Article de X. Thevenot : EMMAÜS, UNE NOUVELLE GENÈSE ? Une lecture psychanalytique de Genèse 2-3 et Luc 24, 13-35
Dans ce blog consacré à Jean-Marie Martin figurent déjà plusieurs réflexions de J-M Martin sur des relectures de passages de l'Ancien Testament par saint Paul et saint Jean (tag relecture de l'A T). Il m'a semblé interressant de montrer que le même genre de chose existe chez les Synoptiques. Cet article (que j'ai lu en 1989-90 lorsque j'étais élève de Xavier Thévenot dans le cadre de ma licence de théologie à l'Institut Catholique de Paris) m'a beaucoup intéressée, et le faire paraître ici est un certain hommage rendu à X. Thévenot. Et non seulement il montre bien cette relecture de l'AT faite par Luc, mais il souligne qu'il faut passer "de la volonté de voir à la joie d'écouter et de croire", ce qui est un thème cher à J-M Martin (pour lui entendre est premier, le voir vient ensuite, ce sont alors deux modalités du "croire", cf 1 Jean 1, 1- 4 : L'expérience de résurrection. Entendre, voir, toucher le Logos de la Vie). Par ailleurs X. Thévenot fait ici une lecture du texte de la chute (en particulier du rôle du serpent) qui est assez proche de celle de J-M Martin (cf La parole de Dieu est une parole œuvrante (Rm 1, 16) qui nous arrive désœuvrée (Rm 7 et Gn 3)).
Christiane Marmèche
Précision. Ce texte de X. Thévenot peut susciter deux problèmes : l'un est lié au fait qu'il emploie par moments un vocabulaire psychanalytique, mais c'est très limité ; l'autre problème est lié aux références qu'il fait à Genèse 1-3, en particulier il parle de récit sacerdotal et de récit yahviste de la création. Il faut en effet savoir que les récits de la Genèse n'ont pas pour but de donner une explication scientifique de l’apparition du monde et de l’homme. La Bible s’ouvre en fait, non pas sur un récit de la création, mais sur deux récits. Un des repères est le fait que jusqu'au verset 2, 4a, Dieu est appelé élohîm et qu'à partir de 2, 4b, il est nommé Yahvé élohîm. Traditionnellement on considère que le récit de création de Gn 1,1 -2,4a est un récit "sacerdotal " (écrit par des prêtres) et qu'il date de la période de l'Exil (Ve-IVe s avt JC.) et que celui de Gn 2, 4b – 3, 24 appelé yahviste, a été écrit à la cour du roi David ou du roi Salomon (après le Xe s avt JC).
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EMMAÜS, UNE NOUVELLE GENÈSE ?
Une lecture psychanalytique de Genèse 2-3 et Luc 24, 13-35
Par Xavier Thévenot*
Dans Mélanges de Science Religieuse, 37/1 (1980) 3-18
Les commentaires du récit d'Emmaüs surabondent et il n'est sans doute pas possible d'apporter des réflexions vraiment neuves sur cette apparition du Christ aux deux disciples. Je voudrais cependant faire part d'une conviction qui est devenue mienne à la lecture de ce texte : il me semble possible de lire Luc 24, 13-35 comme un récit de ré-création, comme un récit qui a une structure inverse de celle du récit du péché originel de Genèse 3. « Emmaüs ou la contre-chute originelle », pourrait-on dire, si la langue française permettait de telles expressions.
Deux éléments m'ont conduit à cette lecture qui me paraît avoir une richesse théologique non négligeable. D'une part une expression centrale est commune à Gn 3 et Luc 24 : « Leurs yeux s'ouvrirent » (Gn 3, 7 ; Lc 24, 31) et l'on sait que dans les deux récits le jeu des regards est très important ! D'autre part, une lecture de type psychanalytique, inspirée de la pensée lacanienne, impose l'idée que Gn 3 est une décréation par refus du champ symbolique alors que Luc 24 décrit comment le Christ ressuscité permet de se libérer de la fascination purement imaginaire pour accéder à la recréation d'un champ symbolique pleinement assumé.
Dans le jardin d'Éden il y a passage du registre de la foi au registre spéculaire. Sur la route d'Emmaüs, comme plus tard sur celle de Gaza (Ac 8, 26-40), il y a passage de la volonté de voir à la joie d'écouter et de croire.
Le yahviste fait comprendre que l'oralité mal maîtrisée, en lien étroit avec la volonté gnostique de savoir, est un facteur essentiel de chute. Luc fait saisir que le Ressuscité instaure en l'homme un rapport libérateur à l'oralité qui permet, au sein de la méconnaissance partielle, d'accéder à l'Autre. Désormais l'acte, pourtant très ancré dans nos tendances archaïques, de manger le Corps de Celui qui est Dieu, loin de traduire une volonté de « devenir comme des dieux », exprimera un agir de grâce (eucharistie) où Dieu est pleinement reconnu dans sa différence.
Ce sont ces quelques thèses que je voudrais développer maintenant. N'ayant pas une formation d'exégète, je laisse à d'autres, s'ils ne l'ont déjà fait, le soin de prolonger de façon plus scientifique cette recherche. Pour mieux saisir les éléments constitutifs du péché originel, il me paraît important de commenter d'abord le récit yahviste de création puisque ce récit est de la même tradition que Gn 2,25 -3,19 et précède immédiatement la dé-création opérée par le premier couple. Ce commentaire sera fait avec une sensibilité lacanienne qui permettra de mieux comprendre combien la tentation originelle nous habite de façon véritablement structurale, mais aussi combien la restructuration opérée par l'Eucharistie touche les profondeurs mêmes de nos personnes[1].
I – Gn 2,4b - 3,24 : le récit yahviste de création[2].
Comme le fait remarquer Von Rad, « tandis que Gn 1 présente la création comme le passage du chaos au cosmos universel, notre narration de la création dépeint l'état originel comme un désert par opposition à un pays cultivé »[3]. On pourrait dire que ce récit décrit le passage de la nature brute à une nature "dénaturée", plus exactement à un monde où l'homme émerge de cette nature pour le travailler. Il y a passage de l'immédiateté désertique à la médiation humaine du travail (v. 15). Bien plus encore, la création se poursuit jusqu'à aboutir à l'exercice du langage humain : « l'homme désigna par leur nom tout le bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs » (v. 20a). « Ce qui est entassé dans le désordre du monde ne possède pas… d'avance sa forme propre, mais ce n'est que ce qui est séparé[4] par une distinction qui acquiert sa forme propre en se retrouvant soi-même dans cette décomposition analytique » (Jolles, cité par Von Rad[5]. L'homme est donc d'emblée présenté dans ce récit comme effectuant par la nomination un « acte de création au second degré » (Ibid.). En cela le document yahviste est presque plus "parlant" que le document sacerdotal (!) puisqu'il fait comprendre que le propre de l'homme est d'opérer dans le champ symbolique[6]. Mais ce récit de création ne s'arrête pas là. Culmine dans le cri articulé et jubilatoire de l'homme reconnaissant la femme comme son véritable vis-à-vis : « Voici cette fois l'os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci on l'appellera femme car c'est de l'homme qu'elle a été prise » (v. 23).
Ainsi, selon J (le document yahviste), l'acte créateur de Yahvé (Dieu) est de permettre un monde où les êtres animés (les animaux) et inanimés sont soumis au pouvoir de l'être humain, par la médiation du travail et du langage. Mais le sommet de cet acte créateur est la reconnaissance joyeuse de la différence sexuelle. Le récit sacerdotal en Gn 1, 27 culminera lui aussi sur ce thème de la différence sexuelle. On pressent combien, aux yeux de la Bible, la façon dont est vécue l'action créatrice de Dieu renvoie immédiatement à la façon dont est reçue la différence sexuelle. Nous le verrons encore mieux lors de la lecture du récit de chute, récit qui sera prolongé par Paul en Rm 1, 18-28 : la non-reconnaissance du monde comme création de Dieu entraîne la non-reconnaissance de l'autre sexe dans ce que Paul appelle les "rapports contre nature". Mais auparavant examinons de plus près l'acte de création tel qu'il est rapporté en Gn 2.
Le récit commence par la description d'une terre sans arbres ni plantes, où seule l'eau souterraine s'infiltre (vv. 4-6b). Cette terre est désertique d'abord parce que l'homme n'est pas là pour cultiver le sol (v. 5). C'est alors que Yahvé apparaît pour effectuer un travail de modelage semblable à celui du potier (v. 7a). C'est avec la poussière tirée du sol (adama) que l'homme (adam) est façonné. Ce verset fait ressortir deux points : d'une part Dieu est potier unique en son genre puisqu'il utilise la poussière (aphar) et non pas l'argile (Is 45,9 ; 64,7…) pour élaborer Adam ; et d'autre part, l'homme, dont il sera dit plus loin qu'il est sexué, a une parenté avec le cosmos, et le cosmos dans ce qu'il a de plus banal et de plus négligeable (cf aussi le rappel de Gn 3, 19b). Cela est une invitation à nous souvenir combien l'être humain à des enracinements cosmiques, enracinements que les animaux possèdent également (v. 19). Le désir de l'homme est toujours marqué par ces forces cosmo-vitales obscures. Le véritable respect de la création ne passe jamais par une volonté d'éliminer ou de dénier ces forces qui "travaillent" l'homme et qui l'invitent parfois à régresser. Il s'agit bien plutôt de les réguler de façon à les inscrire dans le champ symbolique. La liturgie de l'Église catholique l'a bien compris qui utilise, comme on le verra plus loin à propos de l'Eucharistie, l'enracinement cosmique de l'être humain pour lui manifester l'amour de son Créateur[7]. Le verset 7b montre comment Dieu donne vie à cette forme d'abord modelée : « Il insuffle dans ses narines une haleine de vie (neshama) ». Cette neshama indique certes la fragilité de l'homme (Is 2, 22) mais surtout le lien d'autonomie réceptive de l'homme par rapport à son Créateur. Autonomie, puisque désormais l'homme a sa propre respiration ; réceptive, puisque c'est Dieu qui, gratuitement, communique son souffle à la "nature humaine inanimée". D'un point de vue psychanalytique, il apparaît remarquable que la communication du souffle soit la première réalité signalée dans l'animation de l'homme. Cela ne peut pas ne pas évoquer ce que Tristani appelle le "stade du respir", premier stade de la structuration du sujet humain[8]. Le devenir du sujet commence en effet toujours par l'émergence à la capacité à inspirer l'air ; et c'est cette capacité qui conditionne elle-même la capacité à rentrer, par le jeu phonatoire, dans l'ordre symbolique. Respirer est l'acte qui scelle l'indépendance de l'infans par rapport au monde fusionnel vécu dans la condition foetale, et même par rapport à la mère dans le face-à-face puisque le petit d'homme n'a point besoin d'elle – à la différence ce qui se passe dans l'acte de nutrition – pour aspirer l'air. Il est donc significatif que le récit yahviste marque que cette indépendance donnée par le respir est reçue : l'homme est libre devant Dieu mais de par Dieu. C'est cette même autonomie reçue que l'on retrouve dans l'achèvement de l'acte recréateur de Dieu que représente la Pentecôte (Ac 2). La communauté primitive n'est-elle pas recréée (animée) définitivement par la réception du souffle (pneuma) de Jésus ? Après le chaos laissé par la passion du Christ, et même après la restructuration partielle opérée par les apparitions, il faut encore le don du souffle qui seul permettra la réaccession plénière au champ symbolique. La Pentecôte n'est-elle pas l'expérience de cette autonomie reçue qui fait entrer pleinement dans le champ de la communication ? Au refus de Dieu par les gens de Babel qui aspirent à "se faire un nom" et qui du coup vivent dans la confusion (Gn 11, 4), le récit d'Actes 2 n'oppose-t-il pas la liberté "inspirée"[9] par le souffle reçu qui promeut la reconnaissance du Seigneur dans les différences langagières[10] ?
Le Souffle transmis par Yahvé-Dieu apparaît donc comme cause efficiente de liberté reconnaissante (Gal 5) et de différenciation (Ac 2 ; 1 Cor 12…). Point de vraie reconnaissance symbolique sans bon rapport au souffle[11]. Il apparaît alors assez logique que Paul fasse souvent allusion au Pneuma qui habite en l'homme pour étayer les préceptes éthiques, surtout quand il s'agit de domaines qui touchent à la différence sexuelle : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint Esprit, que vous tenez de Dieu ? » (1 Cor 6, 19). Tout l'effort moral qui se veut, ne l'oublions pas, mouvement créateur, va se jouer dans la prise au sérieux de ce que veut dire le passage du corps vivant de par l'haleine de Yahvé (Gn 2, 7) au corps vivant sous le Pneuma (1 Cor 6) destiné en définitive à devenir tout entier « corps pneumatique » (1 Cor 15, 44). On devine la richesse de ce thème du souffle dont Gn 1, 2 (sous l'appellation de Ruah) nous dit qu'il planait à l'origine de tout et dont Luc (1, 35) nous affirme qu'il prend pleinement possession de Marie pour donner jour au premier-né de la nouvelle création. Réfléchir sur l'homme dans son corps, réfléchir sur la relation humaine, c'est inévitablement être renvoyé à réfléchir sur le corps "insufflé" ou "inspiré" et sur le Souffle créateur. Ce souffle dont Jean dira qu'il est seul à pouvoir conduire à la vérité tout entière (Jn 16, 13), vérité qui est mystère et non pas gnose ; vérité qui ne peut jamais être captive[12]. C'est aussi ce même Souffle qui permet la reconnaissance de la filiation puisque c'est lui qui fait crier à la créature « Abba, Père » (Ga 4, 6)[13]. Cette dernière remarque nous rappelle que l'acte créateur, comme emprise totale de l'être par le Pneuma, culmine dans la possibilité pour l'homme de se reconnaître, dans la joie, fils de Dieu. Être fils c'est reconnaître que l'on existe par la loi fondatrice ou castratrice de son père. Le récit de Gn 2 nous introduit bien à la réflexion sur cette loi.
En effet, les versets 8 et 15 montrent que le premier homme est mis par Dieu dans le jardin d'Éden enfin de transformer le sol par le travail. Il me paraît intéressant de remarquer que dans ce jardin dit de "délices"[14], où donc la vie paraît agréable, l'homme est affronté aux médiations qu'exige la culture du sol. Vivre heureux ce n'est pas, selon le Yahviste, vivre dans l'immédiateté. Cette conviction sera reprise indirectement en Lc 4, 3 : le diable propose à Jésus d'utiliser sa puissance de Fils de Dieu pour faire l'économie de la médiation du travail : « Par la seule puissance de la parole, change ces pierres en pain. » Jésus se refuse à cette forme d'exercice de la toute-puissance.
La Loi de Dieu est donc que la créature ne peut bien vivre qu'en refusant l'immédiateté. Cela est encore bien plus accentué par ce que les psychanalystes appelleraient la mise en place de l'interdit fondateur (v. 9 et vv. 16-17). Cet interdit, cela est très remarquable, porte essentiellement sur la fonction orale. On sait que cette fonction est le siège des structurations des plus archaïques de la personnalité… Autour de cette fonction, ce sont les premières expériences marquantes de castraction et d'introjection. Il n'est pas étonnant que les tentations dans la Bible fassent allusion très souvent à des tentations d'ordre oral : celle du premier couple, sur laquelle nous allons revenir, celle du peuple de Dieu dans le désert, celle de Jésus[15]. Dieu, par cet interdit, provoque le désir de l'homme puisque désormais il manque à celui-ci de connaître le fruit de l'arbre de la connaissance. Vivre et vivre bien, c'est travailler et c'est désirer dans un monde marqué par des différences (entre les arbres autorisés et l'arbre interdit) et par le manque. Notons aussi que dès le verset 9, le thème de la vue, qui jouera un si grand rôle en Gn 3, est introduit : les arbres du jardin d'Éden sont "séduisants à voir". Le "voir" ici est signalé simplement comme source de jouissance. Il ne tardera pas à devenir ce par quoi la tentation va s'infiltrer (Gn 3, 5).
L'interdit fondateur posé par Dieu est accompagné d'une déclaration : « Le jour où tu mangeras de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu devras mourir » (v. 17). Cette déclaration est-elle de l'ordre d'une menace divine : « Je vous châtirai pour cette désobéissance » ? Le châtiment serait alors extrinsèque au comportement de l'homme. Ce qui se passe dans la suite du récit (où Adam et Eve ne meurent pas immédiatement après la transgression), le verset 3, 19, et les passages bibliques sur la mort conçue comme phénomène naturel[16] n'invitent pas à adopter cette thèse. Il semble préférable de voir dans le verset 17 une déclaration constative : « la vie, la vraie vie, n'est possible que dans le respect du manque, des médiations, et de la non-connaissance totale du bien et du mal. Si ce respect n'existe pas, alors par nécessité interne, la mort du sujet désirant est au bout du chemin ».
Soulignons que le fruit interdit est celui de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Ce couple bien-mal, on le sait, n'est pas à entendre d'abord avec des connotations morales. « Dans la grande majorité des textes, il signifie – conformément à la manière bien plus concrète de s'exprimer des orientaux – tout simplement « tout » (…) Connaître le bien et le mal signifie une connaissance totale du sens le plus large »[17] comme de plus le verbe connaître (yada') ne connote pas simplement une approche intellectuelle des choses mais une expérience intime, il faut affirmer que cet arbre est porteur de fruits qui donnent la maîtrise des secrets qui dépassent l'homme. Dieu castre donc l'homme dans son souhait de tout savoir, de tout maîtriser. Le salut du sujet est dans l'interdiction de la gnose, dans le fait d'assumer un désir marqué par la méconnaissance[18]. La différence sexuelle, qui sera évoquée plus loin dans le texte, va évidemment exacerber ce désir. En effet, être homme, c'est être "condamné" à ne pas être femme, et réciproquement ! Autrement dit, c'est être acculé à constater que cet être proche au point qu'il est possible de l'appeler « chair de sa chair » est en même temps un être si lointain que ce qu'il est restera toujours en partie méconnu. Posséder le savoir et posséder l'autre sexe, deux tâches vouées à l'échec, mais deux tâches dont le récit de la chute (cf Gn 3, 16c) nous dit qu'elles sont sans cesse recommencées par des sujets humains. On comprend mieux là aussi que Paul, en Rm 1, mette en relation la vérité rendue captive par les païens fourvoyés dans de mauvaises savoirs et la non-reconnaissance de la différence sexuelle[19]. On comprend mieux aussi que le Pneuma pleinement reçu par le Corps de l'Église permettra à cette dernière de vivre dans la joie des noces avec l'Époux reconnu dans son altérité (Jn 3, 29 ; Eph 5, 25-31).
Après cette description de l'être humain soumis aux interdits fondateurs et marqué par le désir, le texte au verset 18 prend acte de la solitude de l'homme : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Je veux lui faire une aide comme son vis-à-vis ». La solitude est présentée comme une détresse. Le désir de l'homme ne pourra être vécu joyeusement que s'il trouve à s'assumer dans la compagnie de la femme[20]. Le récit de chute signalera d'ailleurs qu'un des effets du péché est de renvoyer à la solitude de la culpabilité qui invite à se désolidariser de l'autre (Gn 3, 12). Les versets 19-20 décrivent le modelage par Yahvé des animaux fabriqués comme l'homme à partir du sol. Par contre, remarquons que le texte ne dit pas que ces bêtes reçoivent l'haleine de vie (neshama) de Yahvé. La différence entre la nature animée que constituent ces animaux et le règne culturel de l'homme est d'ailleurs aussitôt marquée par le Yahviste, puisque Dieu donne une fonction de dénomination à l'homme (v. 19b). L'ordre naturel est désormais pris dans le réseau des signifiants de l'ordre culturel. Yahvé demande à l'homme, pour quitter sa solitude, de sortir encore plus de l'immédiateté en exerçant sa fonction langagière. Mais l'exercice de cette fonction symbolique ne suffit pas à donner la joie à l'homme (v. 20b). Il en est comme si la similitude de l'homme et des animaux était trop faible. La trop grande altérité enfonce toujours dans la solitude ; cette loi psychologique se vérifie ici. Seule une bonne articulation du même et de l'autre, de la similitude et de la différence, de l'imaginaire et du symbolique permet d'assumer joyeusement la condition humaine. C'est ce qui fait comprendre le récit de création de la femme à partir d'une côte de l'homme.
Ce mode de création veut insister sur la similitude entre l'homme et la femme. Ils sont bien tous deux de même nature, puisque faits de la même chair. Le cri de jubilation de l'homme le marque encore davantage : « si, cette fois, est l'os de mes os, la chair de ma chair ! ». Cette formule a certainement une portée interpersonnelle[21] et comme dans les autres passages bibliques[22] appelle un accord entre l'homme et la femme. Bien que ce soit l'homme seul qui paraisse le maître de la situation[23], il faut souligner que cette communion sexuée n'a pas pour origine une initiative de l'homme. Celui-ci ne fait que reconnaître un fait qui ne dépend pas de lui et dont l'origine elle-même lui est en partie occultée puisque l'acte créateur de la femme s'est passé pendant la torpeur de l'homme. Là encore, le récit signale une forme de méconnaissance. C'est dans cette méconnaissance que la prise de parole de l'homme vient constater la ressemblance-dissemblance de la femme : puisque tirée de l'homme (ish), elle s'appellera femme (ishsha). Aux yeux d'un psychanalyste, il apparaît très important que ce récit associe la reconnaissance de la différence sexuelle et la prise de parole, c'est-à-dire la mise en oeuvre de l'ordre symbolique. N'en subsiste pas moins un malaise dans la mesure où la femme n'apparaît ici que comme objet de parole[24].
Le récit de création se termine par une sorte de conclusion du narrateur : « C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère pour s'attacher à sa femme et ils deviennent une seule chair » (v. 24). La première partie de cette conclusion signale la loi pascale de toute vie : quitter pour trouver. Ce n'est qu'en quittant le monde de son origine (père et mère) que l'on peut accéder à la relation avec l'autre sexe ou, réciproquement, la connaissance de la différence sexuelle implique une rupture avec le monde parental. Rupture qui ne signifie pas non-reconnaissance. Le commandement « Honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12) montrera bien. Une fois de plus, le texte insiste sur le fait que l'ordre symbolique de la création entraîne des distanciations.
Mais cela n'est-il pas aussitôt dénié par la deuxième partie du verset 24 : « Ils deviennent une seule chair » ? Le Yahviste signifierait-il le retour à l'unité originelle, antérieure au prélèvement de la côte de l'adam ? Remarquons d'abord que même avant ce prélèvement, l'adam était, comme nous l'avons dit, marqué par le manque et le désir. De plus, cette côte est transformée par Dieu et devient femme (v. 22b). La rencontre de la femme n'est donc pas la reconstitution de l'intégrité de l'homme. Il y a en celui-ci une blessure définitive. Que signifie alors « une seule chair » (basar) ? Certains exégètes y voir une allusion à l'enfant. Gn 2-3 ne parlant que du couple, cette opinion est très peu crédible[25]. L'expression viserait-elle les relations sexuelles des époux ? Basar dans l'Ancien Testament ne désigne jamais l'union charnelle des conjoints[26]. Ce terme a plutôt le sens de « personne dans son aspect visible, physique, corporel »[27]. On peut donc penser[28] que l'expression « une seule chair » désigne l'unité de deux êtres corporels dans toute la dimension que peut prendre l'attachement de l'homme et de la femme.
Ainsi le récit de création se termine sur une espérance qui nuance certain pessimisme contemporain jailli d'une lecture trop étroite des perspectives lacaniennes. Certes, les deux partenaires du couple sont marqués par le manque, puisque l'interdit fondateur subsiste même après la création de la femme. Mais la Bible laisse percer une certaine jubilation dans la rencontre sexuée. La mauvaise solitude est désormais abolie alors même que l'altérité du champ symbolique de l'est évidemment pas.
On le voit, l'activité créatrice de Dieu selon J, est une activité qui fait surgir un monde où l'homme prend pouvoir par les médiations du travail et du langage, où les différences entre les arbres permis et les arbres interdits, entre Dieu et les créatures, entre l'homme et la femme, sont reconnus dans la foi en la parole interdictrice du Créateur, où enfin il est possible de connaître des moments joyeux d'union intime sans régresser dans le monde naturel d'où l'homme a émergé. Le récit de chute va faire sentir combien le péché de l'homme amène une profonde décréation, c'est-à-dire une radicale déstructuration de cet "équilibre vital".
II – Le récit (yahviste) de la chute : Gn 2,25 – 3,19
Le récit de la chute commence donc par signaler que l'homme et la femme sont nus sans éprouver de honte. La tradition s'est longuement interrogée sur cette présence du thème sexuel dans ce récit du péché. L'inconscient des théologiens aidant, on alla jusqu'à dire que le péché des origines était un péché sexuel[29]. La lecture que nous venons de faire nous évite de telles affabulations. Nous préférons comprendre ce verset 25 comme le rappel de la contingence de l'être humain. L'homme et la femme ne camouflent pas, n'occultent pas leur différence sexuelle qui, comme l'a souligné Gn 2, les renvoie à leur dépendance mutuelle, à leur non-toute-puissance, et en définitive à leur condition de créature. Le sexe, chacun s'en rend compte, est bien un lieu privilégié de l'expérience de la dépendance et de la limitation. Cette contingence est bien vécue, sans honte, dit le verset 25, mais en même temps ell est épreuve puisqu'elle est limitation de la mégalomanie du désir. Il suffit donc d'un rien pour que cette épreuve devienne tentation de pécher. Ce rien va être introduit par le Serpent, « le plus intelligent de tous les animaux », qui va faire miroiter devant l'homme et la femme (comme le fera Satan avec Jésus en Lc 4) ce que l'on pourrait appeler les promesses de l'imaginaire.
Le Serpent accoste d'abord la femme. Certains voient là une trace de phallocratisme de la société dans laquelle écrit le Yahviste. D'autres pourraient affirmer que cette approche prioritaire de la femme traduit confusément le fait que la femme, n'ayant pas de pénis, est d'emblée confrontée à la question de la castration et serait plus rapidement sensible aux mirages de l'imaginaire. Nous ne nous prononcerons pas.
Il est certain par contre que le Serpent s'y entend pour faire tomber les évidences fragiles de tout sujet désirant : il fausse l'interdit fondateur en lui donnant des proportions que Dieu ne lui avait pas données : « Dieu vous a dit vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin » (v. 1b). C'est insinuer que Dieu, créateur du désir, est castrateur puisque ce désir ne peut plus trouver un seul objet pour s'assouvir. La femme commence alors à céder à cette manoeuvre puisqu'elle aussi élargit l'interdit divin : « Dieu a dit : vous n'en mangerez pas et vous n'y toucherez pas ». Or, le toucher n'est pas interdit en Gn 2, 17.
La femme est maintenant prête à ne plus être attentive aux conséquences vitales de l'interdit divin. « Vous ne mourrez pas » dites le Serpent, mais « vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux possédant la connaissance du bien et du mal » (v. 5). On reconnaît là une tentation très thématisée dans la Bible. Cette tentation qui pousse l'homme à passer du croire en la Parole au voir. Croire suppose qu'il y ait distanciation, "inter-diction" possible. Croire implique que l'on se fie à la Parole en acceptant une forme de méconnaissance. Voir, c'est au contraire se fier à la présence plus ou moins chosifiée de l'autre. Voir est réducteur de l'altérité puisque c'est ne percevoir en l'autre que son image. Voir est une opération qui a toujours quelque rapport à l'imaginaire, au spéculaire. Et le spéculaire entretient un rapport étroit à la spéculation, à la volonté de connaître, comme le souligne Lacan. On comprend que saint Jean n'hésite pas à déclarer « heureux ceux qui croient sans avoir vu » et à associer la foi et la vue dans le cas où le disciple arrivant au tombeau voit… un vide (Jean 20, 8) ! Il est d'ailleurs remarquable que le récit yahviste associe promesse de la vision totale et promesse de la connaissance totale ou de la maîtrise totale des interdits fondateurs. La gnose est toujours profondément narcissique et c'est pourquoi on la rencontre, dans ce récit, associée à une mauvaise utilisation du regard et de l'oralité.
« Vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux. » C'est de nouveau la toute-puissance imaginaire des dieux qui est promise. Il s'agit de sortir de sa condition humaine pour accéder à un état surhumain, donc in-humain, de pseudo-divinisation. Jésus, Fils de Dieu, renversera cette quête inlassable de l'homme pécheur en acceptant de s'humaniser, par l'amour, jusqu'à mourir solidaire de ceux qui sont les exclus de la société (cf Lc 4, 1-13 ; Ph 2, 6-11). Ce renversement sera précisément rappelé par Jésus aux disciples d'Emmaüs.
Le verset 6 insiste une fois de plus sur la fascination du regard (« séduisant à voir ») et sur celle de la connaissance (« désirable pour acquérir l'entendement »). La tentation se joue bien dans le registre de la spécularité.
La femme cède finalement à la tentation de manger, utilisant sa solidarité avec l'homme pour entraîner celui-ci dans le refus de l'écoute de Dieu. Leurs yeux s'ouvrent alors (v. 7). Cette phrase est particulièrement importante pour notre propos puisqu'on la retrouve en Luc 24, 31. L'ouverture des yeux se fait, pourrait-on dire, sur l'ampleur de la contingence humaine, sur l'impossibilité pour l'homme de réaliser les promesses de l'imaginaire. « Ils connurent qu'ils étaient nus. » La transgression de l'interdit fondateur qui était censée ouvrir les yeux sur la toute-puissance imaginaire, accule au contraire à la reconnaissance de l'existence du champ symbolique avec les différences qu'il implique. C'est ce que peut signifier ce thème de la nudité qui fait inclusion pour le récit de la chute. En effet, se savoir nu devant l'autre sexe, c'est être confronté à la différence sexuelle marquée par l'apparence des corps[30]. Mais alors que l'acceptation de l'interdit divin (ou de la castration) met la personne humaine à l'aise avec cette différence (Gn 2, 25), le péché, alors même qu'il s'accompagne d'une prise de conscience de cette différence et, plus largement, du champ symbolique, pousse la personne à dénier immédiatement ce champ. C'est une lecture possible du verset 7b : « ils se firent des pagnes ». L'altérité sexuelle est occultée par le cache-sexe. On pourrait tout à fait voir là quelque chose de l'ordre de l'attitude perverse à l'œuvre dans le processus de fétichisation tel que le décrit Freud[31]. Ce processus est une tentative d'évitement de la castration : « Je sais bien, dit le fétichiste, la castration existe, mais quand même… » À l'instar du premier couple le pécheur est fétichiste : « je sais bien, la castration existe, je suis définitivement créature, mais quand même il doit être possible de devenir Dieu, et si ce n'est pas possible, alors il me faut occulter ma contingence ». On retrouve ici, par une voie détournée, la définition augustinienne du péché comme perversion du rapport à Dieu.
Ainsi le péché déstructure la délicate articulation de l'imaginaire et du symbolique. C'est pourquoi tous les domaines où cette articulation doit particulièrement bien fonctionner nous sont présentés comme marqués à mal par le péché : l'accueil de Dieu, désormais vécu dans la peur[32] ; la relation de l'homme au travail (v. 17) ; le lien de la femme à l'homme, vécu maintenant dans le phallocratisme (v. I6b) et dans le refus des responsabilités dans le péché (v.12). On le voit, le péché est toujours originé dans une incapacité à supporter la déception : déception d'être ni "Dieu" ni "diable" (dieu du mal), mais d'être simplement homme. C'est pourquoi un récit de re-création, comme celui d'Emmaüs, ne peut partir que d'une déception.
III – Le récit d'Emmaüs.
De fait, le récit de Luc 24 décrit une situation de déception profonde chez les deux disciples : « nous espérions, nous que c'était lui qui délivrerait Israël » (v. 21). Le personnage de Jésus était investi comme un Père idéalisé, disposant de la toute-puissance et capable de la communiquer (v. 19). Le "Nazarénien" servait donc à conforter le champ imaginaire du disciple et voilà que les événements ont ébranlé ce bel édifice psychologique et théologique ! Mais il n'a fait que l'ébranler. Les deux hommes vivent encore beaucoup trop dans le registre spéculaire qui exige, comme en Gn 3, 5, des preuves visuelles : ils sont incapables de se fier à la parole des femmes et des anges qui déclarent Jésus vivant (v. 23) puisque les quelques disciples qui sont allés au tombeau ne l'ont pas vu (v. 24). On comprend mieux qu'enfermés à ce point dans leur rêve imaginaire, Cléophas et son compagnon soient incapables de reconnaître celui qui par excellence est l'Altérité et qui ne cesse de renvoyer à la reconnaissance de l'homme dans sa contingence : « Leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (v. 16).
On est bien là dans la situation de la création marquée par le péché, tel que l'a fait connaître le récit de la chute : incapacité de se fier à la parole ; non-acceptation de la contingence, c'est-à-dire, ici, de la non-toute-puissance et de la mort ; impossibilité de reconnaître le mystère de l'autre ; déception mal intégrée.
La venue de Jésus (v. 15) est décrite par le récit comme un véritable acte renouvelé de création à l'image de l'acte de Yahvé en Gn 2, puisqu'il s'agit, pour le Christ, d'aider les disciples à dépasser cette fermeture imaginaire pour les faire accéder de nouveau au champ symbolique.
Comme en Gn 2, la place du langage, de la parole, va être grande dans ce processus de recréation. D'abord, c'est dans l'échange de parole des disciples (v. 15) que la parole du Christ va s'infiltrer (v. 17). Mais surtout, fait de haute importance, cette parole du Christ va se référer à une parole déjà là, celle de l'Écriture (Moïse et les prophètes). C'est dire que le Ressuscité se reconnaît lui-même comme soumis à la parole, comme « castré par la loi du Père » diraient les psychanalystes. On retrouve en Luc 24 la même démarche qu'en Luc 4, 1-13 où Jésus repoussait tentation qui voulait l'enfermer dans la toute-puissance imaginaire en invoquant, à chaque fois, la « loi du Père ».
Bien plus, ce que rappelle le Christ, c'est la nécessité pascale de la mort et de la souffrance : « Ne fallait-il pas que le Messie endurât toutes ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? ». La Parole de Dieu expliquée par le Christ sert donc à casser le rêve toujours renaissant de pouvoir être, comme des dieux, immortels par nature.
Cette première démarche du Ressuscité qui a fait passer les disciples de la volonté de voir à l'écoute d'une parole, les a déjà préparés à une déprise de l'imaginaire et à une meilleure reconnaissance de l'altérité. C'est pourquoi lorsque l'étranger fait semblant de vouloir continuer seul son chemin (v. 28) il reçoit l'hospitalité.
La recréation devient alors possible. C'est précisément par un geste qui concerne l'oralité qu'elle s'opère, alors qu'en Gn 3 c'est un tel geste qui avait soutenu la transgression. Le geste symbolique de la fraction du pain et de la bénédiction, que beaucoup d'exégètes interprètent comme un geste eucharistique, est le geste qui ouvre pleinement au champ symbolique.
Comme en Gn 3, « l'ouverture des yeux » se produit immédiatement après la sollicitation de la zone orale. Mais alors qu'en Gn 3 ses yeux s'ouvraient pour une dénégation immédiate de la castration, de la différence, en Luc 24 les yeux s'ouvrent pour la reconnaissance de l'Autre (« ils le reconnurent » : v. 31) qui fait sentir son Altérité jusqu'à frustrer immédiatement le regard par sa disparition. Ainsi, le regard est associé, en Luc, au manque qui provoque à la foi. Le récit d'Ac 8, 26-40 poussera jusqu'au bout cette frustration du regard puisque l'eunuque se convertit par la seule écoute de la Parole. Il est vrai que le Pneuma est alors pleinement répandu (Ac 2).
Le signe que la rencontre du Christ est vraiment recréatrice, est que la disparition du Ressuscité n'est plus, cette fois-ci, source de mauvaise déception ou de fermeture. Au contraire, et c'est bien là une caractéristique de l'accession au champ symbolique, les disciples sont provoqués à un acte d'énonciation et à un acte de communication. Le péché conduisait à se désolidariser (Gn 3, 12) ; la rencontre du Ressuscité est d'emblée salvatrice puisqu'elle provoque à la solidarité avec les apôtres présents à Jérusalem (v. 33). Cette solidarité prendra d'ailleurs des dimensions vraiment universelles quand le souffle du Ressuscité aura pleinement redonné la faculté de communication.
Conclusion.
Je voudrais, en conclusion, proposer quelques réflexions dogmatiques et éthiques qui me semblent pouvoir être tirées de cette lecture de Gn 2-3 et de Luc 24.
Tout d'abord, lire le récit d'Emmaüs comme un récit de re-création fait comprendre d'emblée le lien étroit qui existe entre trois réalités considérées parfois trop séparément : la Révélation, la Création et la Rédemption. En Luc 24, il est clair que l'acte même de Révélation que pose le Ressuscité est une rédemption qui ne fait que restructurer la création abîmée par le péché. La rencontre du Ressuscité n'est donc pas un préliminaire à une rédemption qui serait postérieure. C'est l'acte même d'apparition qui est re-création rédemptrice.
La même remarque peut être faite, pour aujourd'hui, à propos de la célébration eucharistique. On sait qu'il est en effet possible de lire ce texte de Luc 24 comme un texte eucharistique. Il apparaît alors que la rencontre du Ressuscité au sein de l'acte eucharistique est, dans le fondement même de celui-ci, une véritable re-création. L'agir eucharistique est un agir qui est, par lui-même, humanisant et restructurant. Pourtant une lecture psychanalytique ou psychosociologique de la messe pourrait inviter à penser que celle-ci, par un grand nombre de ses éléments, est un lieu de recréation imaginaire. Ainsi, par exemple, l'Eucharistie met à l'œuvre un désir de coïncidence avec l'événement fondateur du christianisme, une "chaleur" parfois fusionnelle de la communauté, des fantasmes de dévoration du personnage idéalisé, etc…[33] Or la lecture que nous avons faite impose l'idée qu'une célébration eucharistique bien vécue est au contraire une réaccession au champ symbolique de la communication. Là est une des merveilles du Christ : il utilise les forces de l'imaginaire pour faire émerger à la reconnaissance de l'altérité. Satan au contraire utilise ces mêmes forces pour enfermer dans la clôture narcissique.
Pour terminer, signalons quelques pistes de réflexion concernant l'éthique. Nous sommes dans une société[34] marquée, entre autres, par deux grands traits : c'est une société de "consommation", c'est une société de l'audiovisuel. Or ces trois récits de Gn 2-3 et de Luc 24 s'organisent autour des rapports à la bouche, à l'oreille et à la vue. Ces trois rapports qui mal assumés amènent une déstructuration des personnes et des groupes.
Le mauvais usage de l'oralité qui renvoie à l'archaïque de notre enfance, conduit à une société de consommation qui, à l'instar du premier couple, s'imagine que le salut est dans la saturation du désir. Le récit d'Emmaüs et l'acte eucharistique dénoncent avec vigueur une telle attitude : le bon usage de l'oralité et de la consommation est celui qui ouvre au partage et à la rencontre de l'autre. Typiques sont, à ce propos, les admonestations de Paul aux Corinthiens quant à leur façon de célébrer l'Eucharistie.
Notre société vit dans le règne du visuel, non seulement en raison de la télévision, mais aussi en raison de la recherche scientifique qui s'efforce de voir le secret des choses et qui privilégie tellement l'évidence de la preuve[35]. Là encore, les récits de création et d'apparitions, ainsi que l'acte eucharistique, relativisent la prégnance du visuel en nous rappelant que le désir mal régulé de voir peut être réducteur du champ humain. Vivre, et vivre bien, c'est savoir dépasser les seules exigences de la vision ou de l'évidence pour s'ouvrir à l'écoute croyante de la Parole, pour s'ouvrir au mystère de l'autre.
Enfin, notre société est une société de l'oreille envahie par le flot des informations parlées (radio, colloques, congrès, etc…) et par le bruit de la civilisation urbaine. Les textes d'Écriture que nous avons lus invitent à une véritable purification de l'écoute. C'est en écoutant Dieu qu'Adam vit bien, avant le péché, alors qu'après le péché son écoute du bruit que fait Dieu (Gn 3, 8) déclenche la peur. C'est en écoutant Satan que le péché s'introduit. C'est en écoutant Jésus qui se réfère à la Parole que les disciples sont re-créés. Ainsi l'usage de l'oreille est fondamental. À qui et à quoi notre société prête-t-elle l'oreille ? Aux discours qui lui promettent la toute-puissance (Gn 3, 5) ou, au contraire, à ceux qui rappellent la nécessité de la solidarité avec les exclus ?
Résumé.
Cet article tente de souligner que le récit d'Emmaüs a une structure exactement inverse de celle du récit du péché originel. La rencontre du Ressuscité peut donc être considérée comme un acte de re-création, ce qui n'est pas sans conséquence pour la réflexion sur l'acte eucharistique. La recherche est menée ici avec l'aide de concepts psychanalytiques freudo-lacaniens.
Le péché du premier couple est le refus radical de l'ordre symbolique mis en place par l'acte créateur de Dieu. La rencontre d'Emmaüs permet au contraire aux disciples d'accéder pleinement au champ symbolique en instituant un nouveau rapport au voir et à l'oralité qui débouche sur la reconnaissance de l'altérité.
Quelques réflexions dogmatiques et éthiques terminent cette recherche.
N. B. Le fichier pdf de l'article originel figure sur internet : Emmaüs, une nouvelle Genèse ? Une lecture psychanalytique de Genèse 2-3 et Luc 24, 13-35.
* Xavier Thévenot (1938-2004), prêtre salésien de Don Bosco et psychanalyste, fut professeur de Théologie morale à l'Institut Catholique de Paris. Dans l'article original ne figuraient pas les I, II, III dans les titres.
[1] Je suis conscient du danger de lecture narcissique de l'Écriture dans ce type d'approche des textes : on ne trouve dans le texte que ce qu'on sait déjà et que ce que l'on a envie d'y trouver (cf. P. Valadier, in NRT, novembre 1976, pp. 784-798). Mais par ailleurs cette lecture de type psychanalytique a le mérite de faire saisir que la parole de Dieu est véritablement ancrée sur les structures psychologiques, même les plus archaïques. Quand péché et conversion nous saisissent, c'est à travers les chances et les risques de nos instances psychiques qu'ils le font.
[2] Pour des raisons d'exégèse historico-critique, nous laisserons de côté dans notre commentaire Gn 2, 10-14 et nous réintroduirons, comme l'a fait la TOB, Gn 2, 25 dans le récit de chute (cf. les commentaires classiques de Genèse, notamment VON RAD, La Genèse, Labor et fides, 1968)).
[3] VON RAD, op. cit..
[4] Cf l'ouvrage désormais classique de P. Beauchamp, Création et séparation, Cerf et éd. divers.
[5] Von RAD, op. cit., p. 81.
[6] Pour une définition du champ symbolique, on peut se référer, évidemment à J. Lacan, Écrits, seuil, 1968, pp.227-322 et 895, 3 et à A. Delzant, La communication de Dieu, Cerf 1978, p. 29.
[7] On peut lire à ce sujet l'excellente recherche de L. M Chauvet, Du symbolique au symbole, Cerf, 1979.
[8] Tristani, Le stade du respir, éd. de Minuit, 1978.
[9] On pourrait dire ceci : Babel est le résultat d'une fausse "aspiration" humaine. La Pentecôte est l'expression d'une vraie "inspiration" divine.
[10] Il me paraît intéressant qu'une allusion, à la fin du récit de Pentecôte, soit faite à l'ivresse : « D'autres disaient en se moquant : Ils sont pleins de vin doux » (Ac 2, 13). Le texte montre que les auditeurs sont surpris par l'euphorie donnée par la réception de l'Esprit. L'accession plénière au champ symbolique n'élimine pas les manifestations imaginaires. Elle les situe et les régule. Certains auteurs qui font aujourd'hui une "chasse" excessive à l'imaginaire feraient bien de s'en souvenir. "Chasse" qui est d'ailleurs proprement imaginaire ! Caractéristique est le fait que Jésus ait pris du vin comme symbole eucharistique. Le vin, la Bible le savait déjà (cf. V. T. B., art. Vin)., Et une boisson qui facilite grandement la réactivation des régressions imaginaires.
[11] Il serait intéressant de lire avec cette grille l'efficacité thérapeutique de certaines méthodes gymniques qui mettent l'accent sur le souffle. yoga, zen, sophrologie, etc.
[12] Remarquons que dès que les hommes retiennent de vérité captive (Rm 1, 18-26) ils instaurent un mauvais rapport au sommet de l'ordre créatural que représente la différence sexuelle
[13] En Luc 4, c'est également le Pneuma qui conduit Jésus au désert.
[14] Sur le sens du mot Eden, voir E. Cothenet, art. Paradis, in D. B. S. col 1179-1180.
[15] Cf Paul Beauchamp, L'un et l'autre Ttestament, Seuil, 1976, pp.44 ss.
[16] Cf Paul Beauchamp, Le péché originel, Desclée et Cie, 1969, pp. 50-52 ; 80-81 ; 105-106.
[17] Von RAD, op. cité., pp 79-80.
[18] Par parenthèse, signalons qu'est démasquée, par ce mythe de création, une illusion épistémologique fréquente : croire que le sens des réalités existe, préconçu, comme un fruit qu'il suffirait d'aller cueillir sur un arbre. Gn 2 nous fait comprendre que le sens ne préexiste pas à l'homme, mais que la Parole interdictrice de Dieu nous provoque à cultiver la terre pour donner sens aux réalités devant Dieu et en Dieu. Ce mythe est destructeur de la pensée idéologique.
[19] Signalons à ce propos combien le lien peut être intime entre l'expérience de Dieu et l'expérience sexuée. Chacun de ces expériences renvoie en effet à la dialectique de l'Autre et du Même ou encore de la transcendance et de l'immanence. L'expérience mystique comme l'expérience sexuée est expérience simultanée de la proximité et de l'étrangeté de l'autre….
[20] Remarquons que dans le récit yahviste, la différence sexuelle n'a pas pour fonction première la procréation. Cependant il ne faut pas oublier Gn 3, 20 (bien que ce verset pas sans doute partie d'une tradition antérieurement formée).
[21] Dans l'Ancien Testament cette formule vise toujours des relations interpersonnelles, mais pas nécessairement dans un contexte conjugal (cf Gn 29, 41 ; 37, 27 ; Jn 9, 2-3 ; 2 Sam 19, 3…)
[22] Cf M. GILBERT, « Une seule chair » Gn 2, 24, in NRT, janvier-février 1978, pp. 66-89.
[23] Ce qui ne laisse pas d'être choquant pour la mentalité contemporaine plus attentive à l'égalité de la femme et de l'homme.
[24] Cf. À propos de la place de la femme dans des écrits pauliniens : D. Stein « Statut des femmes dans les lettres de Paul », in Lumière et vie 139, 1978, pp. 63-85.
[25] Il faut d'ailleurs attendre Gn 4, 1-2 pour que le Yahviste parle de la naissance des premiers enfants.
[26] Ce mot n'a pas de connotation d'ordre génital. Cf. par exemple Gn 2, 21 : le basar est refermé pour Yahvé. Du reste ce n'est qu'en Gn 4, 1 que l'auteur rapporte pour la première fois, et après la sortie d'Eden, « l'homme connaît sa femme, Êve »
[27] Très rarement basar pourrait signifier le thème sexuel, mais ce n'est pas le cas en Gn 2, 24; cf. M. Gilbert, op. cité., p. 77.
[28] Cela semble confirmé par l'examen de Mal 2, 4-16 ; Sir 25, 24.
[29] ADNÈS, Le mariage, Desclée, 1963, p. 12, note.
[30] Là encore la pensée paulinienne associant idolâtrie et homosexualité est significative. Le refus de l'altérité divine est associée au refus des différences sexuelles corporelles.
[31] Cf S. FREUD, La vie sexuelle, PUF, 1969, ch X : Le fétichisme
[32] il est frappant de constater que tant que le souffle (pneuma) de Dieu n'a pas pleinement saisi les apôtres, ceux-ci sont encore saisis de peur devant les apparitions du sauveur (Luc 24, 37). Il faudra toute une rééducation pour que la peur cesse d'habiter l'homme dans la reconnaissance de son Seigneur (1 Jn 4, 18).
[33] Pour s'informer sur la lecture psychanalytique de l'Eucharistie, voir par exemple : J-C. SAGNE, in L'eucharistie, Le sens des sacrements, Lyon, dossier Profac 1971, pp. 153-164.
[34] Je parle de l'Europe occidentale.
[35] L'expression populaire « c'est pas évident » si souvent employée aujourd'hui me paraît caractéristique de cette requête de la preuve visuelle.