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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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6 janvier 2014

LA PRIÈRE, 12ème rencontre : Première approche de la question du "nom"

Le nom dans la Bible n'a pas le sens qu'il a chez nous, et cela change la compréhension d'expressions comme « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit », « croire dans le nom », « venir dans le nom de ».  Dans cette rencotre Jean-Marie Martin nous donne des clefs pour entrer un peu dans la pensée biblique.

 

Première approche de la question du nom

 

 

Voici [1] le temps promis où nous entreprenons la question du nom [2].

Nous disons : « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit », « croire dans le nom », « venir dans le nom de », beaucoup d'expressions qu'il faudrait recenser avec soin. Elles nous laissent entendre que ce qu'évoque le nom dans l'Écriture ne correspond pas exactement à ce que nous appelons ainsi.

Il y a un certain temps que je fréquente cette question et quand on a fréquenté longtemps une question, on ne sait plus comment on y était entré et il est très difficile d'organiser un chemin à l'intérieur de cet espace.

Il y a quelque chose d'un peu hasardeux ou aléatoire dans la façon dont nous allons procéder, car tout se passe comme si le nom, tel qu'il est entendu dans l'Évangile, précisément parce qu'il nous reste aveugle, opaque, était le point qui éclaire un grand nombre d'autres questions, d'autres aspects, d'autres thèmes du discours johannique. Nous ne savons pas si d'avoir fréquenté ces thèmes éclaire la question du nom, ou si c'est la question du nom, c'est-à-dire la plus aveugle, qui devrait être invoquée pour éclairer ce que nous avons déjà aperçu.

En tout cas, je voudrais aujourd'hui, non pas ouvrir un texte particulier, mais esquisser un schéma, un ensemble de questions qui tournent autour, qui gravitent autour de cette expression du nom. Ce que je dirai de chacune sera nécessairement allusif, donc insuffisant. Ce sont des questions dont nous avons déjà parlé. Ensuite, j'aborderai plusieurs de ces questions périphériques par rapport au concept de nom.

Il ne s'agit pas pour nous de relever des curiosités linguistiques, des différences exotiques d'avec notre mode de parler, il s'agit de tout autre chose. Et c'est ce qui complique la chose encore.

En effet, accéder au sens du nom est peut-être percevoir que quelque chose s'est déplacé dans nos évidences. Donc il ne s'agit pas d'additionner, d'énumérer des remarques, même pertinentes, qui seraient recensées à titre de curiosité, mais de laisser que cette fréquentation nous décentre, soit comme une sorte d'expérience.

J'éprouve, là aussi, la difficulté tout à fait particulière du langage, du discours. Il est très étrange que le nom ou le Verbe (le Logos), se soit configuré à l'infirmité cruciforme, c'est-à-dire écartelée, de notre propre langage. Cela aurait pu être tellement simple ! C'est étrange, mais, pour cette raison, cela a sans doute un sens très essentiel.

Le nom désigne l'identité même.

Je commence donc par les choses que j'ai relevées au départ comme étant les plus simples : le nom ne désigne pas une étiquette qui s'ajouterait à une chose déjà constituée. Le nom désigne l'identité même.

L'expression le nom se trouve dans des expressions comme celles-ci où c'est Jésus qui parle : « dans mon nom » (par exemple : «  Tout ce que vous demanderez dans mon nom » Jn 14, 19) ; « Père, glorifie ton nom » (Jn 12, 28).

Et il faut appliquer ici le principe que nous avons déjà reconnu sur la façon de dire l'identité dans les langues sémitiques. Quand je dis : « mon âme », « ma psyché », « mon esprit », c'est une façon de dire moi-même sous un certain aspect. Donc, mon nom, c'est moi-même. Le nom a donc à voir avec ce qui m'est le plus propre.

Il dit mon plus propre et il dit simultanément, nous verrons pourquoi, mon plus proche. En effet, le nom, je l'ai reçu. Le nom est ce par quoi on m'appelle. Le nom est donc le principe même de mon être ouvert. Il est à la fois et du même coup ce qui me rapporte à moi-même et m'apporte à autrui.

►  Est-ce que ce que vous dites est limité à l'évangile ou bien est-ce aussi à propos des noms (comme Jean-Marie) ?

J-M M : C'est vrai éminemment dans ce que nous envisageons à propos du nom. Mais ce n'est pas sans rapport avec ce qu'il en est du nom au sens usuel du terme ou ce qu'il devrait en être.

Le nom appartient à la région du don, fait signe vers les deux premières dualités.

Le nom dit l'identité. Nous allons trouver des équivalences dans notre usage d'aujourd'hui  mais, même si l'usage persiste, le sens en est absent la plupart du temps. Le nom est toujours donné, donc ce qu'il en est du nom, nous tentons de l'entendre comme appartenant à la région du don. Et nous avons dit que l'ouverture de la région du don était l'Évangile même.

Mais s'il y a du don dans le nom, il y a de la dualité. Et les dualités majeures, selon lesquelles cela s'exprime dans notre Nouveau Testament, sont  l'uni-dualité père-fils et l'uni-dualité époux-épouse.

Et ce à quoi je faisais allusion en parlant des usages qui persistent, c'est, en général, que le père donne son nom au fils, étant entendu que, par ailleurs, c'est précisément le fils qui le fait père. Mais nous avions aussi conservé jusqu'à naguère l'usage que l'épouse prenait le nom de l'époux. Cela se pratique encore un peu bien que ce soit mis en question. Ces usages-là ont toujours un sens originel très important, très essentiel, ils relèvent d'une symbolique profonde. Quand ils sont devenus de simples façons de faire, est-ce que les maintenir apporte quelque chose ? Je ne prends pas position là-dessus. Je le signale car je désire que vous ne déduisiez rien du point de vue pratique à partir des choses que je suis en train de dire.

Ces deux dualités, père-fils et époux-épouse, sont les deux premières dualités. La dualité Père-Fils, vous connaissez. Et la dualité époux-épouse, c'est Christos-Ekklêsia mais c'est  aussi Christos-pneuma, car Christos signifie enduit de pneuma (d'Esprit), oint, et que pneuma est considéré comme un mot féminin en référence au mot hébreu rouah qui correspond à pneuma.

Une autre remarque importante à ce sujet consiste en ce que père-fils et époux-épouse sont les toutes premières structures grammaticales qui existent au monde, les tout premiers déplis, les premiers déploiements de la pensée.

Pour vous, les déploiements évidents de la pensée sont : sujet-objet, cause et effet. C'est ce qui articule la logique et le chemin de déploiement de la logique aristotélicienne dans la constitution même de l'Occident, au point que ces choses nous apparaissent comme évidentes. Un des premiers déplacements que nous aurons à opérer, c'est que, pour entendre l'Écriture, il ne faut pas être dans une parole qui commence par je. Or tout notre discours commence par je. Et je vais expliquer pourquoi, mais pour l'instant je prends des repères.

 

Le Nom et le démembrement du Nom

 

Le Nom qui est le nom propre, seigneurial.

Le nom imprononçable de Dieu

Ensuite il faut traiter la question du nom qui est monos, qui est le nom. C'est le nom qui s'écrit יהוה à savoir yōḏ (י), (ה), wāw (ו), (ה), que nous écrivons en général YHWH, et qui ne se prononce pas même si certains disent impunément Yahwé. Le nom essentiel, le nom au singulier, le seul nom, le monos, ne se prononce pas.

Nous avons toujours fait des différences entre les noms. Nous distinguons par exemple notre nom propre et puis des noms (ou des dénominations) qui peuvent accidentellement nous échoir, et même substantiellement nous échoir, comme la dénomination substantielle d'homme, pour parler le langage de la philosophie occidentale. Cette distinction est très ancienne, et c'est la distinction entre le kurion onoma (le nom propre), kurion signifiant seigneurial, et d'autre part des prosrêseïs ou des onomata c'est-à-dire des attributs ou des noms. Tous les premiers siècles sont très attentifs à distinguer ces choses.

►  Où cela a-t-il cours ?

J-M M : Je sais que cela a cours dans la littérature hellénistique qui, pour une part, relève du grec et donc d'une tradition qui n'est pas biblique ou sémitique, mais pour une autre part, essaie de traduire dans cette langue des choses qui sont sémitiques.

Le nom comme monos fait signe vers le démembrement du Nom, donc vers les multiples dénominations. C'est un thème attesté également dans la mystique juive.

Le « Je suis » sans attribut et les « Je suis » avec attribut.

Tétragramme, Sculpture en bois du XVIIe sLa différence que je mets ici entre le Nom et les multiples dénominations, nous l'avons rencontrée quand nous avons abordé l'expression johannique qui a été pour nous le premier scandale, la première difficulté essentielle, et qui réside dans les « Je suis » du Christ en Jean.

Il y a parfois « Je suis » sans attribut qu'on peut aussi traduire « C'est moi », ce qui fait que vous ne le voyez pas toujours dans vos traductions. Ce « Je suis » sans attribut désigne justement YHWH, mot qui est issu de la racine trilittère היה (HYH) du verbe « être ». En effet la Bible donne une origine du Tétragramme en Ex 3:13-14, lors de l'épisode du Buisson ardent où Dieu se donne d'abord pour nom Ehyeh Asher Ehyeh אֶֽהְיֶה אֲשֶׁר אֶֽהְיֶה  puis Ehyeh  אֶֽהְיֶה tout seul, et où enfin le nom YHWH apparaît [3].  « Ehyeh asher ehyeh » qui a été traduit de plusieurs manières, «  Je suis qui je suis » mais aussi« je suis ce que je suis », « je suis que je suis »  car on ne sait pas très bien traduire.

La Septante l'a traduit par « Je suis l'étant (egô eimi ho ôn) » et toute une métaphysique médiévale de l'être, au sens thomiste du terme, s'est développée à partir de ce mot biblique. La pensée a été radicalement empruntée à Aristote, mais le point d'appui était le ho ôn.

Or nous avons dit que, chez Jean, il y a « Je suis » sans attribut, mais aussi les multiples « Je suis » : « Je suis la lumière », « Je suis le pain », « Je suis la porte », « Je suis la vérité », « Je suis la vie », « Je suis le bon berger » Ces différentes dénominations sont des démembrements dicibles du nom indicible.

Le démembrement du Nom.

►  Donc il y a le Nom qui est imprononçable et puis les dénominations qui, elles, sont ce que nous prononçons, mais est-ce qu'on ne perd pas quelque chose ?

J-M M : Le fond de la question est celui-ci : est-ce que le démembrement du Nom n'est pas une déperdition du Nom, c'est-à-dire est-ce que les dénominations ne deviennent inadéquates par rapport à la plénitude du Nom, lui qui est non prononcé ? J'ai évoqué à plusieurs reprises cette question très intéressante. La réponse est : oui et non. Tant que je lis : vérité, vie, porte, pasteur, tous les « Je suis » christiques chez Jean, comme désignant un aspect, ou plus gravement une partie de ce qu'est le Christ, en effet il y a une déperdition. Mais pour autant que je puisse penser ces noms, non pas à partir de leur fragmentation, mais à partir de l'insu, ils sont égalés au Nom indicible. Autrement dit, si le Père est le silence et si le Fils (qui est la parole) est le nom partiel qui est un éclat du Nom, et si j'entends ce nom dans sa plénitude, alors le nom partiel est égal à la totalité du Nom, et la totalité du Nom est égale au Père. Que le Fils soit égal au Père, c'est un dogme élémentaire, et que le silence et la parole soient de même diamètre, c'est une donnée fondamentale du concile de Nicée. La parole est la parole de ce silence, et ce silence est le silence de cette parole.

En effet il est dit au concile de Nicée que le Logos (la parole) est de même ousia [4] que le Père et ne lui est pas inférieur. Et le fait que le rapport silence-parole soit égal au rapport Père-Fils, c'est dans toute l'Écriture. Nous aurons d'ailleurs à nous interroger sur ce point, parce que la structure de base sur laquelle est pensé le rapport Père-Fils est précisément la structure caché-dévoilé [5]. Or caché est aussi traduit par Paul par silence (sigê), et dévoilé se dit encore manifesté (phanérôtheïs) donc avec à la fois l'image de la lumière (phôs) mais aussi l'image de la parole.

►  Quand Jésus dit « Je suis le chemin », est-ce que ça ne dit pas la plénitude du silence ?

J-M M : Oui. Mais il dit « Je suis le chemin, la vérité... » et il ne dit pas plusieurs choses. Il dit que cheminer c'est être dans la vérité. On ne chemine pas vers là où on n'est pas, on ne chemine que vers là où on est déjà.

Ce que je dis peut paraître étrange, mais il est des philosophes sans rapport explicite avec l'Évangile qui se permettent de dire de telles choses. Alors prenez ça comme une énigme provisoire, comme quelque chose qui est intéressant à méditer.

Autrement dit, dans ce que veut dire le mot vérité est impliqué le rapport au silence. Et peut-être que le cheminement accentue davantage le non encore pleinement dit, donc va du côté de ce qui est encore en silence, donc du côté du Père, et c'est peut-être ce que vous vouliez suggérer.

Nous verrons que bien sûr, par rapport à la parole, le silence est comme toujours plein d'ambiguïté. En effet il y a le silence qui est la retenue de la parole, c'est-à-dire le silence qui est la garde de la parole, et ça c'est le grand silence, le Père. Mais par rapport à la parole il y a aussi le silence du mutisme, le silence de l'ignorant. Ces deux ne sont pas à confondre. Ainsi penser ce rapport du silence et de la parole est une question très délicate. On pourrait repartir de la ténèbre qui est un autre mot du silence et du caché, mais là encore il faut distinguer d'une part  la ténèbre de saint Jean de la Croix, qui est Dieu lui-même, et d'autre part la ténèbre qui est ce qui met à mort la parole.

Ceci c'était une petite dérivation, mais on a droit à toutes les dérivations.

Nouvelle approche.

Je vais dire sous une autre forme des choses qui ont déjà été touchées.

 Le démembrement dont nous parlons ici n'est pas quelque chose qui serait dans l'abstrait. C'est l'histoire même du nom de Dieu dans l'histoire de l'humanité. Dieu (ou le Logos) ne cesse d'être démembré à la mesure où nous tenons sur lui des discours intempérants, préhensifs, compréhensifs ou prétendument satisfaits, suffisants.

Iêsoûs (Jésus) est le nom exprimable du Sauveur

Ce qui est dit du Nom tout court est dit parfois du nom même de Jésus. Je cite un texte du IIe siècle, un peu gnostique : « Le nom exprimable du Sauveur [6], c'est-à-dire Iêsoûs (Jésus), est de six lettres, mais son nom inexprimable est de vingt-quatre lettres. » (Irénée Contre les Hérésies I, 15, 1 citant Marc le Mage). Une question très intéressante, je signale ça en passant, est la suivante : si personne n'est sauvé sinon dans le nom de Jésus, cela a-t-il trait au nom dicible ou au nom indicible? Vous voyez l'enjeu ?

 

Méditation sur les pronoms je, tu, il

 

Je voudrais ici partir de cette idée que ce que nous disons du nom se dirait de façon majeure du pro-nom. Une méditation sur le nom est une méditation sur ce que les grammairiens ont appelé pronoms et singulièrement les pronoms personnels. Nous l'avons déjà remarqué puisque nous sommes partis du « Je suis », donc de "je".

Ceci nous conduit à monter du côté des hauteurs, et nous conduira également à descendre. Pour parler plus clair, ça posera la situation du Nom dans un double rapport. Du côté des hauteurs, nous avons la situation du Nom dans le rapport de Jésus à son Père : « Levant les yeux vers le ciel, il dit : “Père glorifie ton Fils” », comme il a été dit ailleurs : « Glorifie ton nom », c'est-à-dire qu'il s'agit de la glorification du Nom. Mais nous avons vu qu'il n'est jamais question du Christ qu'en rapport au Père et simultanément en rapport à la totalité de l'humanité, et c'est ce deuxième rapport qui est dit "descendre"[7].

Donc ces deux directions sont affirmées conjointement comme indissociables, comme étant de l'être même du Christ. Ce double "se rapporter à" qui constitue le Christ nous conduit d'abord dans la direction du haut, la direction du Père, et c'est la question de "tu".

Je dois dire, avant tout, qu'il nous faut ici mettre la question du nom en rapport, non pas seulement avec la question du "je", mais en rapport avec la question du complexe "je-tu". Il ne faudrait pas croire que nous avons d'abord un concept de "je" et qu'ensuite "tu" ne soit que la multiplication d'un certain nombre de "je". "Tu"est de la constitution même du "je". Autrement dit, nul ne dit "je" que de s'être entendu dire "tu". C'est ce qui donne toute son importance à l'ouverture de l'Évangile qui est l'épiphanie du Baptême : « Tu es mon fils ». Ceci sera toujours revendiqué par Jésus lui-même quand on l'accusera de s'égaler à Dieu. Il dira : « Je ne m'égale pas à Dieu, c'est le Père qui m'égale à lui », ceci au chapitre 5 de saint Jean.

Nous aurons à réfléchir avec plus de rigueur sur le "je"et "tu", et peut-être nous faudra-t-il aussi poser la question de celui qui vient en troisième position chez nous, donc regarder le rapport "je"-"tu"-"il" qui est un rapport très difficile. Le plus clair de notre discours se tient dans le "il". J'ai dit que "tu" précédait "je". Est-ce que le "il" précède "tu"et "je" ? Ou bien y a-t-il plusieurs sortes de "il" ? C'est très important parce que c'est la même question lorsque je dis "le" car notre article a la même origine que le "il".

Nous savons par ailleurs que "le"est originellement relié à l'idée du lointain, de la distance. Si au lieu de "je", je dis "leje", je prends distance par rapport à "je". Quelle est cette distance, en quoi consiste-t-elle ? Pourtant, les philosophes parlent "du je". Bien sûr, notre discours est à l'aise dans "le je" !

Je m'empresse de rappeler ce que nous avons bien pris soin de préciser : les exemples tirés de notre expérience spontanée ou de nos réflexions scientifiques ou psychologiques sur "je", et elles sont poussées, ne sont pas décisifs en ce domaine. Nous avons dit par ailleurs que nous avions à entendre quelque chose du "Je" insu, donc du "Je"qui n'est pas dans l'enclos de notre empirie, de notre expérience. Il s'agit du "Je" de Résurrection. Quand Jésus dit : « Je suis la lumière », ce "Je" n'est pas un "je" du type de notre "je" empirique. Or la semence christique, en tout homme, est ce "Je" insu. Nous aurons à garder constamment présente à l'esprit cette distinction essentielle.

►  Y a-t-il un "Il" insu ?

J-M M : Je ne sais pas, ou bien c'est trop tôt. Ils y a un "il" qui est très beau, et puis il y a un "il" qui est une déchéance dans une certaine généralité, ça va du côté de ce que l'Occident appelait les universaux.

Pour moi, le "il", c'est neutrum, c'est-à-dire qu'il est le "ni l'un ni l'autre" d'un certain nombre de choses et, en particulier de "je" et "tu". En un certain sens, "il" n'est ni mâle, ni femelle, bien qu'il y ait un "elle"dans notre langue. Et surtout les grammairiens reconnaissent dans ce pronom personnel l'existence d'un "il"impersonnel, comme dans l'expression « il pleut ». J'en connais une meilleure : « il fait beau » ! Et ce d'autant plus que le verbe faire a un emploi, ici, qui le distingue complètement des emplois qui le rendent infréquentable. C'est le grand sens de poieïn (faire) qui a à voir avec poème. Et puis "beau" n'est peut-être jamais au plein de sa beauté sinon dans l'expression « il fait beau ». Peut-être même que "beau" n'existe que dans cette expression. Alors « il fait beau » ce serait le plein du "il", le plein du "faire" et le plein du "beau".

Il fut un temps où je passais mes étés dans le Gard et j'en ramenais toujours un grand poème. Une année, j'avais travaillé pendant longtemps sur un poème qui se cherchait. Et vers la fin du poème, j'ai compris que ce que je m'essayais à dire, c'était : « Il fait beau », si bien que c'est devenu le titre apparemment banal du poème.

Que veut dire "précéder" ?

Pour savoir s'il y a un "il" qui précède "je" et "tu", il faut voir ce que veut dire le mot "précéder". C'est une question. J'ai parlé tout à l'heure de ce qui "précédait" les deux dualités, père-fils et époux-épouse. En fait ça ne "précède" pas véritablement, et pourtant c'est commun aux deux : c'est le caché et le manifesté – là je dis "le" caché et "le" manifesté. Vous avez remarqué que, lorsque nous utilisons le rapport  père-fils, nous avons toujours dit que le père était la semence, c'est-à-dire ce qui est tenu en caché et qui se déploie dans le fils. Nous ne pensons pas père-fils à partir de notre psychologie ou de notre notariat. Il ne s'agit pas d'héritage. Le rapport époux-épouse, c'est aussi cela, et d'une façon qui vous étonnera beaucoup. Parce que l'époux est ce qui est manifesté par l'épouse. L'épouse est donc la manifestation plénière de l'époux, c'est ce que Paul dit : « la femme est la gloire de l'homme »[8], la gloire : c'est-à-dire l'avènement à sa manifestation, sa visibilité plénière. Cela étonnerait beaucoup les lecteurs de Paul.

 Et c'est ce qu'il faut entendre quand Paul dit que la femme est l'image de l'homme. Pour nous, l'image est une réplique dégradée du modèle, mais chez Paul, l'image (eïkôn) est la venue à plénitude et à visibilité de ce qui se tenait en secret, comme dans l'expression : « Faisons l'homme à notre image » (Gn 1). Pour marquer une similitude dégradée, nous avons d'autres termes : homoiôsis, homoiôma (en similitude)[9], etc. Nous pensons le mot image à partir du concept néoplatonicien d'image, c'est-à-dire de participation dégradée du modèle. Alors que, dans le monde biblique, le mot image indique au contraire la venue à plénitude. Et de même que le fruit est l'accomplissement de la semence, de même l'image est l'accomplissement, le dévoilement du caché. Le fils, image du père, est le dévoilement du père.

Vous voyez à quel point toute la pensée du caché et du manifesté nous est étrangère. La pensée de l'accomplissement n'est pas une pensée du faire au sens de fabriquer, même pas une pensée du créer au sens où nous pensons créer comme étant fabriquer. Là se retrouve et s'opère un déplacement tout à fait essentiel.

Nous apercevons que les questions que nous allons envisager rassemblent, ramassent un bon nombre de choses que nous avons déjà aperçues et les confirment, d'abord par leur cohérence mutuelle et aussi parce que, peut-être, nous allons entendre dans le Nom inaudible ce qui est la source invisible qui irrigue tout le jardin.

Le nom a à voir avec le deux et avec le multiple, et ce sont deux choses différentes : le nom en tant que monos a à voir avec les dualités, et également il a à voir avec tous les multiples, qui eux sont du côté de la fratrie, frères et sœurs. Là, le nombre est non structurel. La multiplicité négative du meurtre commence avec la fratrie (Abel et CaÏn).

Je vous signale que ceci rassemble tous les usages que Jean fait de hen (un) ou monos. C'est dit du Père et du Fils : « Le Père et moi nous sommes un (hen, au neutre) » (Jn 10, 30). Que signifie ce neutre ? Mais aussi : « L'homme quittera son père et sa mère et il s'accolera à sa femme, ils seront les deux vers (ou pour) une seule chair (eis sarka mian) » (Gn 2, 31 traduction de la Septante). Donc les deux figures père-fils et époux-épouse, c'est : vers un (eis hen). Et la troisième figure, celle des multiples, ce sont les enfants dieskorpisména, les enfants déchirés, dispersés : « Il les rassemble pour être un (sunagagê eis hen) » (Jn 11, 52). Ce mot hen avec la signification de monos, de seul, est utilisé dans ces trois structures, qui sont, vous le reconnaissez, des structures essentielles de Jean.

 

Notre projet

 

Alors, d'un mot, j'indique qu'il nous faudra examiner de plus près les syntagmes, c'est-à-dire les mots qui sont accolés au nom. Nous étudierons d'abord deux mots qui sont utilisés dans une opposition très classique et très importante, et qui nous ouvriront sur deux autres aspects.

En premier il y a le terme de "voix" avec le rapport : le nom (onoma) et la voix (phonê). Le rapport du nom et de la voix n'est pas le rapport que nous penserions, parce que nous pensons que la voix est de l'ordre du sensible et que le nom de l'ordre conceptuel ou intellectuel. Donc ce serait le rapport du son et du sens, comme il y a la phonétique qui s'intéresse aux articulations sonores et la sémantique qui s'intéresse au sens. Pas du tout. Il y a un autre rapport entre le nom et la voix qui aussi est important.

Et il y a un deuxième terme, celui d'appel (klêsis), dans cet autre rapport important qui est celui du nom et de l'appel (klêsis). Le mot klêsis est un mot surtout paulinien et le mot Ekklêsia (l'humanité convoquée) est de même racine. Mais la klêsis se trouve aussi chez Jean et elle est de l'essentiel de ce que signifie le nom ; de ce fait la fonction d'appel, la vox (la voix, et aussi la vocation, la convocation) a une place qu'il faudra préciser. Est-ce que la prière n'est pas toujours déjà une réponse ? Autrement dit, qu'est-ce qu'entendre la voix : « Tu entends sa voix », ou entendre l'appel ? En quoi cela consiste-t-il ? Ça répond à quoi ? Nous avons ce chantier devant nous. Et il y a d'autres choses dont je n'ai pas voulu parler le premier jour.



[1] Vous avez ici la transcription de la douzième rencontre sur le thème de la prière, à saint-Bernard de Montparnasse le 2 avril 2003.

[2] Il est difficile de savoir s'il faut mettre ou non une majuscule: nom ou Nom. Pour simplifier nous avons gardé en minuscule sauf quelques exceptions, à vous de mettre une majuscule si vous le jugez utile.

[3] « Moïse dit à Dieu : "Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” Mais s’ils me disent : “Quel est son nom ?”, que leur dirai-je ?" Dieu dit à Moïse : "Je suis celui qui suis [Ehyeh Asher Ehyeh אֶֽהְיֶה אֲשֶׁר אֶֽהְיֶה]". Et il dit : "Voici ce que tu diras aux Israélites : Je suis אֶֽהְיֶה m’a envoyé vers vous." » ; et c'est au verset suivant (Ex 3:15) qu'apparaît le Tétragramme : « Dieu dit encore à Moïse : "Tu parleras ainsi aux enfants d'Israël : “YHWH, le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, m'envoie vers vous. Voilà mon nom pour l'éternité, voilà mon nom de génération en génération.” " »

[4] On traduit habituellement par nature : "De même nature que le Père". Mais cette traduction n'est pas satisfaisante. Ousia se traduit aussi essence, ce qui n'est pas plus satisfaisant.

[5] Voir le message  Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre... du blog dans le tag "structures de base".

[6] Jésus signifie "sauveur" car il est la traduction du nom hébreu Yeshoua qui provient de la racine trilittère du verbe "sauver".

[7] Le mot "descendre paraît bizarre ici. J-M Martin parle souvent du fait que lorsque Jésus monte vers le Père, c'est dans le même mouvement qu'il vient vers les hommes. L'image de référence est l'échelle de Jacob évoquée à la fin du chapitre 1 de l'évangile de Jean où les anges montent et descendent, et où ce n'est pas "tantôt… tantôt…" (NDLR)

[8] Voir le message Ep 5, 21-33 (subordination homme/femme) ; 1Cor 11, 7-11 (voile sur la tête de la femme) du blog qui se trouve dans le tag "saint Paul".

[9]   « Génoménos en homoiômati anthrôpôn (devenu en ressemblance d'homme) » (Ph 2, 7). Voir le message Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation  du blog.

 

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