L'énigme de la coexistence enfant du diable /enfant du bon Dieu en st Jean
Les versets 1Jn 3,9 et 1Jn 1,8 sont contradictoires. Comment résoudre l'énigme qu'ils posent ? Le chemin proposé ici est d'entendre d'abord ce que veut dire "semence" chez Jean. La considération de deux semences (ou descendances, lignées, races) apparaît clairement dans son évangile et dans sa première lettre ; ce n'est pas tout à fait la question des enfants du diable et des enfants du bon Dieu mais ça y ressemble ! Cela se lit en particulier en 1 Jn 3,7-12 et Jn 8,30-48. Certains lecteurs de Jean du IIe siècle y ont même ajouté une troisième semence !
L'énigme elle-même n'est énoncée qu'à la fin de ce message. Il est bon de l'endurer comme le dit J-M Martin : « Les questions une fois posées demandent qu'on les habite, demandent qu'on vive avec elles, un temps » C'est pourquoi les pistes proposées par J-M Martin seront dans le prochain message qui paraîtra dans quelques jours.
Ce qui est mis ici est extrait du cours de théologie de Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1977-78 : le présent message constitue la première partie d'un chapitre intitulé "Sperma" et le message suivant constitue la deuxième partie. Le chapitre précédent figure sur le blog : Péché et pardon dans le langage courant, puis dans la 1ère lettre de Jean. Le pardon précède la création
SPERMA
Par Jean-Marie Martin
Le mot sperma se trouve en 1 Jn 3,9 ; il se traduit par semence, descendance, lignée, race. La question de ce mot apparaîtra dans la première partie intitulée "question" ; la réponse, dans la deuxième partie intitulée : "krisis".
I – Question
1. Le contexte : 1 Jn 3, 7-12.
« 7Enfants, que personne ne vous trompe. Celui qui fait la justice est juste comme celui-ci (le Christ) est juste. 8Celui qui fait le péché est [issu] du diable parce que le diable pèche dès l'origine (ap'archês). C'est pour ceci qu'a été manifesté le Fils de Dieu, qu'il dénoue les œuvres du diable. Tout homme qui est né de Dieu ne fait pas le péché puisque le sperma (la semence) de Dieu demeure en lui et il ne peut pécher, puisqu’il est engendré de Dieu. 10A ceci sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diabolos, tout homme qui ne fait pas la justice n'est pas de Dieu, ni celui qui n'aime pas son frère. 11C'est ceci l'annonce que vous avez entendue dès l'origine : que nous nous aimions les uns les autres, 12non pas selon Caïn qui était issu du mauvais et qui a égorgé son frère ; et pourquoi l'a-t-il égorgé ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises et celles de son frère justes. »
Vous avez remarqué la mention ap'archês (dès l'origine) où archê signifie également principe : "de par son principe". Ce mot peut encore se lire à propos de ce qui est considéré comme archê du Nouveau Testament : le baptême de Jésus, car la liaison du baptême et de la tentation (où a lieu l'affrontement avec le diable) est attestée chez les synoptiques. Et surtout cela se réfère à cet autre sens qui est la Genèse, l'origine, que nous avons déjà commémoré soit dans nos premiers chapitres à propos d'Adam et de Caïn.
Tout se passe donc comme s'il y avait simultanément deux principes, deux origines antagonistes. Tout se passe comme s'il y avait deux spermata, en sachant que le mot sperma doit souvent se traduire par "descendance", nous l'avons dit : « nous sommes le sperma d'Abraham » disent les juifs en Jn 8, c'est-à-dire "la descendance d'Abraham".
Cependant, un certain nombre d'auteurs ont voulu entendre le mot sperma comme désignant ici la parole de Dieu puisque « la semence c'est la parole de Dieu » est-il dit dans l'explication de la parabole du semeur. En réalité, il y a là un faux problème. Il s'agit dans tous les cas d'un principe fructifiant, le fruit étant ce qui rend manifeste ce qui est contenu dans la semence.
Vous avez remarqué la fréquence du mot "manifesté". Il faut bien entendre qu'il y a toute une symbolique du caché et du manifesté (de la semence de fruit) qui ne nous est pas familière, mais qui structure le Nouveau Testament. Nous verrons par ailleurs qu'être ou entendre disent la même chose, aussi introduire la problématique de savoir s'il s'agit d'une descendance ou d'une parole est ne pas entendre le texte.
Nous notons que ces deux principes (ces deux semences) semblent antagonistes et imperméables l'un à l'autre. Dans "imperméable", il y a l'idée d'impossibilité, et c'est ce qui est fortement affirmé : « il ne peut pas », le chrétien ne peut pas pécher. De la même façon que nous lisions l'an dernier que « le monde ne peut pas recevoir l'Esprit », de même nous lirons tout à l'heure dans l'évangile de Jean que « le monde ne peut pas entendre » (Jn 8, 42). Impossibilité.
Dans ce texte nous pouvons relever des expressions synonymiques :
– "être de" avec l'idée de "sortir de", être issu : il est du diable, comme il est dit ailleurs nous sommes de Dieu – être né de (v. 9), enfants (v. 10). – Les enfants de Dieu et les enfants du diable –
– à quoi il faudrait ajouter "venir de", qui n'est pas employé dans le passage que nous avons lu, mais que nous trouverons dans le chapitre 8 au verset 42 : « Je suis venu de Dieu ». Je vous rappelle que c'est là la problématique fondamentale de l'évangile de Jean tout entier, à savoir : “d'où je viens”, et “de je suis fils” ? C'est la question où qui est une question topographique, généalogique
– enfin, "parler à partir de" : vous avez ceci par exemple en 1 Jn 4, 5-6 : « Eux sont du monde et pour cela ils parlent à partir du monde et le monde les entend ; mais pour nous, nous sommes de Dieu » : parler à partir de, entendre, qui est la question du site à partir d'où j'entends.
2. Écho en Jn 8, 30-48.
« Après qu'il eut dit ces choses, beaucoup crurent en lui. 31Jésus dit donc aux juifs qui avaient cru en lui : si vous demeurez dans ma parole, vraiment, vous êtes mes disciples 32et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera – nous trouvons ici le mot "liberté" qui fait partie du titre de notre cours de cette année ("Foi et liberté"), et nous allons voir dans quel contexte ce mot intervient et comment il contribue à notre problématique de l'année.
33Ils lui répondirent : « Nous sommes sperma d'Abraham » – ceci se retrouvera au verset 37 où Jésus dira : « Je sais que vous êtes sperma d'Abraham » et au verset 39 où il dira : « si vous êtes sperma d'Abraham, pourquoi… » Mais peut-être le lien entre ces affirmations ne vous apparaît pas.
Et ils ajoutent « et nous n'avons jamais été dans l'esclavage. Comment dis-tu : vous deviendrez libre ? 34Jésus leur répondit. “Amen, amen, je vous dis que tout homme qui fait le péché est esclave du péché. 35L'esclave ne demeure pas dans la maison pour toujours, le fils demeure pour toujours. 36Et si donc le fils vous libère, vous serez réellement libres.” »
Ce qui est en question dans cet échange, c'est finalement la question de l'identité, la question de ce qui m'est propre. C'est notamment la question de la demeure propre qui est la maison d'Israël. Et ici la race d'Abraham ne désigne en aucune manière simplement une notion que nous appellerions génétique ; il s'agit de l'identité psychologique du peuple, de la demeure propre, et le fils est celui qui est la demeure propre à la différence de l'esclave : le peuple est le fils.
Est-ce que vous percevez l'enjeu ? Cet ensemble est très important, comment le thème de la liberté, c'est-à-dire aussi maintenant de la sauvegarde de l'identité même sont en question, ce qui donne sens à la fois au mot libre, au mot fils.
37Je sais que vous êtes descendance d'Abraham, mais vous cherchez à me tuer parce que ma parole n'a pas de place en vous – "avoir place" (choreïn) est la même chose que "demeurer" (méneïn) : ma parole demeure en vous. – 38Ce que j'ai vu d'auprès du Père, c'est cela que je dis, et vous, ce que vous avez entendu d'auprès de votre père, vous le faites. 39Ils répondirent et dire : “Notre père est Abraham.” Jésus leur dit : “Si vous êtes enfants d'Abraham, faites les œuvres d'Abraham. 40Maintenant vous cherchez à me tuer, moi un homme qui vous ait dit la vérité que j'ai entendue d'auprès de Dieu, ceci Abraham ne l'a pas fait. 41Vous, vous faites les œuvres de votre père”. Ils lui dirent donc : “Nous ne sommes pas nés de la prostitution – ici le thème de l'identité joue à nouveau donnant le sens à la fidélité qui est signe simultanément de liberté. La prostitution dans le monde biblique ne signifie jamais non plus une simple affaire de morale, elle est toujours lue en rapport à la fidélité du peuple par rapport à Dieu et la façon dans la prostitution d'Israël se tourne en captivité, en esclavage, montre qu'il y a un certain rapport subtil entre ces choses, entre le thème de la liberté/esclavage que nous lisions tout à l'heure et le thème de la fidélité/prostitution que nous trouvons maintenant.
Ils ajoutent : “Nous avons un seul père : Dieu”. 42Jésus leur dit : “Si Dieu était votre père, vous m'auriez aimé car je suis sorti de Dieu et je viens. En effet je ne suis pas venu à partir de moi-même, mais celui-ci m'a envoyé – à nouveau l'identité entre parler et venir ; que le Christ, parler et venir c'est le même, et la question est "à partir d'où" ? Entendre et recevoir c'est le même.
43Pourquoi donc ne reconnaissez-vous pas ma parole ? Parce que vous ne pouvez pas entendre ma parole.
44Vous êtes du diable et vous voulez faire (accomplir) les désirs de votre père. – Il y a un rapport subtil entre la semence et le désir : le désir s'accomplit en œuvre comme la semence s'accomplit en fruits symboliques – celui-ci était homicide dès l'origine – il s'agit toujours de meurtre à propos de péché comme nous avons accoutumé à l'entendre ; cette expression figure en toutes lettres dans 1 Jn 3 – il ne s'est pas tenu dans la vérité parce que la vérité n'est pas en lui. Quand le menteur parle, il parle à partir de son propre parce qu'il est menteur ainsi que son père – ici c'est une problématique johannique importante : à partir du propre. Cela marque bien la préoccupation de l'identité qui sous-tend tout ce passage. De la même façon, au chapitre 17, ceux qui croient, ceux que le Père a donnés au Christ, ce sont ses propres, les siens ; et de même au chapitre 10, il est question des propres du bon Pasteur, les siennes.
45Mais moi je dis la vérité et vous ne croyez pas à moi. 46Qui d'entre vous me convaincra au sujet du péché ? Si je dis la vérité, pourquoi ne croyez-vous pas en moi ?
47Celui qui est de Dieu entend les paroles de Dieu et vous n'entendez pas, pour cela que vous n'êtes pas de Dieu. »
Donc vous voyez par ce court passage de l'évangile de Jean comment lire le texte que nous avions retenu de 1 Jean 3 à propos du mot sperma.
3. Interprétation et ouverture avec des passages des Extraits de Théodote
Une des premières intelligences de ce texte consiste à penser qu'il y a effectivement des natures, et même des natures bonnes et des natures mauvaises. On dit qu'il y a deux (ou souvent trois) natures (ousia ou physéis en grec) ou races (genos).
Parler de trois natures est généralement considéré comme le trait caractéristique des gnosticismes du IIe siècle, en particulier du valentinisme. Je pense qu'en tant que durcie, cette problématique n'appartient pas au jaillissement du valentinisme, mais indiscutablement, elle appartient à la phase scolarisée de son enseignement.
Voici à titre d'exemple, un extrait du carnet de lecture de Clément d'Alexandrie, début du IIIe siècle. La plupart de ses lectures étaient des textes valentiniens, et il y ajoute parfois des réflexions personnelles. L'ouvrage s'intitule Extrait de Théodote (Sources Chrétiennes 23, 1948).
N B : Sur le blog voir d'autres passages des Extraits de Théodote
Nous allons lire rapidement l'extrait 54.
N° 54 « Ainsi à partir d'Adam, trois natures sont engendrées : la première, l'irrationnelle, à laquelle appartient Caïn ; la deuxième, la nature raisonnable et juste dont fait partie Abel ; la troisième, la pneumatique, à laquelle appartient Seth. – Il y a un bon nombre de sectes gnostiques qui se mettaient sous le patronage de Seth, ce sont les séthiens.
L'homme terrestre (khoïkos) est à l'image (à l'image du démiurge qui dans cette perspective n'est pas le premier dieu) ; le psychique (celui qui correspond à Abel) est à la ressemblance de Dieu ; le pneumatique est selon le propre (à l'identité). C'est de ces trois races qu'il est dit, sans autre mention des enfants d'Adam : "Voici le livre de la génération des hommes"».
Il y a donc :
des hyliques c'est-à-dire des matériels : sôma (corps)
des psychiques c'est-à-dire des animaux, des animés : psychè
des pneumatiques (ou spirituels) : pneuma
« Et parce que Seth est pneumatique, il n'est ni pasteur, ni cultivateur, mais il fructifie en un enfant comme tout ce qui est pneumatique » – différence ici entre engendrer le propre (fructifier) et produire. Plus tard, en christologie, il y aura la problématique du "engendré non pas créé" (genitum non factum est), une différence qui n'appartient pas au Nouveau testament mais qui commence à se développer ici.
Au n° 56 on a les caractéristiques de ces différentes natures.
(3) Ainsi donc l'élément pneumatique est sauvé par nature – c'est-à-dire sauvé nécessairement –; le psychique, doué de libre arbitre, a la propriété d'aller à la foi et à l'incorruptibilité, ou à la croyance et à la corruption, selon son propre choix ; quant à l'hylique, il est perdu par nature. »
Cette lecture a été unanimement refusée par les pères de l'église, notamment par saint Irénée à la fin du second siècle, puis par Origène et enfin par l'ensemble de la tradition chrétienne. En revanche, la tradition chrétienne qui ne retient pas le langage de nature, retiendra le langage de la destination ou de la prédestination, et ceci plus particulièrement à partir d'Augustin.
Ici je ne fais qu'indiquer, parce que nous aurons notre étude de l'histoire de la pensée chrétienne au cours des siècles une étude de cette question dans notre chapitre sur la grâce.
4. Notre question-énigme.
Jusqu'ici la question n'est pas encore posée. Jusqu'ici nous avons seulement éprouvé, j'imagine, quelque répulsion devant une sorte de compréhension sociale du salut, du moins une certaine inquiétude devant la traduction de cela en langage de prédestination. Vous voyez que notre répulsion ne nous a pas empêché cependant de prendre bien le temps de fréquenter cette première partie de la question. Il importe de ne pas faire de la théologie d'humeur. Que nous ayons des humains, cela est très juste, c'est normal. Mais notre effort ici vise à entendre si possible cela qui nous paraît d'entrée inaudible.
Jusqu'ici nous avons plutôt éprouvé quelque répulsion, nous n'avons pas encore posé de question. La question intervient lorsqu'on aperçoit chez saint Jean une apparente contradiction.
Pour mettre en évidence la contradiction je rapproche deux textes :
- celui de 1 Jn 3,9 que nous venons de lire : « celui qui est né de Dieu ne peut pas pécher » ;
- l'autre texte c'est 1 Jn 1, 8 : « Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons et la vérité n'est pas en nous ».
Et dans ces textes saint Jean s'adresse non pas à des juifs avec lesquels il serait en altercation mais à ses très chers, à ses enfants, et ce sont bien les mêmes dans ces deux textes : ce sont les mêmes qui sont "impeccables" au sens strict du terme et "qui doivent confesser leurs péchés" !
Comme toujours les apparentes contradictions sont des lieux privilégiés de la marche de la pensée. Autrement dit, tant que cela demeure une contradiction, nous ne sommes pas à la question, c'est que notre lecture première n'est sans doute pas satisfaisante.
Ainsi désormais, la question est posée. Les questions une fois posées demandent qu'on les habite, demandent qu'on vive avec elles, un temps.