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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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20 décembre 2024

La Nativité selon Luc 2,1-20 par M. Corbin en 1980

« Si l'Évangile de la Nativité est, comme tout l'Évangile, écrit pour nous, s'il raconte une naissance selon la chair, celle-ci ne mérite d'être narrée que parce qu'elle concerne tout homme, tous les hommes de tous les lieux et de tous les temps, et le ramène, plus radicalement qu'à sa naissance selon la chair, à sa vraie et unique naissance. La Nativité de Jésus est en même temps la naissance de l'homme à la vraie vie ou la naissance du Christ en lui… » dit Michel Corbin, se référant entre autres à Angelus Silesius : « Christ serait-il né mille fois à Bethléem, s'il n'est pas né en toi, c'est ta perte à jamais. » De plus le mouvement en cause dans l'épisode de Noël a une coloration pascale.

Voici le chapitre 2 du livre de Michel Corbin (s. j.)  Christ puissance de Dieu - Scènes de l'Évangile selon saint Luc (1) Supplément à Vie chrétienne, n° 237, 1980.

.

Comme nous l'avions dit lors de la parution du livre de M. CORBIN, L'Inouï de Dieu, Il est ami de Jean-Marie Martin à qui est dédié le présent blog. Dans ce texte sur la Nativité, nous trouvons plusieurs passages proches de ce que J-M Martin a lui-même dit à divers moments. Sur le blog figurent deux messages donnant sa propre lecture du texte de Luc :

 

La Nativité selon Luc 2,1-20

 

Michel Corbin

 

 

I –

 

Que répondrons-nous aux enfants qui demandent une parole de foi sur « l'espérance qui est en nous » (1P 3, 15) lorsqu'à l'église ou à la maison nous avons disposé la crèche de Noël ? Comment leur présentons-nous l'événement inouï de la naissance en notre chair du Fils unique de Dieu, ce point zéro du calendrier à partir duquel nous situons toutes les années de l'histoire ? Par quel chemin leur ouvrons-nous un avenir, tandis qu'autour de nous le monde crie misère ? Il est à craindre que nos imaginations d'adultes, encombrées de fioritures insipides, nuit froide, neige qui tombe et animaux qui réchauffent l'enfant silencieux, soient incapables de combler leur attente. Car le regard des enfants est infaillible même s'ils ne savent l'exprimer en paroles articulées. N'aurions-nous pas besoin d'un dépoussiérage, d'une purification, d'un désencombrement pour revenir à la lettre de l'Évangile, accueillir son extrême pudeur et sa sobriété exemplaire, en relisant posément, crayon en main, un texte que nous croyons connaître ?

 

II –

 

L'Évangile est d'abord un texte tout court, ensemble de signes conventionnels noircissant une feuille de papier, dont il importe de repérer l'organisation formelle avant d'en chercher le sens ou plutôt de s'exercer à la modification du sens que nous lui prêtons spontanément. Cette organisation de signes, ou structure, comprend à la fois le contexte proche et la composition interne du passage retenu pour la contemplation.

 

1. Le contexte proche. Les deux premiers chapitres de Luc sont consacrés à l'Enfance de Jésus et bâtis sur un constant parallèle entre Jean-Baptiste le Précurseur et Jésus le Fils unique. Les annonces de leurs naissances, celles-ci et leurs circoncisions, leurs vies cachées sont racontées l'une à la suite de l'autre et confrontées comme l'Ancien Testament passant, au-delà de lui-même, vers le Nouveau, et le Nouveau accomplissant, au-delà d'elle-même, l'attente de l'Ancien. Cette rencontre unique, sans précédent ni correspondant se signifie dans la mutuelle salutation d'Élisabeth et de Marie à la Visitation. Elle se reflète également dans le plus ou moins grand développement, à propos de Jean ou de Jésus, de telle ou telle étape de leur croissance. Ainsi la circoncision de Jésus n'occupe-t-elle qu'un verset (2,21) tandis que celle du Baptiste est associée à une longue narration de la dispute sur son nom et de la guérison du mutisme de son père avant de déboucher sur la merveilleuse prophétie du Benedictus (1, 59-79). Inversement la naissance de Jean prend deux courts versets (1, 57-58) tandis que celle du Sauveur en demande vingt (2, 1-20). Par là est sans doute indiquée la radicale nouveauté qui surgit, dans l'histoire, avec Jésus : ce n'est plus la circoncision, signe d'appartenance à la race d'Israël, qui importe, mais la naissance, commencement de la vie commune à tous les hommes en tant qu'hommes. Première constatation : avec la Nativité de Notre Seigneur advient quelque chose qui concerne tout homme en ce qu'il est de plus profond.

 

2. La composition interne. Il n'est jamais facile de découvrir la structure d'un passage, et d'abord de le délimiter, car de nombreux éléments entrent en jeu : répétitions ou oppositions de mots, mouvements dans le temps et l'espace, différences entre récits et discours, phénomènes de refrains… La plupart du temps chacun doit se contenter d'une ébauche et savoir que celle-ci correspond à un certain regard qu'il acquiert et reçoit sur ce qui se donne à voir. L'Évangile est inépuisable et son sens comme un buisson qui ne cesse de grandir. Risquons donc ceci : convenons ne retenir que les vingt premiers versets du chapitre 2 (en excluant la circoncision) et identifions-nous à un metteur en scène qui procède au découpage des divers plans avant de monter leur séquence. Autrement dit, décomposons l'ensemble en petites unités que nous essaierons ensuite d'associer en vue de faire apparaître une figure de style qui soit la plus simple possible. Ce travail enfantin, réalisable par tous, en privé ou en équipe de catéchèse, apporte presque immanquablement un résultat tangible. Pour la commodité, nous numéroterons en chiffres arabes les micro-unités du texte :

1 - vv. 1-3 : le premier recensement de l'empereur de Rome oblige les habitants de l'univers à revenir au lieu de naissance de leur famille, c'est-à-dire de leurs pères et de leur maison.

2 - vv. 4-5 : Joseph monte à Bethléem avec Marie, sa fiancée qui est enceinte, car il est de la maison de David.

3 - vv. 6-7 : Marie enfante son fils premier-né hors de l'hôtellerie où il n'y a pas de place. Ici se trouve la première apparition du refrain : « elle l'enveloppa de langes et le coucha dans une crèche ».

4 - vv. 8-9 : au milieu de la nuit, l'Ange du Seigneur se tient auprès de bergers qui veillent sur leurs troupeaux dans la région.

5 - vv. 10-12 : l'Ange transmet aux bergers un message divin qui contient les titres du nouveau-né : Christ annoncé par les Écritures d'Israël, Seigneur en possession du « Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2,9), Sauveur qui délivrera son peuple de la triple malédiction de la loi, du péché et de la mort. Le refrain est entonné pour la deuxième fois : « vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une crèche ».

6 - vv. 13-14 : une foule d'anges se joint à l'Ange pour louer Dieu, « au plus haut des cieux », qui apporte aux hommes la "paix", bien messianique par excellence.

7 - v. 15 : au départ des anges vers le ciel, les bergers décident librement de se rendre à Bethléem pour y voir le signe annoncé.

8 - vv. 16-18 : les bergers constatent les choses comme l'Ange a dit et communiquent aux assistants le message qu'ils ont reçu d'en haut.

9 - v. 19 : Marie médite en son cœur les paroles ainsi communiquées.

10 - v. 20 : les bergers s'en retournent dans la joie d'une louange qui fait écho à celle des anges. Luc ne dit pas où ils vont.

 

Pareil relevé, nécessaire pour mémoriser le texte et ne pas se suffire d'à-peu-près, est susceptible de nombreuses combinaisons. Dans la mesure où les huit premiers versets ne citent jamais le nom de Dieu et n'offre qu'une pure et sage chronique, à la rigueur valable pour tout homme, nous préférons la combinaison suivante qui dispose les unités en deux colonnes parallèles :….

 

Les différences que balise ce parallélisme sont claires et nombreuses. À César Auguste, empereur de Rome et maître de toute la terre habitée, soucieux comme autrefois David (2 S 24) de compter ses sujets pour s'enorgueillir de sa puissance et obtenir davantage d'impôts, fait face le Seigneur Dieu qui habite la Hauteur au-delà de toute hauteur, Dieu « au plus haut des cieux », si bienveillant et paternel pour les hommes incapables de se libérer qu'Il leur offre gracieusement un Sauveur, et avec lui la paix. Terre / ciel, horizontal / vertical, politique / religieux : ces trois couples font penser à la parole de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (20, 25). Car à la superbe du prince obligeant les peuples à se déplacer vers le lieu de leurs origines s'oppose l'abaissement libre du vrai roi, couché dans une crèche et enveloppé de langes comme il est dit par trois fois au refrain. « Vous connaissez la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, dira Paul aux Corinthiens, pour vous il s'est fait pauvre, de riche qu'il était, pour vous enrichir de sa pauvreté » (2 Cor 8, 9). À Noël, Jésus est déjà rejeté de la salle commune comme il le sera par son peuple pour être crucifié hors de Jérusalem. Il n'y a pas de place pour lui, « pas de pierre où il puisse reposer sa tête » (9, 58) : il déborde de toutes les images et catégories à l'aide desquelles nous aimerions définir son mystère, il est plus qu'un sage, plus qu'un prophète, plus qu'un roi.

[…]

Une chose semble… importante : la parole, l'échange de paroles, n'apparaît que dans la colonne de droite. Nul ne s'en étonnera : quand règne la liberté de l'Amour, car l'Ange n'oblige pas les bergers à se rendre vers Bethléem, quand vient le Fils, une parole est possible, permise et commandée, qui sait communiquer et inviter ; et quand domine le don gratuit, sans nulle recherche de récompense ou de réciprocité, l'homme ne peut que partager ce qu'il reçoit, contestant par là l'avarice et la rapacité des puissants de ce monde. En notre terre, ravagée par la violence et la convoitise de ceux qui se savent voués à la mort, éclôt aujourd'hui la grâce ; en des conditions politiques et sociales perturbées, surgit l'Inconditionné du libre Amour.

 

III –

Le sens transparaît dans la lettre et sa structure rigoureuse. En face de la description prosaïque, naturaliste, presque matérialiste, de la naissance d'un petit d'homme dans le grand remue-ménage d'un recensement, se déploie la signification de cette naissance au regard de la foi, l'aspect d'éternité par quoi elle vient toucher tous les hommes. La succession des deux colonnes, des deux regards, convie à reconnaître que nous ignorons encore non pas ce qu'est une naissance, nous en constatons tous les jours, mais ce qu'est la vraie naissance, la naissance tout court. Qu'est-ce que naître à la vie et à la grâce ?

N'attendons pas cependant une réponse définitive car la règle fondamentale qui préside à toute lecture croyante de l'Écriture et que les Pères de l'Église ne cessaient de pratiquer est la suivante : le mystère dont témoigne le Livre saint pour la nourriture de la foi surexcède toute approche humaine par parole ou image. Nous cherchons pour trouver et trouvons pour chercher plus profondément encore. Ici plus que jamais s'applique donc l'avertissement de Grégoire de Nysse :

« Ce qui était avant la naissance et ce qui sera après la mort nous échappe… Si ce qui nous est rapporté du Christ pouvait tenir à l'intérieur de nos limites, où serait le divin ? » (Or. Cat. 13).

 

1 - Naissance et résurrection. Relisons les deux endroits où il est fait mention de Marie : la fin de la première colonne où elle est dite, sur un ton profane, « enfanter son fils premier-né » (vv. 6-7) et la fin de la seconde où elle est décrite « conservant avec soin toutes les paroles (des bergers), les méditant en son cœur » (v. 19). Si les deux colonnes sont deux regards possibles sur le même événement, pouvons-nous soutenir, à titre d'hypothèse, que ces deux mentions de Marie concernent la même réalité, qu'enfanter le premier-né, qui est Verbe de vie, et écouter la Parole de Dieu sont le même ? Par là se comprendrait l'insistance avec laquelle Luc associe Marie à la béatitude de l'écoute : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent » (8, 31 et 11, 28). Le propre de la Parole est en effet de produire son fruit plus sûrement que le grain conduit à l'épi.

« De même que la pluie et la neige descendent des cieux et n'y retournent pas sans avoir arrosé la terre, sans l'avoir fécondée et l'avoir fait germer, pour fournir la semence au semeur et le pain à manger, de même en est-il de la parole qui sort de ma bouche : elle ne revient pas vers moi sans effet, sans avoir accompli ce que j'ai voulu et réalisé l'objet de sa mission » (Is 55, 10-11).

Pour Marie, pour nous qui la recevons pour mère et figure de l'Église, enfanter la Parole de vie, lui donner naissance dans une chair d'homme, serait l'accueillir, elle qui agit par elle-même, lui ouvrir un espace intérieur pour qu'elle puisse accomplir son mouvement propre.

Sous cette lumière, la mise en parallèle des deux volets de l'Évangile – histoire profane et signification de foi – conduit plus loin que toute explication scientifique. Qu'il s'agisse de la naissance dans la crèche (1er volet) ou de la visite des bergers (2e volet), ces deux parties sont animées d'un mouvement semblable. Ici et là un message royal, édit de César et parole angélique venant de Dieu, met des hommes en marche vers Bethléem, ville de David. La marche est décrite, dans le cas de Joseph, comme une "montée" de Galilée en Judée et, dans le cas des bergers, comme une "hâte" occasionnée par le départ des anges vers le ciel. Pour qui admet l'importance des notations temporelles et géographiques des Évangiles, puis se rappelle : 1° que la vie publique de Jésus est une montée de Galilée en Judée, vers Jérusalem, ville de David (9, 51-53) ; 2° que l'Ascension de Jésus vers son Père est immédiatement suivie du retour des apôtres à Jérusalem et de l'expansion missionnaire de Pentecôte, le mouvement en cause dans l'épisode de Noël prend nécessairement une coloration pascale. La dynamique de la Nativité, qui met des hommes en marche vers Bethléem où naît Jésus, se superpose à la dynamique de Pâques, mort et résurrection du Fils, passage qui fait souffler l'Esprit et donne à tout homme croyant de renaître. Car, s'il est vrai que Pâques est l'ouverture du "chemin" de Jésus comme "vérité et vie" (Jn 14, 6), comme route ouverte au cœur même de Dieu, de Dieu vers Dieu toujours plus grand, où l'homme trouve demeure, la naissance véritable qui fait de l'homme une nouvelle créature (2 Cor 5, 17) se situe à Pâques, dans l'irruption inouïe de la vie de Dieu pour nous.

 

Quelques mots décisifs du texte de Noël précisent cette superposition entre Noël et Pâques. Au verset 7, Luc utilise invocable très rare : premier-né (prôtotokos) dont les trois emplois chez Paul sont :

Rm 8, 29 : le Fils unique premier-né d'une multitude de frères,

Col 1, 15 : le Christ premier-né de toute créature,

Col 1, 18 : le Christ premier-né d'entre les morts.

Le verset ne signifie donc pas que Marie ait eu d'autres enfants après Jésus mais cette chose fondamentale : nous naissons à la vie de Dieu, à ce que nous nommons la grâce et qui consiste dans la relation du fils à son père, quand nous commençons à dire : « Abba, Père ! » à la suite de Jésus mort et ressuscité pour nous.

« La preuve que vous êtes des fils, c'est que Dieu a envoyé dans nos cœurs l'esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! » (Ga 4, 6).

Notre vraie naissance, ou naissance selon l'Esprit qui donne sens à notre naissance selon la chair, se situe ainsi à Pâques, quand nous cessons de prendre Dieu pour notre rival ou notre ennemi, quand nous commençons de le reconnaître pour notre Père et nous approprions la parole de fierté paternelle qu'il fait entendre au Baptême et à la Transfiguration de Jésus : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je me complais » (Mt 3, 17 et parallèles). Complaisance, "agrément" disent certains Morvandiaux, fierté du père devant son fils, il faut toutes ces nuances pour rendre le grec eudokia qui apparaît au verset 14 : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes, objet de sa complaisance ». Le sens n'est pas « aux hommes qui l'aiment », ni « aux hommes qu'il aime », comme si le message de Noël dépendait de la réponse des hommes ou était limitée à quelques-uns, mais « aux hommes, ses bien-aimés ». Les hommes sont les bien-aimés de Dieu en Celui qui est LE Bien-aimé, les hommes naissent quand ils se découvrent bien-aimés de Dieu en Jésus.

« Dès que l'on pense Dieu, il faut aussi penser Père afin que soit procurée indivisiblement la glorification du Père et du Fils. Le Père n'a pas en effet telle gloire et le Fils telle autre, mais ils n'ont qu'une seule et même gloire, puisque le Fils est le seul-engendré du Père et que, lorsque le Père est glorifié, le Fils lui aussi participe à la gloire. Aussi bien « c'est une gloire pour un fils que l'honneur de son père » (Prov 17, 6) ; et en retour quand un fils est glorifié, le père d'un si bon fils en est grandement honoré » (Cyrille de Jérusalem, VIe catéchèse baptismale, I).

 

Ces coïncidences verbales qui placent la naissance à Pâques, dans la reconnaissance de la "philanthropie" (Tt 3, 4) de Dieu, peuvent se poursuivre :

1° Le thème de la nuit renvoie au passage de la Sagesse sur la merveille que fut la nuit de Pâques pour les Hébreux : « Alors qu'un silence paisible enveloppait toutes choses et que la nuit parvenait au milieu de sa course toute-puissante, du haut des cieux ta Parole toute-puissante s'élança du trône royal » (Sg 18, 14-15).

2° La triple mention de la crèche où l'enfant est couché et la double mention des langes dont il est enmaillotté, c'est-à-dire la triple répétition de ce que nous avons appelé le refrain et écrit en majuscules, annonce, en sourdine, l'abaissement de Jésus pendant sa Passion : mort sur une croix, il fut enseveli dans un tombeau et enveloppé d'un linceul. Cet abaissement est la vraie pauvreté, non celle de l'imaginaire.

Les bergers, que tradition a transformé en gens quelque peu bornés, opposés aux mages qui seraient les savants, associés à quelque rêverie "pastorale", désignent plus que probablement les Apôtres, pasteurs du troupeau de Dieu, chargés de veiller sur lui dans la nuit de l'attente et de lui transmettre le message pascal. Ce ne peut être un hasard s'il y a, dans le texte de Noël, un redoublement dans la communication de la parole : l'Ange parle aux bergers et ceux-ci à tous ceux qui sont présents autour du nouveau-né : « Ils firent connaître ce qui leur avait été dit de cet enfant, et tous ceux qui les entendirent furent étonnés de ce que disaient les bergers » (vv. 17-18). Qui peuvent être ces "tous ceux" ? Comment Marie pouvait-elle être étonnée alors qu'elle avait reçu, neuf mois auparavant, la visite de l'ange Gabriel ? Marie est sans doute la figure de l'Église qui écoute la parole apostolique et dont nous sommes, nous, les membres, les brebis du troupeau.

 

2 - Naissance et parole. Reprenons l'hypothèse de lecture et méditons les deux vers d'Angélus Silesius que citent certaines cartes de Noël :

« Christ serait-il né mille fois à Bethléem,

s'il n'est pas né en toi, c'est ta perte à jamais. »

(Le pèlerin chérubinique, I, stique 61).

Si l'Évangile de la Nativité est, comme tout l'Évangile, écrit pour nous, « pour que nous croyions » (Jn 20, 31), s'il raconte une naissance selon la chair, celle-ci ne mérite d'être narrée que parce qu'elle concerne tout homme, tous les hommes de tous les lieux et de tous les temps, et le ramène, plus radicalement qu'à sa naissance selon la chair, à sa vraie et unique naissance. La Nativité de Jésus est en même temps la naissance de l'homme à la vraie vie ou la naissance du Christ en lui, l'écoute de la Parole paternelle où Dieu dit sa fierté de nous adopter comme ses fils, la garde de cette parole qui pousse en nous ses fruits de don et de paix. Elle n'est pas un instant définitivement passé, relégué dans les ténèbres lointaines de l'oubli ou inscriptible sur un registre d'état civil, elle est cela qui se renouvelle tous les jours dans la foi pour s'épanouir à la résurrection finale.

Acceptons ce paradoxe : notre naissance, la vraie, est devant nous, dans la Parole qui nous précède et appelle à la vie, dans l'irruption de Pâques qui nous met en mouvement. Dire le paradoxe est rompre les déterminismes, même temporels, qui nous emprisonnent, mettre fin aux idéologies et idoles qui nous désespèrent, ouvrir l'avenir. En célébrant la liturgie de Noël – Hodie Christus natus est ! –, en faisant mémoire de Jésus aujourd'hui, nous marchons avec les bergers vers Bethléem, peuple immense de croyants en marche vers le lieu de leur naissance parce qu'enfantant dans leur chair le visage du Christ pour le temps qui est le leur. Naître est suivre Jésus-Christ.

Cette interprétation de la naissance comme l'audition de la parole qui atteste notre filiation divine n'est pas une vision symbolique des choses, au sens que nous donnons habituellement au mot symbolique. Elle conteste au contraire notre manière moderne de couper la réalité en symbolique et réel, de faire comme si nous savions parfaitement ce qu'est la naissance, de refuser de nous laisser enseigner par la Parole. Certes la naissance est un phénomène biologique : un petit d'homme quitte le sein de sa mère et commence à respirer. Mais cette définition est valable pour tous les mammifères, pour le faon ou le souriceau, car le propre de la science biologique est de procéder par abstractions, c'est-à-dire par découpages. On traite d'un côté le corps : médecine somatique, de l'autre l'esprit : médecine psychiatrique ; pour intervenir efficacement on sépare ce qui est uni. Or la naissance humaine est, comme son nom l'indique, humaine, plus que biologique. Il a fallu la parole d'amour échangée par les parents au moment de la conception, il faut la fête de famille qui célèbre par la parole la joie des parents, il faudra la démarche du père déclarant, à la mairie, que cet enfant est son fils. Sans cette triple reconnaissance, l'enfant n'existe pas humainement. Autrement dit le biologique en l'homme est sous la dépendance de la parole : parole mutuelle de l'époux et de l'épouse, parole paternelle qui dit en l'enfant la fierté de ses parents, parole future qui risquera les premiers mots : papa, maman ! La parole n'est pas chose figée, circonscrite une fois pour toutes, elle porte un désir, exprime une attente, articule la relation à l'autre. La parole vient du plus profond que l'homme et s'en va vers plus haut que lui car il a plu à Dieu de révéler son propre mystère en paroles humaines, par son Fils fait homme.

 

3 - Naissance et virginité. En approchant la naissance à partir de la parole et de l'inouï de Pâques, nous avons gardé sous les yeux le parallèle que Luc établit entre Marie qui enfante et Marie qui écoute, c'est-à-dire regardé en direction de sa maternité virginale. Écarter la naissance virginale de Jésus, sous prétexte qu'elle heurte certaines oreilles modernes, serait à la fois oublier que cet article du Credo a toujours fait difficulté et se méprendre sur la science moderne qu'on prétend respecter. Celle-ci n'est efficace qu'à la proportion de ses limites, des découpages qu'elle opère, du non-expliqué qu'elle laisse ouvert, des jugements qu'elle réserve. Grande est sa fonction, mais seconde, et juger toutes choses à partir d'elle, de son état à un moment donné, décréter le possible de Dieu à partir de ce qui est présentement le possible de l'homme ne sont qu'une forme de l'incroyance.

Une comparaison d'Augustin, dans le commentaire qu'il donne du 20e chapitre de Jean, servira d'entrée et fera le lien avec ce qui vient d'être découvert du rapport (liturgique) entre Noël et Pâques. Répondant à quelques négateurs du tombeau vide, l'évêque d'Hippone remarque qu'il n'est pas plus étonnant de voir le Christ sortir du tombeau fermé par la pierre ou entrer dans le cénacle verrouillé à double tour, qu'entrer dans le monde en sortant du sein fermé de la Vierge Marie. Bien que la comparaison pèche par une attention physiologique extérieure au texte évangélique – dans son extrême pudeur, il n'explique jamais comment les choses se sont physiquement passées ! –, elle est admirable en ce qu'elle relie la maternité virginale, sans intervention masculine, à l'inexprimable réalité de la révélation qui est naissance d'un peuple de fils à partir de Pâques. Le signe de la Vierge est accordé à la réalité qu'il signifie, et cet accord, que le croyant ne fait jamais que balbutier, demeure le seul moyen dont dispose l'Église pour exposer sa foi. Nier l'accord, imaginer la naissance de Jésus sans virginité de sa mère, serait nier la Révélation en ce qu'elle a d'inespéré, la contredire et se contredire.

[…]

En ce mystère d'origine où l'humain ne peut être présent que sous sa face réceptive, l'humain est la femme qui accueille le don inouï, croit à la parole transmise par l'ange et garde en son cœur ce qui lui est annoncé d'en haut (v. 19). Chez Marie, l'écoute de la parole et la conception virginale se correspondent comme le secret désir de tout homme et de toute femme : rompre le cercle fermé de notre condition pécheresse, ouvrir la porte au Dieu qui fait grâce, « qui donne vie aux morts et appelle ce qui n'est pas à être » (Rm 4, 17). Ainsi, comme Joseph n'est pas le père de Jésus selon la nature, mais selon l'adoption, la paternité de Dieu à l'égard du Fils bien-aimé peut-elle s'étendre jusqu'à nous et le Fils unique selon la nature devenir l'aîné d'une multitude de frères selon l'adoption. La chaîne du péché, transmise de génération en génération, est brisée, qui tenait fermée la porte du paradis…

 

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