Quel est le principe d'unité de l'Église, et comment comprendre cette unité ?
Cette question a été abordé par Jean-Marie Martin, spécialiste de saint Jean, à l'occasion de la lecture des premiers versets de la première lettre de Jean en 2005 à Saint-Bernard de Montparnasse. Il n'y est pas question de l'Église mais de la koinônia (communauté, communion), mais c'est la même chose au niveau de la question posée. Cela pousse J-M Martin à parler du baptême et de la vie de l'Église aujourd'hui.
Tout au début J-M Martin fait un relevé des pronoms (il, nous, vous…) des quatre premiers versets. C'est un thème qui lui est cher[1]. Lors d'une autre rencontre, il rappelait : « Combien de fois je vous ai dit que quand je confesse “Il est ressuscité”, c'est de moi que je parle ! »
Comme le mot "agapê" intervient à la fin sans être traduit, une petite annexe figure pour en donner le sens en saint Jean.
Quel est le principe d'unité de l'Église ?
Par Jean-Marie Martin
Nous sommes en train de lire le début de la première lettre de Jean.
- « 1Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie ; 2- car la Vie s'est manifestée : nous l'avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue - 3ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus Christ. 4Tout ceci, nous vous l'écrivons pour que notre joie soit complète. » (Traduction Bible de Jérusalem)
Ce qui est intéressant c'est qu'il est écrit en "nous", et même en "nous" et "vous".
Déjà on peut remarquer que dans le prologue de l'évangile de Jean, tout l'essentiel est écrit en "il" (le "il" du Verbe ou de "elle", la lumière, puis le "il" du Baptiste), sauf au verset 14 où surgit le "nous" : « Nous avons contemplé sa gloire ».
Ici c'est un peu la même chose, puisque d'abord on a "il" : « ce qui était dans l'archê », ensuite apparaissent le "nous" puis le "vous" dans : « ce que nous avons entendu, que nous avons vu… nous en témoignons et nous vous annonçons la vie… » et enfin le "nous" s'est amplifié du "vous", c'est pourquoi on a un "notre" : « 4nous vous écrivons pour que notre joie soit pleinement accomplie. »
Le "nous" est très intéressant, et ici il a un nom, c'est koinônia : « pour que vous ayez koinônia avec nous ».
La koinônia, c'est la communauté, la communion, le mot koïnon signifiant "ce qui est commun". Le mot Ekklêsia ne se trouve pas chez Jean alors que le mot koinônia se trouve trois fois ici : deux fois dans les premiers versets, puis il est repris une fois dans le verset qui suit.
Cette koinônia vous y prenez part en entendant, puisque : « ces paroles ont été écrites pour que vous les entendiez, et que de les entendre vous viviez » (d'après Jn 20, 31).
Et la question est : quel genre de koinônia est ce "nous" ? et plus particulièrement : quel est le liant de la koinônia, c'est-à-dire : quel est le principe d'unité, et comment comprendre cette unité ?
Pour comprendre l'unité de plusieurs, dans le langage courant nous avons à notre disposition deux disciplines principales : une qui est "le droit" mais qu'on pourrait dire aussi le politique, et l'autre qui est "le fait". La première est considérée par les juristes et la seconde par les sociologues. On décrit l'unité différemment dans ces deux langages. La différence de l'un et de l'autre est structurante de la pensée d'Occident puisque la différence du juriste et du sociologue est équivalente à la différence entre d'une part la science au sens grec du terme et d'autre part le fait, et c'est capital comme différence. En effet l'un va à la belle nécessité (dans l'ordre de la science) et l'autre touche à l'accidentel (à l'aléatoire, au casuel – casus : ça tombe comme ça mais ça ne permet pas la belle déduction, la belle cohérence d'intelligibilité sur mode logique). Et naturellement aujourd'hui il y a des tentatives de rapprochement puisqu'un juriste par exemple se préoccupe de sociologie, et qu'un sociologue est souvent en même temps historien du droit. Donc il y rapprochement des distinctions dont nous héritons, et néanmoins ce ne sont pas celles qui règnent sur notre texte.
Donc je reprends la question : qu'est-ce qui fait le lien de l'Ekklêsia ? Cette question touche par exemple à l'ecclésiologie, tout en dépassant ce qu'envisage l'ecclésiologie classique. Par exemple si je ne sais pas ce qui fait l'unité de l'Église, je ne peux pas la circonscrire.
On s'est posé cette question, car il était urgent de savoir qui était dedans et qui était dehors, et pour cela il fallait connaître le principe unifiant. Il y a plusieurs types de réponses possibles, je vais vous en donner trois. Elles tournent toutes autour du baptême mais pas de la même façon.
1. La première c'est de dire que le baptême est une agrégation à une société et, ce qui est important dans cette optique, c'est la signature sur le registre paroissial.
2. Une autre optique se situe dans l'ordre sacramentel puisque le baptême inscrit quelque chose, qui est de l'ordre d'une structure intime, c'est ce qu'on appelle le "caractère baptismal". En effet tous les sacrements produisent la grâce, et trois d'entre eux produisent un "caractère", c'est le baptême, la confirmation et l'ordre. Ce sont donc trois sacrements structurants, mais d'une structure intime qui ne se réduit pas à être une inscription de type gouvernemental. Et c'est là qu'il est absolument nécessaire de faire la différence entre le "Régime" de l'Église et son "essence". C'est quelque chose qui est très clair chez saint Thomas d'Aquin, et je regrette que ce le soit beaucoup moins dans le concile Vatican II qui a apporté beaucoup de choses précieuses mais qui, sur certains points, a été déficient. Et c'est quelque chose d'urgent à savoir de nos jours : il ne faut pas confondre le "Régime" (la direction, le gouvernement) et l'essence de l'Église[2]. D'après le Nouveau Testament il y a quelque chose comme des charismata, c'est-à-dire des dons gratuits donnés pour le service de l'Église, et le "service de garde" de l'Église est l'un de ces charismes. C'est un petit charisme du souverain pontife, mais ce n'est rien comparé à la hauteur du baptême ! Or ça ce n'est pas du tout dans l'image que l'on a de l'Église aujourd'hui. La parole du Pape n'est pas parole de Dieu, même quand elle est infaillible – et d'ailleurs elle est rarement infaillible. Ce qui manque aujourd'hui c'est de connaître la théologie romaine, on vit sur des appréhensions…
Si c'est au titre de service de garde que j'ai affaire au pape, ça m'est un peu égal que ce soit celui-ci ou celui-là puisque ce n'est pas sa personne qui a de l'importance. Il est d'ailleurs remarquable que Pierre, le premier choisi, ait été choisi comme modèle de la fidélité parce qu'il était celui qui reniait ! Trois fois il renie et trois fois lui est confié ce service[3]. Ceci pour montrer que le service en question ne dépend pas de la personne. C'est juste une promesse de garde, de vigilance.
Donc si on regarde l'intériorité dans cette question de l'Église, ça pourrait être le "caractère baptismal", et si on prend le langage théologique classique, on peut le dire autrement : le baptême produit la grâce qui est l'amitié de Dieu, la semence de vie éternelle, etc.
Le thème du "caractère baptismal" vient d'une réflexion des Pères de l'Église. Dans les premiers pénitentiaires, un des trois crimes majeurs reconnus dans l'Église était de tuer quelqu'un – c'est-à-dire que si je tue mon voisin, je perds la grâce –, et la question qui s'est posée a été de savoir s'il fallait que je sois rebaptisé. La réponse a été "Non". Le baptême avait donc produit quelque chose d'autre que la grâce, quelque chose comme un titre intérieur à une appartenance qui n'est pas en elle-même salvifique, mais qui est le lieu d'appel de la grâce. Par exemple, au moment des persécutions, si quelqu'un qui avait renié revenait, on ne le rebaptisait pas. Cela signifiait que tout du baptême n'avait pas été perdu, le baptême gardait cette réalité structurelle intérieure.
L'expression de "réalité structurelle intérieure" est intéressante parce qu'elle est reprise d'une autre façon au Moyen Âge lorsque se forme la théologie des sacrements. La théologie sacramentaire dont nous héritons date du XIIIe siècle - peut-être l'extrême fin du XIIe siècle -, y compris ce qu'il y a de dogmatique en elle, qui est donc irréformable pour autant que la question se pose comme elle se posait à l'époque[4].
3. Une autre piste, c'est d'envisager le "théologal" – ce mot par lequel les théologiens désignent les vertus théologales (foi, espérance, charité) –, à savoir la grâce sanctifiante, disons l'agapê en tant que gracieusement donnée et me rendant gracieux (si je considère le double sens du mot "grâce" qui est pris dans la théologie médiévale : gratuit et gracieux).
Revenons à notre question : qu'est-ce qui constitue la koinônia ? Vous vous rendez compte que, suivant qu'on répond : c'est l'agapê ou c'est le caractère baptismal ou c'est l'inscription au registre du baptême, on n'a pas la même chose, et en plus on n'aura pas le même nombre de personnes, ce ne sera pas les mêmes[5] !
Quand aujourd'hui quelqu'un parle de l'Église et de sa situation, il en parle à partir de la sociologie religieuse éventuellement, ou à partir de la politique etc., et personne ne peut empêcher ça… Seulement, ce qui est terrible, c'est que les croyants eux-mêmes en restent à ce niveau de questionnement, or ce n'est pas ça l'ampleur de la question !
L'unité de la koinônia qui est en question chez saint Jean s'appelle agapê bien sûr[6] !
En fait, l'Église était réticente pour apporter simplement cette réponse, parce qu'elle a toujours voulu dire qu'elle n'était pas une société de purs… autrement dit, on peut être pécheur et être dans l'Église, ça c'est une chose très importante. Du reste, on ne peut pas ne pas être dans l'Église sans être pécheur puisqu'on ne peut pas ne pas être pécheur, c'est un dogme dans la théologie de la grâce !... Et c'est aussi saint Jean qui le dit dans sa première lettre : « Je vous écris que vous ne péchiez pas… quand quelqu'un pèche… », et ceci n'est pas hasardeux, cette question-là est structurelle de ce qu'il en est de l'Église.
Si nous relisons le texte de Jean, nous pouvons revenir encore sur cette question de la koinônia même si ce n'est pas le mot Ekklêsia. Le premier mot que saint Jean prononce à son sujet, c'est la joie : « pour que notre joie soit pleinement accomplie ». Ce qui fait l'unité de la koinônia c'est la joie, mais alors là, ça va nous poser des questions !
ANNEXE. Qu'est-ce que l'agapê chez saint Jean ?
Extrait de Le thème de l'agapê (amour, charité…) chez saint Jean
Il faut savoir que agapê ne dit pas une vertu, agapê ne dit pas un sentiment non plus. Agapê dit un événement, le venir de Dieu (événement et venir c'est le même mot). L'agapê ne consiste pas en ce que nous aimerions Dieu mais en ce que Dieu, le premier, nous a effectivement aimés comme le dit saint Jean : « Nous, nous aimons de ce que lui le premier nous a aimés» (1 Jn 4, 9). Autrement dit, agapân, c'est se savoir aimé – et c'est peut-être la chose la plus difficile – et, du même coup, c'est aimer qui nous aime, et du même coup c'est aimer qui est aimé de qui nous aime, c'est-à-dire les frères. C'est ainsi que Jean déploie le mot agapân dans sa première lettre, ce qu'il en est de l'agapê sous ses différents aspects. L'agapê ne désigne pas un sentiment, ni une vertu, mais le venir même de Dieu.
Par ailleurs haïr, c'est le contraire d'aimer. Chez saint Jean ça a le même sens qu'être meurtrier, mais le mot "meurtrier" n'est pas nécessairement sanguinolent : il désigne toutes les exclusions, tout ce qui met à mort d'une certaine manière. Au contraire agapê dit tout ce qui rassemble. Ce sont des mots qu'il ne faut pas entendre pour leur consonance affective spécialisée. La haine johannique n'est pas autre chose que l'indifférence alors que, dans notre vocabulaire, haïr ou être indifférent, c'est apparemment deux choses très différentes. Ici, non ; tout ce qui n'est pas de l'ordre de l'agapê, de l'accueillir, est de l'ordre de la haine.
[1] On pourra aller voir un autre message : Le "nous" christique.
[2] Cf. Constitution de l'Église : figure sacramentelle et figure de gouvernement. Hydrographie johannique, météo de l'Esprit.
[3] Cf. Personne et fonction. Exemple de la distinction : personne de Pierre (ou du Pape) / fonction pétrine .
[5] Aujourd'hui le caractère baptismal et l'inscription au registre du baptême sont parfois dissociés puisque ceux qui ont écrit à leur paroisse de baptême en demandant à être débaptisés, ont reçu comme réponse qu'on les rayait des registres du baptême mais qu'on ne pouvait rien faire pour le caractère baptismal puisqu'il était indélébile.