Par J. PIERRON. Jn 1,43-51, Nathanaël. Qui est Israël ?
Pour Joseph Pierron, les versets 45-51 tournent autour de la figure de Nathanaël et abordent la question de "Qui est véritablement Israël ?". Dans le message précédant, Jean-Marie MARTIN avait rapproché la figure de Nathanaël de celle de Jacob-Israël.
Voici maintenant le regard de Joseph Pierron, ancien professeur d'Écritures Saintes aux Missions Étrangères de Paris (cf. Qui est Joseph Pierron ?). Dans ce commentaire de Jn 1, 43-51 qu'il a fait à l'église Saint-Merri en janvier 1997, il évoque plusieurs textes : Gn 32, 29-30 où Jacob reçoit le nom d'Israël ; 2 Samuel 7,14 et Ps 2 à propos du titre "fils de Dieu"…
En plus de ce que J. Pierron dit ici à propos de la question "Qui est véritablement Israël ?" on peut lire le dossier sur ce sujet qui a été publié sur le présent blog, il contient un commentaire fait par J-M Martin complété par des réflexions d'Annie Jaubert : La réalité mystique de l'Israël de Dieu selon saint Paul.
Voici un extrait de ce que dit Annie Jaubert : « Philon est ainsi le plus ancien représentant de l'étymologie populaire du mot Israël (celui qui voit Dieu). Ce sens pourrait bien éclairer la déclaration de Jésus à Nathanaël en Jn 1, 47 : “Voici un véritable Israélite dans lequel il n'y a pas de tricherie.” C'est à Israël que Jésus devait être manifesté (1, 31) et Nathanaël le confesse précisément comme le roi d'Israël (1, 49) ; à la fin de l'épisode, Nathanaël (avec un pluriel englobant les disciples) "verra" le prodige de l'échelle de Jacob/Israël. Le caractère positif du nom d'"Israélite" s'oppose, chez Jean, au terme de "juifs", ceux qui ne voient pas. » (Approches de l'évangile de Jean, Seuil 1976, p. 169).
N. B. Le texte de Joseph Pierron mis ici s'appuie sur les transcriptions faites par Michel Darbois et aussi par le Père Xavier de Chalendar qui souhaitait que la parole de Joseph ne se perde pas. Quelques modifications mineures ont été apportées. À certains moments Joseph a ouvert des pistes qu'on a parfois du mal à suivre, mais ce qu'il a dit a été laissé tel quel, à chacun d'en tirer des trésors ! Tous les titres ont été ajoutés, la plupart viennent de la transcription de X. de Chalendar.
Jn 1, 43-51, La figure de Nathanaël ; qui est vraiment Israël ?
Par Joseph PIERRON
Voici d'abord le texte de Jn 1, 43-51.
43Le lendemain, il voulut partir vers la Galilée et il trouve Philippe et Jésus lui dit : « Suis-moi (viens sur le même sentier que moi). » 44Or, Philippe était de Bethsaïde, la ville d'André et de Pierre. 45Philippe trouve Nathanaël et lui dit : « Ce que Moïse a écrit dans la Loi et les prophètes, nous l'avons trouvé : c'est Jésus, fils de Joseph, celui de Nazareth. » 46Et Nathanaël lui dit : « De Nazareth, peut-il être quelque chose de bon ? » Philippe lui dit : « Viens et vois ».
47Jésus vit Nathanaël qui venait à lui et il lui dit à son propos : « Voici véritablement un Israélite en qui il n'y a pas de ruse (de fraude). » 48Nathanaël lui dit : « D'où me connais-tu ? », et Jésus répondit et lui dit : « Avant que Philippe ne t'appelât, quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu. » 49Nathanaël lui dit : « Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël. » 50Jésus répondit et lui dit : « Parce que je t'ai dit que je t'ai vu sous le figuier, tu crois (tu penses croire). Tu verras des choses plus grandes que cela. » 51Et il lui dit : « Amen, amen, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l'homme. »
Regardons les deux premiers versets. Le texte commence par « le lendemain ». On se trouve dans le fameux calendrier du chapitre 1 de l'évangile de Jean. Si on fait le décompte, on est ici au quatrième jour. En effet, il y a d'abord “un jour”, puis “le lendemain” (v. 29) : ça fait deux ; puis “le lendemain” (v. 35) : ça fait trois ; puis “le lendemain” (v. 43) : ça fait quatre, et ensuite Cana a lieu le "troisième jour", donc à Cana on sera au septième jour.
Il semble que la scène se passe, non pas chez les Judéens, mais quelque part sur la route de Galilée, peut-être dans la région de Samarie. Vous verrez que dans la suite du texte il sera question du véritable Israélite. En effet c'est une question qui est débattue à l'époque : quel est le véritable Israël ? Est-ce les Judéens, est-ce les Juifs en comprenant les Judéens et les Galiléens, est-ce les Samaritains ? etc.
Le texte dit : « il voulut partir » et le sujet n'est pas précisé, il s'agit sans doute de Jésus. Or quand Jésus va vers la Galilée, c'est qu'il s'éloigne de Jérusalem. Et dans l'évangile de Jean, Jérusalem sera le lieu de la mort, le lieu du sacrifice, alors que la Galilée des nations – cette Galilée qui est pleine de métèques –, va lui apparaître comme l'ouverture, et ce sera l'ouverture. L'évangile se termine au chapitre 21 par une scène qui se passe au bord du lac de Tibériade donc en Galilée. Il y a un sens théologique géographique que Jean utilise.
Jésus trouve Philippe, c'est le troisième disciple mentionné après André et Simon-Pierre (Philippe était de Bethsaïde, la ville d'André et de Pierre, v. 44). Et c'est assez étonnant parce qu'on retrouve cet ordre chez un témoin comme Papias, qui écrit vers 130 après Jésus-Christ, il dit ceci : « Chaque fois que je rencontrais quelqu'un qui avait suivi les Anciens, je m'enquerrais des paroles des Anciens : ce qu'ont dit André ou Pierre ou Philippe – vous voyez que l'ordre est celui de l'évangile où André est bien le premier, Pierre est averti après, puis ici Philippe – ou Thomas [qui sera le Didyme], ou Jacques, où Jean, ou Matthieu ou quelque autre des disciples du Seigneur.[1] » Donc Papias apparaît comme un témoin d'une rumeur qui a des points de repères, et parmi ces repères, il y en a un qui s'appelle Philippe. On le retrouvera dans l'évangile de Jean, généralement avec André, par exemple dans la multiplication des pains ; on le retrouvera le jour de la fête quand les Grecs veulent voir Jésus, et il y aura cette parole étonnante du Christ qui lui dira : « Philippe, qui me voit, voit le Père » (Jn 14, 9).
Qui était ce Philippe ? On n'en sait trop rien ! On sait seulement qu'il est de Bethsaïde, donc d'une ville de Galilée, cette ville est mentionnée par exemple chez Josèphe, l'écrivain juif, est aussi dans la géométrie de Ptolémée. C'est un petit patelin qui se trouve du côté de la Galaaditide, à la frontière entre la Galilée et le terrain du Golan et en fait ici on a un verset qui est un verset de distribution, qui n'a pas de sens théologique. En effet il n'y a pas de concept qui permette de progresser vers la connaissance de ce qu'est Jésus ou vers la connaissance de ce qu'est l'homme, mais on est projeté vers une distribution des lieux.
On est au dernier moment de l'attente, sur le point de l'ouverture. Ce qui se présentait comme une rumeur, comme des on-dit qui se multiplient, comme presque des racontars, va devenir une parole. Et la parole va soulever trois titres : le Fils de Dieu, le Roi d'Israël et le Fils de l'homme.
On ne sait pas où s'est passé la scène, et peut-être que c'est voulu parce que le lieu de la découverte n'est plus géographique, il est reporté dans le futur : « Tu verras ». Dès le point le point de départ il y aurait allusion à Jésus le Ressuscité. Le lieu de la découverte ne se fait pus par la géographie.
Nathanaël apparaît au v. 45, donc début de l'évangile et il est nommé aussi à la fin, en Jn 21, 2 où il est dit qu'il est de Cana, donc de Galilée.
Nathanaël ça veut dire « Dieu m'a donné ».
● Fils de Joseph, celui de Nazareth
v. 45. Philippe présente Jésus comme étant « fils de Joseph, celui de Nazareth. » Ici Jésus est dit "fils de Joseph" et non pas "fils de Marie" comme en Mc 6, 3, parce qu'en hébreu quand on dit "le fils de Marie" il y a immédiatement le soupçon d'un gosse né dans l'illégitimité. Ici Jésus est dit "fils de Joseph", Joseph étant de Nazareth, donc saint Jean le prend du point de vue de la réalité la plus étroite, sans le diviniser au point de départ. En fait le lieu de la révélation de la divinité du Christ n'est pas à sa naissance, mais à la résurrection.
On trouve ici la question qui est toujours soulevée : mais d'où vient-il, quelle est son origine, quelle est son identité ? La réponse de Nathanaël est très simple, directe : « De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ? » Et de fait, Nazareth, on ne le trouve mentionné ni dans les écrits juifs, ni dans les écrits talmudiques, mais seulement dans ces écrits spéciaux que sont les évangiles.
On a un autre écho de la question de l'origine géographique de Jésus en Jn 7, 52 avec cette objection qu'un prophète ne peut pas sortir de la Galilée. Pour les Judéens, le Messie (le Christ) doit venir de Bethléem (cf. Jn 7, 41-42 qui cite Michée 5, 2), l'identité du Christ étant liée à l'identité du peuple. Mais dans notre texte, l'identité de Jésus est liée à la question : quel est le véritable Israël ?
Avec les versets 45-46 nous touchons les plus importants versets du chapitre 1 parce qu'ils ouvrent sur la recherche de l'identité de Jésus.
● Où est-ce que se dévoile la vérité d'Israël ?
v. 47. « Jésus vit Nathanaël qui venait à lui. » Nathanaël vient vers Jésus. Dans l'évangile de Jean ce n'est pas Jésus qui vient pour appeler les disciples contrairement à ce qu'on a dans les synoptiques où c'est Jésus qui repère des hommes et qui les appelle, par exemple pour André et Pierre. En fait, ce qui s'est passé en réalité n'a pas d'importance, ces récits ne veulent pas nous faire une histoire anecdotique. Jean va dire ce qu'il pense de Jésus et des disciples.
Donc Jésus voit venir Nathanaël vers lui et dit : « Voici (idé)… ». Quand il y a ce "voici", on a ce qu'on appelle un oracle de révélation. C'est le moment où quelque chose de neuf surgit.
« Voici vraiment un Israélite ». Mais il ne s'agit pas de dire : voilà un vrai Israélite c'est-à-dire un homme qui aurait les qualités pour être un Israélite. Ce ne peut être le sens, jamais Jésus ne s'inquiète de l'intégrité morale de ceux à qui il s'adresse. Je pense qu'il faut traduire : « Vraiment, c'est là que se dévoile la vérité d'Israël ».
Qui est Israël ? Le combat de Jacob en Gn 32, 29-30
À propos d'Israël, le point d'accroche se trouve en Gn 32, 29-30, lors du combat à l'issue duquel Jacob reçoit le nom d'Israël. En effet, Jacob affronte un homme mystérieux qui ne veut pas dire son nom, il lutte toute la nuit avec lui, et probablement que cet homme est Dieu lui-même. Vous avez ces versets magnifiques : l'homme « heurta Jacob à la courbe du fémur qui se déboîta alors qu'il roulait avec lui dans la poussière – le combat entre l'homme et Dieu est gigantesque : qui a raison, qui a l'identité, qui donne le nom ? – Et il lui dit : “Laisse-moi car l'aurore s'est levée” – cela indique ce qu'il en est de l'homme : l'homme est l'aurore qui se lève ; même pour Dieu, l'homme est l'aurore qui se lève, il est celui qui apparaît – et Jacob répond : “Je ne te laisserai pas que tu ne m'aies béni.” Il lui dit : “Quel est ton nom ?” Et il dit : “Jacob”. Il reprit : “On ne t'appellera plus Jacob mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes et tu l'as emporté.” Jacob lui demanda : “De grâce indique-moi ton nom.” Et il dit : “Pourquoi me demandes-tu mon nom ?” Là même il le bénit. Jacob appela le nom de ce lieu Pénuel, c'est-à-dire la face de Dieu, car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et ma vie a été sauve. » Ce passage est énorme, il montre celui qui réussit à être vraiment Israël, et il montre le Dieu qui écoute l'homme en allant jusqu'au bout.
La distinction Israël et les juifs
En Jn 1, 31 Jean-Baptiste montre Jésus et dit qu'il est venu « afin qu'il soit manifesté à Israël ». Vous diriez : il faut qu'il soit manifesté aux Juifs… mais non il faut qu'il soit manifesté "à Israël." Jean comme Paul distingue toujours "les Juifs" et "Israël" : les Juifs sont les gens qui habitent entre autres la Judée à l'époque de Jésus, des gens qui s'efforcent loyalement de lire la Loi, des gens qui essaient de vivre au mieux leur soumission à la parole de Dieu ; mais cela ce n'est pas Israël. Israël c'est l'homme de la Promesse, ce n'est pas l'homme de la Loi. Et dans la Promesse il y a : « Toutes les nations se béniront en toi », donc Israël porte en lui l'universalité.
Revenons à Nathanaël. Le thème de notre passage concerne donc ce qu'il en est de l'identité de l'homme, or l'identité de l'homme ne peut être liée qu'avec l'identité de Jésus Christ. Dans ce texte Nathanaël apparaît comme celui qui donne le symbole de ce qu'il en est du rapport entre Dieu et l'homme. C'est là qu'il y a la révélation de Dieu.
D'après le texte, il est aussi celui dans lequel « il n'y a pas de ruse », c'est-à-dire qu'il ne triomphera pas au moyen de la ruse, pas plus qu'il ne triomphera au moyen de la violence. En effet ce qui fait triompher Jacob en Genèse 32, ce n'est pas qu'il l'emporte, même s'il a lutté toute la nuit, ce qui est décisif, c'est que l'aurore se lève, c'est donc qu'il y a un événement et une transfiguration. Jacob ne sera pas non plus comme Ésaü celui qui a retenu le pied de son frère pour naître le premier, pour avoir le droit d'aînesse – et d'ailleurs l'autre s'est bien vengé –, il ne se situe pas à ce niveau-là. C'est certainement là où il n'y a pas de ruse, dans le combat qui se livre là, dans ce qui est indiqué comme un "différend" non seulement impliquant la différence, mais un différend avec un combat à mener : le combat ne sera pas celui de la violence ni de la ruse, le combat sera le lieu du passage.
Dans un très beau poème du deuxième Isaïe, on a un écho de cette discussion pour savoir quel est le véritable Israël. C'est en Is 44, 6-7. « Ainsi parle le Seigneur, le roi d'Israël, celui qui te rachète – c'est-à-dire celui qui fait jouer son droit de rachat, c'est donc Dieu comme vengeur du sang – le Seigneur, le Tout-puissant. C'est moi le premier, c'est moi le dernier, en dehors de moi, pas de Dieu. Qui est comme moi ? ... » Juste avant, au verset 5, on avait : « L'un dira : j'appartiens au Seigneur, l'autre s'appellera du nom de Jacob, un autre écrira sur sa main : "Je suis au Seigneur" ; il se qualifiera même du nom d'Israël ». Il y a donc cette bagarre au sein de ceux qui veulent se raccrocher d'eux-mêmes à Dieu…
● Le figuier.
v. 48. « Nathanaël lui dit : “D'où me connais-tu”, et Jésus répondit : “Avant que Philippe ne t'appelât, quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu.” »
Que vient faire le figuier là-dedans ? Dans la tradition juive, le figuier est l'arbre de la connaissance. Il y avait d'ailleurs toute une école de rabbins qui enseignaient sous le figuier, et ils reliaient le figuier à l'arbre du jardin de la Genèse. Le figuier était donc considéré comme le lieu de la révélation. C'est pourquoi Nathanaël va s'adresser à Jésus en lui disant "Rabbi". Il est là dans l'étonnement, dans la stupéfaction, et il est obligé de chercher des nouveaux titres. Il va aligner deux titres de suite et il y a en plus le titre de "Fils de l'homme" à la fin, si bien qu'en tout dans le chapitre 1 on a sept titres donnés à Jésus, sept titres pour essayer d'approcher sa réalité.
Ici donc avec le figuier, il s'agit de la connaissance, c'est-à-dire d'accéder à la parole première qui a toutes les chances d'être la parole ultime. C'est pour cela qu'après dans le texte il y a l'ouverture des cieux.
Dans la symbolique johannique, il y a quatre grandeurs qui reviennent continuellement et qu'il ne faut pas exclure, ce sont "les cieux et la terre" ainsi que "le lointain et le proche" ; et entre les cieux et la terre il y aura l'entre-deux ; entre le lointain et le proche il y aura l'entre-deux. C'est dans l'entre-deux que se manifeste la réalité de Dieu, c'est-à-dire l'Esprit. L'entre-deux, c'est le lieu de la parole première et de la parole ultime. C'est pourquoi à la fin du texte on a l'ouverture des cieux.
● Parenthèse : les deux titres de Fils de Dieu et roi d'Israël.
Prenons les deux titres : fils de Dieu et roi d'Israël.
1/ Le titre de "Fils de Dieu" est un titre énorme, mais ce titre est bouleversé par l'expérience de Jésus lui-même et par l'expérience des disciples vis-à-vis de Jésus Christ.
Tel qu'il était utilisé par l'Ancien Testament, le mot de "fils de Dieu" se rapportait à trois réalités : au roi, au grand-prêtre et au prophète.
Il se rapportait d'abord au roi. Dans le royaume du Sud, le jour où le roi est consacré, l'oracle tombe : « Moi, aujourd'hui, je t'engendre, tu es mon fils ». Le roi est donc fils de Dieu.
- Le premier texte de référence est 2 Samuel 7, 14 (“Je serai pour lui un père, et il sera pour moi un fils” dit Dieu à David par l'intermédiaire du prophète Nathan). En effet les tribus du Sud voient dans l'élection de David l'accomplissement de ce qui était promis à Moïse. L'acte fondateur est donc transporté de Moïse sur David, et c'est ce que ne reconnaîtront pas les tribus du Nord.
- On a également ça dans le Psaume 2, 7, un psaume très difficile, probablement composé de différentes alternatives. Pour commencer, au verset 1, il y a le thème de la guerre sainte : « Pourquoi cette agitation des peuples, ces grondements inutiles des nations ? Les rois de la terre s'insurgent et les grands conspirent entre eux contre YHWH et contre son Messie (son Oint) : “Brisons leurs liens – cette loi ne vaut rien du tout –, rejetons leurs entraves. – Et alors, contraste, on était sur la terre et maintenant on va être dans les cieux – Celui qui siège dans les cieux, le Seigneur rit, il se moque d'eux. Puis il leur parle avec colère et sa grande fureur les épouvante. Moi, dit-il, j'ai oint mon roi sur Sion, ma montagne sainte. – C'est alors qu'intervient le psalmiste au verset 7 – Je publie l'oracle, YHWH m'a dit : “Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'engendre. Demande-moi, je te donne les nations comme patrimoine, en propriété les extrémités de la terre. Tu les écraseras avec un sceptre de fer, comme un vase de potier, tu les mettras en pièces.” » Et ce qui est étonnant dans ce psaume c'est que le dernier paragraphe s'adresse, non pas aux juifs, ni aux croyants, mais aux païens : « et maintenant, rois, devenez intelligents ; laissez-vous convertir, juges de la terre ; reconnaissez le Seigneur avec crainte, exultez-le en tremblant ; rendez hommage au fils, sinon il risquerait de se fâcher et vous péririez en chemin ; un rien et sa colère s'enflamme ! » On voit que ce drame est très bien vu. Le fils du Dieu va donc être lié au combat, à la guerre sainte d'une part, au combat eschatologique et à la dénomination de ce qu'est l'homme et l'humanité d'autre part. Non seulement les juifs sont appelés, mais tous les hommes.
Quand le titre de "fils de Dieu" sera utilisé à propos du Christ, il prendra une résonance étrange, et la filiation sera tout autre chose.
2/ Le deuxième titre attribué à Jésus est aussi un grand titre, c'est : "le roi d'Israël". Ceci se réfère à la question du règne : le règne de Dieu s'est approché, il s'est même tellement approché qu'il est là.
● Mise en cause de la connaissance par les miracles
v. 50. « Parce que je t'ai dit que je t'ai vu sous le figuier, tu crois (tu penses croire). Tu verras des choses plus grandes que cela. » Jésus lui fait la remarque : “c'est à cause de cela que tu crois ?”, or ce n'est même pas encore le premier signe. En effet le premier signe qui sera donné, ce sera à Cana (avec l'eau devenue vin), et de plus le signe n'a rien à voir avec le thème de l'attestation judiciaire ou de la preuve par témoignage. Notons ici simplement : « Tu crois ? » Et alors Jésus lui dit : « Tu verras des choses plus grandes ». Il y a donc ici mise en cause de la connaissance par les miracles. Tout cela est dénoncé par Jésus : tu ne peux pas baser ta foi sur des preuves ; tu ne peux baser ta foi que sur le "tu verras" ; tu ne peux baser ta foi que sur l'éclaircie qui advient ; Il n'y a pas de commune mesure entre ce qui se produit là et ce qui est plus grand. Pour Jean, ce qui est plus grand, c'est toujours ce qui est du côté de la résurrection, ce qui est du côté de l'au-delà, du dépassement, de l'outrepassement et de la surabondance.
● Un oracle de révélation : Amen, amen…
D'où cet oracle étonnant qu'il met pour conclure au verset 51 : « Amen, amen, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l'homme. » Certains exégètes se sont demandé si ce verset était originellement à sa place ; il est tellement solennel, il ouvre tellement le regard qu'on a pensé qu'il avait été ajouté après. Personnellement, même s'il a été ajouté après, je pense que c'est qu'il était dans la ligne de ce qui était déjà rédigé, et le problème resterait entier. Pourquoi a-t-il été introduit ici, et qu'est-ce qu'il peut bien dire ?
Ce qui apparaît au début c'est la répétition du mot "amen". Rappelez-vous que quand il y a une répétition, en particulier dans Jean, c'est parce que quelque chose d'originaire est venu à la lumière, a commencé à surgir. Pour Jean, je dois forcément redire, je dois me souvenir, mais à chaque fois que je répète, c'est quelque chose d'absolument neuf. Chacun d'entre nous répète le même message : « Il est mort, il est ressuscité », mais il n'y en a pas deux d'entre nous pour qui la lecture est la même. Nous n'avons pas à vivre la vie des autres, nous avons à vivre à fond notre propre vie, et là il n'y a pas de répétition possible. Ce n'est pas une formule, c'est un dévoilement, c'est quelque chose qui surgit, voyez la différence. Si je me tiens sur le thème de la vérité avec des formules, j'arriverai à des concepts, à des propositions, j'aurai une théologie abstraite, basée sur l'être, j'aurais là quelque chose de grec, des catégories où la vérité est l'adéquation de ce que je dis avec le réel. Ici, non ! Je dis quelque chose qui a déjà été dit et qui n'a jamais cessé d'être dit, mais qui n'a jamais été pleinement révélé, dévoilé ; chaque fois je dois le redire, le dévoiler au travers non pas de ce que je pense, mais au travers de ce que je vis. Je vis une expérience que personne ne peut me prendre… Vous me direz que c'est du subjectivisme ! Non, non ! Je ne peux pas être croyant sans vous, je ne peux pas être croyant si je ne suis pas dans le mouvement, avec la certitude que j'ai d'être dans une vérité qui va vers la lumière. C'est ça qui commande « Vous verrez des choses plus grandes », et ce n'est pas fini.
« Vous verrez des choses plus grandes » et ce qui est étonnant, c'est que les choses plus grandes à voir, ce sera un homme cloué sur une croix ; c'est là que se fera l'inversion radicale du point de vue du disciple. Le disciple sera celui qui est orienté vers celui qui s'est absenté. En effet la résurrection ne nous dit pas ce qu'il en est d'être ressuscité, elle nous indique simplement une marche vers ce qui n'a pas été entendu. Donc le plus grand, c'est toujours la région de la résurrection, ce qui est dans la direction de Jésus, son absence, et son absence à jamais, dans la direction de celui qui, parce qu'il est dans l'absence, est dans la véritable présence, dans le véritable appel et dans le véritable avenir. C'est pourquoi la parole atteindra paradoxalement le silence. Vous vous rappelez cette phrase lors du procès : "Jésus se taisait". En effet la parole ne peut nous interroger que parce qu'elle reste dans le silence que nous acceptons. C'est cela qui est à l'horizon du texte.
Il est donc pas étonnant qu'il y ait le solennel « Amen, amen, je vous le dis » qu'on traduit généralement par « en vérité, en vérité je vous le dis. » "Amen" c'est ce qui est solide, ce qui ne bronche pas, qui ne peut être autrement, parce que la parole de Dieu ne peut pas ne pas se réaliser. "Amen" c'est solide, ça tient, ça maintient. C'est cela "amen", et non pas "en vérité" avec un sens abstrait.
« Je vous le dis, vous verrez des choses plus grandes que cela. » La question du passage du singulier (le "tu" adressé à Nathanaël) au pluriel (le "vous") se pose ici. En fait il n'y a aucune difficulté parce que dans la pensée sémitique de Jean, d'une part le "je" (le singulier) est toujours un être-avec, on ne peut pas être-à-Dieu si on est bouclé dans sa solitude, d'autre part il y a toujours un élément qui est le même et qui est l'inouï de Dieu ; il y a toujours un point de départ qui est commun, c'est que l'action de Dieu est "plus grande", est toujours au-delà de ce que je peux penser.
Pour certains exégètes, le "plus grand" renverrait au signe de Cana, mais si je réduis Cana à un épisode, cette interprétation est fausse. Cependant si Cana est aussi un signe de ce qui est au terme, de ce qui est à la fin, de ce qui doit advenir, alors là c'est vrai, parce que Cana ne sera saisi qu'au travers d'un plus grand.
Et on a également le thème « vous verrez ». Dans saint Jean, le mot "voir" (horan) est toujours de l'ordre de l'intuition, de l'ordre de ce qui me percute personnellement : c'est bien ce que je vois, mais ce n'est pas de l'ordre du regard visible, c'est de l'ordre du croire. Dans saint Jean, voir c'est croire, c'est-à-dire qu'il y a là une réalité que je ne saisis qu'au travers de mon accueil.
Aussi je maintiens qu'on a bien ici un oracle primitif, quelque chose qui vient directement de la tradition de Jean. L'expression « Amen, je vous le dis », on l'a dans Matthieu, dans Marc, dans Luc, mais seul Jean utilise le double "amen" : « Amen, amen, je vous le dis », il le fait 25 fois dans son Évangile ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire qu'il y a la réponse solennelle à quelque chose qui est reconnu comme nous précédant, il y a l'acquiescement à ce qui nous est donné, l'acquiescement de la liberté vers une destination qui nous est présentée : j'ai une destination et je l'accueille. Jésus nous dit : « Amen, amen, je vous le dis, je vous supplie, accueillez-là, c'est cela qui est la voie, la certitude ». Et saint Jean a souligné qu'en effet Jésus est la Parole, c'est ce qu'on a dans l'ouverture du prologue en 1, 1-17. Il s'agit donc de la Parole qui est la parole de révélation, qui est à la fois la parole décisive et la parole ultime, mais qui n'est ultime que parce qu'elle n'en a pas fini de venir se dessiner dans nos vies.
● L'ouverture des cieux.
« Vous verrez le ciel ouvert ». L'ouverture du ciel est un thème très important aussi bien chez les Synoptiques que dans la théologie de Jean. Le thème de l'ouverture du ciel c'est le thème de la réconciliation de Dieu avec l'homme, le thème du pardon. Dans Marc l'ouverture du ciel se fera par déchirement lors du Baptême de Jésus : les cieux se déchirent, c'est-à-dire que l'opacité qui était entre Dieu et l'homme est supprimée, le pardon de Dieu étant antérieur. Ici, dans Jean, les cieux seront ouverts, mais c'est beaucoup plus le thème de l'ouverture de la porte, elle peut bien être étroite mais elle ouvre sur l'immensité de la révélation.
C'est là qu'on a le renvoi à l'échelle de Jacob : « vous verrez les anges de Dieu montant et descendant », on a là la réalité axiale qui est le souci constant de saint Jean. Déjà au Baptême l'Esprit est descendu comme une colombe (Jn 1, 31), et nous verrons qu'au chapitre 3 le serpent d'airain est cité, et qu'en Jn 12, 32 Jésus annonce : « Et moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi ». Il s'agit donc de la constitution du nouvel Israël.
En disant que l'échelle est au-dessus du Fils de l'homme, saint Jean s'est peut-être référé à une légende juive que les rabbins ont gardée, à savoir que quand ils lisent le récit de l'échelle de Jacob, ils voient les anges descendre sur Jacob lui-même. Ici il s'agit du "Fils de l'homme", c'est le plus grand titre qui est donné à Jésus dans ce chapitre, plus grand même que "Fils de Dieu".
● Le troisième titre : Fils de l'homme
La formule du "fils de l'homme" a une double origine :
– D'une part le fils de l'homme indique l'homme quelconque, l'homme dans sa pauvreté, l'homme dans son éphémère, l'homme qui est bousculé, l'homme qui est méprisé, l'homme purement l'homme. On trouve très souvent cette expression dans les psaumes avec ce sens-là. Un fils d'humain ce n'est pas grand-chose, comme il dit : « un souffle entre deux ténèbres ».
– D'autre part il y a "le fils de l'homme" qui apparaît dans le livre d'Ézéchiel, dans le livre de Daniel et dans le livre d'Hénoch : "le fils de l'homme" c'est la figure que prend "celui qui doit venir" ; et là ils sont presque hérétiques vis-à-vis de tout un courant juif, puisque celui qui doit venir ce n'est plus le fils de David… ou bien s'il est le fils de David, ce sera sous une tout autre forme puisqu'il sera celui qui dévoile ce qu'est l'humain.
Et Jean reprend volontairement tout cela. Dans douze passages[2] de l'évangile de Jean, on trouve cette appellation de "Fils de l'homme". Et à mon avis Jean le reprend au terme d'une réflexion sur ce qu'il en est de l'homme, et donc de l'origine. Le Christ, c'est l'Urmensch, l'homme primitif, l'homme tel qu'il était dans la pensée de Dieu, l'homme avec toutes les possibilités que Dieu voulait donner aux hommes ; c'est le véritable Adam, celui qui incarne toutes les potentialités de l'homme. Aussi il n'est pas étonnant que, dans les traditions juives, Jérusalem soit construite sur le tombeau d'Adam, parce que pour eux, c'est Jérusalem et le peuple saint qui doivent donner sens à l'humanité. Et quand Jean utilise ce mot de "fils de l'homme" pour le donner au Christ, il le fait pour dire que toutes les possibilités de l'humanité sont réalisées par celui qui n'est qu'un homme, celui qui apparaît comme le plus misérable des hommes, celui qui apparaît couché sur une croix. Il joue donc sur l'ambiguïté du terme : d'une part le fils de l'homme dans sa grandeur et dans tout ce qu'il peut développer comme puissance d'être, et d'autre part celui qui meurt sur une croix. Dans ce simple mot, il réussit à condenser ce qu'il en est du mystère de Dieu, et il nous dit : vous ne savez pas ce qu'est la gloire, vous ne savez pas ce qu'est la puissance, vous ne savez pas ce qu'est le salut, vous ne savez pas ; mais le lieu qui vous est indiqué c'est là où il y a le don qui est d'abord un pardon, et c'est là qu'il faut chercher, Il faut être fort du point de vue composition pour arriver à conduire ce premier chapitre jusqu'à un oracle de cette valeur-là.
[1] Cité par Eusèbe, Histoire ecclésiastique 111, 39, 3 -4
[2] En tout il y a 13 fois l'expression puisqu'on l'a deux fois dans l'un des passages. Voir le dossier donnant des commentaires de Jean-Marie Martin : Le Fils de l'homme en st Jean : titre du Christ référé à Gn 1 ; axe terre-ciel ; lieu de l'Esprit.