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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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10 juin 2022

Un portrait de Paul par Nietzsche suivi de remarques de Jean-Marie Martin

Deux pages de Nietzsche parues dans Aurore[1] font un portrait de Paul construit autour de la thèse essentielle de Paul : « On n'est pas sauvé par la pratique de la loi mais par la foi en Jésus ». Un jour, Jean-Marie Martin (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?)  a proposé de lire ce texte pour mettre en évidence une façon de lire Paul qui ne correspond pas à une authentique lecture. Ce sont des réflexions critiques faites à la volée qui donnent des indications à la fois sur une lecture comme celle de Nietzsche, mais aussi sur ce que pourrait être une lecture authentique. Ce message comprend donc le texte de Nietzsche puis ces réflexions critiques. La transcription n'a pas été relue par J-M Martin et peut comporter des erreurs.

 

Nietzsche, Aurore

Un portrait de Paul

Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Aphorisme n° 68 publié dans Aurore

 

Qu’elle (l'Ecriture) rapporte aussi l’histoire d’une âme des plus ambitieuses et des plus importunes, d’un esprit aussi plein de superstition que d’astuce, l’histoire de l’apôtre Paul, — qui le sait en dehors de quelques savants ? Pourtant, sans cette histoire singulière, sans les troubles et les orages d’un tel esprit, d’une telle âme, il n’y aurait pas de monde chrétien ; à peine aurions-nous entendu parler d’une petite secte juive dont le maître mourut en croix. Il est vrai que, si l’on avait compris à temps cette histoire, si l’on avait lu, véritablement lu, les écrits de saint Paul, non pas comme on lit les révélations du « Saint-Esprit », mais avec la droiture d’un esprit libre et primesautier, sans songer à toute notre détresse personnelle — pendant quinze cents ans il n’y eut pas de pareils lecteurs -, il y a longtemps que c’en serait fait du christianisme : tant il est vrai que ces pages du Pascal juif mettent à nu les origines du christianisme, tout comme les pages du Pascal français nous dévoilent sa destinée et la raison de son issue fatale. Si le vaisseau du christianisme a jeté par-dessus son bord une bonne part de son lest judaïque, s’il est entré, s’il a pu entrer dans les eaux du paganisme, — c’est à l’histoire d’un seul homme qu’il le doit, de cette nature tourmentée, digne de pitié, de cet homme désagréable aux autres et à lui-même. Il souffrait d’une idée fixe, ou plutôt d’une question fixe, toujours présente et toujours brûlante : qu’en était-il de la Loi juive ? de l’accomplissement de cette Loi ?

Dans sa jeunesse, il avait voulu y satisfaire lui-même, avide de cette suprême distinction que pouvaient imaginer les juifs, — ce peuple qui a poussé l’imagination du sublime moral plus haut que tout autre peuple et qui a seul réuni la création d’un Dieu saint, avec l’idée du péché considéré comme manquement à cette sainteté. Saint Paul était devenu à la fois le défenseur fanatique et le garde d’honneur de ce Dieu et de sa Loi. Sans cesse en lutte et aux aguets contre les transgresseurs de cette Loi et contre ceux qui la mettaient en doute, il était dur et impitoyable pour eux et disposé à les punir de la façon la plus rigoureuse.

Et voici qu’il fit l’expérience sur sa propre personne qu’un homme tel que lui — violent, sensuel, mélancolique, comme il l’était, raffinant la haine — ne pouvait pas accomplir cette Loi ; bien plus, et ce qui lui parut le plus étrange : il s’aperçut que son ambition effrénée était continuellement provoquée à l’enfreindre et qu’il lui fallait céder à cet aiguillon. Qu’est-ce à dire ? Était-ce bien « l’inclination charnelle » qui, toujours à nouveau, le forçait à transgresser la Loi ? N’était-ce pas plutôt, comme il s’en douta plus tard, derrière cette inclination, la Loi elle-même qui devait sans cesse prouver son caractère irréalisable et poussait à la transgression, avec un charme irrésistible ? Mais en ce temps-là il ne possédait pas encore cette échappatoire. Peut-être avait-il sur la conscience, ainsi qu’il le fait entrevoir, la haine, le crime, la sorcellerie, l’idolâtrie, la luxure, l’ivrognerie, le plaisir dans la débauche et dans l’orgie — et quoi qu’il pût faire pour soulager cette conscience et, plus encore, son désir de domination, par l’extrême fanatisme qu’il mettait dans la défense et la vénération de la Loi, il avait des moments où il se disait : « Tout est en vain ! La torture de l’inaccomplissement de la Loi est insurmontable. »

Luther a dû éprouver un sentiment analogue lorsqu’il voulut devenir, dans son cloître, l’homme de l’idéal ecclésiastique et ce qui arriva à Luther — qui se mit un jour à haïr et l’idéal ecclésiastique, et le pape, et ses saints, et tout le clergé, avec une haine d’autant plus mortelle qu’il ne pouvait se l’avouer — arriva aussi à saint Paul. La Loi devint la croix où il se sentait cloué : combien il la haïssait ! combien il lui en voulait ! comme il se mit à fureter de tous côtés pour trouver un moyen propre à l’anéantir — et non plus à l’accomplir dans sa propre personne !

Mais voici qu’enfin le jour se fit tout à coup dans son esprit, grâce à une vision, comme il ne pouvait en être autrement chez cet épileptique, une idée salvatrice le frappe : lui, le fougueux zélateur de la Loi qui, au fond de son âme, en était fatigué jusqu’à la mort, voit apparaître sur une route solitaire le Christ avec un rayonnement divin sur le visage, et saint Paul entend ces paroles : « Pourquoi me persécutes-tu ? » Or, en substance, voici ce qui s’était passé : son esprit s’était tout à coup éclairci, et il s’était dit : « L’absurdité, c’est précisément de persécuter ce Jésus ! Le voilà l’expédient que je cherchais, voilà la vengeance complète, là et nulle part ailleurs je n’ai entre les mains le destructeur de la Loi ! » Le malade à l’orgueil tourmenté se sent du même coup revenir à la santé, le désespoir moral s’est envolé car la morale elle-même s’est envolée, anéantie — c’est-à-dire accomplie, là-haut, sur la croix ! Jusqu’à présent cette mort ignominieuse lui avait tenu lieu d’argument principal contre cette « vocation messianique » dont parlaient les disciples de la nouvelle doctrine : mais qu’adviendrait-il si elle avait été nécessaire, pour abolir la Loi ? — Les conséquences énormes de cette idée subite, de cette solution de l’énigme, tourbillonnent devant ses yeux, et il devient tout à coup le plus heureux des hommes, — la destinée des juifs, non, la destinée de l’humanité tout entière, lui semble liée à cette seconde d’illumination soudaine, il tient l’idée des idées, la clef des clefs, la lumière des lumières ; autour de lui gravite désormais l’histoire ! Dès lors il est l’apôtre de l’anéantissement de la Loi ! Mourir au mal — cela veut dire aussi mourir à la Loi ; vivre selon la chair — c’est vivre aussi selon la Loi ! Être devenu un avec le Christ — cela veut dire être devenu, comme lui, destructeur de la Loi ; être mort en Christ — cela veut dire aussi mort à la Loi ! Quand même il serait possible de pécher encore, ce ne serait du moins pas contre la Loi ; « je suis en dehors d’elle », dit-il, et il ajoute : « Si je voulais maintenant confesser de nouveau la Loi et m’y soumettre, je rendrais le Christ complice du péché » ; car la Loi n’existait que pour engendrer toujours le péché, comme un sang corrompu fait sourdre la maladie ; Dieu n’aurait jamais pu décider la mort du Christ si l’accomplissement de la Loi avait été possible sans cette mort ; désormais non seulement tous les péchés nous sont remis, mais le péché lui-même est aboli ; désormais la Loi est morte, désormais est mort l’esprit charnel où elle habitait — ou bien du moins cet esprit est en train de mourir, de tomber en putréfaction. Quelques jours à vivre encore au sein de cette putréfaction ! — tel est le sort du chrétien, avant qu’uni avec le Christ il ne ressuscite avec le Christ, participant avec le Christ à la gloire divine, désormais « fils de Dieu » comme le Christ. — Ici l’exaltation de saint Paul est à son comble et avec elle l’effronterie de son âme, — l’idée de l’union avec le Christ lui a fait perdre toute pudeur, toute mesure, toute soumission, et l’indomptable volonté de domination se révèle dans un enivrement anticipant la gloire divine. —

Tel fut le premier chrétien, l’inventeur du christianisme ! Avant lui il n’y avait que quelques sectaires juifs.

 

Friedrich Nietzsche

 

Libres propos à partir du texte de Nietzsche

 

Ces deux pages de Nietzsche font un portrait de Paul construit autour de sa thèse essentielle : « On n'est pas sauvé par la pratique de la loi mais par la foi en Jésus. » Ces pages présentent en même temps la pensée essentielle de Nietzsche, c'est une sorte d'interprétation philosophique de ce qu'il a appelé les valeurs. Pour Nietzsche le christianisme présente un type de valeur, mais « ça ne vaut plus » c'est-à-dire que Dieu est mort, et c'est la même chose que de dire que nous l'avons tué. Et il dit cela avec gravité en même temps. Il y a du souffle dans l'écriture de Nietzsche, il y a de la violence, c'est plus violent peut-être que simplement pamphlétaire, ça rentre dans un combat.

On peut dire que Nietzsche a assez bien déterminé ce qui constitue l'essentiel de la pensée de Paul, je ne dis pas quant à son sens, mais quant à la question qui est la question essentielle. En effet, c'était la question de Paul : « Nous ne sommes pas justifiés par la pratique de la loi mais gratuitement par la foi » et aussi : le Messie accomplit la loi sur la croix. Il est possible que, spontanément, quand nous lisons Paul, sans la même violence qui est dans le texte de Nietzsche, nous avons tendance à entendre Paul de cette façon. C'est une interprétation qu'on pourrait appeler "psychologique" : il cherche les mouvements qui montrent l'avènement de l'idée essentielle de Paul comme une résolution de son problème psychologique propre. Paul est vu comme moralisant mais pas comme apôtre de la loi.

Notre question est : est-ce qu'on lit bien Paul si on prétend le lire psychologiquement ? Il y a une question de méthodologie par-dessous cela.

La pensée de Nietzsche n'est pas psychologique au sens courant du terme, elle n'est pas non plus phénoménologique, mais elle a une dimension d'interprétation de la totalité. Ça rentre dans le problème des valeurs, et l'être est désormais est une valeur : être c'est valoir. Pour Nietzsche Paul représente les âmes tourmentées, faibles, malades, soumises… mais avec une ambition. En effet Paul parle souvent de lui et il y a des passages de Paul où il parle de sa faiblesse, et donc des pages qui peuvent prêter à ce que dit Nietzsche, apparemment.

Mais par exemple il faut voir que le mot "charnel" est pris par Nietzsche dans un sens moderne et n'a pas du tout la signification qu'il a chez saint Paul. Par exemple il est vrai que Paul évoque un "aiguillon" qu'il a "dans sa chair" et qui le fait souffrir : « 8Trois fois j'ai prié le Seigneur de l'éloigner de moi, 9et il m'a dit : “Ma grâce te suffit”, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi. 10C'est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les calamités, dans les persécutions, dans les détresses, pour Christ ; car, quand je suis faible, c'est alors que je suis fort. » (2 Cor 12). Les chapitres 11-12 de 2 Corinthiens sont des chapitres autobiographiques. Mais il faut voir que l'ambition de Paul est l'ambition inverse de Nietzsche.

Dans la lecture que nous faisons ensemble des textes de Paul, nous avons dé-psychologisé notre lecture spontanée. En particulier pour le chapitre 7 de l'épître aux Romains qui parle du "je qui veut" et du "je qui fait", nous avons montré que quand Paul dit "je", il ne parle pas de sa biographie. De même, quand il dit « Je vivais jadis sans la loi », il faut voir qu'il n'a jamais été sans la loi, que son "je psychique" a toujours été sous la loi. En fait, le "je" ici c'est le "je d'Adam" avant que parut la loi qui a dit : « Tu ne mangeras pas du fruit » ; et tout le vocabulaire de ce passage de Rm 7 est pris à la situation de la Genèse, donc décrit non pas le "je singulier de Paul" mais la condition adamique native. [Cf. Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait]

Nietzsche prend beaucoup de mots à saint Paul, mais la question est de savoir si, quand ils les emploient, ces mots disent la même chose. Pour comprendre le sens d'un mot il faut considérer le site d'où parle le texte.

 

Pour Nietzsche Dieu est une idée, il avait de la valeur mais maintenant c'est une valeur périmée, c'est pourquoi on peut dire que Dieu est mort. Donc il ne s'agit pas d'un débat d'idées. Le langage de Nietzsche est un langage psychologique qui ressemble beaucoup à notre langage d'aujourd'hui où on essaie d'expliquer les idées d'un tel par sa biographie, par son histoire. Par exemple, presque tout le monde pense que le "je" du poème c'est le "je" psychologique du poète alors qu'il n'en est rien du tout.

Pour autant, chez Nietzsche, le langage psychologique est pratiquement ontologique ou pré-phénoménologique, c'est-à-dire qu'il engage autre chose que la psychologie considérée comme science sectorielle. Au fond, il est dans la lignée de l'explication par les conditions de possibilité, même s'il est l'extrême adversaire de Kant. Vous savez en effet que Kant est celui qui a introduit la notion de conditions de possibilité indépendamment du fait de savoir si cela est ou si cela n'est pas. On explique les choses par ce qui est pré-supposé et qui leur donne sens : on pose la chose d'avance dessous, c'est donc ce qui tient la chose. Nietzsche fait cela aussi, mais pas de la même façon que Kant. Ici il cherche à expliquer les conditions psycho-physiologiques qui expliquent la façon dont Paul pense.

La lecture que Nietzsche fait des lettres de Paul pose plus généralement la question de l'interprétation d'un écrit. C'est un problème qui a donné lieu à débat. Il y a eu la mode de l'interprétation d'un texte par le climat, par le tempérament de l'auteur, et même des explications par son caractère. Il est clair que quand on lit un texte il y a des présupposés méthodologiques, donc cette question mérite d'être posée. Personnellement j'essaie de déterminer le site du texte qui est à la fois le site de l'écriture du texte mais aussi le site de la chose d'où parle le texte. Je cherche bien ce qui est présupposé dans le texte pour pouvoir, le mettant à sa juste place, l'entendre.

 

Pour Nietzsche Paul est bien un individu, mais un individu porteur de valeurs. Et il se pose la question de savoir comment ces valeurs se sont installées. Or, depuis Hegel, on ne peut dire quelque chose sans en faire l'histoire. Et donc Nietzsche fait l'histoire des valeurs qui ont prévalu, il cherche leur origine, leur genèse. Le mot que Nietzsche emploie c'est le mot "généalogie". C'est un mot intéressant puisque ce n'est donc pas seulement la genèse des idées mais la façon dont elles s'engendrent.

Nietzsche remarque que Dieu est aujourd'hui dévalué, que ce n'est pas lui qui régit le monde, et que la société vit très bien sans lui. Pour Nietzsche, le grand fautif est représenté par Platon. Quand Nietzsche critique le christianisme, il ne fait que critiquer Platon parce qu'il le dit lui-même, le christianisme est "le platonisme du pauvre" donc une espèce de platonisme au rabais. Les gens qui ne connaissent pas la philosophie connaissent le christianisme, c'est donc une espèce de platonismes du pauvre. Et ça, en fait, c'est une chose pertinente puisque de très bonne heure, la dualité fondamentale de l'Évangile a été confondue avec la distinction fondamentale posée par Platon entre l'intelligible et le sensible. Tout le christianisme est perçu comme une critique de la vie sensible, de la vie du corps, au bénéfice d'idées éthérées comme les idées platoniciennes. Mais il faut bien voir que premièrement Platon ce n'est pas véritablement ça, que deuxièmement l'Évangile ça n'est pas du tout cela, et troisièmement qu'à partir des IIIe - IVe siècles, il est vrai que la pensée platonicienne – et donc la formation de la théologie classique – a été fortement marquée de platonisme, c'est d'ailleurs pourquoi toute la tâche que je m'assigne est de débarrasser notre lecture de l'Évangile des surimpressions que l'Occident induit à la lecture de l'Évangile… et Platon, c'est vrai, est le maître de l'Occident.

Nietzsche a pour ami intime Erwin Rhode, un grand philologue qui a écrit un ouvrage sur l'histoire du mot âme, ouvrage bourré de connaissances. Nietzsche lui-même était féru aussi de philologie.

 

Le rapport au judaïsme est exécré par Nietzsche, et il dit que l'Évangile n'a pu faire son chemin parmi les nations que pour avoir jeté tout le lest juif qui était dans sa cale, pour l'avoir jeté par-dessus bord. Il est vrai que pour Paul le salut en Jésus-Christ n'est pas simplement adressé aux juifs mais à la totalité de l'humanité. Et à la notion de "salut sans la loi" correspond une autre notion paulinienne aussi importante, c'est le fait que ce ne sont pas seulement les juifs qui sont appelés, mais tous les humains, et ils ne sont pas appelés à devenir juifs mais à devenir christiques. C'est tout le problème qui est débattu à propos de la circoncision par exemple avec Barnabé, au chapitre 2 de l'épître aux Galates, dans des pages de Paul qui sont biographiques. Or de savoir si la loi juive avec ses prescriptions doit être imposée à ceux qui entendent le Christ, c'est une question qui n'a rien à voir avec la psychologie particulière de Paul, elle a à voir avec ses premières expériences pastorales. Quand il annonce Jésus-Christ il y a quelques juifs qui l'entendent, mais la plupart des juifs le rejettent, alors que la même annonce est entendue de façon enthousiaste par les païens puisqu'il y a des manifestations de l'Esprit dans la communauté qui attestent d'une certaine façon que les païens sont convoqués au même titre que les juifs. Il y a apparemment deux problèmes différents : « est-ce la loi qui sauve ou la foi ? » et « qui est appelé au salut : les juifs ou la totalité de l'humanité ? », et pourtant ces deux problèmes différents sont liés dans leur genèse. Est-ce que Paul a eu à résoudre ce problème singulier (de savoir si c'est la loi ou la foi qui sauve) avant l'expérience de l'accès des nations à la prédication christique ou vice versa ? C'est une question biographique qui pourrait se poser si on voulait rester à peu près dans le même ordre de problématique que Nietzsche.

De plus l'ouverture n'a pas été faite uniquement par Paul. Les thèmes essentiels de l'opposition à la loi et de la primauté de la foi sur la loi, on les retrouve dans une pensée néotestamentaire qui n'a pas grand-chose à voir avec Paul et qui pourtant dit la même chose, heureusement, dans un tout autre langage, puisque c'est chez saint Jean. en effet, chez saint Jean on trouve exactement la même chose que la critique de la loi mosaïque mais sans que jamais il n'y ait une critique explicite de cete loi. En effet il y a une critique du droit et du devoir comme disant ce qui n'est pas la qualité propre de l'espace christique. La chose essentielle de l'espace christique est de n'être pas un espace régi par le droit et le devoir mais par la donation gratuite, par la foi. Donc on a deux modes d'écrire très différents qui disent fondamentalement la même chose. Et même chez les Synoptiques il y a des paraboles scandaleuses, les paraboles économiques, par exemple celle de l'intendant infidèle, ou le fait qu'un patron puisse payer une heure de travail autant que douze heures de travail, c'est-à-dire qu'il donne la même chose à tous. Ça déconsolide l'idée que c'est Paul qui a fait l'ouverture.

Ce qui rend possible ces paraboles scandaleuses, c'est que le salut n'est pas affaire de mérite mais affaire de libre donation. Et qu'est-ce qui permet de lire ça ainsi ? c'est le fait que le salaire et le mérite induisent la jalousie : « « Ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon (que je donne librement) ? » (Mt 20, 1-16). Le thème de la jalousie est un thème important parce qu'il désigne le mode natif d'être des hommes entre eux. C'est un constat, ce n'est pas nécessairement une critique négative. Avec la figure de Cain et Abel la jalousie est ce qui introduit le meurtre, et cela se passe essentiellement dans le champ de la fratrie. Le mode archétypique d'être frères c'est de se tuer mutuellement par jalousie au lieu de se réjouir du don, du don qui est fait à autrui également – également ou inégalement. Ceci est constitutif de l'Évangile, ce n'est pas une lubie de Paul. L'émergence de la notion de grâce chez Paul correspond à la notion de donation gratuite chez Jean et correspond à un certain nombre de choses chez les Synoptiques, c'est tout le Nouveau Testament qui est comme ça.

Donc l'Évangile propose le dégagement d'un espace insu à notre natif qui ne s'ouvre que par l'écoute de la parole qui le propose, parole qui dévoile une dimension de moi-même que je ne connais pas, qui m'empêche de m'enfermer dans ce que je crois savoir de moi, qui me fait savoir que je suis plus grand que ce que je sais, et non pas par mon mérite, mais par donation. C'est ça qui est le cœur de l'Évangile.

Et je le répète, l'Évangile n'est pas une culture, on ne peut pas construire une culture avec l'Évangile. Il ne s'agit pas de reconstituer un christianisme mais de prendre garde à la christité qui est au monde, christité qui ne se constitue pas en culture.



[1] Aurore. Pensées sur les préjugés moraux (Morgenröte. Gedanken über die moralischen Vorurtheile, 1881). Voici la présentation de la traduction parue en français en livre de poche. « Dans Aurore (1881), Nietzsche poursuit l'entreprise de critique radicale de la morale commencée dans Humain, trop humain, et pose ainsi les jalons d'un projet philosophique dont ses dernières œuvres, de Par-delà bien et mal à Ecce homo, seront le couronnement. Le philosophe s'impose ici comme un travailleur des ténèbres, forant le fond de la civilisation pour mettre au jour les origines plus ou moins nobles des idéaux, des croyances et des mœurs, saper les fondements de la morale et faire vaciller nos certitudes. Prônant la libération de la pensée, il en appelle à l'affirmation de nouvelles valeurs. Et il nous montre, à travers cette série de fragments placés sous le signe de la belle humeur, que l'étonnement et le scepticisme sont au principe de toute philosophie : "Un livre comme celui-ci n'est pas fait pour être lu d'un seul tenant ou à voix haute, mais pour être consulté, notamment en promenade ou en voyage. On doit pouvoir sans cesse y mettre le nez, puis le relever, et ne plus rien trouver d'habituel autour de soi." »

 

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