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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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27 décembre 2024

L'énigme de la présence-absence de Jésus

La mort de Jésus, donc son absentement, est pour le moins la condition même de sa venue à résurrection, mais est-ce que finalement son absence et sa présence ne sont pas comme les deux faces d'une même médaille ? Comment penser ensemble ces deux termes contraires ?

Vous trouvez ici un extrait d'un topo fait par Jean-Marie Martin à Saint-Bernard-de-Montparnasse en juin 2009, la deuxième année de l'étude du "temps johannique". Il était en train de commenter Jn 16, 16.

Il est donc question d'une réflexion sur différentes façons de considérer la temporalité. C'est une méditation mise sur le blog au moment de la fin d'année 2024 !

 

 

L'énigme de la présence-absence de Jésus

 

« Un micron et vous ne me constaterez plus, et palin (à revers) un peu et vous me verrez » (Jn 16,16).

L'absence de Jésus est une absence annoncée puisqu'il leur dit à plusieurs reprises qu'il s'en va, c'est ce qui conduit les chapitres 14 à 16 de saint Jean. Mais cette absence est la condition d'un autre mode de présence – même si le mot "condition" n'est peut-être pas suffisant pour dire cela– où il s'agit de ce qui est en train de venir, de ce qui vient, de ce qui ne cesse de venir. Si la présence était considérée comme accomplie, il n'y aurait pas de possibilité de penser à un venir.

Chez Jean le rapport essentiel est la proximité, or l'éloignement est la condition de possibilité de l'approche, de la proximité, du "venir à". Autrement dit l'effacement qui constitue la présence de la mort est l'autre face d'une présence d'un nouveau type, d'une présence plus intime, plus universelle en même temps, et plus accomplie, qui est la présence de résurrection. Ceci reprend la phrase qui est dite au chapitre 15 : « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais, le pneuma ne viendra pas » ; or le pneuma (l'Esprit) désigne la présence de résurrection de Jésus. La mort de Jésus, donc son absentement, est pour le moins la condition même de sa venue à résurrection, et cette venue est une venue meilleure parce qu'elle est plus intime et aussi parce qu'elle est plus répandue que la courte présence historique de Jésus parmi quelques-uns. Autrement dit, la grande dimension est ici conditionnée par sa mort, c'est-à-dire par son absentement.

Or l'absence et la venue, plus que d'être des moments au sens proprement temporel du terme – puisque le mot "moment" peut avoir une signification non temporelle ici –, sont probablement des aspects de la même réalité. En effet, ce qui est en question dans le verset 16, c'est le mot palin qu'on traduit généralement par "à nouveau". Mais chez nous, "à nouveau" garde le sens de "tantôt… tantôt…", donc de deux moments, c'est pourquoi ici je traduis palin par "à revers" car ce sont les deux faces de la même monnaie : il y a l'avers et le revers. Tout se passe comme si l'énigme profonde était dans cette identité d'une absence et d'une présence.

L'effacement de Jésus dans sa dimension terrestre, est vécue comme une chose effrayante, troublante, bouleversante. « Que votre cœur ne se bouleverse pas » : c'est comme ça que s'ouvre le chapitre 14 quand Jésus vient d'annoncer son départ qui est donc en réalité une venue sous un autre mode. C'est probablement quelque chose qui est vécu de façon bouleversante, et qui cependant est éminemment profitable. « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais, le pneuma ne viendra pas » : c'est le même, il ne s'agit plus ici de répartir des phases successives sur le temps de notre histoire. Il s'agit de la même réalité dans le même instant qui n'est pas un instant de notre temps, car nous avons bien appris dès le départ à le distinguer de notre temporalité usuelle qui est déjà complexe.

 

Parenthèse. Je relisais la grande conférence Temps et être de Heidegger (ce n'est pas Être et temps). Être et temps donnait au temps une sorte de dignité "plus que métaphysique" (c'est-à-dire au-delà de la métaphysique) par rapport à tout ce que la métaphysique avait dit jusqu'ici, mettant le temps simplement comme une condition de possibilité, une forme a priori de la sensibilité qui n'accédait même pas à la dignité de métaphysique proprement dite. Or dans Temps et être, justement, le temps donne être. Si bien qu'à la fin, dans les années 1962 chez Heidegger, la chose est inversée.

 

Nous avons vu que la temporalité johannique est très énigmatique par rapport à notre façon d'être au temps, elle ne se coule pas dans notre conception même bien méditée du temps.

D'une certaine façon, notre temps est essentiellement un temps mortel, et la Résurrection ne peut dire que quelque chose d'essentiellement autre par rapport au temps, puisque le Ressuscité ne meurt plus.

Nous avons bien la notion d'éternité, mais c'est une notion d'intemporalité, donc de négation de ce que nous savons du temps, et ça ne dit pas grand-chose…

Nous avons déjà des exemples de choses qui ne sont pas soumises au temps, ce sont les essences abstraites : l'humanité (les hommes sont soumis au temps mais l'humanité n'est pas soumise au temps) … Mais ce n'est pas ce mode d'intemporalité logique qui est intéressant. En effet, dans a priori/ a posteriori, on a depuis longtemps distingué dans la philosophie occidentale que l'a priori n'est pas ce qui précède au sens temporel du terme mais ce qui précède logiquement, ce qui n'est pas la même chose…– Par exemple quelqu'un dit « l'existence précède l'essence », le mot "précéder" ne signifie pas que c'est avant, ça veut dire que c'est logiquement porteur ou antérieur… Seulement la temporalité johannique n'est pas celle-ci.

 

La dimension de vie qui est ouverte par la résurrection du Christ et donc par sa diffusion – le fait que la résurrection soit versée dans l'humanité, qu'il y ait de la christité en chaque homme, –, ceci ouvre une dimension qui est une dimension d'être mais déjà une dimension de temporalité autre.

Lorsque le temps de la messianité (ou de l'eschatologie) est posé sur le linéaire imaginaire de notre temporalité, cela donne lieu à l'expression du grand soir, c'est-à-dire que ce sont des messianités terrestres.

Or l'eschatologie – ce qu'on appelle parfois la fin des temps – n'est pas à poser dans le futur de notre temps. Par exemple, il est à peu près certain, ce qui peut vous étonner, que les apôtres – pour autant qu'ils ont expérience authentique de la résurrection– sont plus près de la fin des temps que nous ne le sommes nous-mêmes !

 

Parenthèse.

Nous avons souvent parlé de la distinction du caché et du dévoilé, et le dévoilement nous l'avons appelé parfois "déploiement". À propos du temps, il serait opportun de l'appeler "écoulement". Le temps s'en va… Nous avons remarqué néanmoins que conformément à Ronsard dans son sonnet à Hélène, nous pensons que « Le temps s'en va, le temps s'en va ma Dame, Las ! le temps non, mais nous nous en allons », si bien que le temps est peut-être bien plutôt la retenue de l'écoulement. Si vous le voulez bien cette notion de retenue va nous retenir quelques instants.

Lorsqu'il y a un barrage sur un fleuve, nous savons très bien distinguer le moment où les eaux sont retenues et le moment où on les laisse couler, où l'on donne place à l'écoulement. C'est tantôt… tantôt… : ou bien… ou bien…, donc alternance. Mais nous savons aussi à propos de beaucoup de thèmes, que lorsqu'il y a des alternances sur le mode de la contradiction, il existe un lieu où il faudrait insister pour voir le point d'appartenance qui existe entre les deux termes. Et en effet, en un certain sens, il n'y a pas d'écoulement sans retenue, et là, les deux termes ne sont pas tantôt… tantôt… L'image qui s'impose ici est celle du fleuve : il s'écoule, mais il s'écoule pour peu qu'il y ait une retenue qui fait que c'est un fleuve ! Vous trouvez ici une attitude de philosophique réflexive, peut-être une posture sapientielle à laquelle nous sommes souvent reconduits lorsque nous voulons aller assez loin dans une réflexion, pas seulement à propos du temps, mais à propos de beaucoup d'autres thèmes.

Ça me fait penser que dans un texte du IIe siècle j'ai trouvé un passage qui disait quelque chose comme : l'essence de la roue c'est le frein. Il y a un freinage par la route, par une résistance, il y a un freinage par la résistance de l'air, il y a un freinage par un frein de bicyclette. Donc le frein appartient à la roue, c'est la même chose de dire que la retenue appartient à l'écoulement.

C'est une petite parenthèse importante pour penser le rapport subtil de choses qui nous apparaissent contraires. Il est vrai qu'à un certain moment de leur déploiement, elles sont les contraires les unes des autres. Mais à un moment plus intime et plus essentiel, elles sont souvent "le même" c'est-à-dire qu'elles se conditionnent mutuellement.

C'est à cela qu'il faudrait parvenir la plupart du temps lorsqu'il s'agit de méditer ce que nous appelons des contraires. Dans une certaine mystique du XVIe siècle, la coincidentia oppositorum est quelque chose qui a été médité.

(…)

Autrefois, quand j'ai commencé à percevoir quelque clarté dans ce qui est apparemment une alternance, mais qui, au fond, est quelque chose qui se conditionne, où les deux doivent être simultanément, j'avais pris l'exemple du fromage. Le for-mage (formagio en italien, qui a donné fourme), c'est quelque chose qui est fluant et qui prend forme, se coagule.

Il faut savoir que dès la plus haute Antiquité, les plus hautes pensées se font à travers la méditation de gestes artisanaux simples, ou d'expressions du soin de l'élevage, ou de la culture, ou de la croissance de la moisson. Ce sont des lieux fondamentaux qu'on pourrait appeler symboliques de notre point de vue, à condition de garder un sens valide et fort au mot "symbolique", et qui sont infiniment plus subtils que la gestion des concepts telle qu'elle s'est opérée ensuite dans la grammatique et la logique occidentale. Il y a là un secret de lecture qu'il est important de fréquenter.

Le fromage consiste dans un changement, c'est quelque chose qui est dans un état fluide, qu'on pourrait appeler un état spermatique, et qui, dans un état accompli, est venu à corps, puisque c'est la même expression, "venir à fruit" et "venir à corps", chez saint Paul en particulier. Il y a une sorte de progression de deux états, mais le lait ne coagule que pour autant que s'évacue le petit lait, c'est-à-dire que c'est une formation du fromage et en même temps un jugement, une exclusion de quelque chose.

► Cette idée d'exclusion me gêne…

J-M M : Ici le petit-lait est jeté dehors… Dans un autre contexte, il est dit que la mort est jetée dehors, or exclure la mort, c'est toujours bien. Et rien n'est exclu sinon la mort.

Par exemple au chapitre 12 de saint Jean il est question du grain de blé qui meurt. Ça veut dire quoi ? Justement ça manifeste son apparente mort qui est l'exclusion de sa solitude… puisque s'il meurt, il porte beaucoup de fruits.

 

COMPLÉMENT (Extrait de Symboliques et fonctions de la croix)

À la fin du chapitre 1 de saint Jean, vous avez le thème de l'échelle de Jacob (qui est ici le Fils de l'Homme) sur lequel montent et descendent les anges : ce n'est pas tantôt montent et tantôt descendent, c'est plus ils montent et plus ils descendent ; comme Jésus qui, plus il va vers le Père et plus il vient vers nous.

Donc ce que nous appelons l'Ascension n'est pas dissociable de la Pentecôte qui est la descente. En effet Jésus se révèle comme ce qu'il est – c'est-à-dire qu’il est tourné vers le Père, il va vers le Père –, il se révèle comme ce qu'il est quand il monte ; mais en tant que tel, il se révèle à nous comme tel, donc il descend : il se donne à voir et à connaître.

C'est une des raisons pour bien percevoir entre autres l'unité de la montée vers le Père et de la descente de l'Esprit. Il y a mille autres attestations, mais l'important est de ne pas en rester à l'anecdote des épisodes successifs qui, chacun, ne traiterait que d'une chose. De toute façon, même chez Luc qui articule bien les épisodes, si on regarde de près, on voit qu'il ne s'agit jamais de parties isolées : même chez Luc, ce sont des aspects d'une totalité. Seulement Jean développe cela plus radicalement, c'est le principe même de sa visée. Il ne vise jamais une anecdote isolée, mais toujours l'entre-appartenance.

 

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