Parution du Christ : sauve la christité en moi- dénonce l'aspect pécheur
Ce message est la suite du précédent qui s'était terminé sur la question : comment saint Jean dire au même : "Vous êtes impeccable (vous ne péchez pas)" et "Vous devez confesser votre péché" ? Le chemin pour parvenir à cette question était passé par l'examen de ce que signifie sperma (semence, descendance, race), avec l'éclairage de 1 Jn 3,7-12 et Jn 8,30-48, d'où le thème des deux semences, enfants de Dieu et enfants du diable !
Pour répondre à la question posée, le présent message examine la notion de krisis (discernement, jugement) à partir de Jn 3,17-21 et donne une grande place au symbole qu'est la croix en montrant que la parution du Christ concerne la double fonction de la croix (sauver et dénoncer, ou fixer et séparer) qui se lit dès le récit de Genèse 1. En quelque sorte, ce qui est sauvé de moi concerne la christité en moi qui ne pèche pas, et ce qui est dénoncé c'est l'homme pécheur qui était aussi en moi. Un schéma permet de visualiser la chose. Au passage on découvre la nécessité de revoir certaines notions sur lesquelles nous vivons, en particulier la notion de nature neutre ou celle d'espace neutre.
Cet enseignement est extrait du cours de Jean-Marie Martin en 1977-78 dans le cadre de son cours de théologie à l'Institut Catholique de Paris, cours situé un peu avant le milieu d'année. Le titre du cours a été gardé, les autres titres ont été ajoutés.
II – Krisis
Par Jean-Marie Martin
Dans un premier temps, revoyons pour elle-même la notion de krisis (jugement).
Comme lieu de référence, je propose Jn 3, 17-21
« 17Car Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde pour qu'il juge (krineïn) le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf. 18Qui croit en lui (qui l'entend) n'est pas jugé, qui ne croit pas (qui n'entend pas), est déjà jugé du fait qu'il n'a pas cru dans (pas entendu) le nom du Monogène Fils de Dieu. 19C'est ceci le jugement (la krisis) que la lumière est venue vers le monde, et que les hommes ont aimé mieux les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises. 20 Et tout homme qui fait des choses honteuses hait la lumière et ne vient pas vers la lumière de peur que ses œuvres ne soient dénoncées. 21Mais qui fait la vérité vient vers la lumière, afin qu'il soit manifesté de ses œuvres qu'elles sont œuvrées en Dieu.
Nous retrouvons le thème de la lumière et de la ténèbre. La venue de la lumière et l'attitude à l'égard de la lumière, autant de choses qui étaient annoncées dans le prologue de Jean.
Le "monde" ici s'entend évidemment au sens johannique, il désigne quelque chose comme l'ordre établi, même si "cosmos" signifie spirituellement "ordre". Chez nous "ordre établi" s'entend de façon purement politique, cependant si cet ordre établi a une ampleur plus grande que notre politique, il le touche cependant parce que ce vers quoi le Christ-lumière vient, c'est bien Pilate et c'est bien Caïphe.
De même le terme d'homme est sans doute pris ici dans un sens négatif et nous aurons à voir qu'il n'est pas question dans ces textes, pas plus que chez saint Paul du reste, de ce que nous appelons aujourd'hui la "nature humaine".
● Sauver et dénoncer. Fixer et séparer
Le texte que nous venons de lire marque d'abord que le paraître du Christ c'est ce qui sauve, et ce qui nous intéresse c'est que sauver (ou rendre sauf) sépare, ou dénonce puisque entendre c'est n'être pas jugé, mais ne pas entendre c'est être dénoncé, être toujours déjà jugé.
Donc le paraître du Christ sauve mais aussi il sépare. On a là le rapport bien perçu dans les premières réflexions chrétiennes du IIe siècle, le rapport entre d'une part le tri (ou le jugement), et d'autre part le salut (ou la consolidation dans l'être).
C'est ainsi que les Valentiniens – lecteurs de saint Jean du IIe siècle qui sont devenus hérétiques ensuite – disent que la croix a une double fonction : fixer et séparer.
Cela se réfère à l'expérience du salut qui est souvent exorcisme, rejet du mal[1], or cette fonction de la croix sous cette forme appartient à la première prédication commune. Or, si elle fait fuir le mal, c'est qu'elle conserve le bon. Par ailleurs elle est un principe de discernement puisqu'elle distingue la droite et la gauche, le haut et le bas, le devant et le derrière En réalité, tout cela consonne avec un imaginaire très fondamental que les premiers chrétiens retrouvent également dans la Genèse.
En effet, en Gn 1, la constitution et la fixation du monde se fait par séparations : séparation de la ténèbre et de la lumière, séparation des eaux d'en haut et des eaux d'en bas, séparation du sec et de l'humide. Ces séparations constituent un ordre, et c'est pourquoi les Anciens, tout naturellement, y lisent le signe de la croix, : la séparation verticale (des eaux d'en haut et des eaux d'en bas) et la séparation horizontale (de la terre sèche et de la mer) indiquent le signe de la croix qui simultanément devient axe du cosmos et sépare ou distingue, et éventuellement rejette des éléments. À cette notion de séparation correspond également en Gn 2 le symbolisme de l'écartèlement de la source originelle au pied de l'arbre de vie qu'est la croix – écrivez si vous voulez "é-quartèlement". Et par ailleurs, dans l'Apocalypse on a une symbolique liée à l'Exode, celle du sacrifice et de l'immolation de l'agneau, cet "agneau immolé avant la constitution du monde" (Ap 13,8). La séparation qui est impliquée par là, pourrait bien trouver son origine dans la Genèse.
Il y a donc une symbolique fondamentale ici.
Ce substrat symbolique est beaucoup plus important que vous ne croyez parce que quand vous dites oui ou au contraire non, vous confirmez (vous affirmez, vous solidifiez) ou au contraire vous dénoncez (vous séparez). La base même de n'importe quelle logique, de n'importe quel type de pensée véhicule une symbolique de ce genre. La différence c'est que nous véhiculons une symbolique sauvage nullement maîtrisée, alors qu'il y a ici une méditation sur le lieu symbolique même de ces choses.
● Quel tri de nous-même opère la parution du Christ ?
Laissons cependant de côté cela qui peut nous paraître de l'extérieur une certaine imagerie et parlons un langage plus simple.
Au paraître du Christ quelque chose de ce que nous sommes est conforté (confirmé, sauvegardé), et quelque chose de ce que nous sommes est dénoncé (déclaré caduc, confessé ou déclaré ancien).
Il y aurait d'ailleurs ici à repenser à ce sujet quelque chose comme le temps. Si nous ne voulons pas nous en tenir à cet absurde imaginaire d'un temps homogène qui est un cadre dans lequel des événements se placent comme des choses, il nous faut penser le temps qui "tempore". D'advenir dénonce comme ancien et tenu pour la mémoire, cela de moi dont je dis que je l'étais, et sauve quelque chose de moi pour ce qui vient. Ça tempore. C'est une analogie à propos du temps.
Lorsqu'il s'agit précisément du Christ, nous avons à réfléchir à nouveau à ces structures. Lorsque j'émerge à la nouveauté du Christ, j'émerge à quelque chose dont je reconnais que c'était déjà là ; mais simultanément, cela dénonce en moi quelque chose que j'étais déjà. J'ai employé 2 fois le mot déjà, mais ce n'est pas le même "déjà" : parce que le déjà dénoncé, c'est le déjà d'une certaine antériorité dans la ligne de ma temporalité ; et le toujours déjà là du Christ, ce n'est pas le plus vieux, ça n'est pas ce qui est avant mon déjà, c'est un autre déjà là du Christ.
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Autrement dit, la parution du Christ opère un tri qui renvoie à deux antériorités :
- d'une part ce qui était là et qui est dénoncé comme vieux,
- d'autre part ce que j'avais à être dans le Christ et qui était déjà là de quelque manière.
C'est pourquoi, quand je place Dieu au commencement du monde comme le plus vieux, je confonds simplement cela et cela. Ce qui est en question ici c'est l'intelligence du mot arkhê.
La question n'est pas "avant qui ?", mais "qu'est-ce que veut dire avant ?". Et ce qui est en question c'est quelque chose comme le rapport entre l'éternité et le temps que nous avions déjà frôlé à plusieurs reprises.
Je ne pense pas que nous allions très très loin dans la maîtrise de ces questions, mais il faut les apercevoir.
b) Je voudrais revenir maintenant à notre question qui doit se trouver éclairée par ce que nous avons dit. La question est bien : "Quel est le rapport de la lumière sauvegardante et dénonciatrice par rapport à la ténèbre ?".
Ce qui fait difficulté dans notre écoute c'est que nous entendons saint Jean comme s'il parlait à partir de notre notion de "personne". Ce qui fait la difficulté, c'est que lorsqu'il trie "les semences", nous entendons qu'il trie "un tel" et "un tel", alors que, au moins dans une première approche, il faudrait dire qu'il trie "des éléments qui se trouvent en quiconque". Chez quiconque il y a ces deux racines, et c'est dans la détection et le tri de ces deux racines que consiste la sauvegarde pour tout homme. Et c'est ainsi qu'il peut dire au même : "vous êtes impeccable (vous ne péchez pas)" et "vous devez confesser votre péché".
Ce qui structure le discours de Jean c'est ce qu'on pourrait appeler la co-appartenance, c'est-à-dire l'identité de la semence et du fruit. Si vous voulez cela fait penser au bon arbre (qui donne de bons fruits) des synoptiques. Ces co-appartenances se révèlent réciproquement et sont critères l'une de l'autre.
J'explique. Vous avez sans doute remarqué le grand nombre de phrases de l'épître de Jean qui se structurent ainsi " tout homme qui" ou "en ceci est manifesté". À première écoute, on entend qu'il s'agit de découvrir le critère de quelque chose. Or, chez Jean, le critère du fait qu'on aime Dieu c'est que l'on aime les hommes, mais le critère que l'on aime les hommes, c'est qu'on aime Dieu – les deux formules se trouvent dans l'épître. De même, Caïn tue parce qu'il est mauvais, et il est mauvais parce qu'il tue, donc ici le "parce que" ne marque pas une causalité, il marque la co-appartenance réciproque de "il est mauvais" et "il tue". Méfions-nous des "parce que", ils ne marquent pas une causalité mais une co-appartenance !
Ce dont Jean parle, c'est ce à partir de quoi tout homme agit, à savoir des origines ou des principes formellement pris :
- en tant que fils de Dieu il ne pèche pas ;
- en tant que fils de diable il ne peut pas entendre la parole de Dieu.
Formellement pris, en tant que, cela décrit des co-appartenances. C'est pourquoi tout mot chez Jean est toujours qualifié et jamais neutre.
Cela explique pourquoi il n'existe pas chez Jean, et en général dans le Nouveau Testament, quelque chose qui égale notre notion de nature humaine, indifférenciée, non qualifiée, ouverte au possible. De très bonne heure la notion de nature humaine va exister dans l'histoire de l'Occident, et de ce fait, de nombreuses questions vont se poser autour d'elle.
Devant le bien et le mal nous posons un sujet neutre qui peut ou bien choisir le bien, ou bien choisir le mal. Jean ne pense pas à partir de ce présupposé. Et d'ailleurs, ce présupposé du sujet neutre est assez comparable à notre imaginaire moderne de l'espace comme étant un lieu neutre où l'on peut poser ou ceci ou cela. Jean perçoit le rapport de ces deux dans l'acte de crusis. Cet acte n'est rien que sauvegarder, mais sauvegarder dénonce. Et cet acte unique, sauvegardant, dénonçant, c'est la parole, c'est le Christ-lumière. Cette pensée évidemment ne privilégie pas le substantif ou la substance, la substance au sens de nature ou la substance au sens de sujet. C'est une pensée dynamique, c'est le Verbe, le Verbe dans tous les sens du terme. C'est le dénoncer-sauvegarder qui est dit.
Il y aurait à montrer comment ce que nous avons dit à propos de l'être rejaillit sur le vocabulaire et sur la lecture. En vérité, l'homme est constitué par la parole. Et les mêmes choses que nous avons dites ici à propos de l'être-sauf de l'homme, commandent ce qu'il en est de lire et d'entendre la parole de Dieu. J'ai développé cela certaines années notamment quand nous avons étudié le signe de croix. Comme cette même épée tranchante qui porte la guerre (et la séparation) et qui est simultanément la sauvegarde, la parole de Dieu est capable de s'exprimer dans des mots humains mais elle ne les laisse pas intacts. Ce n'est que pour autant que ces mots sont entendus à partir d'où ils parlent, qu'ils disent. Mais nous n'avons jamais la maîtrise sur cette source, et c'est pourquoi le discours de la foi est un discours essentiellement instable. Il n'est jamais acquis, il n'est jamais possédé. Je ne peux rien entendre que je ne dénonce aussitôt ce que j'ai entendu.
[1] « Les chrétiens se signaient sur le front avant les principales occupations de leur vie. Ainsi saint Jean Chrysostome écrit : « C'est par la croix que tout est accompli. Le baptême est donné par la croix (il faut en effet recevoir la sphragis) ; l'imposition des mains se fait par la croix. Et que nous soyons en voyage, à la maison, partout, la croix est un grand bien, une armure salutaire, un bouclier inexpugnable contre le démon. » (Hom. Philip., m, 13.) » (Jean Daniélou, Symboles chrétiens primitifs, p. 144)