La question de Satan. Les différentes facettes de la figure de Judas.
Voici deux extraits de la session Jean 6, Pain et parole : en première partie c'est une méditation sur la figure de Satan, sur la ténèbre ; et la deuxième partie répond à une question posée lors de la lecture de Jn 6, 60-71 à propos de la figure de Judas [1].
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La question de Satan
Les différentes facettes de la figure de Judas
I) Questions à propos de Satan
► Qu'est-ce que la création ? Est-ce que c'est possible de créer de l'inaccompli ? Qui est Satan, sème-t-il aussi ?
J-M M : Vous connaissez la parabole des Synoptiques : le père de famille sème le bon grain ; il va se coucher et la nuit l'adversaire vient et sursème (sème par-dessus) de l'ivraie. À un moment, on voit se lever l'ivraie et on vient dire au maître de maison : qui a fait ça ? Réponse : l'adversaire. C'est une parabole magnifique.
1°) Le bon grain et l'ivraie. Les deux espaces.
a) Interprétation de la parabole du bon grain et de l'ivraie.
Alors on dit : ici le champ, c'est le monde. Mais il faut bien entendre que, pour les anciens, le microcosmos est aussi un monde, c'est-à-dire qu'en chacun d'entre nous est semée initialement la semence de "l'homme à l'image" et est semée par-dessus une autre semence. Les deux croissent ensemble.
Il y a une chose très étonnante, c'est que proposition est faite au maître de maison d'aller arracher la mauvaise semence et il dit : pas du tout, de peur qu'arrachant la mauvaise semence, vous arrachiez aussi le bon grain. Autrement dit cette double semence est tellement intriquée concrètement dans chacune de nos actions qu'il ne nous appartient pas de radicalement éradiquer cela, c'est l'affaire du discernement ultime, du jugement dernier qui est indiquée ici. Au dernier jour on enverra les anges faire la moisson et le tri sera fait. Mais ce tri, comme je l'ai déjà indiqué, avant d'être un tri entre celui-ci et celui-ci, est un tri à l'intérieur de chacun à cause de la situation de mélange inextricable dans laquelle nous nous trouvons et dont nous ne pouvons venir à bout. Ceci est un aspect de votre deuxième question, la question de Satan. La lecture de Satan est amenée par la considération de cet espace.
b) Les deux espaces.
Et il n'y a chez les anciens de considération d'espace que d'espace régi, d'espace qui a un prince, un principe, qui est un règne. Le nom de Satan est le nom du principe actif qui régit ce monde, c'est le prince de la mort et du meurtre, de la mortalité et du meurtre. Ce monde n'est peut-être finalement perçu comme tel que par la perspective du "monde qui vient", qui justement dévoile l'ampleur du manque[2].
C'est par ailleurs ce qui, corrélativement, explique la dénomination de la venue du Christ comme l'établissement d'un règne. Le mot de seigneur signifie puissance de régir. Or il est seigneur de quoi ? Il s'est d'abord rendu maître de la mort en traversant la mort. Seigneur, comme tous les titres du Christ, se pense à partir de sa mort / résurrection. Nous avons vu que Fils de Dieu signifie Ressuscité, que Seigneur signifie Ressuscité, c'est-à-dire celui qui a maîtrisé la mort.
On pourrait chercher les autres titres du Christ qui sont tous réanimés par l'expérience de Résurrection. Bien sûr le mot seigneur a une histoire sémantique qui existe déjà, fils aussi, même l'expression "fils de Dieu" a une existence sémantique qui précède : dans l'Ancien Testament "fils de Dieu" signifie le peuple,[3] ou bien signifie le principe unifiant du peuple, c'est-à-dire le roi (c'est par exemple le "Tu es mon fils" du Psaume 2).
2°) Quelle est la "réalité" du Satan (du diabolos) ?
a) La question du dualisme absolu.
Est-ce qu'il faut penser cela comme un dualisme absolu ? De très bonne heure l'annonce chrétienne a rencontré quelque chose qui se faisait jour et qui est issu du zoroastrisme persan – il en est une réminiscence – qui a nom manichéisme : deux principes co-éternels, le bien et le mal. Et ceci est constamment récusé par les chrétiens : ces deux principes sont subordonnés, le mal n'est pas un principe éternel etc. Le Satan : justement un de ses noms est la ténèbre ou le rien.
Satan existe-t-il ? Il est le prince du rien. Mais ce n'est pas le rien au sens de "il n'y a rien à voir", parce que ce rien-là est partout : c'est le meurtre, la mort, l'exclusion, mais cela n'a pas de racine éternelle. Le Satan est voué à retourner au rien, c'est-à-dire à être jeté dehors. Tout ce qui est la plénitude et la lumière est dedans ; dehors c'est le rien, la ténèbre. Et le jugement consiste à rejeter le rien dans le rien, c'est-à-dire faire advenir qu'il n'était rien. C'est pourquoi la question de la réalité de Satan (ou du diabolos) est très ambiguë parce que toute la question est de savoir ce que veut dire réalité.
C'est dans le Prologue: « Tout a été fait par lui, hors de lui, rien. Ce qui fut en lui était vie. La vie était la lumière des hommes. La lumière brille dans la ténèbre et la ténèbre ne l'a pas détenue. » La ténèbre c'est l'autre nom du rien, c'est le principe du meurtre et de la mort, chez Jean.
L'exégèse de la lumière par rapport à la ténèbre se trouve à deux reprises, de façon tout à fait explicite, par exemple en 1 Jn 2, 9-11 : «Celui qui dit qu'il est dans la lumière et qui hait son frère est encore dans la ténèbre. Celui qui aime son frère demeure dans la lumière et n'a pas d'occasion de trébucher. Celui qui hait son frère est dans la ténèbre et marche dans la ténèbre, il ne sait où il va puisque la ténèbre a aveuglé ses yeux »,
C'est aussi en Jn 11, 9-10 : « Jésus répondit : "N'y a-t-il pas douze heures dans le jour ? Si quelqu'un marche dans le jour, il ne trébuche pas parce qu'il voit la lumière de ce monde ; – la lumière c'est Jésus – par contre si quelqu'un marche dans la nuit, il trébuche parce que la lumière n'est pas en lui. »
b) La lumière est "première".
« Et la ténèbre ne l'a pas détenue » (Jn 1, 5) : la lumière vient s'affronter à la ténèbre, c'est le Christ qui vient s'affronter à la mort.
► La mort est première alors ?
J-M M : Non, la lumière justement arrive du retrait que nous avons appelé le Père. Elle est première. Elle peut être chronologiquement première dans notre succession temporelle, bien que sa manifestation puisse également surgir après la manifestation de la ténèbre, mais de toute façon son être est premier. C'est une exégèse qui n'est pas forcément reconnue par tout le monde. La lumière est première puisque « Hors de lui, rien » (Jn 1, 3) et que ce rien est appelé ensuite la ténèbre. Pour moi c'est la traduction exacte de « la ténèbre extérieure » des Synoptiques, le rien extérieur.
Ceci rejoint la phrase de Jean : « Car c'est ceci l'annonce que nous avons entendue de lui et que nous annonçons, que Dieu est lumière, et en lui, il n'y a aucune ténèbre » (1 Jn 1, 5).
Et le jugement consiste essentiellement à jeter à l'extérieur le diabolos : «C'est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors. » (Jn 12, 31). C'est un rien par rapport à ce qui est authentiquement et pour toujours, mais c'est un rien prodigieusement actif, c'est un rien qui n'est pas rien au sens banal du terme.
► Il n'y a pas de semence du rien ?
J-M M : Si. Mais cela n'appartient pas du tout à la région qui est indiquée ici qui est la région du royaume. Car la même structure est dite par rapport à la région antithétique. Il faut lire le chapitre 3 de la première lettre de Jean à propos de sperma (semence). Il y a des semences (spermata) qui sont des enfants de Dieu et des semences qui sont du diabolos, mais celles-ci n'ont pas un être qui est comparé par mode de dualisme, il ne faut pas le penser co-éternel, ce qui serait du manichéisme.
3°) Question de la personnification de Satan.
► Satan on l'appelle souvent l'adversaire. Ce qui me gêne c'est la personnification de cet adversaire.
J-M M : C'est là que la question n'est pas heureuse, parce que nous avons à notre disposition deux choses : ou bien c'est une idée ou bien c'est une personne. C'est vraiment la question que nous posons toujours. Et cette distinction d'une idée et d'une personne est une distinction nulle. Elle n'est pas nulle pour nous, elle s'impose à notre pensée, mais elle ne régit pas ce qui est en question ici.
a) La Sagesse vétéro-testamentaire : personne ou attribut ?
Je vais vous donner un autre exemple. L'Ancien Testament déjà parle abondamment de la Sagesse de Dieu. Il en parle comme de quelqu'un qui est à côté de Dieu, qui joue et se réjouit pendant que Dieu constitue le monde etc. Les exégètes se posent gravement la question : est-ce que c'est déjà une seconde personne comme sera le Christ – parce qu'on sait que le Christ est une deuxième personne, n'est-ce pas, dans une certaine dogmatique – ou est-ce une personnification d'un attribut de Dieu ? Est-ce une réalité ou est-ce une sorte de figure de style ? Ils peuvent discuter comme ça indéfiniment parce que ce n'est ni une personne en notre sens ni une simple allégorie en un autre sens.
D'ailleurs je vous indique en passant que le thème de la Sagesse vétéro-testamentaire a été d'une grande importance dans le développement de la toute première christologie. Le mot de Sagesse est plus usité dans les premières réflexions sur le Christ (parce qu'il y a une assimilation qui est faite) que le nom de Fils par exemple. D'autres mots sont ensuite privilégiés comme le mot de Logos. La raison en est simple, c'est que l'Écriture rencontre cet Occident qui est caractérisé par la philosophia. Celle-ci n'est pas une activité de quelques hommes dans le monde, elle nomme l'être de l'Occident. La philosophia c'est la sophia : philo-sophia. Ce nom apparaît simplement avec Platon, mais déjà nous rencontrons chez Héraclite la recherche du sophon.
La nécessité d'entrer en débat et en dialogue avec le monde dans lequel l'Évangile est annoncé fait que des mots se trouvent privilégiés, mais du même coup, perdant leurs tenants, ils font courir de grands risques à la parole. Les mots les plus entendus, les plus courants, sont aussi les plus dangereux puisqu'on croit en percevoir bien le sens.
b) Les mots de nature et de personne sont étrangers au Nouveau Testament.
► Justement à propos de ce mot de "personne", je me demandais s'il n'y avait pas quelque chose à dire sur l'identité de Jésus : si la parole devient quelque chose de tellement général que Jésus devient secondaire, ça pose problème. Le christianisme est quand même centré sur quelqu'un qui est Jésus, qui est appelé Christ.
J-M M : Jésus devient secondaire pour une culture où ce qui vient en premier c'est le sujet, la personne. Nous avons grand mal à nous défaire de cela. Cependant il y a une chose qui est remarquable, c'est que nous nous servons naturellement des mots de personne et de nature pour dire tout ce qu'il en est de Dieu, du Père, du Fils, de l'Esprit, de Jésus, de son humanité, de sa divinité : deux natures et une seule personne ; trois personnes et une seule nature. Or les mots de nature et de personne sont étrangers au Nouveau Testament.
Je reconnais qu'il fallait bien répondre dans des catégories audibles, mais ce à quoi je m'attache ici, c'est à tenter d'habiter un discours dans lequel ces mots ne sont pas des mots répartiteurs. C'est ma tâche. C'est modeste parce qu'on ne va pas loin dans ce domaine.
c) Penser "je" et "tu" mais pas à partir de la notion de personne.
Cependant, si le mot de personne n'est pas dans l'Évangile, en revanche il y a je et il y a tu. Est-ce que nous pensons bien je et tu quand nous les pensons à partir de notre concept de personne ? Je pense que non. Mais il faudrait justement méditer je et tu tels que dans l'Évangile. J'ai même indiqué qu'il s'agissait là d'une tâche tout à fait première.
Or je et tu dans la philosophie classique ne sont pas pensés. Bien sûr depuis la phénoménologie, depuis le XIXe siècle, je et tu accèdent au niveau de la pensée explicitement philosophique. Mais je a émergé en Occident avant que la métaphysique ne s'en occupe, d'ailleurs elle s'en occupe peu et mal tant qu'elle reste métaphysique.
L'émergence du je, nous la voyons dès le quattrocento, et au XVIe siècle, certains pensent à Montaigne par exemple. Elle accède au rang philosophique avec Descartes où je prend un rang premier. Mais Descartes justement ne pense pas je. Une pensée ne pense pas son présupposé, c'est-à-dire ce sur quoi elle s'appuie. Et plus la philosophie se fonde sur je, moins le je a besoin d'être pensé, puisqu'il est réputé être ce sur quoi on peut s'appuyer, et moins on éprouve le besoin de l'interroger. Là, nous allons dans des chemins complexes qu'on ne peut qu'indiquer.
d) Critique de la distinction entre personne et idée (ou concept).
Voilà : pour nous, la parole n'est pas une personne. La vie, ce n'est pas une personne. C'est ce qui rend si intéressantes et si difficiles des phrases comme « Je suis la vie ». On a la vie. Une personne ne peut dire « Je suis la vie ». Ce Je n'est pas une personne, mais la vie n'est pas simplement une idée ou un attribut. Ce n'est pas la notion de personne simplement qui est critiquée, c'est la répartition entre une personne et une idée : l'idée est attribuable, la personne est caractérisée depuis toujours par la philosophie comme n'étant pas attribuable à autre chose. C'est ce que les médiévaux appelaient l'incommunicabilitas.
Ce qui est médité ici c'est une répartition entre le sujet et l'attribut. C'est notre langue elle-même qui est en question. Il faut bien essayer de dire quelque chose dans cette langue-là. Mais je dis que si on veut entendre quelque chose du texte, s'y avancer un peu, il faut se prémunir contre ce préjugé quasi indéracinable qui est dans notre esprit.
Je ne dis pas que c'est le travail à faire par tout le monde et quotidiennement, mais je dis que c'est un grand enjeu si on veut que le discours chrétien n'emprunte pas le personnalisme parce qu'il serait à la mode – il ne l'est plus trop d'ailleurs, il revient un peu après les structuralismes ambiants – comme il a emprunté le concept de ratio au Moyen Âge. Vivre constamment d'emprunts approximatifs, pour moi ce n'est pas sérieux. Cela peut être relativement nécessaire dans une juste perspective stratégique – car la pastorale a un côté stratégique nécessairement – mais la pensée stratégique n'est pas la pensée. Or la pensée représentative et stratégique est caractéristique de ce que nous, nous appelons la pensée.
Ce qui est très intéressant, c'est que dès qu'un animal a l'air d'avoir un calcul presque stratégique, c'est-à-dire a l'air (en langage humain) de distinguer un moyen et une fin – si un singe prend un bâton pour faire tomber la banane – on dit que c'est un début d'intelligence ! Tu parles. La pensée stratégique n'est pas l'essence de la pensée. Ça ne diminue en rien la différence fondamentale entre l'homme et l'animal.
II) Questions à propos de Judas (Jn 6, 60-71)
« 60Beaucoup d'entre ses disciples, après l'avoir entendu, dirent : "Ce discours est dur, qui peut l'entendre ?". 61Jésus sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet leur dit : "Cela vous scandalise ?". 62Quand (éan) donc vous verrez le Fils de l'Homme montant là où il était auparavant ? 63Le pneuma est le vivifiant, la chair ne sert de rien ; les paroles que je vous ai dites sont pneuma et sont vie. 64 "Mais il en est certains parmi vous qui ne croient pas". Car Jésus savait dès le début quels sont ceux qui ne croient pas et qui est celui qui le livrera. 65Et il disait : "Je vous ai dit que personne ne peut venir auprès de moi si cela ne lui est donné du Père". 66À partir de là beaucoup d'entre ses disciples se retirèrent et ne marchaient plus avec lui. 67Jésus dit donc aux Douze : "Voulez-vous vous aussi partir ?" 68Simon-Pierre répondit : "Seigneur, vers qui irons-nous, tu as les paroles de vie éternelle ? 69Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le consacré de Dieu." 70Jésus leur répondit : "N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze, et un d'entre vous est disperseur (diviseur)" 71Il désignait là Judas de Simon de Scariot, car c'est lui qui devait le livrer, lui, l'un des Douze. »
1°) Étude de quelques-uns des versets (extrait de l'étude complète).
a) Le tri qui s'opère chez les auditeurs de Jésus.
« 64 "Mais il en est certains parmi vous qui ne croient pas". Car Jésus savait dès le début quels sont ceux qui ne croient pas et qui est celui qui le livrera. » Nous avions la foule avant le verset 60, nous avons maintenant les disciples. À l'intérieur des disciples, à nouveau, il en est qui ne croient pas. C'est ceux qu'on va voir partir au verset 66 : « Beaucoup d'entre les disciples partent ». Il reste les Douze ; et parmi les Douze il y a la confession de Pierre et la défection de Judas : encore un qui s'exclut.
b) Le tri qui s'opère dans les auditeurs se passe à l'intérieur de chacun de nous.
« 66À partir de là beaucoup d'entre ses disciples se retirèrent et ne marchaient plus avec lui. » "Marcher avec" (ou suivre) est une des désignations de la posture du disciple.
On peut traiter ici d'une question qui concerne la structure de l'écriture johannique, c'est le progressif amenuisement de ceux qui croient et le nombre croissant de ceux qui refusent et s'en vont. C'est un thème qui a une signification. Par exemple, il régit aussi le chapitre 9, celui de l'aveugle de naissance. Plus l'aveugle progresse dans sa vision et dans sa profession de foi, et plus s'épaississent les refus, donc un tri s'opère. N'oubliez pas que les tris chez Jean sont toujours plutôt des tris intérieurs que des tris entre personnes et personnes, même si des personnages sont voués à jouer tel rôle plutôt que tel autre. Tout se résume dans le mot qui clôt d'une certaine manière l'épisode auquel je fais allusion, c'est : « Je suis venu pour que les aveugles voient et pour que les voyants deviennent aveugles. » Cette phrase est énigmatique. Elle veut dire ceci : « je suis venu pour que les aveugles voient, je suis donc venu pour accomplir, achever l'homme dans le voir qui lui manque pour qu'il soit, sinon son accomplissement (sa perfection) reste dans le retrait. » L'accomplissement de l'homme, c'est qu'il accède à voir : « C'est ceci la vie, qu'ils te connaissent » (Jn 17, 3). Par ailleurs, « Pour que les voyants deviennent aveugles » cela veut dire : pour qu'il soit déclaré que les prétendus voyants sont inaptes à recevoir la vue tant qu'ils prétendront être voyants, et qu'il soit montré que ces prétendus voyants sont en fait des aveugles. C'est l'ouverture du soupçon que nous avons peut-être des obscurcissements indélébiles tant que nous ne laissons pas mettre en question nos prétentions à savoir, à détenir (c'est ce qui nous empêche de pouvoir recevoir, c'est ce qui nous clôt sur nous-même). Ne pas voir, c'est peut-être la prétention d'avoir déjà vu, de n'être pas ouvert à voir, de ne pas avoir à voir.
J'ai à voir ou j'ai à entendre. Je peux penser que tout est une affaire entendue alors que j'ai à entendre. C'est probablement une des choses les plus fondamentales de notre Évangile. Et nous entendons maintenant la phrase qui nous paraissait tout à l'heure énigmatique et méchante, « que les voyants deviennent aveugles », entendez bien « les prétendus voyants », ceux qui se considèrent eux-mêmes comme voyants. Ça rejoint la prétention du « Nous savons » de Nicodème. Ça rejoint finalement, pour résumer le tout, cette idée que si nous sommes pleins, nous ne pouvons pas recevoir, cette idée fondamentale qui a été le trait dominant de notre lecture, l'idée du don. La capacité de don est mesurable à la décrispation sur ce que nous pensons posséder. Et le don dit la vie, dit l'homme. Si nous sommes repus nous ne pouvons rien entendre, ni rien attendre du pain de la vie.
c) Judas, l'un des Douze est le disperseur.
« 70Jésus leur répondit : "N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze, et un d'entre vous est disperseur (diviseur)" – le diable (de diaboleïn) est le contraire du sumboleïn : diviseur ou disperseur en est la traduction littérale ; dire démon ce n'est pas très bien, il vaut mieux garder la proximité du vocable, soit littéralement en employant diabolos, soit avec la traduction : diviseur ou disperseur – 71Il désignait là Judas de Simon de Scariot, car c'est lui qui devait le livrer, lui, l'un des Douze. » Le mot paradidômi, qui dit la trahison, est un mot ambigu car sa racine est le verbe donner : paradidômi, c'est "livrer", et justement ici c'est le "para" qui gâte tout. Pour une part mention est faite de Judas parce que peut-être il vend ce qui se donne, et para compromet l'intégrité du didômi : c'est peut-être "livré contre espèces". Mais ce même mot est ailleurs susceptible d'avoir un sens positif : la paradosis c'est la tradition, le mot est alors pris dans un sens positif. L'ampleur des connotations est très grande dans le positif et dans le négatif.
2°) Les différentes facettes de la figure de Judas
a) Question sur Judas.
► Dans notre groupe on s'est s'interrogé sur la signification de Judas. Pourquoi le récit se termine-t-il par là ? Quelle est la place de Judas par rapport à nous ; quelle est la signification du verset 70, la signification de "fils de la perdition"… ?
J-M M : On va prendre cette question de Judas dans l'interprétation de ce mouvement que j'ai indiqué où ce n'est pas la personne de Judas qui est en question, mais ce que j'ai appelé l'épaississement et l'amplification de la ténèbre, ceux-là qui s'en vont à mesure que le chapitre avance.
C'est une structure qui se retrouve à d'autres endroits chez Jean. Je pense que la réponse à cela doit se situer dans une méditation sur quelque chose qui n'est pas implicitement contenu dans notre texte, mais dont on trouve des traces d'assez bonne heure et dont je vous fais part. Je vous demande la plus grande attention parce que ce n'est pas de la plus grande facilité.
b) Appel et élection (« beaucoup d'appelés, peu d'élus »).
Ce que je vais dire a à voir avec un terme de notre texte qui est le verbe choisir : « Je vous ai choisis » (v.70). Plus largement cela concerne le terme élection (eklogê) – "les élus" est un mot biblique – qui est mis en rapport avec le terme appel (klêsis) dans les Synoptiques : « Il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus » (Mt 22, 14). Cette phrase signifie que l'appel est moindre que l'élection car l'élection est l'accomplissement de l'appel. En effet l'appel tombe sur le plus grand nombre, donc le moment de l'appel est un moment où ils sont nombreux – "les nombreux" signifie toujours, nous l'avons dit, les dispersés, les déchirés – et l'élection tombe au moment où les déchirés sont des réconciliés, au moment où ils sont unifiés. Le processus d'unification est un processus qui va du beaucoup au peu, et même finalement à l'unité de tous dans l'un.
Ils sont nombreux au moment de l'appel parce que l'appel tombe sur le statut dans lequel l'homme est divisé et multiple. Pour autant qu'ils vont vers l'accomplissement qui est l'élection ils sont plus unis, donc ils sont peu d'élus ; et ultimement c'est le processus qui va à la récapitulation (à la réassomption) de la totalité dispersée dans l'unité : la multiplicité des enfants réunifiés dans le Fils Monogène qui est seul, mais d'une solité pleine.
C'est donc la sagesse sapientielle qui est cachée dans cette expression qui a été utilisée dans une tout autre direction et en particulier dans une stratégie plus ou moins inconsciente, parce que ceux-là mêmes qui promeuvent cette stratégie sont eux-mêmes pris dedans, une stratégie de la peur. Les sermons sur la mort, justement, commençaient souvent par « Il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus. » Cela n'est pas satisfaisant par rapport au sens de l'Évangile qui n'est pas écrit dans la tonalité de la peur. Et cette lecture qui met en œuvre une méditation sur l'Un et les multiples, comme aussi sur le peu et le beaucoup, dans l'Écriture, est tout à fait conforme à ce que nous pouvons entendre.
Je vous ai prévenus que c'était difficile et je vous avoue que, seul, je ne l'aurais pas trouvé. Je livre cette méditation à votre sagacité. Cela signifierait : continuer à lire l'Écriture de prime saut, sans prendre conscience de la différence des structures de cette Écriture par rapport à notre oreille, n'est pas simplement dommageable parce que ça nous empêche d'entendre, mais peut être une perversion de l'Évangile. C'est une petite occasion de souligner l'importance de ce que nous sommes en train de faire, même si ce point particulier n'est pas pleinement intégré par nous. Il y a là un chemin de méditation qui me paraît par ailleurs conforme et aux structures et à la tonalité de l'Évangile.
c) Le discours évangélique sur le pluriel et sur l'unité.
Dans l'Évangile le pluriel n'est jamais un pluriel insignifiant, un pluriel non qualifié, un pluriel neutre. L'expression "les nombreux" (ou "beaucoup") est toujours mise en rapport avec un processus de réconciliation, de réunification. Ce qui fait nombre et qui est négatif ce n'est pas la multiplicité innocente des êtres, mais c'est lu dans la perspective de leur déchirement mutuel, où le déchirement de l'un avec l'autre correspond du reste au déchirement intérieur de chacun. Et l'unité est en revanche qualifiée comme réunification. La réunification ne signifie pas que tous perdent leur personnalité et sont homogénéisés, etc. La véritable unité ne réside pas dans le pareil mais dans le bien lié, le bien re-lationné, bien rapporté à. En effet l'unité est le lieu majeur de la totalité accomplie : hén / ta panta, c'est Héraclite mais c'est aussi saint Paul. Et le fait que cette unité soit une unité pleine s'exprime dans une expression qui à première vue semblerait dire le contraire : « Celui qui perd sa solitude (sa mauvaise unité) porte beaucoup de fruits. » Voilà le mot "beaucoup" qui est le mot de l'accomplissement, qui n'est pas ici le beaucoup de la multiplicité déchirée mais celui de la totalité accomplie, le beaucoup dans l'unité. Il perd le négatif de l'unité qui est la solitude car « Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul – il est le monos négatif – mais s'il meurt il porte beaucoup de fruits – il est le monos plein » (Jn 12, 24).
Ce discours nous est très étranger, mais en fait quand on y accède quelque peu, on s'aperçoit que c'est nous qui ne sommes pas simples parce que la véritable simplicité est là.
d) La figure de Judas.
Venons-en de façon plus précise au diabolos et à la figure de Judas. Plusieurs remarques successives qui sont autant de petites touches qui peuvent nous aider à cheminer sur la question à laquelle je ne donnerai pas une réponse décisive, je ne peux pas.
1ère remarque. Dans un premier temps ne vous effrayez pas de ce que Judas soit appelé diabolos. L'antithèse de Judas est Pierre : très souvent la figure de Judas et la figure de Pierre sont présentées en opposition. Or Jésus appelle Pierre « Satan » qui est le mot hébreu "accusateur", souvent traduit en grec par diabolos, disperseur. Dans quelles circonstances ? C'est tout de suite après qu'il vient de confesser le Christ, en Matthieu (Mt 16, 16), dans un passage analogue à celui de Jean (21, 15-17). Chez Matthieu, l'annonce de la Passion provoque le refus de Pierre et la réaction de Jésus (Mt 16, 22-23) : Vade retro Satanas, formule connue. Mais ensuite à ce même Pierre il sera dit : « Sois le pasteur de mes brebis » (Jn 21, 15-17). Entre-temps du reste il aurait mérité encore plus, par son reniement, d'être appelé Satan. Autrement dit ces paroles ne sont pas le dernier mot sur Pierre ; et même pour Judas, on ne peut pas dire que le nom de diabolos soit le dernier mot du Christ à son sujet.
2ème remarque. En ce qui concerne les personnages de l'Évangile, il faut se poser la question de savoir dans quelle mesure ils sont ce que nous appelons aujourd'hui des personnes, et dans quelle mesure ils sont des figures. Or nous avons dit que la personne n'avait pas l'unité que nous imaginons, n'était pas l'ultime atomos sur quoi on peut faire fond, que l'homme était le champ divisé dans lequel sont les deux semences.
e) Quelques "figures" de l'évangile de Jean.
Le je conscientiel superficiel de Judas participe à quelque chose de négatif dont l'ampleur est très grande. Elle est très grande parce que probablement il représente l'ami. Thomas représente le frère, Marie-Madeleine représente symboliquement l'épouse. Autrement dit, les types différents de relations sont signifiants d'un mode particulier de relation. Jean est le disciple par excellence, l'écoutant par excellence, mais ce n'est pas lui seulement dont il est dit que Jésus l'aimait, puisque c'est mis ici au compte de Judas [4].
f) Judas possède une part d'ivraie et une part d'insu.
Ces personnages jouent leur propre liberté en un sens, et cependant ce qu'ils jouent et savent jouer n'épuise pas leur être. Judas est muni d'un insu, de son insu propre. Et l'insu de Judas est précisément cela de lui qui obéit à la parole. Et obéir à la parole de Dieu, ici, c'est agir selon l'Écriture. Judas est, sous cet aspect-là, celui qui entend et obéit à l'Écriture, puisque obéir signifie entendre.
Nous avons lu au verset 12 du chapitre 17 « Je n'en ai perdu aucun sinon le fils de la perdition afin que soit accomplie l'Écriture. » Le fils de la perdition, c'est la manifestation de ce qui est essentiellement perdition, fils signifiant la venue à visibilité de ce qui est en secret dans le père, le père étant ici le diabolos selon le thème des deux semences qui est largement indiqué par Jean. J'ai dit les deux lieux principaux où vous pouvez trouver décrites les deux semences : Jn 8, 39-59, et le chapitre 3 de la première lettre de Jean.
Nous avons dit que nous étions le champ où il y avait et l'ivraie et le bon grain : c'est la part d'ivraie qui en Judas se révèle, vient à jour dans sa participation au meurtre, mais cela se révèle bien que ou parce que, dans son insu, il obéit à la parole de l'Écriture, qu'il agit selon l'Écriture.
Quelle utilité Judas a-t-il du point de vue simplement anecdotique ? À vrai dire, elle est à peu près nulle parce qu'on aurait pu prendre Jésus très facilement sans ce rôle de Judas. Cependant Jésus n'est pris que lorsqu'il se laisse prendre. Vous avez au chapitre 7 et au chapitre 8 de nombreux moments où on essaye de le prendre et où il se cache, il disparaît parce que son heure, qui est l'heure de sa donation, n'est pas venue. En revanche, par l'intermédiaire de Judas, Jésus aussi accomplit l'Écriture en se laissant prendre. Quelle Écriture ? Eh bien probablement celle qui structure le chapitre 13, je vous l'ai déjà dit : « Celui qui mange mon pain – mon commensal : voilà Judas est son commensal, l'ami commensal, celui qui mange avec – celui-là tourne le talon contre moi. »
g) Différentes figures de Judas, celles de commensal, de frère.
Mais surtout Judas, malgré l'inutilité apparente de son geste, est une des figures majeures pour saint Jean parce que la mort chez l'évangéliste n'est pas simplement ce que nous appelons la mort biologique : elle a lieu chaque fois que Jésus est troublé. Il y a la mort de l'ami qu'est Lazare ; c'est un moment où il est dit que Jésus se trouble (« Jésus, […] frémit dans son esprit et se troubla (étaraxén) en lui-même » Jn 11, 33). Il y a aussi le moment où Jésus annonce la trahison de Judas : « Jésus se troubla (étaraxén) en esprit » (Jn 13, 21) et Judas sort dehors ; « il était nuit », donc il sort dans la ténèbre ; c'est un moment de mort pour le Christ. La mort est l'ultime rupture, et l'ultime rupture est rupture d'avec le plus proche. Pendant la Passion, Jésus a affaire à des Juifs, à Pilate, à Pierre qui le renie, et puis il a affaire au plus proche qui est ultimement son meurtrier. Ici c'est la rupture peut-être majeure, la rupture du commensal. On connaît la symbolique du repas, le nom de l'eschatologie réunifiante dans le Royaume, c'est d'une importance considérable. De ce fait Judas est traité assez rigoureusement dans nos Écritures et particulièrement par saint Jean.
Saint Jean, au fond, lit dans la figure de Judas à la fois l'ami, le commensal, et sans doute aussi fondamentalement le frère à la mesure où il y va dans cette affaire des figures d'Abel et Caïn telles qu'elles sont reprises dans la première lettre de Jean où il est dit que l'ultime du meurtre, c'est le fratricide. La première mort est un meurtre et c'est un fratricide. La mort du Christ est ce qui retourne cette situation des enchainements de mort et de meurtre. La mort du Christ pour saint Jean crée, ouvre une nouveauté qui est de n'être plus dans ce perpétuel enchainement d'exclusion qui est en même temps auto-exclusion. Or c'est la reprise du rapport fraternel du plus proche qui dit cela.
Il y a cette persistance de la figure de Judas qui joue le rôle de Caïn. Et cela est particulièrement scandaleux pour Jean à cause de cette autre certitude que la totalité de l'humanité est dans les mains du Christ. D'où cette constante récurrence qui, loin d'indiquer une exclusion, indique le point d'ultime incompréhensibilité qu'il y a, pour Jean, dans la situation de Judas : c'est ce qui n'est pas résolu. Il n'y a rien pour nous permettre de résoudre cela, mais c'est le point extrême parce que c'est ce qui persiste à faire objection apparente à : « Le Père lui a donné la totalité dans les mains. » C'est quelque chose qui, pour nous, peut être vécu comme une espèce de situation désespérée mais aussi désespérante, et qui est en fait la révélation de la plus grande universalité du salut dans l'évangile de Jean.
Vous voyez qu'il ne faut pas se contenter d'estimer l'importance de Judas au niveau simplement de l'anecdote, parce que le geste n'est peut-être finalement pas aussi décisif dans la pratique qu'il pourrait paraître. On pourrait même se passer de ce traître-là dans ce mélodrame, mais pas du point de vue des multiples significations que nous venons d'énumérer.
Je ne sais pas s'il y a quelque chose à ajouter. À propos de Judas j'ai pris soin d'apporter des perspectives, des points de vue pour votre méditation, et je crois les avoir donnés dans un certain ordre et avec un certain calme pour que vous puissiez noter les points qui se cumulent, qui essaient d'apprivoiser en nous quelque chose comme cette terrible figure. C'est à vous de faire la suite.
[1] Il s'agissait d'une session qui a eu lieu à Saint-Jean de Sixt en 2001, session transcrite sur le blog (tag JEAN 6). Lors de cette session l'après-midi est réservée aux questions qui surgissent dans les groupes. Ceux-ci se réunissent en début d'après-midi, et J-M Martin répond en milieu d'après-midi.
La première partie est extraite du chapitre 7 et la deuxième partie est extraite du chapitre 8 (avec un léger changement d'ordre pour ce qui concerne le développement sur le tri au 1° b.). À chaque fois J-M Martin fait un développement suite à une question des participants.: JEAN 6, PAIN ET PAROLE chapitre 7. Questions diverses ( Satan ; Christ...) Symboles dans l'Eucharistie (pain, sang...) ; JEAN 6, PAIN ET PAROLE chapitre 8. V. 60-71 : Jésus et les disciples. Le mot "chair", la figure de Judas, la mort
[2] J-M Martin a médité le thème des deux espaces dans le message suivant : "Ce monde-ci" / "le monde qui vient" : espace régi par mort et meurtre / espace régi par vie et agapê.
[3] On lit chez saint Matthieu, pour expliquer que Jésus est rappelé après la fuite en Égypte : « J'ai rappelé mon fils d'Égypte ». C'est une citation de l'Ancien Testament : « Quand Israël était jeune, je l'aimai, et d'Égypte j'appelai mon fils » (Osée 11, 1). Cela désignait le peuple qui était en servitude en Égypte, et c'est dit en Matthieu à propos de Jésus ; c'est bien de cette filiation-là qu'il s'agit. (St Bernard le 16/12/1987).
[4] D'après la citation de Jn 13, 18, Judas est l'ami commensal.