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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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6 janvier 2014

LA PRIÈRE, 13ème rencontre : Nom, voix, appel. Extraits de Gn 1 et de l'évangile de Vérité

Que signifie l'expression « prier dans mon nom » ? En quoi la considération des mots "voix" et "appel" nous aident-ils à entrer dans ce que dit Jésus ? Pour nous aider Jean-Marie Martin fait appel à deux autres textes : le déploiement du dire en Gn 1, et un passage de l'Evangile de la Vérité dont le début est : « L'Évangile (la belle annonce) de la Vérité est joie pour ceux qui ont reçu la grâce de la part du Père de la Vérité, qui fait en sorte qu'ils le connaissent par la puissance du Verbe ».

 

Le Nom, la voix, l'appel

 

Nous sommes dans l'étude du "nom"[1]. Nous savons que dans les ressources de notre langue, nous n'avons pas l'équivalent de ce que signifie ce mot dans le monde biblique. C'est donc pour nous une invitation à regarder ce mot de façon plus insistante, parce que probablement se recèle là une différence fondamentale dans l'appréhension des évangiles qui attesterait de notre caractère encore étranger à l'écoute de cette parole.

Je vais d'abord dire une chose : Il se peut que vous n'ayez pas très bien perçu pourquoi nous parlons tout d'un coup du nom dans une année qui est vouée à une recherche sur la prière en saint Jean. Je répondrai à cela en rappelant qu'il existe l'expression «prier dans mon nom », et que cela n'est sans doute pas évident à comprendre. Mais, chemin faisant, nous aurons souci de revenir sur la question de la prière.  

 

I) L'étude sur le nom

 

1°) Retour sur la séance précédente.

À propos du nom j'avais indiqué … Indiqué est le bon mot, voyez-vous : on ne sait pas ce que le nom signifie, mais il est possible d'apercevoir ce qu'il désigne. Donc je le désigne, parce que là se désigne quelque chose d'important. J'avais indiqué quelque chose comme un point central, vers lequel convergent un grand nombre de thèmes que nous avons rencontrés dans nos lectures de saint Jean. Bien des thèmes et bien des mots confluent vers ce point-là, d'où la difficulté d'avoir un lieu, un lieu d'où partir.

J'avais retenu de façon provisoire ce mot-là, le nom, comme ayant qualité pour nous dire quelque chose du "Je" christique et, par suite, de notre rapport au "Je" christique,et à notre propre "je" profond.

Il s'agissait par exemple des « Je suis ». « Je suis » se dit de double façon dans l'évangile de Jean :« Je suis » tout court, sans attribut, et puis les « Je suis » multiples : « Je suis la parole », « Je suis la lumière », « Je suis le pain » etc. Il en va dans cela du premier « Je suis » essentiellement, car ce qui se désigne avec « Je suis », c'est le nom même de Dieu : YHWH selon le texte d'Exode 3. Et déjà, nous avions une indication sur l'importance de "je", la nécessité d'examiner "je",en particulier le "Je" de Résurrection, et donc le "tu".

C'est pourquoi nous disions que cela nous conduisait dans plusieurs directions, et d'abord vers plusieurs dualités : "je-tu" c'est le rapport père-fils et singulièrement aussi le rapport époux-épouse. Ce sont là les premières dualités, les premiers moments où quelque chose s'ouvre pour pouvoir se réunir, se reprendre. Car la véritable unité n'est pas l'unité de l'inerte clos en soi. La véritable unité est déjà le haut premier rapport par quoi quelque chose est, c'est-à-dire : est d'autant plus rapporté à soi qu'il est apporté à tu. 

Cela nous ouvrait à la question des premières dualités et également à la question de la relation des premières dualités avec les multiples. Et ceci à deux niveaux : en premier, par rapport à la multiplicité des dénominations, des multiples « Je suis », qui constituent une sorte de plénitude accomplie de« Je suis » ; et ensuite, par rapport à la multitude des enfants, car « Je suis », c'est "le Fils". Nous avons remarqué depuis des années que ce thème du rapport du monogénês (Fils un) et des tekna, c’est-à-dire des multiples hommes dans leur dispersion, est un thème fondamental chez saint Jean. L'intérêt est de rassembler ces différentes questions.

Je terminais notre dernière rencontre en évoquant la possibilité d'examiner les mots qui ont quelque attenance, quelque cousinage avec le mot de nom. Attenance et cousinage sont deux façons de lire la parataxe, parataxe étant le terme technique pour dire ce qui fait que deux mots sont à côté l'un de l'autre, indépendamment de la simple relation de type grammatical, comme sujet-objet.

2°) Le nom en tant que rapporté à deux mots : la voix, l'appel.

Quels sont donc les mots qui se trouvent en proximité du mot le nom ? Il y en a deux et, ce qu'il y a d'intéressant, c'est que ce sont des mots féminins, dont il est possible de penser qu'ils jouent en couple, sans que ce soit jamais absolu. Mais c'est une indication, aussi bien dans le Nouveau Testament que dans les premiers écrits, parus au IIe siècle, auxquels je ferai allusion, à titre de commentaire ou de méditation sur l'évangile de Jean.

l'appelLes deux mots qui sont souvent liés au mot nom sont phônê (la voix) et klêsis (l'appel) d'où les deux rapports : to onoma (le nom) et phônê (la voix) ; to onoma (le nom) et klêsis (l'appel). Chez Paul, chez Jean et dans la première littérature chrétienne, c'est là quelque chose de constant.

Je vous donnerai quelques exemples en passant, parce que j'ai travaillé à rechercher pas mal de références et de lieux, mais je ne veux pas alourdir mon propos avec tous ces détails. Peut-être même pourrait-on dire de façon plus simple que phônê (la voix) et klêsis (l'appel) désignent finalement la même chose, c'est-à-dire que la voix est à entendre comme impliquant essentiellement la dimension de l'appel par rapport au nom. Ce qui est très intéressant, si cela se vérifie, c'est que le nom, d'emblée, nous situe dans le champ que les grammairiens appellent le vocatif : appel.

Chez nous, existe également le mot in-vocation. Du même coup on aperçoit peut-être que la question de la prière est engagée au premier chef dans cette affaire. Je le dis en passant.

Quand nous entendons, nous, la différence entre le nom et la voix (phônê), nous avons tendance à répartir ces deux choses comme disant deux composantes de ce que nous appelons couramment la parole : onoma (le nom), c'est le champ de l'onomastique puisque le mot existe, mais disons plutôt de la sémantique, c'est-à-dire ce qui parle du sens ; et phônê (la voix) est la région de la phonétique, c'est-à-dire de ce qui parle du son. Que pour nous la parole soit essentiellement une union de sens et de son paraît tout à fait évident. Mais il pourrait se faire qu'en entendant ainsi, nous soyons dans la même méprise que celle qui nous fait croire qu'il faille penser l'homme comme une union d'âme et de corps, ou d'esprit et de corps. Le sens serait du côté de l'esprit, et le son serait du côté du sensible, du corps. Si nous nous débarrassions de l'une de ces acceptions, du même coup nous serions libres de l'autre. Et je crois que rien ne pèse tant sur notre façon d'être, notre avoir à être, que cet héritage, qui, de toute façon, ne nous permet pas d'entrer dans l'intelligence du Nouveau Testament qui n'est pas construit sur cette représentation post-platonicienne. Celle-ci, après une très longue histoire, en dépit des tentatives pour chercher autre chose, continue à régner, et à régir même les institutions. Cette distinction de l'esprit et du sensible parle en nous avant toute parole dite, est porteuse de toute parole dite. Comment entendre en deçà de l'appareil pré-sub-posé ?

 

II) Lecture de deux textes

 

Je vais me servir de plusieurs lieux un peu caractéristiques. Tout d'abord je vais aller directement à un texte qui a trait à la première parole, dans la Genèse. Ensuite je donnerai un exemple de texte parmi les nombreux textes du début du IIe siècle où les mots dont nous venons de parler sont en rapport. Enfin, nous en viendrons à des lieux de Jean caractéristiques par rapport à ce sujet, mais ce sera peut-être pour plus tard.

 

1°) Le déploiement du dire en Gn 1 : voir, séparer, appeler.

On sait que la Genèse, censée raconter la constitution ou même la création du monde, procède par paroles : « Dieu dit. Il faut être très attentif au déploiement de cette parole, et singulièrement au déploiement du verbe qui est utilisé pour dire la parole, qui est en hébreu le verbe amar (dire) car nous avons : « Dieu dit (wayyomer) : “Lumière soit”. » Il est commenté par trois autres verbes :

  • wayyar (et il vit) : « et Dieu vit que la lumière était bonne. » ;
  • wayyavdel (et il sépara) : « et Dieu discerna (sépara) la lumière de la ténèbre » ;
  • wayyiqra (et il appela) : « et Dieu appela la lumière " jour" et la ténèbre "nuit". Il y eut un soir, il y eut un matin, jour un. »

Ce jour est le jour de la parole constituante. Or elle se constitue, elle se déploie de façon très complexe et en même temps très précise. La parole une et le jour un, c'est le Monogénês, ce que les Pères de l'Église lisent dans le Fiat lux : « “Dieu dit : 'Fiat lux', et la lumière fut”, c'est-à-dire le Verbe » (Tertullien, Adversus Praxeas XII).

Le jour un, c'est, comme le Monogénês, le jour ayant en lui la plénitude (le plérôma) d'un certain nombre de choses. Je vous rappelle que nous ne sommes pas loin de Jean, car les premiers versets du Prologue de Jean sont un commentaire très rigoureux, très attentif de ces premiers versets de la Genèse, qui par ailleurs ont été commentés dans le monde biblique, dans le monde talmudique, chez les Pères de l'Église, à l’infini.

La chose que je vais dire ici répond à la question que nous posons à ce texte, à  savoir : quelle est la signification de l'ordre de ces verbes ? Dieu dit contient en lui les trois autres verbes, c'est-à-dire que le plein de la parole se déploie en un voir, en un discerner et en un appeler.

1) Dieu dit, et naturellement le dire donne de voir. Chez saint Jean, entendre donne de voir. Dire et entendre appartiennent au même ensemble. Dire donne de voir, c'est-à-dire que la parole fait venir et fait voir, car la chose vient à être vue. Ici, en plus, il s'agit du dire fondamental, qui donne le voir fondamental, le dire de tout dire qui donne le voir de tout voir.

2) Voir, c'est essentiellement discerner. Le mot est beau : cernere est une façon latine de dire voir, et discerner c'est distinguer. Voir s'accomplit comme une parution du deux, la distinction. Ce qui est distingué ici, qui était contenu dans le dire « Lumière soit », c'est lumière et ténèbre. Lumière et ténèbre sont des opposés et donc ce discernement a la qualité d'un jugement (krisis) qui est un autre mode de discernement. En effet, Jean fait appel au thème de la lumière et de la ténèbre, à la fin de l'épisode de Nicodème par exemple, quand il s'agit de parler du jugement : « Dieu n'a pas envoyé son Fils pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf. » (Jn 3, 17). Cependant il y a bien un jugement, car « celui qui entend la parole ne vient pas dans l'espace du jugement au sens de condamnation, et celui qui ne l’entend pas est déjà dans l'espace de condamnation » (d'après Jn 3, 18).

Or ce qui est assez intéressant dans le Prologue de l'évangile de Jean, c'est que lumière et ténèbre sont en rapport l'une avec l'autre dans la pure extériorité. Ce sont des contraires irréconciliables. « Ce qui advint en lui était vie, hors de lui advint rien » (v. 3): le rien en question, c'est la première mention des ténèbres. « La lumière luit dans la ténèbre »(v. 5) :  d'où sort-elle ? C'est le rien qui a été mentionné d'abord. Un rien qui n'est pas "rien" mais qui est "un rien"[2].

La ténèbre est hors de : sa caractéristique est l'extériorité. C'est pourquoi il faut méditer ici sur le rapport dudedans et du dehors. Nous parlons tout le temps d'intériorité et d'extériorité. L'expression qui se trouve chez les Synoptiques, "les ténèbres extérieures", est une redondance, elle dit deux fois la même chose. Or, le discernement qui s'opère ici (Gn 1, 5) est un discernement dans lequel la ténèbre et la lumière ne sont plus des contraires, mais des alternants. Dieu distingue (discerne) la lumière de la ténèbre, mais ainsi distinguées, elles ont l'une et l'autre une vocation.

Dieu appela la lumière jour et la ténèbre nuit3) En effet intervient le dernier terme :« et il appela (wayyiqra) ». Le verbe qara signifie littéralement le plus souvent crier. Et crier est par exemple retenu comme traduction chez Chouraqui : « Il cria le jour », au lieu de la traduction la plus usuelle : « Il appela ».

Le mot appeler est intéressant, parce qu'il a chez nous deux sens : « cela s'appelle » dit le nom, la dénomination ; mais appeler, c'est aussi héler, inviter, appeler au sens de faire venir, comme par exemple, quand Jésus dit à la Samaritaine : « Appelle (phônêson) ton mari » (Jn 4, 16). De même, « Jésus était invité (eklêthê) » (Jn 2, 2) de klêsis (l'appel) aux Noces de Cana.

Il faut tenir ensemble cette double signification dans le wayyiqra. « La lumière est appelée jour et la ténèbre nuit. » Nous ne sommes pas ici dans une exclusion judiciaire, nous sommes dans une alternance. Et cette alternance comporte en outre un autre mode de dualité, celui d'être éventuellement un mixte, ce qui n'était pas possible dans l'exclusion. En effet, il y a le soir et le matin. Que sont le soir et le matin, sinon précisément un mélange de lumière et ténèbre ? Donc on a alternance et mixte. Il y a de multiples dualités qui se mettent en œuvre dans cette parole  : « Et il appela la lumière jour ».

Et même, très curieusement, il appelle la lumière "jour" et la ténèbre "nuit", mais ensuite les deux sont dits : "jour un" : « Dieu appela la lumière " jour" et la ténèbre "nuit" ; il y eut un soir, il y eut un matin ; jour un. » Le mot jour est d'abord prononcé comme la moitié d'un jour, puisque sont distingués la nuit et le jour, mais voici que maintenant le mot jour convient à la reprise de la nuit et du jour, dans le jour un, qui garde en lui la dualité. Mais ce n'est pas du tout une dualité sur le mode de l'opposition, ou même simplement sur le mode de l'alternance, ni même sur le mode du mixte, mais la merveilleuse ou étonnante unité qui consiste dans le repli du dépli, c'est-à-dire la reprise de ce qui a été déployé.

Le jour, dans ce deuxième emploi, indique à la fois ce qui a été appelé jour dans un sens restrictif dans le premier emploi et nuit dans un sens également restrictif, puisque Dieu sépare la lumière de la ténèbre ; et il appelle la lumière "jour" et la ténèbre "nuit". Nous avons donc le jour et la nuit, mais ensuite le jour et la nuit, cela fait "un jour".

Vous savez, ce sont là des textes qu'il faut méditer longuement. Tout ce qu'on en dit n'est pas forcément cohérent avec d'autres choses qu'on pourrait en dire. Le modèle de cela, ce sont les lectures rabbiniques telles qu'elles se trouvent dans le Talmud (je n'y ai d'ailleurs pas trouvé ce que je viens de dire) : Rabbi un tel a dit, tel autre a dit autre chose, et c'est contradictoire mais cela va très bien ensemble. Je ne pense pas, quant à moi, que nous puissions nous satisfaire de ce qui est dit là, car ce n'est pas dans la tradition de la lecture proprement christique, mais cela existe.

Cette première lecture est une approche importante parce que dans les premiers versets du premier livre de la Bible il s'agit des toutes premières choses qui ont besoin d'être méditées et reméditées.

Par ailleurs nous avons trouvé ce mot de "cri". Il faudrait ensuite aller voir chez saint Jean où se trouvent les mots phônê (voix), klêsis (appel) et le verbe krazô (crier) car ils ont à voir avec ça, et c'est plein d'enseignements. C'est donc un lieu à méditer.

 

2°) Extrait de l'Évangile de la Vérité.

Après ce texte de la Genèse, je prends maintenant une lecture du IIe siècle sur le même thème. Il s'agit d'un ouvrage qu'on a trouvé en Égypte dans les années 1940, à Nag Hammadi, dans une grande bibliothèque où il y avait un grand nombre d'ouvrages inconnus rédigés en copte. Celui-ci est un joli texte qu'on appelle couramment l'Évangile de la Vérité, ce qui ne veut pas dire que c'est un évangile au sens des évangiles, ni même un évangile apocryphe. Il s'appelle ainsi parce que ce sont les premiers mots : « L'Évangile (la belle annonce) de la Vérité est joie pour ceux qui ont reçu la grâce de la part du Père de la Vérité, qui fait en sorte qu'ils le connaissent par la puissance du Verbe » [3].

On n'en connaît pas bien l'auteur. C'est en fait une sorte d'homélie. Nous sommes là dans les premières décennies du IIe siècle. Je pense que c'est à l'origine de la pensée valentinienne qui deviendra gnostique, mais ce texte n'est pas gnostique dans le sens négatif du terme. Il est très proche d'autres textes qu'on a découverts, comme les Odes de Salomon, en syriaque, qui sont, elles, reconnues pour appartenir à la grande Église.

 Dans l'Évangile de la Vérité,  on trouve en beaucoup de lieux le mot nom, le mot voix et le mot klêsis. Il faut dire néanmoins que les mots grecs que je cite ici sont des mots conjecturés, parce que ce texte nous est parvenu en copte. On en a donc tenté une rétroversion grecque, à supposer qu'il ait été auparavant écrit en grec. J'ai travaillé à cela pendant quelques années aux Hautes Études avec Henri-Charles Puech. Le texte dont je me sers ici est la publication qui en a été faite par Joseph Ménard, maître d'œuvre de ce travail.

 

Je prends ce texte assez en amont, avant que se rencontrent les mots de nom, de voix, d'appel : folio XI p. 21-21 (p. 40-42 du livre de Ménard).

« Celui qui est ignorant est déficient et il manque de beaucoup puisqu'il manque de celui qui doit l'accomplir. Puisque la perfection de la totalité est dans le Père, il est nécessaire que la totalité retourne vers lui et que chacun prenne ce qui lui est propre (son propre). » Chez Jean, les mots de nom et de voix sont liés à  to idion (le propre), ta idia, dans le chapitre 10, dit du bon Pasteur :« Les brebis entendent sa voix (phônê), et il appelle ses propres brebis (ta idia probata) par leur nom. » (Jn 10, 3). Le contexte de ces mots-là se trouve chez Jean et il se trouve aussi dans un autre passage de notre texte.

« Il les a inscrits par avance, les ayant préparés, pour la donner (la perfection) à ceux qui sont venus de lui. » Nous sommes dans une situation très intéressante et constante où l'homme est nativement aveugle, aveugle de naissance. C'est-à-dire que son être paraît avant que l'accomplissement (ou la perfection) de son être ne soit. C'est ainsi que nous avons lu le chapitre 9 de l'aveugle de naissance. Mais ceci est très important à méditer : s'il y a de la recherche, si on étudie, c'est que nous ne sommes pas finis, nous ne sommes pas accomplis, nous ne nous connaissons pas, nous sommes dans une situation où nous nous précédons, au sens où le Baptiste précède celui qui vient.

 « Ceux dont il a connu à l'avance le nom la connaissance à l'avance du nom c'est la klêsis (l'appel) par le nom propre ont été appelés à la fin. – « Ceux qu'il a prédéterminés, dit Paul, il les a aussi appelés » (Rm 8, 30). La différence, c'est peut-être que Paul pose plus volontiers l'appel du côté du commencement pour mettre l'élection au niveau de l'accomplissement plein, il y a donc une indécision, mais le chemin est le même. Nous verrons que Jean est plus proche de ce vocabulaire-là, notamment dans les premiers versets du troisième chapitre de sa première lettre. « Ils ont été appelés à la fin » c'est ce quenous trouvons chez Jean dans la nécessité de« naître de plus originaire» (Jn 3), ou encore, à propos du Baptiste : « Il vient après moi, parce qu'avant moi il était »(Jn 1, 30). Nous avons déjà commémoré cette précompréhension du temps johannique – de sorte que celui qui possède la connaissance, c'est celui dont le nom a été appelé par le Père. »

« Car celui dont le nom n'a pas été appelé est ignorant. » En effet il n'est de connaissance dans ce domaine que donnée : le salut se fait par la foi et non pas par les œuvres ; mais il ne faudrait pas prendre à nouveau la foi comme une œuvre elle-même qui mériterait le salut.

« De fait, comment quelqu'un entendra-t-il si son nom n'a pas été appelé ? » Appeler, ici, c'est donner d'entendre et d'entendre le propre. Comment ne pas penser ici au retournement qui s'opère au chapitre 20, lorsque Marie de Magdala cherche au tombeau ? Elle ne voit rien ou elle se méprend sur ce qu'elle voit puisque même quand elle voit Jésus, elle ne voit pas que c'est Jésus. Ce qui lui ouvre les yeux, c'est d'entendre son nom propre : Jésus ne dit rien d'autre que « Mariam », son nom. Et ensuite elle peut dire :« J'ai vu, le Seigneur (le Ressuscité). »

« Car celui qui est ignorant jusqu'à la fin…  – donc celui qui, non seulement n'a pas encore entendu, mais celui qui n'entendra jamais. N'oublions jamais que, en cela, "celui-ci" et "celui-là" disent des aspects de chaque homme. Il y a quelque chose en chacun de nous qui n'entendra jamais, et il y a en chacun de nous quelque chose qui a commencé d'entendre, mais qui n'a pas encore pleinement entendu. Cela éclaire des mots de l'évangile de Jean.

 « Car celui qui est ignorant jusqu'à la fin est un ouvrage de l'oubli l'oubli (lêthê) est évidemment le contraire décisif et définitif de l'a-lêthéia (la vérité) qui en grec signifie : la sortie hors de l'oubli.Celui qui est constitué par l'oubli, par la vanité, qui n'est que rêve et songe, cela en nous n'entendra jamais – et il sera détruit avec lui. Sinon pourquoi ces misérables ne possèdent-ils pas un nom et pourquoi n'est-il pas de voix (phônê) pour eux" ? – Nous avions l'appel, maintenant nous avons le nom, la voix. – De sorte que celui qui a la connaissance donc qui a entendu – est un être d'en haut. » Comme dit Jean : celui qui est « né d'en haut »(Jn 3,3).

« S'il est appelé, il entend, il répond – le mot de répondre est un mot très important sur lequel nous pourrions passer toute une rencontre. Il est très important en grec mais aussi en latin, en français et dans les langues romanes – et se tourne vers celui qui appelle se tourner vers, c'est l'at-tention et remonte vers lui. Et il connaît comment on l'appelle – Là il connaît son nom secret, son nom constitutif. – Possédant la connaissance, il fait la volonté de celui qui l'a appelé – en effet, l'appel est du côté de la semence, c'est-à-dire de la volonté, par rapport au fruit. Vous vous rappelez cette distinction [4] : caché-manifesté, semence-fruit, volonté-œuvre, tout cela se recoupe deux par deux. – Il veut lui être agréable. Il reçoit le repos, son nom propre lui appartient. Celui qui possédera ainsi la connaissance sait d'où il est venu et où il vaJean dit : « Tu ne sais d'où il vient, ni où il va". (Jn 3, 8) – Il sait comme quelqu'un qui, s'étant enivré, s'est détourné de son état d'ivresse icila vie native est considérée comme une sorte d'ivresse : nous sommes le produit du vide, de l'oubli, de l'ivresse, une sorte de vacuité – a accompli un retour sur soi-même et a rétabli ce qui lui est propre. » Il s'est détourné de la région de l'oubli, la région de la ténèbre, la région de la mauvaise vacuité (c'est-à-dire de la vanité), du néant, du songe (dans les pages suivantes, il y a un magnifique passage sur les rêves).

 

C'était là un exemple. Voici un autre passage où l'on trouve de façon explicite : « Le Fils est le nom du Père »[5]. C'est dans le folio XIX, p. 38-39 (p. 74-75 du livre de Ménard) :

«  7 Le Nom du Père est le Fils ; c'est lui qui dans le Principe (Arkhê) a donné le Nom à celui qui est sorti de Lui, qui était lui-même et Il l'a engendré comme Fils. Il lui a donné Son nom qui est le Sien propre, Lui à qui sont toutes choses qui sont auprès de Lui, le Père. Il a le Nom, Il a le Fils.

Ils peuvent le voir. Mais le Nom est invisible parce que seul il est le mystère de l'Invisible qui est destiné à parvenir aux oreilles qui sont toutes remplies de lui. Et en effet, le nom du Père n'est pas énoncé, il est manifesté par le Fils. C'est ainsi que le Nom est grand. Qui donc pourra prononcer un nom pour lui, ce grand Nom, si ce n'est Lui seul à qui appartient ce Nom et les fils du Nom, sur qui se reposait le Nom du Père, et qui se reposaient à leur tour dans Son Nom ? Puisque le Père est inengendré, c'est Lui seul qui l'a engendré pour Lui-même comme Nom, avant qu'Il eût produit les Éons, afin que fut sur leur tête le nom du Père, le Seigneur, celui qui est le Nom  authentique, ferme dans son autorité et sa puissance parfaite, parce que ce Nom n'est pas au nombre de mots et ce ne sont pas des appellations qui sont Son Nom, mais il est invisible. Il a donné le Nom à lui seul, étant le seul à le voir, étant seul capable de lui donner le Nom. Car celui qui n'existe pas n'a pas de nom. Car quel nom donnera-t-on à celui qui n'existe pas ? Au contraire, celui qui existe existe avec son nom, et il est le seul qui le connaît et c'est à lui seul qu'il appartenait au Père de l'appeler. Le Fils est son Nom. Il ne l'a donc pas caché dans son œuvre (dans le secret), mais le Fils était ; à lui seul il donnait le Nom. »

Le Nom, c'est le nom de Jésus. Comment le Fils est-il le nom du Père ? En ce que la donation du Nom est la donation d'un avoir à être, est un appel qui tire, qui donne un chemin, qui donne une voie, qui donne un héritage. C'est comme la bénédiction paternelle : la bénédiction du patriarche donne le nom et donne l'héritage, donc un avoir à être. C'est quelque chose qui détermine …

►  Est-ce que l'Église copte lit l'Évangile de la Vérité ?

J-M M : Mais non. C'est en copte parce qu'à l'époque toute l'Égypte parle copte. Ce n'est pas un texte porté par une communauté ecclésiale. Il est même souvent considéré comme compromis parce qu'on a un certain nombre de préjugés un peu rapides. Ce texte est caractérisé comme gnostique, mais le verbe connaître (gignôskô), qui correspond au substantif gnôsis, est le plus fréquent chez saint Jean.

► Qu'est-ce qu'on a reproché aux gnostiques, alors ?

J-M M : On leur a reproché à juste titre bien des choses à partir d'un certain moment où eux-mêmes n'entendent plus ce qu'ils disent. Ceci étant, je suis persuadé que les premiers textes gnostiques sont des textes très importants pour nous parce qu'ils gardent la structure de pensée qui est celle de l'Écriture. Mais ils sont aussi dans le monde hellénistique. Et si je garde les formules de pensée du texte tout en les entendant à la manière de l'hellénisme occidental, cela devient pervers, ou faux. C'est pourquoi la grande Église, qui a une tâche missionnaire, a vu rapidement ce risque et y a pourvu en les excluant. Mais cela n'empêche pas qu'au contraire, pour nous aujourd'hui, ce soit une tâche très importante de redécouvrir ces textes comme une possibilité d'expression, à condition que nous ne les entendions pas à l'occidentale.

 

3) Comment penser klêsis (l'appel) dont il est question ?

a) L'approche de Paul et de Jean.

Ce que nous venons de voir est surtout développé chez Paul : « Car ceux qu'il a pré-connus, il les a aussi prédéterminés à être conformes à l'image qui est son Fils, de sorte que lui fût le premier-né d'une multitude de frères. Et ceux qu'il a prédéterminés, il les a aussi appelés ; et ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés (ajustés); et ceux qu'il a justifiés (ajustés), il les a aussi glorifiés » (Rm 8, 29-30). Il y a tout ce processus qui appartient au langage proprede Paul.

Et le thème de l'appel (klêsis) est lié à la signification du nom, parce que le nom n'est pas quelque chose qui survient après coup : le nommable, le nommé et le nom, c'est la même chose, dans le même geste. Le nom n'est surtout pas une étiquette qu'on ajoute après coup.

Même quand Jésus dit à Pierre « Tu es Simon, tu t'appelleras Képhas (Pierre) » (Jn 1, 42), il n'ajoute pas un nom par-dessus, il révèle l'insu de l'avoir-à-être de Pierre, et c'est le mot appeler : « tu t'appelleras (klêthêsêi : tu seras appelé…) ».

b) Klêsis (l'appel) et Ekklêsia.

Comment essayer de penser de façon très rigoureuse ce que peut signifier un appel-à-être, et ceci en deçà des représentations anthropologiques d'un Dieu qui appelle ? En effet si on se le représente comme un homme, on le voit comme capable d'appeler, mais c'est l'homme qui appelle.

En quel sens entendre que nous sommes constitués par un appel, un appel qui atteint chacun de nous en son propre et qui, atteignant chacun de nous en son propre, est un appel à la totalité de l'humanité ?  Il faudrait repenser des mots comme celui de "vocation" dont la racine est le mot vox (voix), appel, et le mot "convocation", mais aussi le mot Ekklêsia qu'on trouve chez Paul et qui a la même racine que le mot klêsis. Le mot Ekklêsia, dans son sens originel, n'est donc pas un mot qui désigne un petit groupe de personnes, mais le mot Ekklêsia tel qu'entendu ici, est l'appel convoquant de la totalité de l'humanité. Voilà ce qui est en jeu dans ces textes.



[1] Vous avez ici la transcription de la treizième rencontre sur le thème de la prière, à saint-Bernard de Montparnasse 16 avril 2003.

[2] Comme dans le no-thing (rien) anglais qui veut dire littéralement "non-chose", dire qu'il est  "un rien", c'est dire qu'il n'est pas une chose, ce qui est différent de dire qu' "il n'est rien".

[3] L'Évangile de la Vérité, Jacques Ménard, Editions Letouzey et Ané 1962, Paris, p.31. J-M Martin a particpé au travail de traduction de ce livre, voir Qui est Jean-Marie Martin ? ?.

[4] Voir le message Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre...  qui se trouve sur le blog dans le tag "structures de base".

[5] J-M Martin avait fait seulement allusion à ce passage le 16 avril 2003, il l'a lu dans une autre rencontre le 16 mars 2005.

 

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