Le Christ est descendu aux enfers : qu'est-ce qu'il va faire là-bas ? En annexe, deux Odes de Salomon
Cette question (qu'est-ce qu'il va faire aux enfers ?) a été posée à Jean-Marie Martin lors d'une session en 2011… Et peut-être sommes-nous nombreux à nous la poser… Voici la réponse que J-M Martin a donnée complétée par des explications qu'il a données dans une autre session.
En annexe, vous avez des extraits de deux Odes de Salomon parlant de cette descente aux enfers dans la traduction réalisée par Marie-Joseph Pierre, une ancienne élève de J-M Martin, lui-même ayant participé à cette traduction.
Le Christ est descendu aux enfers :
Qu'est-ce qu'il va faire là-bas ?
« Il est descendu aux enfers » fait partie du Symbole des Apôtres, l'un des deux Credos que nous récitons. Dans le Symbole de Nicée-Constantinople, on a simplement la mention : "il a été mis au tombeau". C'est une formule qui date de la toute première époque de l'Évangile. Mais, de très bonne heure, personne n'est d'accord sur le sens qu'il faut lui accorder !
Il faut déjà savoir que "les enfers" ça n'a rien à voir avec ce qu'on appellera "l'enfer". Ça désigne la partie inférieure de la terre, le lieu souterrain où sont censés attendre les morts, dans une vie obscure. C'est proche de ce que l'Ancien Testament appelle le shéol et c'est un peu comme l'Hadès des Grecs[1]. Cela appartient aux grands mythes de la psychê dans les cultures anciennes. C'est un mythe qui a une très grande signification. Et j'emploie ici le mot "mythe" dans un sens éminent. Le mythe a souvent plus de signification que nos paroles (logoï).
Je vous donne deux tentatives pour donner sens à la descente aux enfers.
Première tentative : après avoir annoncé la nouvelle de la résurrection aux hommes, il est allé l'annoncer à ceux qui sont morts, à ceux qui attendaient dans les enfers[2]. Cette interprétation signifie que la résurrection n'est pas une affaire qui concerne les hommes seulement à partir de l'histoire de la vie du Christ, mais ça concerne l'humanité dans toute sa dimension antérieure et à venir.
Deuxième tentative. Les mentions de l'ensevelissement et de la descente aux enfers vont souvent ensemble. C'est ainsi que dans le Credo vous avez : « est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers ». L'ensevelissement a rapport avec la symbolique de la semaille du grain de blé tombé en terre. Il est nécessaire qu'il soit enseveli, qu'il aille dans les profondeurs.
Nous retrouvons ici la grande symbolique de la semence et du fruit qui est la structure originelle de pensée de nos Écritures, et cela fait écho à la parole de Jean (ou bien c'est la parole de Jean qui fait écho à l'ensevelissement) : « Le grain de blé, s'il ne tombe en terre et n'y meurt, reste seul ; s'il meurt il porte beaucoup de fruits. » (Jn 12, 24). Nous sommes là dans une pensée de l'accomplissement de semence à fruit et pas dans la pensée de la fabrication qui est notre pensée courante[3].
Ça a rapport donc à la christité comme ayant signification non pas pour un temps et pour un lieu, mais pour la totalité de l'univers. C'est ce qui indiqué par Paul dans « afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse des célestes, des terrestres et des infra-terrestres (katachthoniôn)» (Philippiens 2, 10). C'est cette verticale ciel-terre qui implique l'infra-terrestre.
En finissant par descendre aux enfers, le Christ traverse la totalité. En effet, il descend du ciel, il est enseveli et il descend jusqu'aux parties inférieures de la terre. Cette ligne verticale dit le trajet, la traversée de la totalité.
Et il y a un beau texte de Paul à ce sujet : « Or "Il est monté", qu'est-ce (à dire) sinon qu'il est aussi descendu vers les régions inférieures de la terre. Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir la totalité. » (Ep 4, 9-10)[4]. Il s'agit ici de l'emplissement qui est l'accomplissement de la totalité.
Les versets 6-8 du chapitre 10 des Romains ont à voir avec cette symbolique de la montée et de la descente en Rm 10, 6-8 ; Paul y cite entre autres Psaume 107, 26 : « Ne dis pas dans ton cœur : qui montera aux cieux ? Cela signifie : en faire descendre le Christ ; ou bien : qui descendra de l'abîme ? Cela signifie : en faire remonter le Christ d'entre les morts – ici le "qui" de l'interrogation est négatif : c'est-à-dire "ne dis pas que cela n'est pas" – mais que dit-il ? Près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur – citation de Dt 30, 14 – et c'est cela la parole de la foi que nous proclamons. »[5]. Bien évidemment, les mots "descendre" et "monter" sont à entendre dans le contexte, et comme je l'ai souvent dit, "plus ça monte et plus ça descend"[6] !
Bien sûr nous sommes là dans des représentations mythiques de l'espace mais il faut bien voir qu'il n'y a pas d'autres représentations de l'espace que les représentations mythiques ! Notre représentation mythique à nous est différente de celle-là… donc ne critiquez pas les Anciens parce que leur représentation serait mythique. Je vous signale d'ailleurs qu'on oppose aujourd'hui mythique et logique, c'est une distinction qui est survenue d'assez bonne heure, mais originellement mythos et logos signifient la même chose ! Il est vrai qu'à l'origine le logos n'est pas la logique et que le mythe n'est pas la fable…
Dans les icônes orientales on voit Jésus sortant du tombeau tenant par la main Adam et Ève pour les sortir ressuscités[7]. Là encore cela nous met en rapport avec la signification de la christité.
Cette descente aux enfers concerne donc les dimensions de l'espace (du haut en bas), mais aussi toutes les dimensions du temps. Le Christ n'est pas simplement pour les hommes ses contemporains et pour ceux qui suivront, il a signification de salut pour ceux qui ont précédé[8].
ANNEXE
Trace de cette descente du Christ aux enfers dans deux odes de Salomon
La descente aux enfers avec le fait que les portes de l'enfer soient ouvertes figurent dans deux des Odes de Salomon, les 17 et 42. Voici l'ode 17 dans la traduction de M-J Pierre[9], une élève de J-M Martin
Extrait de l'Ode 42.
(11) Sheol me vit et fut pantois…
(14) Je fis une assemblée de vivants en ses morts,
je parlai près de d'eux en lèvres vivantes.
Puisque ne cessera mon Verbe,
(15 )coururent vers moi ce qui étaient morts.
Ils clamèrent et dirent :
« Fais-nous merci, fils de Dieu !
(16) Fais avec nous selon ta douceur,
sors-nous des geôles de Ténèbre.
(17) Ouvre-nous la porte,
que nous sortions près de toi,
lors que nous voyons que n'approche pas de toi
notre mort.
(18) Sauvons-nous aussi avec toi,
puisque tu es notre Sauveur. »
(19) Or moi, j'écoutai leur voix,
je posai [en mon cœur leur foi
(20) Je posai] sur leur tête mon Nom[10],
puisqu'ils sont fils libres, ils sont à moi.
Alléluia
Ode 17.
« L'Ode 17 développe le thème du Sauveur sauvé, ou encore celui du Propos (v. 5) identifié à l'économie du salut (v. 2, 4, 14). Dans le premier mouvement (v. 1-6), le chantre est manifesté comme sauvé, et dans le second, qui lui est corollaire, il se présente comme sauveur, après un retournement autour du thème de la « connaissance », présentée sous mode de parcours initiatique : « le propos du Vrai me conduisit, j'allai à sa suite et n'errai pas. » (v. 5). Ce thème est conjoint à celui de l'« étranger » ou allogène, qui pose la question du lieu et mode de naissance : « tous ceux qui me virent s'étonnèrent, comme aubain pour eux je fus compté. » C'est là encore une des questions fondamentales des textes gnostiques ; en effet, celui qui est d'en-bas, mortel, ne reconnaît pas la sagesse d'en haut, ni n'est reconnu d'elle.
Ode 17. L'étrange sauvé, sauveur de ses membres.
Or je fus couronné en mon Dieu,
ma couronne est vivante.
Je fus justifié en mon Seigneur,
or mon salut est incorruptible.
Je fus délié des vanités,
je ne suis pas inculpé.
Mes rets furent tranchés de ses mains,
je pris visage et semblance d'une nouvelle Figure.
Je marchai en lui
je fus sauvé.
Le Propos du Vrai me conduisit,
j'allai à sa suite et n'errai pas.
Tous ceux qui me virent s'étonnèrent,
comme aubain pour eux je fus compté.
Lui qui me connaissait, me grandit,
le Très-Haut en toute sa plénitude.
Il me glorifia en sa douceur
au sens ma connaissance à la hauteur du Vrai,
(8)de là-bas, me donna la Voie de ses marches.
J'ouvris les portes qui étaient closes,
disloquai les verrous de fer,
Or le fer qui était le mien s'embrasa,
fut résous devant moi.
Et rien ne m'apparut clos,
puisque l'ouverture de toutes choses, c'était Moi.
J'allais vers tous mes reclus pour les délier,
que je ne laisse personne en geôle ni geôlier.
Et je donnai ma connaissance sans réserve,
et ma requête, en mon amour.
Je semai mes fruits dans les cœurs,
les changeai en moi.
Ils recueillirent ma bénédiction,
furent vivants,
ils s'assemblèrent près de moi,
furent sauvés.
Puisqu'ils furent mes membres,
et moi leur tête.
Gloire à toi notre tête, Seigneur Messie,
Alléluia.
Extrait de la note de Marie-Joseph Pierre, p. 105-106.
C'est une ode à contenu très johannique. Dans le premier mouvement (v. 1-6) le "je" est manifesté comme sauvé, et dans le second qui lui est corollaire (v. 8b-16), il se présente comme Sauveur.
Le premier verset introduit le thème salomonien du couronnement, liée à la royauté et aux noces, ainsi qu'à la victoire et à la symbolique paradisiaque de l'arbre de vie, mais aussi au mystère de la Passion-Résurrection. En effet, cette investiture royale se fait dans le cadre d'un jugement : alors que le rien pluriel avait tenté d'emprisonner et de condamner (v. 3), le Seigneur déclare juste et libère des liens (v. 2-4). Le jugement dévoile l'être de résurrection (le vivant ou le seigneur, cf. v. 1), méconnaissable au regard banal, car il marche dans le propos de la vérité, ou de la sagesse ignorée des sens.
Au centre de l'ode, un retournement autour du thème de la "connaissance" : le roi couronné inconnu, ou le royaume considéré comme venu "d'ailleurs", est connu de Dieu et connaît Dieu ; condamné par le regard banal (sagesse d'en bas), il est élevé de terre, glorifié par Dieu, haussé à la hauteur du Très-Haut (v. 7-9).
Au second mouvement (v. 8-16), la montée céleste qui constituait le premier mouvement s'exprime en termes de descente et d'extension au tout…
[1] « L'enfer, les enfers sont des représentations à la fois du shéol juif et de l'hadès grec, c’est-à-dire le royaume des morts. Les pharisiens croyaient à une vie larvaire dans le sein d'Abraham dans l'attente de la résurrection. La mythologie grecque imaginait le monde des ombres gardé par Hadès : ce monde des ombres se séparait entre les Champs Elysées pour les héros et vertueux, et le Tartare, région aride où les âmes des malhonnêtes, sont sous la douleur des tortures. L'enfer représenté souvent dans une certaine iconographie, semble avoir hérité des images du tartare, alors qu'il s'agit plutôt d'un état d'âme enfermée en elle-même que d'un lieu, ce n'est pas les enfers des pères, ni de la liturgie, ni le nôtre. » (http://coptica.free.fr/christ_renverse_le_royaume_de_la_mort_1584.htm)
[2] L'évangile de Pierre, 41 parle de la prédication aux morts.
[4] Voir Ephésiens 4, 7-16 : L'Esprit comme espace de la vie chrétienne, Extrait d'un cours de Jean-Marie Martin sur l'Esprit-Saint
[6] La descente du Christ par exemple fait que les morts ressuscitent et chantent les louanges "dans les hauteurs" comme dit l'Ode de Salomon 10, 3. Sur la symbolique du monter-descendre traitée en dehors de la descente aux enfers, voir Dossier : L'itinéraire géographique de Jésus et la symbolique du monter-descendre dans l'évangile de Jean.
[7] Il s'agit des icônes dites de la Résurrection. En général le Christ a sous ses pieds les portes de l’Enfer en croix signe qu'elles ne ferment plus rien. (Ps 24 [23], 7)
[8] Autre image à propos de la descente aux enfers du Christ : le lieu de séjour des morts est communément représenté comme un monstre vorace pressé d'engloutir les humains. Dans une Ode de Salomon, les abîmes demandent à avaler le Christ. Et le Baptême du Christ est vu comme une descente aux enfers au cours de laquelle le Christ anéantit la mort au lieu d'être retenu par elle.
[9] Les Odes de Salomon, traduction introduction et notes par Marie-Joseph Pierre, Brepols 1994 (Jean-Marie Martin a collaboré avec Marie-Joseph Pierre pour ce livre).
[10] La collation du Nom est un thème baptismal qui va avec la déclaration : « Tu es mon fils bien-aimé » (être fils libre c'est appartenir au Seigneur). Il est question du baptême des morts et de l'imposition du Nom-sceau dans le Pasteur d'Hermas 93.