérience liturgique : ce qui est important, c'est moins le « vécu » à l'intérieur de la liturgie, l'effet pris au niveau purement humain, que l'impact sur l'homme de l'opus dei qui est agir (de grâce) de Dieu.
L'essentiel est invisible pour les yeux…
L'histoire de la tradition interprétative du texte de Luc 24, 13-35 manifeste l'imbrication entre les domaines que l'on aborde trop souvent isolément. L'influence réciproque de l'exégèse, de la théologie et de la liturgie est ici exemplaire. Mais ce qui paraît particulièrement remarquable, c'est l'impact de la récente réforme liturgique sur la compréhension d'un texte scripturaire. L'évolution des pratiques liturgiques constitue un mécanisme qui peut renouveler profondément la théologie sacramentaire dans la mesure où elle permet de relire l'Écriture avec d'autres yeux.
Cette histoire peut rappeler opportunément que le face-à-face entre l'homme et son expérience rituelle est une forme d'épreuve spirituelle. La phrase célèbre de Saint-Exupéry, « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour les yeux » résume bien l'enjeu de la question : notre attrait pour Emmaüs comme expérience eucharistique fait de nous des héritiers des Pères au sens où nous sommes toujours habités par le désir de voir.
Mais parce que nous sommes plus sensibles qu'eux à l'obscurité des phénomènes et aux illusions d'optique, nous risquons de nous replier prudemment sur un agir sacramentel dont nous attendons qu'il présente les traits du spectacle d'autant plus que nous ne savons goûter la discrétion de Dieu qui se donne à voir de multiples manières dans ce quotidien qui est sous nos yeux.
Patrick PRETOT, o.s.b.
La Maison-Dieu, 195 (01/07/1993)
[1] S. JEANNE D'ARC, Les Pèlerins d'Emmaus, Paris, Cerf, 1977, p. 9
[2] Cf. notamment : L.-M. CHAUVET, Symbole et sacrement. Une relecture sacramentelle de l'existence chrétienne, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio fidei », 144, 1987, p. 167 et sv.
[3] Cf. B. NADOLSKI, « La Liturgie comme actualisation de l'histoire du salut selon Vatican II et la théologie postconciliaire » (en polonais), Stuci. theol. Varsav., Pologne, 17 (1979), 117-136; résumé dans le Bulletin signalétique du CNRS (Histoire et sciences des religions), 84, 1980, n° 3885, p. 86.
[4] Cf. M.-D. CHENU, « Anthropologie de la liturgie » in J.-P. JOSSUA et Y. CONGAR (éd.), La Liturgie après Vatican II. Bilan, études, prospective, Paris, Cerf, coll. « Unam Sanctam » 66, 1967; « Pour une anthropologie sacramentelle », LMD 119 (1974), 85-100.
[5] X. THÉVENOT, « Emmaüs, une nouvelle Genèse ? – Une lecture « psychanalytique » de Genèse 2-3 et Luc 24, 13-35, MSR XXXVII (1980), 3-18. Voir
[6] Afin de ne pas surcharger cet article, les notes seront limitées au maximum. En raison de la diversité des domaines parcourus, la bibliographie est très importante : nous nous permettons de renvoyer à l'annexe de notre travail (p. 86-110) déposé à la bibliothèque du CNPL. Signalons les principaux outils de base dont nous nous sommes servis :
- - Instrumenta lexicologia latina du CETEDOC (à partir des œuvres publiées dans le Corpus christianomm).
- - Index de la Patrologie latine (= PL t. 219, 220, 221, 222).
- - Biblia patristica, Index des citations et allusions bibliques dans la littérature patristique, Paris, Éditions du CNRS, 1975 sv.
- - J. DESHUSSES - B. DARRACioN, Concordances et tableaux pour l'étude des grands sacramentaires, Fribourg (Suisse), Éditions Universitaires, « Spicilegii Friburgensis Subsidia » 9-14, 1982-1983.
[7] Cf. B.-D. BERGER, Le Drame liturgique de Pâques, du Xe au XIIIe s., Liturgie et théâtre, Paris, Beauchesne. « Théologie historique » 37, 1976 et G. COHEN, Anthologie du drame liturgique en France au Moyen Age, Paris, Cerf, « Lex Orandi » 19, 1955.
[8] Cf. T. KLAUSER, Das Rômische Capitulare Evangeliorum, 1 Typen (LQF 28) Münster in Westphalen, Aschendorff, 1935 ; cf. C. VOGEL, Introduction aux sources de l'histoire du culte chrétien au Moyen Age, Spolète, Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 1966, p. 239 et sv.
[9] Cf. R. C ABU, L 'Euchairstie, l'Église en prière, t. II, Paris, Desclée, 1983, p. 128-129; Lc 24, 30 et 35 ne sont pas les seuls versets de l'Écriture mis en relation avec la fraction : 1 Co 10, 16b-17 l'est également.
[10] Cf. H. de Lubac, Corpus Mysticum, l'Eucharistie et l'Église au Moyen Age, 2e édition, Paris, Aubier-Montaigne, « Théologie » 3, 1949, p. 295 sv.
[11] Amalaire DE METZ, Eclogae de Ordine Romano in Amalarii episcopi, Opera liturgica omnia, éd. J.-M. HANSSENS, (S.T. CXXXVIIICXL- Città del Vaticano, 1948-1950, t. III, p. 258: Fractio oblatarum illam fractionem significat quam Dominus duobus fecit in Emaus.
[12] Amalaire DE METZ, « Liber Officialis », livre III, chapitre 33, 2 in Opera liturgica omnia, éd. J.-M. HANSSENS, t. II, p. 365.
[13] INNOCENT III, De sacro altaris mysterio, VI, 2, PL 217, 907A, cf. INNOCENT III, Du sacré mystère de l'autel, trad. abbé COUREN, Paris, Plon & Cie, 1875, p. 355.
[14] Ibid., VI, 9, PL 217, 911C-D.
[15] Guillaume DURAND, évêque de Mende, Rationale Divinorum Officiorum, Lyon, 1551, IV, 51, p. 120; IV, 53, p. 122 ; IV, 54, p. 123; cf. trad. C. BARTHÉLÉMY, t. II, Paris, Louis Vivès, 1854, p. 379-380; 392 ; 393-394 ; 395.
[16] Cf. notamment P. LE BRUN, Explication de la messe, Paris, Cerf, « Lex Orandi » 9, 1949, p. 518.
[17] Nous avons consulté les index et tables des documents suivants : Dom P. BRUYLANTS, Les Oraisons du missel romain, texte et histoire, Louvain, Mont-César, « Études liturgiques » 1, 1952, index verborum, vol. I, p. 215 sv. ; Corpus Praefationum, éd. Dom E. MOELLER (CCL 161, 161A-D), Turnhout, Brepols, 1980-1981, index scripturaire CCL 161, p. 46. ; Corpus Benedictionum Pontifiealium, éd. Dom E. MOELLER (CCL 162, 162A-D), Turnhout, Brepols, 1971-1979; J. DESHUSSES B. DARRAGON, Concordances, op. cit., t. III ; Sacramentarium Veronense, éd. L.-C. MOHLBERG (RED, series major 1) Rome, 1956, p. 232; Liber Sacramentorum Romanae ecclesiae ordinis anni circuli (Sacramentarium Gelasianum), éd. LC MOHLBERG (RED, sériés major 4) Rome, 1960 ; Liber Sacramentorum Gellonensis, éd. A. DUMAS (CCL 159159A), Turnhout, Brepols, 1981 ; Liber Sacramentorum Augustodunensis, éd. O. HEIMING (CCL 159B), Turnhout, Brepols, 1984 ; Liber Sacramentorum Engolismensis, éd. P. SAINT-ROCH (CCL 159C), Turnhout, Brepols, 1987; Missale Francorum, éd. L.-C. MOHLBERG (RED, series major 2) Rome, 1957; Missale Gallicanum Vetus, éd. L.-C. MOHLBERG (RED, sériés major 3) Rome, 1958; Missale Gothicum, éd. L.-C. MOHLBERG (RED, series major 5) Rome, 1961 ; The Bobbio Missal, éd. E.A. LOWE (HBS vol. 53, 58, 61) Londres, 1917-1924; Sacramentarium Bergomense, éd. A. PAREDI, Bergame, « Monumenta Bergomensia » 6, 1962; Liber Mozarabicus sacramentorum, éd. M. FEROTIN, Paris, «Monumenta Ecclesiae Liturgica » 6, 1912; Liber Ordinum en usage dans l'Église wisigothique et mozarabe d'Espagne du VIe au XIe siècle, Paris, «Monumenta Ecclesiae Liturgica» 5, 1904.
Nous n'avons pas trouvé de renvois à Lc 24, 13-35 dans le corpus des prières eucharistiques : cf. A. HANGGI - I. PAHL, Prex Eucharistica, Fribourg (Suisse), Editions Universitaires, « Spicilegium Friburgense » 12, 1968.
[18] Corpus Praefationum, op. cit., t. 161C, n° 1029, p. 319.
[19] Jésus junxit se discipulis suis in via, et ibat cum illis : oculi autem eorum tenebantur, ne eum agnoscercnt: et increpavit eos, dicens : o stulti et tardi corde ad credendum in his, quae locuti sunt Prophetae, alleluia.
Qui sunt hi sermones, quos confertis ad invicem ambulantes et estis tristes ? allelllia.
[20] Ein Jahrtausend Lateinischer Hymnendichtung — Eine Bliïtenlese ails den Analecta Hymnica mit literarhistorischen Erlaüterungenvon. G.-M. DREVES. 2 vol.. Leinzig. OR Reisland. 1909.
[21] Il est vivant (J.-F. FRIE), Liturgie des heures, t. II, p. 393 ; Lumière du monde, Ô Jésus (P. DE LA TOUR DU PIN, ibid., p. 408 ; Que cherchez-vous au soir tombant ? (P. DE LA TOUR DU PIN), ibid., p. 412 ; sur la place d'Emmaüs dans l'hymnodie de Patrice de La Tour du Pin, cf. notre article : « Chanter Dieu au soir tombant : l'hymne chez Patrice de La Tour du Pin », LMD 183-184, 1990, p. 191-220.
[22] Liturgie des heures, t. II, p. 394.
[23] Cf. W. STECHOW, « Emmaüs », Reallexikon zur Deutschen Kunstgeschichte (RDK), Stuttgart, 1959, t. V, p. 232-233.
[24] Cf. W.-F. VOLBACH, Elfenbeinarbeiten der Spätantike und des früheren Mittelalters, Mayence, Verlag Philipp von Zabern, 3e éd., 1976, n° 110, 111, 116 (Ve siècle) ; n° 176 (Vle siècle) ; les femmes au tombeau figurent également sur la célèbre ampoule de Monza.
[25] L. RUDRAUF, Le Repas d'Emmaüs, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1955-1956, vol. 11, reproduction n°178.
[26] Cf. RUDRAUF n° 60 (Trêves, Codex 24).
[27] J. WILPERT, Die Rômischen Mosaiken und Malereien der Kirchlichen Bauten von IV. bis XII. Jahrhundert, Fribourg/Brisgau, 2e éd., 1917, p. 903-904.
[28] Cf. RUDRAUF n°211.
[29] Cf. RUDRAUF n°212 et commentaire in vol. I, p. 221.
[30] Cf. RUDRAUF n°59, et appendice n° 1.
[31] Rembrandt (1606-1669): cf. RUDRAUF n° 117, 154, 155, 156, 157, 158, 229, 245 ; il faut ajouter à cette liste une toile datée de 1628 et conservée au musée Jacquemart-André de Paris.
[32] Cf. J. DE MONTCLOS, Lanfranc et Bérenger — La controverse eucharistique du XIe siècle, Leuven, « SSL Études et documents » 37, 1971 ; cf. également H. de LUBAC, op. cit., p. 162 sv.
[33] Ibid., D. 31 sv.
[34] Ibid., p. 133.
[35] Cf. « Les fresques romanes de Vendôme », I, « Étude stylistique et technique » par J. TARALON, II, « Étude iconographique » par H. TOUBERT, Revue de l'Art, n° 53, 1981, p. 9-22; p. 23-28 ; H. TOUBERT, « Les fresques de la Trinité de Vendôme, un témoignage sur l'art de la réforme grégorienne », Cahiers de Civilisation médiévale, XXVI, 4, 1983, p. 297-326.
[36] H. TOUBERT, « Les Fresques de la Trinité de Vendôme », art. cit., p. 300.
[37] Cf. E. DUMOUTET, Le Désir de voir l'hostie et les Origines de la dévotion au Saint Sacrement, Paris, Beauchesne, 1926, p. 47.
[38] Cf. J. DE BACIOCCHI, L'Eucharistie, Paris, Desclée, «Le Mystère chrétien » 3, 1964, p. 76-79.
[39] Guillaume DURAND, Rationale Divinonim Officiorium, op. cit., liv. VI, xc, p. 235 ; trad. BARTHÉLÉMY, op. cit., t. IV, p. 250.
[40] Cf. Y. M.-J. CONGAR, « Les Deux Formes du pain de vie dans l'Évangile et dans la tradition » in Parole de Dieu et sacerdoce, Mélanges J.-J. WEBER, Tournai, Desclée et Cie, 1962, p. 21-58.
[41] ORIGÈNE, Homélies sur S. Luc, par H. CROUZEL - F. FOURNIER - P. PÉRICHON, Paris, Cerf, «Sources chrétiennes» (en abrégé SC) 87, 1962.
[42] Cl. J. QASTEN, Initiation aux Pères de l'Église, trad. J. LAPORTE, Paris. Cerf. 1957, t. II, p. 66.
[43] Biblia Patristica, op. cit., t. III, p. 308.
[44] ORIGÈNE, Contre Celse, par M. BORRET, Paris, Cerf, SC 132, 136, 147. 150 et 227, 1967-1976, table scripturaire in SC 227, p. 264.
[45] SAINT JÉRÔME, Liber contra Joannem Hierosolymitanum ad Pammachium, PL 23, ch. xxvi, c. 378B-379A; trad. BAREILLE, Œuvres complètes de Saint Jérôme, Paris, Vivès, 1878, t. III, p. 41.
[46] Ibid., xxv, PL 23, 375C (trad. op. cit., p. 38).
[47] S. HIERONYMI PRESBYTERI, Opera Pars I, 2, Commentarium in Esaiam, III, VIII, 1/4, éd. M. ADRIAEN, CCL 73-73A, Turnhout, Brepols, 1963, p. 112; cf. Commentarium in Ps. XX, 10, CCL 72, p. 198; In Hiezechielem, XI, 1902-1903, CCL 75, p. 539; Tractatus de Psalmo CXVIII, 4, CCL 78, D. 254.
[48] SAINT JÉRÔME, Lettres, éd. J. LABOURT, Paris, Belles Lettres, t. V, 1955, lettre 108, p. 166.
[49] Cf. Dom CALMET, Commentaire sur S. Luc, t. XX, Paris, 1730, p. 651.
[50] Cf. H.-C. PUECH - P. HADOT, « L'Entretien d'Origène avec Héraclide et le commentaire de saint Ambroise sur l'évangile de saint Luc », Vigiliae Christianae, 13, 1959, D. 204-234.
[51] R. JOHANNY, L'Eucharistie centre de l'histoire du salut chez saint Ambroise de Milan, Paris, Beauchesne, « Théologie historique » 9, 1968, p. 16 sv.
[52] Ibid., p. 25.
[53] Explanatio Psalmorum XII, ps. 1, 33, CSEL 64, p. 28; trad. R. JOHANNY, op. cit., p. 28-29; cf. ORIGÈNE, Homélies sur les Nombres, par M. MÉHAT, Paris, Cerf, SC 29, 1961, p. 334-335.
[54] Exposition in Lucam, VI, 86, CSEL 32, 4, p. 270 ; trad. G. TISSOT, SC 45, p. 260.
[55] Cf. R. JOHANNY, op. cit., p. 37.
[56] Ibid., p. 38.
[57] Expositio Psalmi CVIII, 15, 28, CSEL 62, p. 345 ; trad. R. JOHANNY, op. cit., p. 40; c'est nous qui soulignons.
[58] Cf. L. LIES, Wort und Eucharistie bei Origenes, fur Spiritualisie-rungstendenz des Eucharistieverständnisses, Innsbruck — Vienne — Munich, Tvrolia Verlag, ITS 1, 1978.
[59] ORIGÈNE, Homélies sur l'Exode, par M. BORRET, Paris, Cerf, SC 321, 1985, homélie XIII, 3, p. 385-387.
[60] ORIGENE, Homélies sur le Lévitique par M. BORRET. Paris, Cerf, SC 287, 1981, homélie XIII, 6, 1, p. 223.
[61] R. JOHANNY, op. cit., p. 55-56.
[62] J. BFTZ, Eucharistie in der Schrift und Patristik, Fribourg — Bâle - Vienne, Herder, « Handbuch der Dogmengeschichte », vol. IV, Fasc. 4a. 1979, p. 49.
[63] AMBROISE DE MILAN, Des Sacrements, des mystères par Dom B. BOTTE, Paris, Cerf, SC 25 bis, 1961, De Mysteriis 54, p. 189.
[64] Ibid., Des Sacrements, IV, 14-15, p. 109-111.
[65] LÉON LE GRAND, Sermons, par R. DOLLE, sermon 60, 1, t. III, Paris, Cerf, SC 74, 1961, p. 135.
[66] LÉON LE GRAND, sermon 61, 1, op. cit., p. 140.
[67] Ibid., sermon 60, 2, p. 136-137; c'est nous qui soulignons.
[68] Ibid., sermon 61, 3, p. 141.
[69] Ibid., sermon 61, 2, p. 140: « Ce qu'on avait pu voir de notre Rédempteur est donc passé dans les rites sacrés » ; cf. Liturgie des heures (Office des lectures, vendredi après l'Ascension) qui force l'interprétation sacramentelle en traduisant : « ce qui était visible chez notre Rédempteur est passé dans les mystères sacramentels » ; cette traduction est très liée à l'utilisation de ce texte par Dom CASEL.
[70] Dom M.-B. DE SOOS, Le Mystère liturgique d'après Saint Léon le Grand, Münster (Westphalie), Aschendorff, LQF 34,1958, p. 78 sv.
[71] SAINT GRÉGOIRE LE GRAND, XL Homilianim in Evangelia, Livre II, homélie 23, 1-2, PL 76, 1182D-1183A; trad. M. VERICEL, L'Évangile commenté par les Pères, Paris, Éditions ouvrières, coll. « Église d'hier et d'aujourd'hui ». 1965. n. 346.
[72] Ibid., homélie 23, 2, PL 76, 1183A; trad. VERICEL, op. cit., p. 347.
[73] SAINT GRÉGOIRE LE GRAND, homélie 23, 2, PL 76, 1183C ; trad. VERICEL, op. cit., p. 347.
[74] R. GRÉGOIRE, Les Homéliaires du Moyen Age, Rome, 1re éd. Herder, 1966, p. 94; cf. RABAN MAUR, Homiliae in Evangelia et Epistolas, homélie VI (pour le lundi de Pâques), PL 110, 144C-145C; BÈDE LE VÉNÉRABLE, In Lucae Evangelium Expositio, livre VI, PL 92, 625 sv.
[75] PL 114, 351-353 (cette édition élimine les gloses) ; Biblia Sacracum Glossa Ordinaria primum quidem a Strabo Fuldensi Monacho Benedictino Collecta. Anvers, chez Jean MEURSIUS, 1634, t. V, c. 989994; cf. H. PELTIER, « Walafrid Strabon », DTC XV, 2 (1950) c. 35023503, qui fait référence aux travaux de B. SMALLEY.
[76] Cf. SAINT ALBERT LE GRAND, Commentarius in Lucam, éd. P. JAMMY, Lyon, 1651, t. X, p. 360-361 ; SAINT BONAVENTURE, Commentarius in Evangelium S. Lucae, éd. Quaracchi, t. VVI, 1895, p. 596-597 ; SAINT THOMAS D'AQUIN, Catena Aurea in Opera Omnia, éd. S. FRETTE, Paris, Vivès, 1876, vol. 17, p. 372-373 ; J. MALDONNAT, (1533-1583) Commentarium in Quattuor Evangelistas, Pont-à-Mousson, 1597, t. II, p. 409; L'Année chrétienne par N. LETOURNEUX (16401686), nouvelle édition, Paris, 1714, t. V, p. 438-439; P. PARSCH, Le Guide dans l'année liturgique, trad. sur la 11e édit. par M. GAUTIER, Mulhouse, Salvator, 1936, t. III, p. 84 ; cependant, Dom GUÉRANGER ne mentionne pas cette explication dans son Année liturgique t. I, vol. 7, 14e édit., Paris-Poitiers, Oudin, 1903, p. 226-232 et 251-253.
[77] GRÉGOIRE LE GRAND, Morales sur Job, Dom R. GILLET - Dom A. DE GAUDEMARIS, livres I-II Paris, Cerf, SC 32, 1948, livre II, XX, 35, p. 207.
[78] Ibid., Introduction, p. 80-81.
[79] Cf. Homélie XXIII, PL 76, 1183B ; Règle de saint Benoît, ch. 53, 12, éd. A. DE VOGÜE, Paris, Cerf, SC 182, 1972, p. 613.
[80] Cf. Moralia, X, VIII, 13: per amorem agnoscimus auctoris nostri contemplandam speciem, quam sequamur (PL 75, 927D) ; homélie 27, 4 : Dum enim audita supercoelestia amamus, amata jam novimus, quia amor ipse notitia est (PL 76, 1207A) ; Dom R. GILLET, Introduction, SC 32, op. cit., p. 80-81.
[81] Moralia, X, VIII. 13 (PL 75, 927D-928A), trad. GILLET. SC 32, op. cit., p. 36-37.
[82] SAINT BERNARD, Sermones super Cantica Canticorum, éd. J. LECLERCQ, C.-H. TALBOT, H.-M. ROHAIS, Opera, vol. 2, Romae, Editiones cistercienses, 1958, sermon 74, 3.
[83] Cf. fichier CETEDOC: «Fractio panis ». Cette clé nous a paru suffisante dans notre cadre de recherche.
[84] SAINT AUGUSTIN, sermon 236, 3, PL 38, 1121; trad. PERONNE, éd. Vivès, t. XVIII, p. 219 ; cf. sermon 239, 2, PL 38, 1127 ; sermon 89, 4, PL 38, 556; Quaestiones Evangeliorum, II, qu. 51, éd. A. MUTZENBECHER, CCL 44B, Turnhout, Brepols, 1980, p. 118 (= PL 35, 1362D), trad. Vivès, t. IX, p. 192-193; cf. S. POQUE in AUGUSTIN D'HIPPONE, Sermons pour la Pâque, Paris, Cerf, SC 116, 1966, p. 358-359, qui considère l'ensemble des sermons « In die Paschae » (224 sv.) publiés dans PL 38, 1093 sv. comme authentiques.
[85] SAINT AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, éd. P. AGAESSE A. SOLIGNAC, Paris, DDB, Bibliothèque Augustinienne 49, 1972, Livre XI, XXXI, 41, p. - 297.
[86] Ibid., p. 299; cf. aussi Locutionum in Heptateuchum libri 7, éd. J. FRAIPONT, CCL 33, Turnhout, Brepols, 1958, Livre I, IX, p. 381-382; De nuptiis et concupiscentia libri 2, Contre Julien d'Eclane, éd. F.-J. THONNARD, E. BLEUZEN, A.-C. DE VEER, Paris, DDB, Bibl. August. 23, 1974, Livre I, v, 6, p. 65-67.
[87] La Genèse au sens littéral, Livre XL XXXI, 41 op. cil., p. 299.
[88] Sermon 232, PL 38, 1107-1112 (éd. POQUE, SC 116, 260-279); sermon 234, PL 38, 1115-1117; sermon 235, PL 38, 1117-1120 (éd. Dom C. LAMBOT, « Le Sermon CCXXXV de Saint Augustin », R. Ben. 67 [1957], 129-140); cf. aussi sermon 89, 7, PL 38, 558; De Consensu Evungelistarum III, xxv, 72, CSEL 43, 372, PL 34, 1206; Lettre 149 à Paulin, PL 33, 644; In Epistolam loannis ad Parthos, Tractatus II, 1, Paris, Cerf, SC 75, 1961, p. 155.
[89] Ibid., sermon 235, 3, éd. LAMBOT, p. 138, 36-39, trad. Vivès, t. XVIII, p. 216.
[90] Sermon 232. 7, SC 116. D. 275.
[91] Sermon 234, 2, PL 38, 1116, trad. Vivès, t. XVIII, p. 212; cf. sermon 235, 3, éd. LAMBOT, p. 138, 39.
[92] Sermon 234, 2, PL 38, 1115, trad. Vivès, t. XVIII, p. 211 ; cf. sermon 232, 6, SC 116, p. 271.
[93] Sermon 235, 3, éd. LAMBOT, p. 139, 42, trad. Vivès, t. XVIII, p. 216.
[94] Sermon 232, 7, SC 116, p. 275.
[95] J. GUILLET, Entre Jésus et l'Église, Paris, Seuil, Parole de Dieu 24, 1985, p. 114-115.
[96] Cf. J. DUPONT « Les disciples d'Emmaüs (Le 24, 13-35) in La Pâque du Christ – Mystère du salut, Mélanges en l'honneur du Père F.-X. Durrwell, éd. M. BENZERATH, A. SCHMID, J. GUILLET, coll. « Lectio Divina » 112, Paris, Cerf, 1982, p. 167-195, qui fait l'état de la question depuis son article source : « Les pèlerins d'Emmaüs (Lc XXIV, 13-35) », Miscellanea Biblica B. Ubach, Montserrat, 1953, 349-374.
[97] Cf. L. PIROT, «Emmaüs», DBS II, 1049-1063.
[98] L-H VINCENT - F-M ABEL. Emmaüs, sa basilique et son histoire, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1932. D. 304
[99] Cf. C. RUCH, « Eucharistie d'après la Sainte Écriture », DTC V, 2, c. 1045; 1065-1068; 1105-1112.
[100] M.-J. LAGRANGE, Évangile selon Saint Luc, Paris, Gabalda, 1921, p. 608-609.
[101] Cf. D. Buzy, « Le Repas d'Emmaüs fut-il eucharistique ? », Jérusalem, XX, 1926, p. 449.
[102] M.-J. LAGRANGE, op. cit., p. 609.
[103] A. LOISY, L'Évangile selon Luc, Paris, Émile Nourry, 1924, p. 580-581.
[104] Ibid., p. 584: «Notre récit exploite chrétiennement la donnée commune du personnage divin qui prend forme humaine pour traiter avec les hommes sans être reconnu, et qui disparaît dans l'instant même où son identité a été manifestée. Rien n'était plus facile que d'adapter ce thème à celui du Christ ressuscité, mais encore fallait-il en avoir l'idée. L'idée sera venue spontanément à quelque prophète chrétien, dont la vision représente à merveille la foi des premières communautés au Christ annoncé par les Écritures, immortel et présent aux siens dans la cène eucharistique. »
[105] Ibid., p. 581.
[106] M. GOGUEL, L'Eucharistie des origines à Justin Martyr, Paris, Librairie Fischbacher, 1910, p. 193.
[107] A propos de la question classique du caractère sacrificiel de la messe, plusieurs auteurs développeront cette idée, notamment Dom CASEL, pour qui «l'Eucharistie est d'une manière sacramentelle, le sacrifice du Christ », (cf. B. NEUNHEUSER, L'Eucharistie, II - Au Moyen Age et à l'époque moderne, trad. A. LIEFOOGHE, Paris, Cerf, coll. « Histoire des dogmes », 1966, p. 131-145, citation p. 136), Dom VONIER et plus récemment F.-X. DURRWELL (cf. L'Eucharistie, sacrement pascal, Paris, Cerf, 1980, p. 29).
[108] C. PERROT, « Emmaüs ou la rencontre du Seigneur (Le 24, 13-35) » in La Pâque du Christ – Mystère de salut, op. cit., p. 165166 ; note bibliographique p. 159 qui renvoie à : J. WANKE, Die Emmauserzählung — Eine redaktionsgeschichtliche Untersuchung zu Lk 24, 13-35, Leipzig, St Benno, Erfurter Theol Stud. 31, 1973 et R.-J. DILLON, From Eye-Witnesses to Minister of the Word – Tradition and Composition in Luke 24, Rome, Pont. Ist. Bibl. Anal. Bibl. 82, 1978.
[109] C. PERROT, art. cit., p. 166.
[110] J. GUILLET, Op. cit., p. 119-120; c'est nous qui soulignons.
[111] Cf. L.-M. CHAUVET, Symbole et sacrement, op. cit., p. 388-392.
[112] Cf. VATICAN II, Const. sur la liturgie (SL) 48 et 51 et Const. sur la Révélation, 21.
[113] Présentation générale du Missel romain (PGMR), 8 : « La messe comporte deux parties : la liturgie de la parole et la liturgie eucharistique [...] En effet, la messe dresse la table aussi bien de la parole de Dieu que du Corps du Seigneur, où les fidèles sont instruits et restaurés. »
[114] Cf. Concile de Trente, session XII, 17 septembre 1562, DS 1738 sv., repris par PGMR, 2.
[115] Cf. notamment SL 5, 6, 21, 106.
[116] PGMR, 56: «Puisque la célébration eucharistique est le banquet pascal, il convient que, selon l'ordre du Seigneur, son Corps et son Sang soient reçus par les fidèles bien préparés comme une nourriture spirituelle. C'est à cela que tendent la fraction et les autres rites préparatoires par lesquels les fidèles sont immédiatement amenés à la communion. »
[117] PGMR, 56, c : « Le geste de la fraction, accompli par le Christ à la dernière Cène, a désigné toute la célébration eucharistique à l'âge apostolique. Ce rite n'a pas tellement un motif pratique, mais il signifie que nous qui sommes nombreux, en communiant à l'unique pain de vie, qui est le Christ, nous devenons un seul corps (1 Co 10, 17). »
[118] Lettre apostolique approuvant les normes universelles de l'année liturgique, 14 février 1969 (Missel romain, p. 7).