Faire l'homme à l'image, c'est accomplir le symbole
« Le symbole est une redistribution de l'intelligence et du corps qui ne laisse pas paisibles les présupposés qui nous habitent aujourd'hui face à la domination de la technologie et à la marginalisation de l'art. Dans le symbole il y va tout simplement de la façon d'être homme. Le symbole est une autre façon d'entendre, de dire, de voir, d'habiter, de marcher, de manger, de vivre, tous infinitifs d'égale portée. Tant que dans cette série d'infinitifs je fais deux parts, part intellectuelle et part corporelle, je suis hors de ce qui est en question. C'est seulement si notre dire entreprend d'habiter autrement ce qui était notre langue native, que notre corps (qui est ce dire) est création nouvelle. Faire l'homme à l'image (Gn 1), c'est accomplir le symbole. » (Extrait de la dernière partie du chapitre).
Voilà le dernier chapitre proposé par Jean-Marie Martin à ses étudiants en théologie en fin d'année scolaire… Il s'agit du cours de théologie sur l'espace chrétien en 1975-76 à l'Institut Catholique de Paris.
SYMBOLE
Sous le titre de "Symbole" notre dernier chapitre de l'année ne traite pas d'une question particulière, il vise plutôt à s'approcher réflexivement de ce qui fut le principe de toute notre lecture au cours de cette année.
INTRODUCTION :
Prendre conscience de la distance de nos textes d'avec notre natif occidental
● Différentes façons d'envisager le symbole et de l'utiliser aujourd'hui
"Symbole" nomme ici pour nous ce qu'il en est de croire ("pistis") et non pas ce qui est à croire. Ceci n'est donc pas un traité du bon usage de l'image. Certes au cours de l'année, nous avons mis en œuvre l'image documentaire ou expressive[1], et d'autre part dans nos lectures nous avons déployé l'imaginaire des textes fondamentaux de saint Paul et saint Jean. Nous avons tenté ces opérations partielles, et la tentative est nécessaire, mais aussi nécessaire la méditation qui corrigera l'orientation de ces tentatives ; et c'est cette méditation que nous entreprenons aujourd'hui.
D'autre part ceci n'est pas une défense de ce que l'on nomme aussi l'audiovisuel. Audio-visuel dit le même que sensoriel, et sensoriel se pense toujours en opposition avec intellectuel ou conceptuel. Devant certaines carences de la théologie on a pu ici ou là prendre plusieurs positions. Ainsi "on ajoute", par exemple à une théologie conceptuelle on ajoute une documentation ou une expression audio-visuelle, sensorielle, et ce faisant on respecte un certain schéma dualiste bien connu que nous retrouverons tout à l'heure, de la distinction, mettons, de l'âme et du corps pour simplifier. Ce serait alors accomplir successivement le double geste d'ouvrir la Somme Théologique et de montrer le vitrail. Une autre possibilité dans ce cas, c'est de confondre la visée de la théologie avec ce qui est le produit de cette activité audio-visuelle, de questionner au niveau du symbole, mais cette fois du symbole entendu au sens psychologique ou ethnologique.
Ceci, que nous entreprenons, n'est pas non plus un appel aux mass media, un appel à la technique de la communication, comme s'il s'agissait d'utiliser des moyens (media) pour diffuser une foi qui aurait donc été préalablement comprise comme une opinion vulgarisable ou comme une force qu'il faudrait technologiquement appliquer. Les moyens audio-visuels appliqués à la publicité tentent de faire jouer une force, une énergie, en vue d'un acte à produire et calculent technologiquement le processus d'utilisation de cette force ; je dis que ceci n'est pas ici notre affaire maintenant.
Ceci n'est pas non plus recours au "symbolisme" tel qu'il est entendu dans le banal. Devant la difficulté de ce que nous nous hâtons parfois de nommer "intellectuel", on pense à se refugier dans un certain sentimental, ou dans le vague de l'image que pour cette simple raison on dit "évocatrice". Ce qui joue ici, c'est l'opposition tout à fait élémentaire du précis et du flou. Il y a une certaine manière d'aborder la région qui est sommairement dessinée par l'emploi premier-du mot de "symbole" qui implique un simple désintérêt pour la rigueur, la précision ou le travail, et qui ouvre une région qui ne se définit pas autrement que par l'avantage d'être vague, floue. Ceci est reposant mais aussi source de mauvaise foi ou de mauvaise conscience. Ici je fais appel à ce qui est au fond un certain imaginaire qui sous-tend la plupart du temps ce que nous appelons nos jugements ou nos opinions ; on pourrait dire un "imaginaire sauvage". Il serait très intéressant de suivre le développement des imaginaires, et des imaginaires les plus fondamentaux dans le cours de l'histoire ; et en théologie il serait intéressant de suivre l'histoire des anthropomorphismes qui se mettent à proliférer à mesure où croît précisément le conceptualisme, à la mesure donc qu'on oublie la divine anthropomorphie de Dieu en Jésus-Christ.
J'ai parlé ici d'un certain sens vague et diffus du mot "symbole" (ou "symbolique"), c'est celui qui très souvent fait écueil à ce que nous avons à dire quand nous employons ce mot dans le sens que nous allons positivement enfin définir tout à l'heure. Mais il faut bien se rendre compte, n'est-ce pas, que de toute manière, un certain imaginaire joue même chez celui-là qui en est le plus inconscient et qui prétend conceptualiser à tout va, raisonner à tout va ; et détecter cet imaginaire dans ses figures successives, au cours de l'histoire de l'Occident serait très intéressant, et on verrait que d'avoir oublié le symbole au grand sens, c'est ce qui suscite un certain imaginaire sauvage. Enfin ceci n'est pas la théologie du signe ou du sacramentum.
● Signe et symbole.
Le signe est réputé comme une chose qui, premièrement, conduit à la connaissance d'une autre chose ; c'est même- la définition scholastique classique, du signe qui est utilisée dans la définition du sacrement :"Id quod prius cognitum ducit ad cognitienem alterius". "Ce qui premièrement connu conduit à la connaissance d'autre chose."
Quel est le fil conducteur ? C'est ou bien un lien naturel comme par exemple l'effet qui conduit-à poser la cause (selon l'exemple classiquement répété et même devenu une sorte de proverbe selon lequel il n'y a pas de fumée sans feu par exemple), ou bien en vertu d'un lien conventionnel. Ce qui rejoue dans la distinction que je viens de faire, c'est la distinction du naturel et du positif que nous avons trouvée à propos du droit naturel et du droit positif. Ici c'est en vertu d'une convention, en vertu d'un pacte explicite ou d'un pacte implicite, que telle chose conduit à penser telle autre chose ou à affirmer telle autre chose ; c'est de cette façon que la théologie classique ou la philosophie classique pensaient la langue, effet d'une sorte de convention qui établit un lien de signification entre une certaine sonorité et une certaine idée ; c'est également dans cette catégorie qu'il faudrait poser un certain nombre de signaux.
L'autre jour quand je parlais de "symbole" vous me proposiez l'image du drapeau. Le drapeau c'est typiquement un signal, c'est-à-dire un signe fonctionnant comme tel en vertu d'un choix conventionnel ; cela n'a rien à voir avec ce que nous allons étudier sous la dénomination de "symbole" au sens où nous le prenons ici.
On n'en finirait pas de dénombrer les implications, les présupposés de la définition classique du signe. Nous n'allons pas le déconstruire ici, nous avons eu l'occasion parfois d'opérer le travail partiellement, au moins, mais qu'il nous suffise de noter une chose qui me paraît importante, c'est que dans le cas du signe il y a le mouvement illatif, c'est-à-dire transférant deux actes successifs de connaissance, celui par lequel je reconnais un morceau de tissu et celui ensuite par lequel en vertu de la convention, je pense que le morceau de tissu postule que ceci est une ambassade française (par exemple)… alors que le vrai symbole est l'acte unique de ré-collecter sous une certaine lumière, de l'intérieur.
● Ex. Lectures de Ep 5, 31-32 avec la notion de signe puis avec celle de symbole.
Avons-nous eu, au cours de cette année quelquefois occasion de distinguer le signe et le symbole à propos de telle ou telle lecture ? Réponse : dans Éphésiens sur les rapports du Christ et de l'Église. Je rappelle ce dont il s'agissait.
« L'homme quittera son père et sa mère et s'accolera à sa femme et ils seront deux pour être une seule chair. 32Ce mystère (grec : mustêrion ; latin : sacramentum) est grand et moi je le dis du Christ et de l'Ekklêsia. » (Ep 5, 31-32)
Saint Paul compare l'union du Christ et de l'Église à l'union de l'homme et de la femme. Une façon de lire en fonction de la notion de signe consisterait à dire que le plus connu ou le premièrement connu c'est l'union de l'homme et de la femme telle qu'elle s'expérimente, et que cela, par un procédé illatif, en fonction d'une certaine convention proposée par le texte, nous donne à comprendre deuxièmement ce qu'est l'union du Christ et de l'humanité. Et nous disions que telle n'était pas la lecture symbolique qui, dans le même acte, à partir de ce qui se dévoile du Christ à l'expérience de Paul, ressaisit l'union même de l'homme et de la femme et ne s'en sert pas comme d'un simple exemple, mais, d'une certaine façon, en propose une reprise symbolique, et c'est pourquoi, bien qu'il y ait contresens apparent sur l'emploi du mot sacramentum qui a fait dire, à partir de ce texte, que le mariage était un "grand sacrement", cette traduction garde cependant quelque chose de la visée originelle. En effet, ce qui est en cause ici ce n'est pas d'entériner purement et simplement un empirique, en tant qu'ensuite il ferait signe vers quelque chose de moins connu, mais c'est de proposer une relecture à nouveau constitutive de quelque chose.
Il en va de même à propos de l'eucharistie. Ça n'est pas l'idée de repas et même de repas fraternel qui, bien exploitée, conduit ou induit à la réalité eucharistique ; c'est une certaine connaissance sourde, intérieure de ce qu'il en est de la présence du Christ qui me dit ce qu'est le repas eucharistique et à la limite donne un sens nouveau à tout repas. C'est une des distinctions que nous avons eu occasion de promouvoir entre le signe et le symbole au sens où nous employons ces termes ici.
Je prends occasion de cette réflexion pour resituer une fois encore cette phrase qui vous avait étonnés l'autre jour et qui pour moi est extrêmement fondamentale : un symbole quand il devient symbole n'est plus ce qu'il était avant d'être symbole ; nous retrouverons cette expression posée de façon un peu énigmatique tout à l'heure pendant le développement positif, cette fois, de ce que nous appelons "symbole".
Jusqu'ici nous avons nommé des mots d'aujourd'hui ou d'hier, des mots voisins de notre question mais qui ne l'atteignent pas, des mots d'aujourd'hui scientifiquement ou techniquement employés, des mots de notre banal, des mots de la théologie d'hier, des mots voisins qui très souvent donnent lieu à certaines confusions par rapport à ce que nous envisageons. J'ai donc pris soin dans un premier temps, dans le temps introductif si vous voulez, de dénoncer un certain nombre d'approches ; c'est une façon négative, mais une façon nécessaire de se frayer un chemin vers la vérité de notre question. Cette exclusion successive de questions voisines qui toutes tenteraient facilement.de prendre la place, cette exclusion nous est indispensable à nous autres Occidentaux. Il se pourrait que d'autres puissent d'emblée parler du symbole de façon positive, parler symboliquement du symbole. Or, constitués comme nous le sommes, il nous est nécessaire non seulement de tenter cela, mais encore, à chaque fois, de prendre explicitement conscience de la distance d'avec notre natif occidental, un natif qu'il ne faut pas oublier mais tenir à distance.
Qu'est-ce qui fait de notre question sur le symbole, une autre question ? C'est que notre question est question dans la foi et non pas à partir d'une science, d'une technique, ou d'un banal humain. Et je m'empresse de dire que par rapport à tout ce qui a été évoqué dans ce premier déballage négatif, par rapport à cela, il n'y a ni mépris, ni usurpation additionnelle (en plus de la foi on se met tout à coup à parler le langage de l'imaginaire), ni confusion (comme s'il y avait parfaite identité à tous égards du discours d'une science humaine et du discours de le Foi), ni simple addition ou juxtaposition, ni simple confusion.
Alors le chemin nous est ouvert pour tendre vers cela que nous avons désigné come "symbole dans la foi", et j'ai choisi deux mots que nous examinerons successivement comme disant le symbole dans la foi. Le premier, c'est la croix ; le second, c'est l'icône.
1) La croix comme symbole.
● Projet
Il ne s'agit pas ici de considérer la croix comme notre symbole au sens où elle est effectivement posée, comme, j'allais dire, le drapeau du chrétien. Je considérerai ici la croix en ce qu'elle dit ce qu'il en est d'être symbole, la croix comme symbole du symbole.
● Parenthèse par rapport à la notion d'incarnation.
Je signale par parenthèse avant d'aborder cela qui est maintenant posé comme projet immédiat, je signale par parenthèse que d'autres peut-être seraient allés chercher ailleurs ; et en particulier lorsque des théologiens se sont mêlés de réfléchir sur le symbole, ils ont été plutôt conduits à parler à partir de l'incarnation. Bien sûr, en un certain sens, par l'incarnation Dieu se fait visible, donc symbolise pour lui-même, se donne à voir. Et je signale que cette réflexion (qui a été reprise par certains théologiens récents) a une attestation traditionnelle assez considérable si l'on pense que la justification ou la défense de l'image au sens plastique contre l'iconoclasme (soit en Orient soit en Occident) était fondée précisément sur la doctrine patristique de l'incarnation : ce qui rend possible la figuration symbolique de Dieu contre le refus des images qui se trouvent dans d'autres traditions, comme la juive ou l'islamique, c'est précisément l'incarnation de Dieu.
Cependant je dis que je ne suis pas cette voie ici parce qu'elle met en œuvre une certaine compréhension de l'incarnation qui pour nous est pratiquement l'addition duelle d'une certaine idée de divinité avec une certaine idée d'humanité sur le mode de la compréhension de l'homme comme addition d'une âme et d'un corps, comme il est dit explicitement dans le symbole dit d'Athanase et repris par saint Thomas etc... ce qui nous introduit donc dans quelque chose qui est déjà traversé par un certain dualisme occidental ; et c'est pourquoi nous avons eu grand soin l'année dernière et cette année de considérer le Nouveau Testament non pas comme une théologie de l'incarnation mais comme une mystique de la mort-résurrection du Christ[2].
● Réflexions à partir de Jean 3,17-21 lu en référence à la croix et à Genèse
Donc nous allons en venir à examiner le symbole de la croix. Nous allons prendre comme lieu de référence Jean 3,17-21. Peut-être qu'à première vue ce texte n'a pas l'air de parler de la croix ; alors comme premier point d'appui, je vous renvoie au verset qui précède immédiatement dans lequel il est question de l'exaltation du serpent dans le désert par Moïse et qui est explicitement présentée par saint Jean (et ensuite-par la première tradition chrétienne) comme désignant la croix. C'est un des lieux, un des testimonia classique de l'Ancien Testament pour désigner la croix. D'autre part, nous verrons que, plus radicalement, plus profondément à d'autres égards, il s'agit de la croix dans ce texte bien que le mot ne soit pas prononcé.
« Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde afin qu'il juge le monde mais afin que le monde soit sauf à travers lui (ou par lui). Celui qui croit en lui n'est pas jugé, mais celui qui ne croit pas a déjà été jugé, de ce qu'il n'a pas.cru au nom du Fils Monogène de Dieu. C'est ceci la krisis (le jugement), à savoir que la lumière est venue vers le monde et les hommes ont aimé mieux la ténèbre que la lumière, en effet leurs œuvres étaient mauvaises. Car tout homme qui accomplit du honteux hait la lumière et ne vient pas vers la lumière de peur que ses œuvres ne soient dénoncées ; mais celui qui accomplit la vérité vient vers la lumière afin que ses œuvres soient rendues manifestes en ce qu'elles ont été œuvrées en Dieu. »
Il est question ici de ce discernement du sauf et du dénoncé – or c'est là la signification qui est reconnue originellement à la croix, outre la référence au serpent d'airain comme figure de la croix qui se trouve dans les versets précédents – et il est fait référence à la cosmogonie, c'est-à-dire à la séparation de la lumière et de la ténèbre, séparation qui est aussi lue en référence à la croix dans le premier christianisme. On sait que dans la première pensée et dans la première figuration chrétienne, ces deux fonctions ont été constamment reconnues comme chiffres de la croix.
La croix, dit-on couramment au cours du IIe siècle, a la fonction de confirmer et celle de séparer. C'est le symbolisme fondamental de l'axial qui fixe, de l'arbre, de l'homme debout, autant de figures du signe de la croix dans la première iconographie chrétienne[3].
Cette double fonction de la croix se réfère fondamentalement à l'unité de la mort et de la résurrection, c'est-à-dire :
- de la résurrection comme établissement du sauf,
- et de la mort comme dénonciation (comme séparation).
Donc cette figure-là est le chiffre de quelque chose qui est du plus intime de l'Évangile, de la mort-résurrection du Christ comme "un".
D'autre part le texte même de saint Jean (Jn 3, 17-21) nous renvoie vers quelque chose de tout à fait fondamental dans toute structure symbolique qui est la cosmogonie : l'avènement du monde et la sauvegarde du sauf par rejet et limitation du chaos, ou l'avènement de la lumière sur préalable de la ténèbre.
● Lecture patristique du début du récit cosmogonique de Genèse 1.
Cette cosmogonie par "Que la lumière soit" nous avons déjà appris à la lire comme donnant le chiffre de pistis (la foi comme entendre). Entendre – c'est le paraître de la lumière – recueille et sauvegarde en dénonçant comme ténébreux cela qui de quelque manière le précédait.
Nous avons vu plusieurs textes selon lesquels le récit de la Genèse (Lumière soit) se passe dans nos cœurs, et que le cœur est le lieu de la Genèse entendu comme donnant le chiffre de toute expérience chrétienne (cf. 2 Cor 4, 6). La cosmogonie de Gn 1 se fait comme nous le savons par séparation : séparation de la ténèbre et de la lumière, séparation des eaux d'en haut et des eaux d'en bas, etc. (« et il sépara entre les eaux d'en haut et les eaux d'en bas, entre le sec et l'humide » Gn 1), donc séparation qui est constitution d'un ordre ; et c'est pourquoi les Anciens, tout naturellement, lisent le signe de la croix, c'est-à-dire de ces séparations verticales (des eaux d'en haut et des eaux d'en bas) et horizontales (de la terre sèche et de la mer) comme indiquant le signe de la croix qui simultanément devient axe du cosmos et sépare ou distingue, et éventuellement rejette des éléments.
Il faudrait aller plus loin et réfléchir attentivement sur ce qu'implique cette lecture cosmogonique par rapport ou par opposition à un traité de la création et à une idée théologique de Dieu créateur. Je crois que là il y va de beaucoup, c'est un chemin que nous essaierons de poursuivre l'an prochain.
Voyons comment ce qui est en question ici c'est une certaine façon d'habiter la parole. Partons de toute pensée et par suite de tout langage exercé dans notre natif. Nous avons nativement un certain champ de notre compréhension du monde. Quand je prononce un mot, je pose une figure dans ce champ, c'est-à-dire que, de faire venir en avant un mot, laisse en arrière toujours un certain corrélatif, un certain correspondant de ce mot.
Par exemple : si je dis "égoïsme", du même coup je laisse place pour "altruisme" ; et si je dis "désir", du même coup je laisse place pour "norme" ou "loi". Nous fonctionnons constamment à l'aide de ces dualités. Or quand il s'agit des choses de la foi, tout spontanément nous les désignons par ces mots partiels : c'est-à-dire que si j'ai une certaine conception négative de l'égoïsme – comme cela est courant dans le discours, du moins aujourd'hui –, je prétendrai que le christianisme occupera le champ de l'altruisme, jusqu'à ce qu'un certain jour, comme nous l'avons vu, Nietzsche nous montre que l'altruisme, il n'y en a pas et que, de quelque façon, c'est de l'égoïsme déguisé, et alors le christianisme se trouve atteint par là.
● La foi comme troisième terme.
Or ce faisant, je n'entends pas la foi, car la foi n'est jamais l'un des deux termes de mon natif, elle est un troisième, un troisième qui traverse mon champ de pensée. Si la foi est la nouveauté (un des noms de la Résurrection selon saint Paul), elle n'est pas une part, fût-ce la part contraire de l'ancienneté. Je n'ai pas à choisir dans le champ des possibilités anciennes, la foi est toujours quelque chose qui n'a pas encore été arpenté dans ce champ.
Nous verrons que traversant ce champ, la foi en modifie la figure, et que par suite je n'aurai pas à penser que le christianisme est du côté de l'altruisme en tant qu'opposé à l'égoïsme, mais que la foi est une autre façon d'être et à autrui et à soi-même.
Cependant la foi n'est pas un troisième lieu, n'est pas "un troisième" au sens où il y a déjà 1 et 2 ; la foi en ce sens-là n'a pas de lieu, on pourrait même dire qu'à cet égard elle n'a pas lieu : et même, le Fils de l'Homme n'a pas sur cette terre pierre où reposer. La foi n'est rien d'autre que la mise en péril de ces distinctions spontanées sur lesquelles je jouais.
● Foi et parole.
Nous avons au cours de l'année été très souvent conduits à examiner les structures évidentes, spontanées, qui s'imposaient et qui vous faisaient poser les questions. Or ces distinctions-là qui sont le lieu des questions spontanées, ne donnent pas lieu à réponse de foi sans que la structure questionnante ne soit défigurée. Désormais, lorsque quelque chose s'entend, il se passe une redistribution de mes distinctions spontanées.
Cependant je n'aurai pas à ma disposition des mots nouveaux pour dire les nouvelles figures. Si la césure s'est posée autrement, je garde cependant l'ancienne prosodie (ou l'ancienne syntaxe) pour m'exprimer, ce qui nous conduira à penser la foi et le symbole à partir non pas de la surface du discours, mais à partir de celui qui l'habite, c'est-à-dire que le symbole, ça sera habiter autrement la parole.
Or ce n'est pas par hasard que je propose cela sous le signe de la croix : cela est essentiellement crucifiant, c'est-à-dire mettant à mort l'homme ancien que j'étais nativement et que du reste je suis, à certains égards, toujours. Mais il me semble important de mettre en évidence que l'Évangile ne crucifie pas simplement nos aises comme on l'a trop dit, il crucifie premièrement l'essentiel de ce que nous sommes, et ce que nous sommes vient au jour par la parole. La foi c'est la croix posée sur le vocabulaire et sur la grammaire. La foi est affaire de grammaire, de langue, de parole, parce que nous sommes parole.
● Habiter la grammaire de la résurrection.
Nous avons eu l'occasion bien souvent ici de parler de la grammaire de la résurrection : des cas, du génitif (ceux du Christ ; fils de Dieu), des temps des verbes, des prépositions qui sont des éléments fondamentaux d'une langue. Or ce faisant, nous n'avons pas construit une autre grammaire apparemment que la grammaire hellénistique ou judéo-hellénistique ou de la koiné du temps, donc une grammaire culturelle déterminée. C'est apparemment la même, et c'est là qu'intervient la question de "l'habitation autre" de la langue.
La grammaire est autre en celui qui l'articule, de même que le poète et sa cuisinière ont la même langue et les mêmes mots à leur disposition, mais qu'ils ne l'habitent pas exactement de la même manière ; de même la foi et la non-foi n'habitent pas de la même manière la grammaire du Nouveau Testament. Est-ce que cela se voit ? Je pense que le poète avec les mêmes mots laisse voir qu'il parle autrement, et je pense que la foi d'une certaine manière, à la mesure précisément où elle a le courage d'habiter autrement nos mots, laisserait voir quelque chose de ce genre.
Nous en sommes venus à considérer que le troisième terme n'est pas une figure mais très précisément ce qui instabilise constamment les figures. Rien n'est plus proche de la foi authentique qu'une capacité de dire du vraiment neuf dans l'apparemment natif, puisque nous n'avons toujours que les mots de notre naissance, et pour dire la résurrection, nous n'avons d'autres mots que les mots du temps mortel.
La résurrection n'est donc pas un lieu à situer ailleurs, pas plus que la foi n'est un lieu à situer ailleurs. Mais la résurrection est cette perpétuelle instabilisation de ce que nous croyons être, c'est-à-dire que ce qui se passe pour la grammaire, c'est ce qui se passe pour nous-mêmes. La résurrection ou la croix (c'est le même), ne cesse de séparer, de fissurer et de fixer, c'est-à-dire qu'elle sauvegarde le mot à en faire la trace de Dieu, et dénonce, expulse, m'expulse d'une autre habitation de ce même mot.
C'est ainsi que nous voyons saint Jean agir affectivement ainsi lorsqu'il parle du monde. Le mot "monde" est chez lui originellement un mot dont il hérite et qui désigne la région néfaste et la région du refus. Or même le mot "monde" peut être sauf (sauvé) dans l'expression ici : « de sorte que le monde soit sauf par lui ». Peut-être que ça ne vous paraît pas une chose extraordinaire parce que vous avez dans l'idée que, de toute façon, le mot "monde" désigne une réalité neutre qui peut être ou bonne ou mauvaise. Mais cette idée d'une substance neutre est tout à fait étrangère au fonctionnement de ce langage où tout est déjà nécessairement qualifié par rapport à quelque chose, où l'idée neutre de substance n'existe pas, parce que l'idée de nature humaine comme contre-distinguée de bien ou de mal, comme s'abstrayant de l'un ou de l'autre n'existe pas.
De même le mot chair (sarx) justement qui dit l'homme natif (ceux qui sont nés de la chair ne sont pas fils de Dieu, cf. Jn 1). Mais là-dessus passe la frayeur de la croix qui fait que la parole de Dieu devient sarx (chair) et le mot ne dit plus ce qu'il disait[4]. C'est une perpétuelle cosmogonie que la parole de Dieu en nous, constamment la Genèse s'y passe, c'est-à-dire la mort et la résurrection du Christ, c'est-à-dire que constamment une ténèbre est dénoncée et mise à mort, et constamment surgit la lumière. Mais il suit de là que rien jamais n'est acquis et c'est probablement en vertu de ce principe-même que le vœu d'un discours chrétien stable est une illusion et par suite la volonté de constituer une théologie systématique, une erreur.
2) Eikôn (icône, symbole).
La réflexion que je pourrais engager à propos de ce mot mettrait en œuvre le principe que nous posions tout à l'heure. En effet nous avons dans notre champ natif une opposition entre parole et chose. C'est une opposition grave dans ses conséquences, que nous avons déjà étudiée l'an dernier dans le chapitre "Lire l'Évangile". Ici je ne prends que quelques éléments qui me paraissent utiles pour nous conduire un peu plus loin par rapport à ce que nous avons dit auparavant.
Le symbole est-il une chose ou une parole ? Dans notre acception courante, très souvent, nous pensons que les choses sont des symboles : que l'eau est un symbole, que l'axe ou l'arbre est un symbole, et puis la parole éventuellement dit quelque chose sur ces symboles. Eh bien non ! Alors il dit les deux ? Eh bien non ! Mais faites passer la frayeur de l'axe de la croix sur cette distinction préalable.
Notre distinction de chose et de parole pour évidente qu'elle nous paraisse, est cependant fragile ; pour peu que la foi s'y essaye, elle n'a pas de mal à mettre en péril cette prétendue évidence. Le symbole, c'est l'homme en tant qu'il est parole digitée, parole avec des doigts au bout des mots ; en tant qu'il est geste, en tant qu'il est parole gestuée, en tant qu'il est corps, en tant qu'il n'y a pas de différence entre sa parole et son corps.
Le symbole c'est l'homme, mais c'est précisément l'homme en Jésus-Christ qui est eikôn (symbole), l'homme pour autant que je ne l'ai pas divisé en âme et corps, en pensée et sens, en discours propre et discours métaphorique, en activité technologique et activité artistique.
Je vais prendre le dernier terme d'une série de dualismes qui sont enchaînés les uns aux autres très profondément dans l'histoire d'Occident – j'ai dit âme et corps, j'ai dit concept et sensible (ou intelligible et sensible), ou sens propre et métaphorique, ou encore technologique et artistique. Vous savez que "artistique" est appelé "esthétique", ce qui est tout à fait dans la ligne de la première distinction platonicienne entre noétique et esthétique, c'est-à-dire entre intelligible et sensible. Cette distinction de la technologie et de l'art, c'est celle qui serait capitale à examiner aujourd'hui. Mais il ne faudrait surtout pas entendre que le symbole dont nous parlons soit la région artistique en tant que contre-distinguée de la région technologique.
En fait, le symbole est une redistribution de l'intelligence et du corps qui ne laisse pas paisibles les présupposés qui nous habitent aujourd'hui face à la domination de la technologie et à la marginalisation de l'art. Dans le symbole il y va tout simplement de la façon d'être homme. Le symbole est une autre façon d'entendre, de dire, de voir, d'habiter, de marcher, de manger, de vivre, tous infinitifs d'égale portée. Tant que dans cette série d'infinitifs je fais deux parts, part intellectuelle et part corporelle, je suis hors de ce qui est en question.
C'est seulement si notre dire entreprend d'habiter autrement ce qui était notre langue native que notre corps qui est ce dire, est création nouvelle. Faire l'homme à l'image, c'est accomplir le symbole.
EN GUISE DE CONCLUSION
Pour terminer ce chapitre, nous pourrions nous interroger de façon soupçonneuse sur le possible de ce qui a été évoqué ici. Il semble en effet que notre culture se prête peu à cela et quand je dis "notre culture", je ne dis pas assez fort parce que ça laisserait entendre que par derrière il y a une nature qu'une autre culture modifierait aisément, une autre façon de cultiver la même nature. En réalité la culture que nous disons "technologique" est probablement plus qu'une culture, et c'est pourquoi il nous faut l'aimer parce qu'elle est ce que nous sommes, ce qu'il nous est accordé d'être, mais peut-être pas accordé pour que nous nous y reposions, peut-être plutôt pour que dans sa dénonciation se perçoive quelque chose d'autre. Ce "quelque chose d'autre" ne peut pas nous être totalement étranger, car alors il n'aurait aucune chance de nous rencontrer.
La question peut se poser déjà à un premier niveau qui est celui des rencontres de différentes cultures, et nous savons bien que ces rencontres sont difficiles et hasardeuses. Cependant, sous toutes les épaisseurs, il existe peut-être un lieu de fonctionnement symbolique qui à ce niveau-là, parfois émerge. Vous avez eu écho d'expériences de mise on œuvre de certains symbolismes fondamentaux qui se retrouvent à travers des distances de temps et de lieu étonnantes ; ces émergences parfois sont possibles, mais par ailleurs, si la parole de Dieu est faite pour que quiconque l'entende, je puis postuler de là un lieu d'accueil, une possibilité non encore explorée de l'homme.
Il pourrait se faire que soit à trouver là une source que nous n'arrêtons pas d'obturer, la source possible du symbole, non pas seulement d'un point de vue culturel mais en fonction même de la parole de la Foi.
[1] Il s'agit de l'iconographie. On en trouve un exemple dans un cours sur l'Eucharistie : Images et textes. Réflexion à partir de l'iconographie
[2] J-M Martin a traité ce sujet dans Résurrection et Incarnation